1. Remarques préliminaires
La construction de l'identité dans les discours et pratiques des premiers chrétiens suscite un regain d'intérêt parmi les biblistes et historiens de l'Antiquité. En témoigne l'abondance des travaux récemment publiés sur la question.Footnote 1 Deux facteurs, parmi d'autres, expliquent cet engouement : d'une part, l'entrée en scène des sciences sociales – la sociologie, l'anthropologie culturelle, les memory studies, etc. – et, d'autre part, la déconstruction de plusieurs lieux communs de la recherche, à commencer par la définition du judaïsme comme « religion », sa réduction légaliste et particulariste ou, encore, la contestation du Parting(s) of the Ways. Les études de Denise Kimber Buell sur le statut de l'ethnicité dans le christianisme primitifFootnote 2 sont à rattacher à cet important renouveau de la recherche. Singulièrement, c'est sa dénégation du paradigme classique selon lequel les premiers chrétiens auraient inventé une nouvelle religion non ethnique – le christianisme universel – en réaction ou en dépassement du judaïsmeFootnote 3 sur laquelle nous souhaitons revenir dans cette étude.
Dans un article de 2004 écrit en collaboration avec Caroline Johnson Hodge, Buell applique cette hypothèse à la pensée de Paul,Footnote 4 examinant notamment la section formée par Ga 3.26–9. Précisément, ces deux auteures affirment que, loin d'effacer les différences ethniques entre croyants pauliniens, ce passage mettrait en jeu un raisonnement fondé sur l'ethnicité judéenne. Car, dans la mesure où les baptisés revêtent le Christ pour être intégrés dans le lignage d'Abraham, « l'ancêtre fondateur des Judéens »,Footnote 5 et deviennent ainsi fils de Dieu, « il n'y a pas de christianisme ethniquement neutre supposé en Ga 3.28 ».Footnote 6 Très exactement : il est erroné de tenir le christianisme pour un nouveau peuple en dehors ou en remplacement d'Israël.Footnote 7 C'est au sein de la matrice ethnique du judaïsme que les helléno-chrétiens sont intégrés, se voyant gratifiés par le rite baptismal d'une identitéFootnote 8 et d'un mythe d'origine judéens.Footnote 9
Heuristique, cette hypothèse de lecture sera amplement développée et étayée dans une monographie intitulée If Sons, Then Heirs que Johnson Hodge publiera en 2007 sous son seul nom.Footnote 10 Dans cette étude entièrement consacrée aux lettres de Paul, l'exégète défend la centralité de la logique ethnique dans l'argumentation paulinienne, considérant que l'apôtre élabore en faveur des croyants d'origine païenne de son aire missionnaire – ses interlocuteurs principaux, voire exclusifsFootnote 11 – un mythe de fondation emprunté à la culture judéenne et à même de les inscrire par le baptême au sein de la descendance abrahamique. Dit autrement : c'est à l'aide de catégories ethniques propres au judaïsme que Paul serait à même de conférer aux païens un nouveau statut socioreligieux, levant ainsi leur altérité face au Dieu d'Israël.
Nous l'avons dit, cette veine exégétique – en partie motivée par des enjeux sociétaux nord-américainsFootnote 12 et parfois rangée sous l’étiquette de Radical New Perspective Footnote 13 – prend le contre-pied de toute une tradition d'interprétation qui accentue à l'inverse l'universalisation à l’œuvre sous la plume de Paul et, surtout, identifie dans ses lettres l’émergence d'une anthropologie déliée de toute filiation biologique et appartenance ethnique.Footnote 14 Sans conteste, la thèse formulée par Buell et Johnson Hodge mérite d’être soigneusement débattue. C'est ce que nous nous proposons de faire dans cette étude à partir d'un réexamen de l’écrit paulinien où prédominent la sémantique et le vocabulaire de l'ethnicité, à savoir la lettre de Paul aux Galates.
2. L'ethnicité en jeu
En effet : plus encore que la lettre aux Romains, l’épître aux Galates se caractérise par la prégnance de la thématique de la parenté et du langage de l'ethnicité, singulièrement juive (cf. Ἀβραάμ,Footnote 15 ἀκροβυστία,Footnote 16 γένος,Footnote 17 ἰουδαΐζειν,Footnote 18 Ἰουδαϊκῶς,Footnote 19 Ἰουδαῖος,Footnote 20 Ἰουδαϊσμος,Footnote 21 Ἰσραήλ,Footnote 22 πατρικαὶ παραδόσεις,Footnote 23 περιτέμνειν,Footnote 24 περιτομή,Footnote 25 σάρξ,Footnote 26 σπέρμα,Footnote 27 etc.). C'est dire que le rapport à l’ethnos d'Israël et à ses signes distinctifs (ancêtre, généalogie, circoncision, rites alimentaires, fêtes religieuses, etc.) mobilise centralement l'attention de l'apôtre dans ces pages. Précisément, Paul milite contre une prédication concurrente qu'il qualifie – pour se rétracter aussitôt – d’ἕτερον εὐαγγέλιον (1.6) et dont l'ambition était de soumettre les croyants galates à différents codes et rites du judaïsme.Footnote 28 Une politique d'assimilation à l’ethnos juif dont l'objectif probable était de normaliser ou de compléterFootnote 29 l'identité des communautés pagano-chrétiennes d'Anatolie et, par là même, d’éviter leur isolement social dans un milieu soumis à une romanisation grandissante.Footnote 30 Assurément, nous avons là un terrain favorable pour examiner et discuter l'hypothèse d'un raisonnement ethnique à l’œuvre dans la construction de l'identité chez Paul et susceptible de conférer aux croyants d'origine païenne un « statut officiel » au sein de l'alliance d'Israël. Cela étant, l'inventaire lexicographique reproduit ci-dessus appelle d'emblée deux remarques.
