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Pragmatique culturelle et traduction de la comédie de répertoire (du français à l'italien)

Published online by Cambridge University Press:  26 January 2010

JEAN-PAUL DUFIET*
Affiliation:
Università di Trento, Italie
*
Adresse pour correspondance: Jean-Paul Dufiet, via Garofalo, 16, Milan, 20133, Italie e-mail: jeanpaul.dufiet@unitn.it
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Abstract

La traduction de la comédie de répertoire distingue la tendance archaïsante, qui conserve la forme et la culture originelles du texte dans la version L2, et la tendance modernisante, qui, pour satisfaire la communication contemporaine, accommode les différents niveaux du texte au destinataire L2. Dans trois traductions italiennes contemporaines de Le malade imaginaire, on a constaté que l'orientation archaïsante domine. Cependant, l'opposition stricte des deux tendances est fréquemment dépassée, car la traduction de la comédie veut surtout conserver ses effets pragmatiques sur le spectateur. Il n'est donc pas rare que le texte traduit mélange les procédés indépendamment de son orientation générale.

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Copyright © Cambridge University Press 2010

1 INTRODUCTION ET PROBLEMATIQUE

1.1 La traduction du texte de théâtre

Depuis Eugène Nida (Reference Nida1964), une grande part de la réflexion sur la traduction est centrée sur la relation entre le texte à traduire et la culture du destinataire. Selon cette perspective, traduire ne se limite pas à faire transiter le sémantisme d'un énoncé d'un système linguistique dans un autre système linguistique, mais consiste à transposer la valeur sémantique de l'ensemble énonciation-énoncé (L1), saisi dans sa culture et son contexte, dans un autre ensemble, constitué d'une autre langue (L2), d'une autre culture et d'un autre contexte. On distingue donc ‘l’équivalence formelle, qui cherche à reproduire la forme du texte de départ, et l’équivalence dynamique qui cherche à répondre aux besoins du destinataire’ (Gile, Reference Gile2005: 238). L'acte de traduire impose la mise en oeuvre de compétences linguistiques et communicatives, et les choix d'un traducteur concernent tout autant le discours que la langue: quand le choix s'inscrit dans la langue, on parle de correspondances, quand il porte sur le discours, on parle d’équivalences (Lederer, Reference Lederer2002: 19).

Cette conception de la traduction est particulièrement pertinente pour le texte de théâtre, en raison des caractéristiques de ce genre discursif. En effet, depuis Aristote (Reference Dupont-Roc and Lallot1980: 33–51), on considère que le texte de théâtre occidental est défini par trois caractéristiques spécifiques et complémentaires. Tout d'abord, il appartient aux genres de la « mimésis », car il imite des actions humaines dont la signification est saisie selon les divers états culturels des sociétés. Deuxièmement, il dépend de la pragmatique, en raison de sa relation externe qui le destine à être représenté, in vivo, dans un lieu et un temps donnés pour un public précis, sur lequel il veut agir; par conséquent, la traduction d'un texte de théâtre s'adresse toujours, par définition, à un type de destinataire et à un contexte interprétatif qui diffèrent de ceux d'origine. Enfin, le texte de théâtre est structuré par une double énonciation (Ubersfeld, Reference Ubersfeld1982: 225–270). D'une part, il est constitué par l'intentionalité unique d'un scripteur, et d'autre part, il prend voix par l'intermédiaire d'énonciations fictionnelles autonomes, les personnages, qui interagissent directement sans médiation énonciative. Ce second plan énonciatif, qui définit la relation interne de la pièce, s'actualise par la forme dialoguée, avec ses différents marqueurs spécifiques, comme les structures de l'interaction verbale (Kerbrat-Orecchioni, Reference Kerbrat-Orecchioni2005) et les paramètres de la parole qui sont soumis à toutes les variations culturelles des comportements langagiers (les pronoms, les déictiques, les temps des verbes, les adjectifs, les adverbes, les appellatifs etc. . .).

Traduire une pièce de théâtre associe donc le passage entre deux systèmes linguistiquesFootnote 1 à un acte de pragmatique culturelle. Ceci explique qu'une pièce du répertoire classique étranger est toujours représentée dans une traduction contemporaine du public.

