Bruno Leclercq se propose dans cet ouvrage d’examiner l’apport du fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl, aux nombreux débats théoriques qui, au tournant du XXe siècle, ont constitué ce que l’on nomme désormais la «crise des fondements» en mathématiques. Cette étude entend, d’une part, situer la pensée husserlienne vis-à-vis des positions dominantes (intuitionnisme, formalisme, logicisme et psychologisme) qui ont tâché de remédier à cette crise et, de l’autre, déterminer l’influence décisive que celles-ci ont exercée sur la genèse et les développements de la philosophie des mathématiques et, plus généralement, de la phénoménologie de Husserl.
En guise d’introduction, Leclercq expose le contexte historico-théorique dans lequel prend forme et se développe la crise des fondements, plus précisément le débat épistémologique sur le statut et le rôle de la déduction et de l’intuition en mathématiques. Ce faisant, il présente et contraste les grandes thèses respectives des programmes logicistes, formalistes et intuitionnistes, pour ensuite insister sur la relation étroite qui s’est nouée entre la question du psychologisme et celle du fondement des mathématiques. Un examen de ces approches nous permet dès lors de saisir en quoi la philosophie husserlienne est traversée, de part en part, par ces quatre positions avec lesquelles elle entretient «des rapports de proximité et des oppositions assez marquées» (p. 20).
Le premier chapitre de cet ouvrage examine la teneur de la position psychologiste épousée par Husserl dans ses travaux de jeunesse et les raisons pour lesquelles il en vient à rejeter subséquemment ce psychologisme. Nous pourrions être enclins, comme plusieurs l’ont suggéré, à voir dans la critique frégéenne de la Philosophie de l’arithmétique le motif décisif qui a conduit Husserl à rejeter son psychologisme pour adopter une position qui se rapproche à plusieurs égards du logicisme de Frege. Or, Leclercq relativise cette interprétation dans le second chapitre en montrant que l’enjeu au cœur des réflexions de Husserl durant les années 1890 n’est pas tant la question du psychologisme que celle des «rapports entre formalisme et exigence constructive» (p. 46), posée par le passage d’un système de nombres naturels à un système de nombres purement symboliques et formels. En effet, comme le démontre Leclercq, Husserl insiste, dès les années 1890, sur le caractère essentiellement symbolique de l’arithmétique, de sorte qu’il en vient à défendre une conception formaliste de l’arithmétique. Or, le formalisme husserlien — loin d’être strictement calculatoire et opératoire comme celui de l’école algébriste de Boole et de Schröder — se veut «authentique» de par son articulation sur une ontologie formelle. Selon Leclercq, ce sont avant tout ces développements formalistes (et non pas tant la critique frégéenne) qui motivent la conversion antipsychologiste de Husserl.
Dans le troisième chapitre, Leclercq se penche sur les développements du projet constitutif et phénoménologique de Husserl, tel qu’il est notamment mis en œuvre dans les Recherches logiques. Il démontre que ce projet consiste, entre autres, à défendre l’objectivité des objets et des lois logico-mathématiques, mais ce, dans une perspective intentionnelle. Selon l’auteur, la position husserlienne entend ainsi éviter les écueils autant d’un réalisme platonisant et logiciste (comme celui de Frege) que du psychologisme, en faisant valoir que de tels objets et de telles lois se constituent, en tant que contenus objectifs, dans des actes catégoriaux de conscience. Rappelons que le projet constitutif de Husserl s’appuie notamment sur une théorie des actes catégoriaux, c’est-à-dire des actes de conscience dans lesquels les objets logico-mathématiques seraient bel et bien donnés et intuitionnés. Or, nous pourrions être tentés d’interpréter cette théorie en un sens qui la rapprocherait de l’intuitionnisme de Brouwer. Il s’agit là d’une thèse qu’il faut toutefois rejeter, selon Leclercq, dans la mesure où le privilège accordé à l’intuition sur le plan épistémologique ne représente en aucun cas pour Husserl un rejet de son formalisme.
Leclercq présente ensuite, dans le quatrième chapitre, une analyse de la question du fondement subjectif des formes et des lois de la rationalité chez Husserl, notamment à partir d’une lecture croisée des Recherches logiques et de Logique formelle et logique transcendantale. Il clarifie avant tout la position husserlienne vis-à-vis de la logique formelle, de la grammaire pure, de l’ontologie formelle et des ontologies matérielles, notamment pour mieux élucider le statut des mathématiques, de la logique et du formalisme chez Husserl. Il procède ensuite à montrer comment ces formes et ces lois de la rationalité se fondent ultimement, selon Husserl, dans des prestations intentionnelles d’une subjectivité, laquelle doit toutefois être comprise en un sens qui exclut à la fois le psychologisme et l’anthropologisme.
Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux analyses constitutives génétiques qui occupent les travaux de Husserl, en particulier dans les années 1920-1930. Leclercq relève ici deux orientations dans les travaux tardifs de Husserl. D’une part, la phénoménologie husserlienne entend rendre compte de la constitution génétique des objectités et des lois formelles, notamment de la logique, depuis la sphère de l’expérience «antéprédicative» et des «synthèses passives» de la perception sensible. De l’autre, elle se propose d’élucider la façon dont se constituent de manière historique et intersubjective les idéalités formelles et mathématiques, notamment dans le contexte pratique du monde de la vie.
À notre avis, cet ouvrage a pour mérite de réexaminer le statut et la pertinence des travaux de Husserl sur la question des fondements des mathématiques, notamment des travaux de jeunesse longtemps écartés ou relégués au second plan en raison de leur caractère prétendument psychologiste et non phénoménologique. À cet égard, l’intérêt de cet ouvrage est double. D’une part, il établit, contre une certaine lecture généralement reçue, l’existence d’une continuité et d’une cohérence entre les travaux mathématiques du jeune Husserl et le projet des Recherches logiques. De l’autre, il réussit à montrer que la question de la rationalité mathématique constitue un enjeu central qui, au-delà des travaux de jeunesse, persiste et se développe dans l’ensemble de l’œuvre philosophique de Husserl. Somme toute, il s’agit d’une contribution remarquable à l’étude des rapports entre philosophie et mathématiques chez Husserl.