Premièrement, manquent dans cette liste plusieurs termes typiques de l'ethnicité juive, singulièrement les vocables λαός, ἔθνος, τὰ πατριά ou encore τὰ ἔθη.Footnote 31 Mieux – et ce sera là notre deuxième remarque, de nature qualitative cette fois-ci –, le vocabulaire de l'ethnicité ou de la parenté dont fait usage la lettre aux Galates n'est, à quelques exceptions près et sur lesquelles il nous faudra revenir (σπέρμα, υἱοθεσία, υἱός), pas reporté par Paul sur les croyants de ses communautés anatoliennes (diff. par ex. 1 P 2.9Footnote 32). C'est un autre langage qui contrôle, sous la plume de l'apôtre, la définition socio-identitaire des croyants galates : outre l'usage du substantif ἐκκλησία – récurrent dans la littérature paulinienne mais qui ne possède dans le contexte de Galates qu'une modeste fonction argumentative –,Footnote 33 c'est tout un champ lexical christologique ainsi que l'isotopie de la foi que Paul convoque pour configurer par l’écriture l'identité sociale de ses correspondants. À commencer par des formules emblématiques tels les syntagmes ἐν Χριστῷ,Footnote 34 ἐν κυρίῳ,Footnote 35 εἰ δὲ ὑμεῖς Χριστοῦ,Footnote 36 οἱ δὲ τοῦ Χριστοῦ [Ἰησοῦ],Footnote 37 οἱ πιστεύοντες,Footnote 38 οἱ ἐκ πίστεως,Footnote 39 οἱ οἰκεῖοι τῆς πίστεωςFootnote 40 ou, encore, οἱ πνευματικοί.Footnote 41
Bref, le fond du litige opposant l'apôtre aux missionnaires anonymes qui ont fait irruption dans les Églises du plateau anatolien ressortit sans conteste à la définition identitaire des croyants d'origine païenne et, singulièrement, à l'articulation dans leur mémoire collective de deux grandeurs qualifiantes : la foi (au Messie Jésus) et l'ethnicité (juive). Cela dit, il est, à ce stade de notre enquête, déjà remarquable que Paul évite les principaux vocables relatifs à l'ethnicité pour caractériser le « statut juridique » des communautés du centre de l'ancienne Turquie et leur préfère d'autres métaphores sociales – le plus souvent propres au sociolecte des premières Églises pauliniennes.Footnote 42 À cette première observation de nature sémantique s'en ajoute une autre – structurelle ou rhétorique. Voyons laquelle.
3. Une opposition structurante : θεός versus ἄνθρωπος
Pour neutraliser la menace ethnocentrique qu'il identifie dans les Églises galates, Paul engage à l'encontre de ses opposants une argumentation serrée qui, selon les règles oratoires antiques, enchaîne différentes preuves – empiriques, culturelles et scripturaires notamment. Et, surtout, une argumentation ordonnée à une thèse principale (la propositio principalis) consignée à la jointure entre l'introduction rhétorique (l’exordium consigné en 1.6–10) et l'exposé des origines du litige (la narratio déployée de 1.13 à 2.14). C'est en Ga 1.11–12, précisément, qu'on la lit.Footnote 43
Dans ces deux versets, l'apôtre installe une opposition principielle qui sera reprise et amplement modulée en aval de son propos, l'opposition :
θεός versus ἄνθρωπος
δι’ ἀποκαλύψεως Ἰησοῦ Χριστοῦ versus παρὰ ἀνθρώπου
En effet, s'adossant à une « révélation » – donc à un savoir eschatiqueFootnote 44 et divinement inspiré –, Paul rappelle que l'Évangile qu'il a annoncé en Galatie et dont ses correspondants ont bénéficié n’était pas κατὰ ἄνθρωπον. Très exactement : sa prédication n’était liée à aucune instance humaine, qu'elle soit de transmission ou d'enseignement. C'est à l'intervention ultime de Dieu dans l'histoire – intervention qui lui a révélé le Crucifié dans sa qualité de Fils (1.16 : ἀποκαλύψαι τὸν υἱὸν αὐτοῦ) – qu'elle était tout entière suspendue. On le voit, ce sont deux systèmes symboliques que l'apôtre installe en concurrence au seuil de son écrit.
Deux systèmes qui, nous l'avons déjà dit, ne sont pas confinés au seuil de l’épître, mais en organisent de fond en comble les chapitres suivants. Précisément, leur fonction structurante se reconnaît à l'orchestration, dans la rétrospective historique de la lettre (1.13 à 2.14), d'un contraste entre l'Évangile paulinien, dont l'origine transcendante est narrativisée sur les plans spatial comme temporel, et toute forme de médiations immanentes.Footnote 45 Elle se vérifie également dans l'accumulation de couples antithétiques tout au long de la section proprement argumentative de la lettre (nommée probatio en rhétorique classique) :Footnote 46
• πνεῦμα versus σάρξ (3.3 ; 4.29 ; 5.13, 16–18, 19–25 ; 6.8) ;
• χάρις versus νόμος (2.21 ; 5.4) ;
• ἐκ (ἐξ ἀκοῆς/διὰ τῆς) πίστεως (Χριστοῦ) versus ἐξ ἔργων νόμου (2.16 ; 3.2, 5, 7–9, 10–12, 14) ;
• (ἐν-)εὐλογέω/εὐλογία versus κατάρα/ἐπικατάρατος (3.6–14) ;
• ἐκ νόμου versus ἐξ ἐπαγγελίας (3.18) ;
• (ἐκ) τῆς παιδίσκης versus (ἐκ) τῆς ἐλευθέρας (4.22, 23, 30, 31 ; cf. aussi 4.25–26) ;
• κατὰ σάρκα versus δι’ ἐπαγγελίας (4.23, 28) ;
• κόσμος versus καινὴ κτίσις (6.14–15).