1.2 Les orientations de la traduction du théâtre de répertoire

Le traducteur est le ‘serviteur de deux maîtres’ (Berman, Reference Berman1984: 15) puisqu'il sert la langue de l'oeuvre (L1), ainsi que sa langue et sa culture propres (L2). Cette double subordination offre donc deux grandes tendances à la traduction du théâtre de répertoire: soit celle-ci ‘amène le lecteur vers l'auteur’ et la tendance est archaïsante, soit elle ‘amène l'auteur vers le lecteur’ et la tendance de la traduction est modernisante (Déprats, Reference Déprats2002: XCV). Dans notre problématique, toutes les stratégies de traduction qui résolvent les incompatibilités structurelles entre les deux systèmes linguistiques se déploient en fonction de ces deux tendances.

L'orientation modernisante transporte le texte original, à travers la langue L2, dans l'univers culturel et langagier du destinataire. L'effort de translation pragmatique vers ce monde culturel nouveau est d'autant plus important que la date d'écriture de la pièce précède sa date de traduction de plusieurs siècles. Par exemple, dans Le Malade imaginaire de Molière, Argan morigène sa servante Toinette, en ces termes: ‘Tais-toi, que je te querelle’. Cette réplique devient dans la traduction de Patrizia Valduga: ‘devo sgridarti’ (1995: 38). En français, l'impératif, le ‘que’ et le subjonctif expriment l'autorité et la finalité dans le registre soutenu d'un maître, comme le confirme le verbe ‘quereller’Footnote 2. La traduction contourne la langue classique, et choisit des équivalences discursives: tout d'abord, l'autorité du locuteur est réduite, car l'acte pragmatique impératif ‘tais-toi’ disparaît totalement et est substitué par une obligation lexicalisée (‘devo’), qui suggère aussi la volonté; deuxièmement, le subjonctif en subordonnée est remplacé par une construction infinitive directe, dans laquelle la compétence syntaxique du locuteur fictionnel est affaiblie par rapport à L1; enfin, le verbe ‘quereller’Footnote 3 est traduit par ‘sgridare’ qui est d'un registre plus commun, et qui accentue le sémantisme de la colèreFootnote 4. Cette traduction modernisante établit ici une grande familiarité avec l'univers linguistique du spectateur destinataire, puisque la langue classique du 17ème siècle français est traduite dans la langue italienne contemporaine et standard. La version L2 privilégie la réception immédiate du dialogue par le destinataire, au prix de la perte, dans ce cas-ci, d'une partie de la richesse sémantique et pragmatique de la relation interne entre les locuteurs fictionnels.

En revanche, selon l'orientation pragmatique archaïsante, la traduction considère que l'étrangeté linguistique et culturelle de la version L1 est une marque identitaire essentielle qu'elle doit transmettre à son destinataire. Par exemple, dans la version Bonfantini du Malade imaginaire, le mot ‘apothicaire’ est traduit par le correspondant italien ‘apotecario’ (1987: 95), et non pas, comme dans d'autres traductions, par ‘farmacista’, qui est un équivalent modernisant. L'emploi d'’apotecario’ rappelle la connotation peu scientifique attachée au monde du 17ème siècle. Cette orientation archaïsante au plan lexical est conditionnée par la stratégie pragmatique culturelle de la traduction, qui, sur ce point, choisit de transmettre en L2 la distance qui existe entre le texte original et le spectateur français du 20ème siècle. En revanche, la tendance modernisante, avec ‘farmacista’ (Lunari, 1976: 49), réfère à une profession contemporaine du destinataire L2.

On voit donc ici comment les notions de traductions archaïsante et modernisante sont opératoires. Cependant, il nous faudra affiner cette opposition, car un procédé de traduction, a priori archaïsant, n'a pas nécessairement un effet pragmatique passéiste sur le destinataire de L2.

Dans la traduction du théâtre de répertoire, nous allons donc examiner, comment les exigences de la pragmatique culturelle agissent au cours du passage de la langue française (L1) vers la langue italienne (L2). Nous prendrons en compte les faits linguistiques suivants: les pronoms de l'interaction dialoguée, les noms des personnages et la langue de spécialité, dans trois traductions récentes du Malade imaginaire de Molière. Notre analyse soulignera le rapport entre les procédés de traduction et les effets pragmatiques sur le destinataire de L2.