À n'en pas douter, cette rafale de couples opposés décline, tout en la modulant, la thèse générale déposée en 1.11–12. Mieux, le couple sur lequel débouche la lettre – κόσμος versus καινὴ κτίσις (6.14–15) – nous renseigne sur la nature de l'opposition en jeu ; elle ressortit à l'anthropologie ou à la cosmologie.Footnote 47 En clair : la diastase à partir de laquelle procède l'argumentation paulinienne en Galates n'est pas sociologique ou ethnique ; ce sont deux mondes, l'un livré aux puissances du mal et voué à la disparition, l'autre, suspendu à l'action dernière du Créateur et appelé à surgir à la fin des temps, qui se télescopent dans le présent de l'histoire et déterminent l'existence humaine.
Une dualité spatio-temporelle qui, comme l'a notamment montré Sigurd Grindheim,Footnote 48 configure centralement l’écriture de Galates, et ce dès ses toutes premières lignes : arrachés à l'emprise du « présent monde mauvais » (1.4) par l'intervention eschatique – car survenue à la « plénitude du temps » (4.4) – de Dieu en Jésus Christ, les croyants ont été transférés dans un nouvel espace de vie. Un espace de salut – fondé sur la seule « croix de notre Seigneur Jésus Christ » (6.14a) et affranchi des « éléments du monde » (4.3 : τὰ στοιχεῖα τοῦ κόσμου ; cf. 4.9) – qui n'est autre que la « nouvelle création » dont parle Paul en toute fin de sa missive (6.15).
Dès lors, nul hasard si les catégories ethniques ne sont pas exploitées de manière conséquente dans l'entreprise paulinienne de refondation identitaire : par leur baptême, les croyants galates ne deviennent pas membres d'un « nouveau peuple ». Ils ne forment ni un τρίτον γένος/tertium genus – pour recourir à une catégorie qui désignera les chrétiens dès le iie siècle –,Footnote 49 ni un soi-disant Χριστιανισμός – désignation totalement absente de la littérature néotestamentaire –, mais bien une « nouvelle créature » (2 Co 5.17) intégrée à un nouveau monde (Ga 6.15). On le voit, loin d'affronter les « avocats de la circoncision »Footnote 50 sur le terrain ethnique, l'apôtre déplace la problématique sur le plan de l'anthropologie, échangeant la question de ses adversaires (à quelle condition est-on membre de l'alliance abrahamique ?) contre une interrogation ontologique (qu'est-ce qui fonde l’être et garantit l'acquittement face au Dieu juge ?Footnote 51). Mieux : l'apôtre relit ce questionnement anthropologique dans une perspective apocalyptique, opposant non plus une identité ethnique (avec ses privilèges) à une autre, mais la « nouvelle création » à l'ancienne.Footnote 52 Partant, si Paul n'est pas, comme le prétendent à juste titre Buell et Johnson Hodge, l'inventeur d'un christianisme universel, les raisons ne sont pas à chercher dans l'emploi d'un « raisonnement ethnique », mais dans sa mise en œuvre d'une lecture apocalyptique du monde et de la condition humaine.
Cette thèse, argumentée sur les plans sémantiques et structurels, mérite d’être reprise à l'examen de trois passages-clé de Galates : l’évocation du précédent abrahamique en 3.2–14, le slogan baptismal consigné en 3.28 ainsi que l'allégorie des deux lignées rencontrée en 4.21–31. Nous terminerons ce parcours d'exégèse en examinant ce qui pourrait constituer un (contre-)exemple d'ethnicité, à savoir les allusions que Paul fait à sa propre identité nationale en Ga 1.13–14 et 2.15.
4. Abraham le « croyant » (3.2–14)
La manière dont Paul invoque la figure d'Abraham au seuil de la première section scripturaire de sa probatio est un lieu-test pour notre enquête. Avec d'autres chercheurs,Footnote 53 nous considérons que le passage ne relève pas du libre choix de l'apôtre, mais lui a été dicté par l'argumentaire de ses contradicteurs. Dans plusieurs traditions du judaïsme ancien en effet,Footnote 54 Abraham était considéré comme un païen originaire d'Ur en Chaldée à qui Dieu imposa la circoncision et qui, même avant que la Torah ne fût révélée à Moïse, en observait scrupuleusement les commandements. En un mot : l'ancêtre tutélaire (πατήρ/προπάτωρ) du γένος des HébreuxFootnote 55 et le modèle per definitionem du prosélyte dont l'identité nouvelle est conditionnée par l’élection et le respect des lois d'Israël.Footnote 56 Partant, les opposants de l'apôtre avaient beau jeu d'alléguer le précédent d'Abraham, le père fondateur de l'identité judéenne, pour prôner un retour à la circoncision et à la Loi mosaïque dans les communautés helléno-chrétiennes d'Asie Mineure. Seule option praticable, à leurs yeux, pour espérer bénéficier de la bénédiction universelle promise au patriarche et, par là même, incarner sa véritable descendance. Face à cet argument massue, quelle sera la réplique de Paul ?