2 LES FAITS ÉNONCIATIFS

L'acte d'énonciation est très présent dans le texte dramatique en raison de l'existence des locuteurs fictionnels. Cette spécificité générique conditionne la traduction des différences systémiques entre le français et l'italien, spécialement l'usage des pronoms personnnels.

2.1 La première personne du singulier

Dans le système linguistique italien, le pronom personnel sujet, en particulier celui de la première personne (« io »), n'est pas obligatoire (Seriani, Reference Seriani1989: 239). Il s'emploie pour préciser le sujet ou le mettre en relief.

Dans une pièce de théâtre, les pronoms de la première personne indiquent l'implication du locuteur fictionnel dans sa parole, la force de sa présence scénique, et, par conséquent, son rapport à l'interlocuteur et au spectateur.

Comparons les traductions de certaines répliques entre Argan, sa fille Angélique et Toinette la servanteFootnote 5 dans Le Malade imaginaire (voir le Tableau 1)

Tableau 1. La première personne

Dans ces trois traductions, la présence du pronom de la première personne ‘io’ est très supérieure à sa fréquence standard dans la langue italienne moderne. En correspondance avec le pronom français, ‘io’ est nettement mis en relief. La traduction de Valduga est même insistante sur ce point, puisqu'elle assume à trois reprises la répétition de ‘io’ dans le même tour de parole et transpose en italien la redondance propre à la langue française. Elle obtient ainsi un effet d'accentuation, qui exacerbe la volonté d'autorité du maître Argan, et tend vers la parodie. La trace de la langue L1 demeure nettement en L2.

Les trois traductions ont une orientation archaïsante, qui met en valeur la relation interne. De plus, la traduction de Valduga, en calquant l'usage du système pronominal français, accentue l'effet pragmatico-comique d'Argan sur le destinataire italien.

2.2 Le ‘vous’ de politesse

Si on ne veut pas marquer de déférence, le ‘vous’ de politesse français, singulier ou pluriel, en fonction sujet, peut se traduire en italien en mettant le verbe à la seconde personne du pluriel, accompagnée ou pas de ‘voi’. En revanche, pour marquer la déférence, le ‘vous’ de politesse se traduit par le verbe à la troisième personne, accompagnée ou non de ‘Lei’ au singulier et de ‘Loro’ au pluriel. En fonction complément, le ‘vous’ de politesse se traduit par ‘Lei’ (singulier) ou ‘Loro’ (pluriel) pour souligner le respect, ou par ‘vi’ si l'on ne veut marquer aucune formalité (Seriani, Reference Seriani1989: 264–265). La présence et le choix des pronoms ont donc des conséquences au plan de la relation interne de la pièce, pour signifier le degré de formalité entre les locuteurs fictionnels, ainsi que leurs relations hiérarchiques et symboliques.

Voyons la traduction de l'échange entre Argan et sa fille Angélique (Le Malade imaginaire) (voir le Tableau 2).

Tableau 2. Le « vous » de politesse

Dans ces trois traductions, l'adresse de la fille à son père est moins formelle en italien qu'en français, puisque ‘voi’, et non pas ‘Lei’, est utilisé. Parallèlement, l'adresse du père envers sa fille, qui est formelle en français (‘vous’), devient plus standard dans les traductions Valduga et Bonfantini grâce au ‘voi’; elle est franchement familière dans la traduction Lunari, grâce à la seconde personne du singulier ‘ti’. Pour des raisons discursives et pragmatiques, les deux premières traductions opèrent donc une assimilation linguistique, et la troisième effectue un ajustement modernisant, grâce à une infraction à la correspondance linguistique.

Plus généralement, le ‘vous’, utilisé principalement en L1 pour les rapports familiaux et sociaux, n'est jamais traduit par ‘Lei’ ou ‘Loro’. Le ‘Lei’ n'apparaît même pas dans les rapports très hiérarchiques de servante à maître (Toinette envers Argan et Béline, la femme d'Argan). De plus, le ‘Lei’ n'est pas non plus employé, dans les adresses d'Argan à Diafoirus père, médecin d'Argan, et à Diafoirus fils, médecin et futur époux d'Angélique, bien qu'Argan ait une déférence absolue pour les médecins qui le soignent.

Les trois traductions modifient donc les rapports d'interlocution familiale toujours en augmentant la familiarité, à des degrés divers. Par ce choix, les versions italiennes modernisent les relations interne et externe, car les rapports familiaux sont présentés selon l'optique de la culture contemporaine. Les traducteurs préfèrent satisfaire cette conception actuelle des rapports familiaux, plutôt que d'exploiter les possibilités du système morpho-syntaxique italien, en correspondance avec le texte français.

Cependant, les trois traductions n'actualisent pas totalement la familiarité puisqu'elles conservent le cadre général d'interlocution propre à la famille du 17ème siècle, en maintenant le ‘voi’, entre la fille Angélique et son père, ainsi qu'entre Argan et son épouse Béline.

Pour le pronom de politesse, les traductions de notre corpus sont donc relativement modernisantes.

3 LES NOMS DES PERSONNAGES

3.1 L'importance pragmatique du nom propre

Dans la traduction d'une comédie, les signifiants et la sémantique des noms des locuteurs fictionnels sont des paramètres pragmatiques. En effet, l'onomastique définit un espace culturel et donne souvent une indication sur les caractères des personnages. La traduction du nom propre accommode donc l'univers culturel de référence et restitue certains effets comiques pour le destinataire de la version L2.

La comparaison des trois traductions du Malade imaginaire montre différentes formes d'italianisation du signifiant-nom du personnage (voir le Tableau 3).

Tableau 3. Le nom propre

Peu de noms propres ne sont pas traduits (Cléante). Certains sont traduits par une simple correspondance, comme Angelica, Argante, Beraldo. On remarque également que la traduction Lunari, selon une habitude culturelle contemporaine beaucoup plus italienne que française, réinsère les titres de fonction en remplaçant ‘Monsieur’ par ‘Dottor’, devant Diafoirus et Purgone.

3.2 Fleurant, Béline et Diafoirus

Monsieur Fleurant

Pour traduire ‘Monsieur’ (L1), les trois versions reprennent la correspondance lexicale de ‘Signor’ (L2). À l'égard du signifiant-nom français ‘Fleurant’, qui dérive du verbe ‘fleurer’ (Rey, Reference Rey2007: 1059), et qui suggère au plan sémantique que la personne exhale des odeurs, les trois traductions choisissent trois stratégies différentes.

Lunari conserve intégralement le signifiant français du 17ème siècle: ‘Signor Fleurant’.Footnote 6 Pour sa part, Bonfantini adapte le signifiant en traduisant la forme participiale ‘fleurant’ (L1) en ‘fiorante’ (L2), issu de ‘fiorare’. Mais ce signifiant effectue un déplacement sémantique, dans la mesure ou ‘fiorare’ signifie ‘se couvrir de fleurs’ (Devoto e Oli, Reference Devoto and Oli1971: 908),Footnote 7 et non plus ‘exhalaison d'odeurs’. L'italianisation réalisée par la correspondance du signifiant privilégie, pour partie, la relation externe au destinataire, mais perd l'effet pragmatique ridicule présent en français (L1). Cet effet pragmatique comique est l'objectif premier de la traduction de Valduga. Elle réalise une équivalence discursive puisque ‘Centodori’ appartient au même champ sémantique que le verbe ‘fleurer’, et qu'il en récupère l'action comme s'il en était l'effet quantitatif: à la lettre ‘cent odeurs’. Valduga respecte le signifiant français du nom propre, tout en accentuant la pragmatique comique qui agit dans la relation externe d'origine. La traduction est ici à la fois archaïsante et modernisante.

Béline et Diafoirus

Avec ‘Béline’ et ‘Diafoirus’ aussi, les trois traductions se comportent différemment. Lunari et Bonfantini italianisent ‘Béline’ en ‘Belinda’ et ‘Belina’ par correspondance linguistique; en revanche, ils conservent intégralement le ‘Diafoirus’ français.

Valduga opte pour une solution à la fois plus archaïsante et plus signifiante au plan pragmatique. En traduisant ‘Dia/foirus’ par ‘Per/cacus’, elle produit un calque en deux parties: ‘dia’ devient ‘per’ et ‘foirus’Footnote 8 est transposé en ‘cacus’Footnote 9. La sémantique du signifiant du nom, qui correspond bien à un médecin ridicule, est sauvegardée en italien. De plus, l'étrangeté étymologique de l'original est transmise au destinataire L2. Le calque est archaïsant, mais il tente de rendre accessible l'effet pragmatique comique originel au destinataire de L2.