Selon Buell et Johnson Hodge, l'argumentation conduite par l'apôtre en Ga 3 s'efforce de raccorder les païens à l'alliance d'Israël, en les dotant d'un récit fondateur judéen ou, plus exactement, en les rattachant à la lignée originée dans la fidélité d'Abraham, selon la traduction du syntagme οἱ ἐκ πίστεως (« ceux qui sont descendants de la fidélité » (sous-entendu d'Abraham) risquée par Johnson Hodge.Footnote 57 En clair : la logique qui préside dans ce passage à la refondation identitaire des croyants galates serait éminemment patrilinéaire et ethnique, la fidélité d'Abraham inaugurant une généalogie à laquelle émargeraient désormais les pagano-chrétiens.Footnote 58 Néanmoins, comme le signale Ga 3.27–9, il s'agit d'une ethnicité non plus régie par le sang, mais par l'adoption pneumatique à travers le rite du baptême.Footnote 59 Pour progresser sur ce terrain, il nous semble intéressant d'observer les retouches ou accentuations – certainement symptomatiques – que l'apôtre apporte dans ces versets au portrait du patriarche ; nous en pointerons trois en particulier.
Premièrement, la figure d'Abraham est d'entrée de jeu située dans une relation de comparaison (6aα : καθὼς Ἀβραάμ = litt. « de même Abraham ») à l’égard des Galates, singulièrement de leur expérience dont il a été question en ouverture de la probatio (3.1–5). Tout comme les Galates ont fait initialement l'expérience de l'Esprit « par l’écoute qu'est la foi »,Footnote 60 ainsi en va-t-il également d'Abraham – le champ sémantique unifiant étant celui de la foi-confiance (cf. πίστις en 3.2b, 5b, 7a, 8a, 9 (2x) et πιστεύω en 3.6). Bref, leur genèse spirituelle est en tout point identique : elle se fonde sur la foi ; elle est ἐκ πίστεως. Le syntagme οἱ ἐκ πίστεως n'est donc pas limité à la seule fidélité d'Abraham. Au contraire : les vv. 7–9 sont à lire en conclusion (cf. ἄρα ; ὥστε) d'une période argumentative initiée en 3.2 et qui a construit en parallèle la foi des Galates et la posture d'Abraham le croyant (3.9 : σὺν τῷ πιστῷ Ἀβραάμ). Tout comme les Galates ont reçu l'Esprit par la foi, ainsi aussi Abraham avant eux. La fidélité du patriarche n'est pas générative ; elle est prototypique. En clair : le patriarche n'est pas premièrement présenté dans sa fonction d'ancêtre des Judéens, mais comme un modèle de foi en analogie duquel sont situés les croyants de Galatie ! C'est, comme le dit à juste titre Oda Wischmeyer, en paradigme de la relation Dieu–homme qu'est ici campée la figure abrahamique.Footnote 61 Sa fonction est anthropologique et non pas ethnique, illustrant la prémisse théologique énoncée – là encore dans des catégories éminemment anthropologiques et universelles – par Paul en Ga 2.16 : « L'humain (ἄνθρωπος) n'est pas justifié à partir des œuvres de la loi, sinon par la foi de Jésus Christ ; nous aussi nous avons cru dans le Christ Jésus, afin que nous soyons justifiés à partir de la foi du/en Christ et non pas à partir des œuvres de la loi, car nulle chair (πᾶσα σάρξ) ne sera justifiée par les œuvres de la loi. » Une reprise donc de la prémisse de Ga 2.16 et un écho aussi – à l'enseigne du binôme ἐκ πίστεως versus ἐξ ἔργων νόμου – de la thèse principale située au seuil de l’écrit paulinien (Ga 1.11–12) et où, nous l'avons montré, sont contrastés deux régimes propres à réguler l'existence de l'humain face à Dieu.
Cela ne revient toutefois pas à dire que l'analogie ainsi disposée ne crée aucun lien d'appartenance entre « ceux de la foi » et « Abraham le croyant » (cf. v. 7b : οὗτοι υἱοί εἰσιν Ἀβραάμ ou v. 9 : σὺν τῷ πιστῷ Ἀβραάμ). Au contraire : est ainsi favorisée une identité commune et inauguré un espace social, sans qu'il soit pour autant question d'un « nouveau peuple » ou d'un « vrai Israël ». En clair : si les Galates ne sont pas unis à Abraham par intégration à un même lignage judéen – dans son rappel de la bénédiction abrahamique, Paul évite soigneusement le substantif σπέρμα (diff. Ac 3.25)Footnote 62 et ne présente pas le patriarche comme un Ἰουδαῖος –, ils le sont par la foi (cf. v. 8 : ἐκ πίστεως). Dit en un mot : l'appartenance au Christ fonde une nouvelle identité collective dont la πίστις est désormais la marque distinctive ou, mieux encore, exclusive (cf. par ex. les ἄπιστοι en 1 Co 14.23).