Cette option est encore plus nette dans la traduction de « Béline » par ‘Caprina’. ‘Caprina’ est une équivalence discursive qui souligne l'animalité de la personne, en transposant le sens premier de ‘mouton’ (Rey, 2000: 369) dans celui de ‘chèvre’.Footnote 10 Le signifiant italianisé connote les notions de sottise et de bassesse. Dans ce cas, la traduction opère un double mouvement paradoxal: d'une part, elle rapproche le destinataire du texte original, puisque le signifiant du nom conserve son animalité grâce à une équivalence savante; et d'autre part, elle adapte le texte à l'univers culturel comique du destinataire, puisque l'usage italien emploie le mot ‘capra’ dans diverses locutions courantes (Devoto e Oli, Reference Devoto and Oli1971: 394). En d'autres termes, le procédé d'équivalence discursive est archaïsant pour produire un effet pragmatique modernisant.

En somme, la traduction des noms propres a trois degrés de prise en compte de la pragmatique culturelle, et de la relation externe. On parlera d'un degré zéro, quand le nom n'est pas traduit, et que l'onomastique reste entièrement étrangère. On a un degré intermédiaire d'italianisation quand le nom est rendu par une simple correspondance linguistique; mais dans ce cas, l'acclimatation culturelle en L2 affaiblit nettement l'effet pragmatique comique sur le destinataire. Enfin, la pragmatique culturelle est fortement prise en compte, lorsque le nom est traduit par un calque ou par une équivalence discursive, ou par tout autre procédé qui valorise le signifiant d'origine, en vue de retrouver, pour le destinataire de L2, l'effet pragmatique comique de la version L1.

4 LES LANGUES DE SPECIALITE ET LES LANGAGES

Les comédies sont des polyphonies énonciatives et discursives. Les locuteurs-personnages pratiquent fréquemment des langages spécifiques (Bakhtine, Reference Bakhtine1978) comme les langages patoisants, les langages amoureux, les langues de spécialité et/ou professionnelles etc. Chaque locuteur fictionnel s'exprime dans un idiolecte qui a ses caractéristiques linguistiques et culturelles. Par conséquent, la traduction de théâtre n'est pas simplement confrontée à la transmission du sens, mais également à la restitution des multiples manières de parler dans une même langue. On peut penser qu'une telle option est, a priori, archaïsante, puisqu'elle transmet les formes linguistiques originales. En fait, les effets sont plus incertains, comme on le verra avec le langage de la médecine, et le langage amoureux.

4.1 Le langage de la médecine

Le langage de la médecine a une forte spécificité lexicale, car il est truffé de références latines absconses. Il qualifie l'ethos du locuteur (Amossy, Reference Amossy2000) comme vaniteux, ignorant et ridicule. Mais ce langage professionnel vieillit très rapidement, et sort de la connaissance commune, au point de perdre son effet comique premier. En outre, le langage médical côtoie d'autres langages de la farce, comme le champ sémantico-lexical du comique corporel, à connotations scatologiques et sexuelles.

Au plan énonciatif, l'usage des langages de spécialité dépend généralement de la profession des locuteurs-personnages (homme de loi, médecin. . .); l'exemple ci-dessous offre le cas d'un malade, Argan, spécialiste de ses maux imaginaires (voir le Tableau 4).

Tableau 4. La langue de la médecine

Les traductions hésitent à choisir une orientation. Lunari est le plus modernisant. Toutefois son usage de ‘farmacista’, ‘lassativo’, ‘insinuativo’ et ‘scorticare’ s'oppose sensiblement à ‘pazienti’, qui représente beaucoup plus le point de vue du médecin que celui du malade. Dans sa traduction, Bonfantini répète le principe des correspondances linguistiques pour chaque terme. En revanche, Valduga mêle les options archaïsante et modernisante, puisque la modernisation d'‘apothicaire’ (L1) en ‘farmacista’ (L2) tranche avec l’archaïsme d'‘enteroclisma’ (L2) pour ‘lavement’ (L1).

En fait, les trois traductions cherchent moins une cohérence archaïsante ou modernisante, qu'un effet comique perceptible par le destinataire, dans le champ sémantique corporel.

4.2 Le langage amoureux précieux

Le théâtre de répertoire, surtout celui du 17ème siècle, dépend des traditions littéraires et des règles oratoires (Fumaroli, Reference Fumaroli2002). Le dialogue est donc fréquemment composé de tirades et de discours dans lesquels s'exercent des influences de style littéraire et des tours rhétoriques. La traduction modernisante, telle que nous l'avons définie, pourrait alors raboter de nombreux effets oratoires, qui, pour les destinataires contemporains, sont devenus plus amphigouriques que comiques. Pourtant, le langage amoureux précieux, que l'on trouve dans Le Malade imaginaire, est respecté par les trois traductions (voir le Tableau 5).

Tableau 5. Le langage amoureux

Le langage français (L1) est très littéraire et très stéréotypé. Il contient de nombreuses caractéristiques de la préciosité: le thème de l'amour contrarié par les règles sociales et familiales, une longue phrase rhétorique établie sur une construction impersonnelle qui généralise l'expression individuelle, la tournure superlative propre à la préciosité (‘il n'est rien de plus’), l'ordre adjectif substantif non standard dans le groupe nominal (‘mutuelle ardeur’), ainsi que le vocabulaire des salons précieux (‘fâcheux’, ‘bouche tout commerce’, ‘le Ciel nous inspire’, ‘doux empressements’).

Les trois traductions respectent la longueur du texte original, comme si chacune suivait une correspondance de syntagme à syntagme; l'ordre et la qualité sémantique des thèmes et des rhèmes du texte français sont également respectés. Cependant, les trois versions ne sont pas sans nuances sensibles.

La traduction de Valduga efface les signifiants surcodés et les formules figées du langage précieux, en préférant, par exemple, le syntagme nominal modernisant ‘soggezione incresciosa’ pour traduire l'adjectif ‘fâcheux’ et le substantif ‘contrainte’. Le discours d'Angélique apparaît alors plus synthétique, mais aussi plus énergique. Du coup, le personnage lui-même semble psychologiquement moins soumis, et plus en phase avec l'époque contemporaine; au plan culturel, il est moins exclusivement défini par l’emploi théâtral de la jeune première de comédie. L'intensité sémantique de la traduction de Valduga est identique à l'original, mais la connotation littéraire est moins marquée. Cette traduction privilégie légèrement l'option modernisante et la relation externe. De son côté, la version Bonfantini est plus strictement en correspondance avec le code langagier original: ‘E che non c'è nulla di più spiacevole della schiavitù’. Le choix lexical de ‘schiavitù’ (L2) pour « contrainte » (L1) renforce même le style précieux, puisque ce mot, qui à la lettre signifie ‘esclavage’, s'inscrit parfaitement dans les hyperboles de cette école littéraire. Quant à Lunari, tout comme Valduga, il insère le substantif modernisant ‘soggezione’ dans le code littéraire précieux et archaïque, que par ailleurs il restitue.

Cette comparaison entre les traductions de deux langages spécialisés montre qu'un des soucis majeurs des trois versions L2 est de restituer la polyphonie des langages qui caractérise les comédies de répertoire. Aucune traduction ne tente de rendre les langages du 17ème siècle français en langues médicale et amoureuse contemporaines. Les choix modernisants, pour réels qu'ils soient, se situent à la marge. Pour autant, cette orientation commune des trois traductions n'empêche pas que plusieurs procédés soient sensiblement différents, et que tel ou tel traducteur ne privilégie plus ou moins un effet comique, ou ne veuille donner une teinte plus actuelle à l'idiolecte d'un locuteur fictionnel. En d'autres termes, une orientation globalement archaïsante contient aussi des variations plus modernisantes.

Dans la traduction de la pièce de théâtre, la pragmatique culturelle trace la ligne d'équilibre entre la transmission des caractéristiques linguistiques et sémiotiques intrinsèques du texte original, et leur perception-réception par le destinataire.

5 CONCLUSION

Nous avons analysé certains problèmes de pragmatique culturelle de la traduction, en comparant trois versions italiennes de la comédie de répertoire Le Malade imaginaire.