Ensuite, contrairement à ce que présuppose Johnson Hodge, l'argumentation de Paul en Galates s'applique non seulement aux païens, mais aussi aux croyants d'origine juive ; la perspective adoptée dénote sans conteste un immanquable infléchissement universaliste. Ceci apparaît notamment en clôture de la période argumentative formée par Ga 3.2–14.Footnote 63 Précisément, la finalité de l’événement christologique est déclinée en trois étapes successives qui circonscrivent autant de groupes bénéficiaires :
(1) Χριστὸς ἡμᾶς ἐξηγόρασεν ἐκ τῆς κατάρας τοῦ νόμου : par l’œuvre du Messie Jésus, « nous » avons été rachetés de la malédiction de la Loi, commence par dire Paul en 3.13a. Ici, le pronom à la 1ère personne du pluriel désigne, selon toute vraisemblance, uniquement les croyants d'origine juive – vivant autrefois sous l'autorité de la Torah mosaïque et désormais affranchis de cette tutelle –, comme il ressort aussi à la lecture de Ga 4.5 ;
(2) ἵνα εἰς τὰ ἔθνη ἡ εὐλογία τοῦ Ἀβραὰμ γένηται ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ : cet exclusivisme cède néanmoins aussitôt après, en 3.14a, la bénédiction d'Abraham étant étendue en Jésus Christ aux ἔθνη, entendez ici : aux nations païennes. Cette succession est analogue à l'agenda paulinien fixé en Rm 1.16 : « le Juif en premier, puis le Grec » ;
(3) ἵνα τὴν ἐπαγγελίαν τοῦ πνεύματος λάβωμεν διὰ τῆς πίστεως : dès lors – troisième et ultime incidence de la croix – il n'y a plus de différence entre juifs et païens ; tous, c'est par la foi que « nous avons reçu » (λάβωμεν) la promesse faite aux pères (3.14b). Une égalité des judéo- et pagano-chrétiens coram Deo que l'on rencontre aussi ailleurs chez Paul, notamment en Ga 5.6 ; 6.15 ou en Rm 3.29–30 ; 4.9–12 ; 10.12. Bref, même les Judéens ont désormais un accès non ethnique – moyennant la seule πίστις (διὰ τῆς πίστεως) – à la promesse abrahamique (τὴν ἐπαγγελίαν τοῦ πνεύματος).
Cette deuxième observation nous conduit à une troisième et dernière remarque quant à l'emploi de la figure abrahamique en Ga 3 : à la différence de toute une filière contemporaine de l'apôtre, Abraham n'est pas ici portraituré comme un modèle de piété et d'obéissance à la Torah. C'est le contraire qui est vrai. La séquence en question est, en effet, construite sur l'usage récurrent et structurant du binôme antithétique : ἐκ πίστεως versus ἐξ ἔργων νόμου.Footnote 64 Pour Paul, Abraham est sans conteste l'antitype de « ceux qui sont issus des œuvres de la Loi », expression par laquelle il faut entendre ceux dont la sécurité identitaire est adossée aux codes et rites mosaïques.Footnote 65 Pire : cette posture – que Paul n'hésitera pas en Ga 4.3–5 à subsumer sous les τὰ στοιχεῖα τοῦ κόσμου –, loin de favoriser l'obtention de la bénédiction accordée au grand patriarche, est surplombée d'une malédiction potentielle (3.10). S’échafaude ici une immanquable opposition entre Abraham et Moïse (voir aussi 3.15–18), entre le modèle de la foi et le Législateur d'Israël, qui, redisons-le une fois encore, n'est pas sociologique mais ressortit à un dualisme cosmique (cf. τοῦ κόσμου en 4.3).
Concluons brièvement ce point. À l'usage de la figure abrahamique, on l'a vu, Paul ne promeut pas l'intégration des pagano-chrétiens dans la matrice ethnico-culturelle des Ἰουδαῖοι. Portaituré comme un modèle de foi, c'est en sa qualité de paradigme de la relation à Dieu, une relation universelle conditionnée par la seule πίστις, qu'Abraham est convoqué, favorisant par là même l'intégration des croyants grecs comme juifs dans un espace de salut que ne déterminent plus ni l'appartenance ethnique ni la pratique culturelle mais la seule communion au Christ Jésus.
Migrons désormais en aval du chapitre, en 3.26–9 précisément, là où se résorbe le mouvement argumentatif consacré à Abraham et démarré en 3.6.
5. Le slogan baptismal de Ga 3.28
Dans cette section, la reconfiguration christo-apocalyptique de l'identité des GalatesFootnote 66 devient pleinement évidente : par la foi (3.26 : διὰ τῆς πίστεως), les croyants du centre de l'Asie Mineure ont été transférés dans l'espace régi par la seigneurie du Christ (cf. le sens local de la proposition ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ en 3.26) et, à ce titre, ils sont devenus « fils de Dieu ». C'est désormais en dehors d'eux-mêmes, dans le Messie Jésus, que résident le fondement de leur être comme la norme de leur identité.
L'expression usitée en 3.29a est à cet endroit révélatrice : ὑμεῖς Χριστοῦ. Nous avons là une titulature (ou presque) par laquelle Paul désigne les Galates – cela ressort avec encore plus de netteté dans la formule οἱ δὲ τοῦ Χριστοῦ [Ἰησοῦ] usitée en Ga 5.24 et 1 Co 15.23 – et expose ce qui détermine dorénavant leur nouvelle condition : ni l'origine ethnique (juive ou grecque), ni le statut socio-juridique (esclave ou homme libre) ni les différenciations socio-génériques (masculin ou féminin), mais l'appartenance au Christ ou la Christuscommunitas, comme la nomme Christian Strecker.Footnote 67 Ce faisant, Paul inaugure ce qui deviendra progressivement – et non sans réticences et hésitations – le nom propre par lequel s'auto-désigneront les premiers croyants : Χριστιανοί, c'est-à-dire étymologiquement « les adhérents de Christ », selon le sens que revêt en latin la terminaison –ianus.
Cela dit, cette titulature embryonnaire que l'on devine sous la plume de l'apôtre n'est pas à confondre avec l'instauration d'un nouvel ethnos. Car, comme déjà dit, le mortier dans lequel Paul pétrit l'identité neuve des croyants n'est pas ethnique mais apocalyptique. En témoigne dans ces lignes, au nom précisément de l’ἐν Χριστῷ, non seulement la relativisation des principales disqualifications – culturelles comme sociales – qui compartimentaient alors le monde antique, mais aussi la remise en question des ordres de la création, singulièrement l'altérité mâle versus femelle (cf. Gn 1.27 LXX : ἄρσεν καὶ θῆλυ ἐποίησεν αὐτούς).Footnote 68 Cette résonnance intertextuelle manifeste sans doute possible que l'identité christologique promue par Paul dans sa lettre aux Galates ne se construit pas en opposition à un judaïsme légaliste ou particulariste mais bien face à l'ancienne création livrée qu'elle est au pouvoir du péché (Ga 3.22 ; cf. 2 Co 4.4 : ὁ θεὸς τοῦ αἰῶνος τούτου). C'est bien à un novum eschatologique-apocalyptique auquel sont désormais rattachés les Galates.Footnote 69
Bref, Paul ne dote pas les pagano-chrétiens de Galatie d'une identité judéenne pour cimenter leur appartenance au peuple du salut ; il leur octroie dans le Christ Jésus une identité apocalyptique qui émarge à la « nouvelle création ». Et, c'est à ce titre – parce qu'ils sont unis au Christ – que les Galates deviennent « fils de Dieu » (3.26 : υἱοὶ θεοῦ) et, de manière consécutive (cf. ἄρα), également membres de la τοῦ Ἀβραὰμ σπέρμα (3.29b). Ou pour le dire autrement, les helléno-chrétiens ne sont pas directement greffés sur l'histoire d'Abraham le Ἰουδαῖος. Bien plutôt : s'ils sont raccordés par la foi à Abraham le ὁ πιστός, c'est parce qu'il s'agit d'un chapitre exemplaire de l'histoire de Dieu avec l'humanité.Footnote 70 Partant, si les métaphores ethniques ne sont pas totalement absentes sous la plume de Paul, il est par contre excessif d'affirmer que la logique qui commande ici le raisonnement paulinien est ethnique : elle est, comme le note aussi J. Louis Martyn, prioritairement théo-anthropologique.Footnote 71 Cela étant, il reste encore un passage de Galates sur lequel enquêter, car s'y déploie derechef une réflexion consacrée à Abraham, précisément à ses deux descendances : nous voulons parler de Ga 4.21–31.
6. L'allégorie des deux lignées (4.21–31)
Depuis Ga 3.6–14, précédente section scripturaire où l'apôtre avait mobilisé le modèle abrahamique, un glissement rhétorique s'est opéré : alors qu'il était question, au seuil de la probatio, de préciser à la lumière de l’événement de la croix ce qui fonde et qualifie invariablement l'identité croyante (cf. les pronoms et relatifs οἱ ἐκ/πᾶς ὅς/οὗτοι/ὅσοι) – en un mot : ses marques distinctives coram Deo –, c'est désormais l'esclavage qui guette directement les Galates (cf. 4.21) qui échoue dans le collimateur de Paul. Et c'est dorénavant cette posture dont il va s'efforcer de démontrer le caractère insensé à l'appui d'une lecture de Gn 16–21.
À cet effet, l'homme de Tarse va recycler et moduler l'antithèse Dieu/homme fixée au principe de son argumentation. Ainsi retrouve-t-on dans cette séquence rhétorique nombre de binômes théologiques à avoir déjà occupé l'argumentation en amont : « selon la chair » versus « par la promesse » (4.23) ou, encore, « selon la chair » versus « selon l'Esprit » (4.29). Mais sur ces binômes se greffent également de nouveaux couples antinomiques : « esclavage » versus « liberté » (4.22–3, 25–6, 31) ou « Jérusalem actuelle » versus « Jérusalem d'en haut » (4.25–6). Pour l'apôtre, il s'agit par là même d'assigner les Galates à leur juste place – en témoigne le v. 28 : « Et vous, frères, comme Isaac, vous êtes enfants de la promesse » (cf. aussi le v. 31) – et de définir ainsi leur véritable appartenance.
Appartenance oui, mais à quoi ? Contrairement à une lecture classique de ce passage, encore représentée par les commentaires d'Ernest de Witt BurtonFootnote 72 ou de Hans Dieter BetzFootnote 73, Paul n'installe pas ici en opposition « judaïsme » et « christianisme ». Pas plus qu'il n’établit une division entre « ascendance ethnique » et « lignée non-biologique ». Une nouvelle fois, ce qui sous-tend la lecture allégorique de Gn 16 à 21, ce n'est pas un raisonnement ethnique mais bien une grille de lecture apocalyptique, comme le dévoile l'expression ἡ δὲ ἄνω Ἰερουσαλήμ.Footnote 74 Dès à présent, les croyants sont rattachés à ce novum eschatologique inauguré à la croix ; voilà leur véritable mère (et non Sara ! Cf. v. 26b : ἥτις ἐστὶν μήτηρ ἡμῶν). Et c'est aussi sur cette antithèse cosmique qu'il s'agit d'aligner le couple antinomique κατὰ σάρκα versus κατὰ πνεῦμα. Non pas comme l'opposition de deux modes généalogiquesFootnote 75 – Isaac et Ismaël sont tous les deux enfants biologiques d'Abraham ! –, mais comme la caractérisation, à travers ces deux « types » bibliques, de deux régimes en tension :Footnote 76 l'existence « charnelle », parce que vendue au péché (cf. Rm 7.14b), et l'existence « spirituelle », car désormais animée par l'Esprit (cf. Rm 8.1–17).