Notre analyse a montré que, dans la version L2, les pronoms personnels posent des enjeux culturels sur la formalité des rapports familiaux, que les noms des personnages locuteurs déterminent un univers sémantique de référence, et que les langues de spécialité restituent la polyphonie du texte original.

Pour une comédie de plusieurs siècles, on aurait pu penser que la volonté de toucher le destinataire L2 aurait favorisé systématiquement, ou principalement, la traduction modernisante qui efface les obstacles linguistico-culturels présents en L1. Or il n'en est rien: les trois traductions respectent toujours, en règle générale, le cadre archaïsant d'une pièce du 17ème siècle français, comme l'ont montré les analyses des pronoms personnels et des langues de spécialité.

Cependant, notre analyse a également mis à jour que la traduction de la comédie de répertoire dépend très fréquemment de la transmission des effets pragmatiques de la version L1 au destinataire L2. Si certains effets naissent d'une option modernisante, d'autres, tout aussi importants pour la comédie, procèdent d'une orientation archaïsante de la traduction. Par exemple, P. Valduga, en renforçant le signifiant des noms propres en L2, souligne le genre traditionnel de la farce, et accentue l'effet comique d'une pièce du 17ème siècle sur le destinataire de L2.

Pour la traduction de la comédie de répertoire, il ressort donc qu'il convient de dépasser, sans la renier, l'opposition entre la restitution de ‘la forme du texte de départ’ (Gile, Reference Gile2005: 238) et ‘les besoins du destinataire’ (Gile, Reference Gile2005: 238): ‘les besoins du destinataire’ se réalisent aussi par la restitution de ‘la forme du texte de départ’. De plus, les options modernisante et archaïsante, même lorsqu'elles définissent l'orientation dominante d'une traduction, n'excluent pas des choix ponctuels différenciés, en fonction des effets sur le destinataire. Ceci explique qu'indépendemment de l'orientation générale de sa traduction, P. Valduga, parce qu'elle très attentive aux effets culturels du signifiant linguistique, choisit tel ou tel procédé archaïsant ou modernisant en fonction de la relation externe sur le destinataire L2.

Le rôle de la pragmatique culturelle dépend du genre du texte qui est traduit. Dans le cas d'une comédie de répertoire, la restitution du langage des effets dramatiques (L1) sur le spectateur vise également à transposer, dans le même mouvement, certains effets pragmatiques au destinataire de L2.

La cohérence et l'intérêt de la traduction d'une comédie se jugent donc selon sa capacité à transmettre les effets pragmatiques de la version L1 sur le destinataire de L2. Réciproquement, on peut fort bien considérer que la traductibilité Footnote 11 d'une comédie est un critère essentiel de son universalité culturelle.

Footnotes

1 Dans le cas présent, nous analyserons le passage du français à l'italien.

2 Ce verbe entre dans la langue à l'époque de Molière.

3 La traduction littérale de même registre donnerait: rimbrottare, rimproverare (Robert-Signorelli, 1998: 970).

4 On note la présence du signifiant/gridare/ (crier) dans « sgridare ».

5 Dans cette scène, Argan annonce à Angélique qu'il veut la marier.

6 Bien évidemment les origines romanes communes au français et à l'italien rendent le nom Fleurant assez facilement compréhensible à un italophone.

7 D'ailleurs fiorante, en tant que substantif signifie: peintre spécialisé dans l'exécution de tableaux de fleur (De Voto e Oli, 1971: 908).

8 Foirus renvoie à Foirer, qui évoque les excréments (Rey, Reference Rey2007: 1065), (Rey, 2000: 1450)

9 Cacus renvoie bien évidemment au verbe latin cãcare (Gaffiot, Reference Gaffiot1934: 235), lui aussi lié aux fonctions corporelles.

10 Chèvre: Capra en italien; caprina, grâce au suffixe /ina/ donne l'idée de petite chèvre.

11 Nous regrettons ce néologisme, mais la langue française est ici défaillante.

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Figure 0

Tableau 1. La première personne

Figure 1

Tableau 2. Le « vous » de politesse

Figure 2

Tableau 3. Le nom propre

Figure 3

Tableau 4. La langue de la médecine

Figure 4

Tableau 5. Le langage amoureux