Cela étant, redisons-le une fois encore : la nouvelle identité du croyant – ici rappelée aux Galates – n'est pas sans retombées sociales, notamment exprimées à l'emploi de différentes métaphores filiales (ἐπαγγελίας τέκνα ; τέκνα τῆς ἐλευθέρας). Simplement, l'angle de réflexion exploité par Paul pour neutraliser l'argumentaire de ses opposants n'est pas prioritairement ethnique ; il est anthropologique. Au reste, que l'apôtre ne renonce pas à toute perspective judéenne se reconnaît en différents passages de sa lettre, en 1.13–14, en 2.15 ou, indirectement, en 3.28 (cf. aussi 1 Co 1.18–25 ; Rm 1.16). Preuve s'il en faut que la problématisation de l'anthropologie chez lui – donnant lieu à une anthropologie théologique à résonnance universelle – ne va pas de pair avec un rejet des anciennes appartenances du baptisé, à commencer par ses attaches ethnico-culturelles. Une dialectique qui mérite d’être soigneusement examinée.
7. Le Ἰουδαϊσμος (1.13–14) et les φύσει Ἰουδαῖοι (2.15) au regard de l'Évangile paulinien
Sur les solidarités terrestres du croyant – qu'elles soient ethniques, sociales ou culturelles – l'apôtre tient, nous l'avons dit, deux discours en tension, mais pas nécessairement contradictoires. Nous en voulons pour preuve deux sections de Galates où, à l'appui de son argumentation, Paul met en scène sa propre identité ethnique, soit Ga 1.13–14 et 2.15.
Dans le premier passage en effet, tout en prenant ses distances face à son comportement antérieur – un comportement récapitulé sous l'expression ἐν τῷ Ἰουδαϊσμῷ (1.13, 14) –, Paul ne renonce pas pour autant à toute appartenance à son γένος (v. 14a : ἐν τῷ γένει μου) ni aux coutumes culturelles de ce peuple (1.14b : τῶν πατρικῶν μου παραδόσεων). En d'autres termes : sa critique du Ἰουδαϊσμός n’équivaut ni à une répudiation théologique d'Israël ni à une liquidation ethnique du judaïsme. Paul est et demeure incontestablement un Ἰουδαῖος, comme le laisse également entendre le second passage évoqué, soit Ga 2.15 (ἡμεῖς φύσει Ἰουδαῖοι). Mais si l'affiliation de Paul au judaïsme n'est pas altérée par l’« événement de Damas », comment caractériser la modification qu'entraîne en lui (ἐν ἐμοί) la christophanie dont il est l'objet ? Sur quoi précisément portent sa prise de distance ainsi que sa réorientation ? Deux remarques nous permettront de préciser notre réponse.
Premièrement, le vocable Ἰουδαϊσμός sous lequel Paul range son ancien modus vivendi ne désigne pas ici le judaïsme comme « communauté religieuse » ou « nationale », mais, à l'instar des rares parallèles rencontrés dans la littérature des Maccabées,Footnote 77 une posture singulière au sein de judaïsme du second Temple qui défend avec ardeur l'originalité judéenne face aux influences extérieures et, singulièrement, face à la menace alors représentée par l’Ἑλληνισμός.Footnote 78
Cette première remarque sémantique nous conduit à une seconde observation qui s'appuie, quant à elle, sur la logique argumentative du passage en question : alors que son comportement antérieur, fait de zèle pour les traditions ancestrales de son γένος, conduisait Paul à persécuter l'Église, en particulier les hellénistes établis en Syrie (1.13–14)Footnote 79 – des croyants de culture grecque (cf. Ac 6.5 ; 11.19–20) critiques face au Temple et à la Torah (Ac 6.11, 13–14) –, la révélation du chemin de Damas le poussera aussitôt à évangéliser les ἔθνη. Le passage est incontestablement structuré en fonction du couple particularisme versus universalisme ou ethnocentrisme versus allocentrisme.
Abordons maintenant Ga 2.15. Ce verset manifeste, on ne peut mieux, la rémanence post-baptismale des différences ethniques, en particulier la division binaire des peuples caractéristique de la Weltanschauung judéo-biblique : « Juifs/Judéens » (Ἰουδαῖοι) versus « païens » (ἔθνη).Footnote 80 Il est donc erroné de considérer que, selon Paul, la foi supprime les différences historiques. Il n'empêche : cette répartition ethnique des peuples, si elle n'est pas annulée par la croix, ne fonde pas pour autant un privilège sotériologique. Sur le plan de la foi, son statut est désormais celui d'un adiaphoron. D'où la méprise de ceux qui souhaitent contraindre les païens de « vivre à la juive » (2.14d : ἰουδαΐζειν). Ils rétablissent une distinction coram Deo qui, selon Paul, a été abolie dans l’événement Jésus Christ.
Concluons ce point. L'inclusivisme de la pensée paulinienne n'est pas à confondre avec un fade salmigondis. Les croyants de son aire missionnaire ne sont pas dépossédés de leur origine ethnique ni de leur patrimoine culturel. Au contraire : sont appelés à cohabiter dans les maisonnées pauliniennes Juifs et Grecs, esclaves et citoyens, hommes et femmes. Dit en un mot : égalitaire et universelle, son anthropologie est en même temps pluraliste. Cela nous conduit pour terminer à investiguer le déploiement pratique de cette politique d'accueil : si l'identité des Galates n'est plus conditionnée par les différences intra-mondaines, comment est-elle appelée à se concrétiser sur le plan éthique ? La parénèse paulinienne confirme-t-elle l'avènement d'une nouvelle identité christologique ou se moule-t-elle dans les anciens modes de conduite conditionnés par l'ethnicité – que ce soit l’ethos juif ou grec ? Ou, pour le dire autrement encore, est-ce que la thèse d'un « raisonnement ethnique » soutenue par Buell et Johnson Hodge se vérifie sur le plan de la pratique sociale ou non ?
8. Un ethos de réciprocité en Galates : concrétion d'une idéologie égalitaire
Le fait est bien connu : la parénèse des lettres pauliniennes, en général, et de l’épître aux Galates, en particulier, est plus inclusive qu'exclusive. S'y retrouvent autant le commandement d'amour emprunté au Lévitique (Lv 19.18 cité en Ga 5.14 ; aussi en Rm 13.9) que les catalogues de vices et de vertus calqués sur la morale ordinaire du monde antique (Ga 5.19–23).Footnote 81 Une constellation perméable, à l'image de Pierre – un Ἰουδαῖος – optant tour à tour pour une vie à la grecque (Ga 2.14c : ἐθνικῶς καὶ οὐχὶ Ἰουδαϊκῶς ζῇς ; cf. aussi 2.12a) ou pour une alimentation régie par la kashrout (Ga 2.12b). Bref, l’éthique des premiers chrétiens ne se démarque pas substantiellement de son environnement culturel ; c'est sur le plan qualitatif – par une pratique exemplaire – que se situe la différence (par ex. : 1 Th 4.12). Et surtout par son réinvestissement ecclésiologique, comme l'a argumenté Michael Wolter.Footnote 82
En clair : l’éthique n'est pas, pour l'apôtre, un appendice secondaire de la foi. C'est au contraire le lieu où est appelée à se dévoiler et à se vérifier l'identité neuve du croyant – la « nouvelle création » – comme le laisse par exemple entendre la conclusion de Galates (6.15–16) : dorénavant le canon (κανών) sur lequel doit s'aligner le modus vivendi du baptisé (στοιχήσουσιν ; cf. aussi 5.25), ce n'est ni plus ni moins la καινὴ κτίσις. Et, en particulier, la nature égalitaire de cette identité sociale. Deux extraits de Galates nous suffiront ici pour le montrer.
L'incident d'Antioche, tout d'abord (Ga 2.11–14). Si Paul s'est ouvertement opposé à Pierre lorsqu'il rompit la commensalité avec les païens (cf. 2.12a : μετὰ τῶν ἐθνῶν συνήσθιεν), c'est précisément parce que ces agapes partagées – qui culminaient dans le repas de la Cène (cf. 1 Co 11.17–34) – devaient manifester la nouvelle identité des baptisés. Une méta-identité fondée ἐν Χριστῷ face à laquelle les différences ethniques ou culturelles étaient appelées à céder,Footnote 83 inaugurant un vivre-ensemble égalitaire. Dans ce cas précis, on le voit, l'identité sociale des croyants pauliniens – bien que principiellement supra-ethnique et donc n'affectant pas l'identité judéenne – conduisait en pratique à la suspension de certaines coutumes juives et à un plébiscite de l’ethos des Gentils.
La logique réciproque de l’éthique paulinienne, ensuite. La reprise en rafale du pronom personnel ἀλλήλων en Galates, singulièrement dans la séquence éthique de la lettre (5.13, 15 (2x), 17, 26 (2x) ; 6.2), montre que la particularité de la parénèse chez Paul réside moins dans sa substance que dans sa logique formelle.Footnote 84 Une logique indéniablement symétrique à en croire le contexte d'utilisation d’άλλήλων dans la littérature ambiante de l'Antiquité. En effet, c'est d'ordinaire pour qualifier des relations entre pairs que le dit pronom était mobilisé.Footnote 85 Partant : l'amour réciproque et l'entreaide mutuelle recommandés par l'apôtre, en situant les membres des maisonnées pauliniennes face à des exigences symétriques, étaient appelés à témoigner de l'identité nouvelle née du baptême, une identité égalitaire que ne déterminaient plus ni l'ascendance ni le statut, mais fondée dans la seule communion au Christ Jésus.
9. Récapitulation et conclusion
Au sortir de ce parcours d'exégèse, nous formulerons trois remarques en guise de conclusion :
(1) Le raisonnement qui commande, dans la lettre aux Galates, la refondation identitaire des helléno-chrétiens n'est pas prioritairement ethnique mais anthropologique. C'est la relation Dieu–homme que le Tarsiote thématise en réponse à la menace ethnocentrique représentée par les prédicateurs de la circoncision actifs en Galatie. Et c'est à cette enseigne que la figure abrahamique est recyclée : moins comme l'ancêtre des Judéens que comme le prototype d'une identité universelle conditionnée par la seule πίστις. Une identité émargeant au novum eschatologique inauguré à la croix et à laquelle les Galates ont été rattachés par « l’écoute qu'est la foi » (3.2, 5).
(2) Dotés « en Christ » d'une identité eschatologique, les croyants galates continuent néanmoins d’évoluer dans le temps présent – ce qui explique pourquoi ils souffrent encore (Ga 4.13–14 ; Rm 8.18, 23) et continuent de mourir (1 Th 4.13). Pour cette même raison, leurs anciennes appartenances ne sont pas instantanément liquidées. Simplement ces statuts – qu'ils soient ethniques, juridiques ou sociologiques – sont désormais indifférents en matière de salut.
(3) Si le statut heilsgeschichtlich des pagano-chrétiens n'est pas fondé ethniquement, nul hasard que les pratiques sociales et valeurs éthiques en vigueur dans les communautés pauliniennes soient éminemment fluides, perméables et inclusives. « Tout est permis », comme le rappelle le slogan en vogue à Corinthe (1 Co 6.12 ; 10.23) : seul l'amour réciproque entre « membres de la maisonnée de la foi » (Ga 6.10 : les οἰκεῖοι τῆς πίστεως), expression concrète de leur conscience égalitaire, est susceptible de limiter, voire de suspendre localement ou temporairement, certaines observances culturelles. À cet endroit, l'incident d'Antioche constitue un bien connu précédent (Ga 2.11–14).