Fruit d'une thèse doctorale en philosophie, ce court livre a deux ambitieuses visées : d'abord et avant tout, nous convaincre qu'il est approprié de voir chez Machiavel le premier théoricien de la communication politique ainsi que le fondateur d'une «anthropologie politique» (11). Selon Bouvier, une grande part de l'originalité et de la force de Machiavel résiderait dans sa fine compréhension de la théâtralité en politique, des liens étroits entre le pouvoir, le paraître et la manipulation des images. La première partie de l'ouvrage tente donc de soutenir cette thèse, en se tournant tout particulièrement vers la notion de reputazione chez Machiavel, «un terme technique qui explicite la théâtralité du pouvoir» (16). Dans le chapitre un, Bouvier montre que cette notion de réputation est centrale tant dans le Prince que dans les Discours. Ainsi, la reputazione doit être envisagée non pas simplement comme une chose individuelle qu'un prince doit manipuler à bon escient, mais aussi, comme une chose collective. «Les peuples ont aussi une réputation sous le regard des autres peuples… Rome est effectivement puissante, par sa taille et son armée, mais elle apparaît surtout comme puissance menaçante. Sa réputation est aussi importante que sa puissance réelle» (27). Bouvier montre ensuite que l'importance attachée à la théâtralité en politique ne disparaît pas avec Machiavel. À partir des écrits d'un auteur peu connu, Giovanni Botero (1544–1617), Bouvier soutient que, malgré quelques modifications, le thème de la réputation perdurera même dans les travaux d'auteurs anti-machiavéliens, après la mort du Florentin.
Puis, afin d'illustrer l'importance du paraître de façon très graphique, Bouvier nous propose, dans le chapitre qui suit, une analyse détaillée d'un portrait réalisé par Ghirlandaio, soit celui du gonfalonier Piero Soderini (le supérieur de Machiavel pendant de nombreuses années). Le but de ce chapitre est non seulement de traduire, par le biais de l'art, l'analyse machiavélienne de la fragilité et de l'artificialité du pouvoir, mais aussi de nous montrer l'actualité de cette analyse, sinon même l'actualité du personnage tragique de Soderini. «Tout comme l'homme de la Renaissance, nous sommes, nous aussi, dans une période de crise qui nous renvoie à la précarité de l'existence et à l'indécision. Tout comme Soderini, nous ne savons pas quoi faire avec le mal et nous préférons la moralisation extrême à la prise de risques…» (58–59). Bouvier insiste que lire Machiavel aujourd'hui pourrait nous aider à comprendre la crise du politique que nous traversons, puisque l'œuvre du Florentin avait déjà beaucoup à dire non seulement sur l'artificialité et le caractère fluctuant du pouvoir, mais aussi sur la nécessité de l'audace et du risque.
Voici donc la deuxième grande visée de l'ouvrage : démontrer la «permanence du modèle machiavélien» (11). Plus précisément, il s'agit de montrer, dans les trois chapitres qui suivent, que les grandes préoccupations de Machiavel quant à l'image et la réputation ont su perdurer et sont, plus que jamais, les nôtres. Selon Bouvier, il y a du machiavélisme partout aujourd'hui : «Non du machiavélisme entendu comme une volonté mauvaise, mais au sens d'une indispensable mise en scène du pouvoir» (63). Bouvier propose de démontrer cette omniprésence du machiavélisme dans le monde contemporain par le biais d'une discussion des travaux de l'anthropologue George Balandier, de ceux des «médiologues» Régis Debray et Jean-Marie Cotteret, et enfin, de ceux du sociologue Michel Maffesoli. Plus que jamais, la politique serait pur artifice, mise en scène, absence de contenu, séduction, la télévision ayant rendu l'œuvre de Machiavel plus pertinente que jamais. En effet, selon Bouvier, de nombreuses disciplines en sciences sociales ne feraient que confirmer les thèses du Florentin : «La théâtralité serait l'essence même, de la vie sociale en général, et du pouvoir politique en particulier» (63). En bout de ligne, nous faisons face à plus qu'une simple permanence du modèle machiavélien : il y aurait en fait un dépassement (97), sinon même un surdéveloppement (110) de la thématique machiavélienne – d'où notre crise.
Une simple lecture des deux premiers chapitres pourrait donner l'impression que ce livre nous offre une apologie du paraître, de la réputation et du symbolique en politique, mais la lecture attentive des chapitres suivants brouillerait les cartes et pourrait, finalement, laisser le lecteur perplexe quant à la grande visée normative de l'ouvrage. Il y a une certaine ambigüité logée au cœur du livre (une ambigüité qui découle, en partie, du fait que Bouvier a parfois du mal à distancer sa voix de celles des auteurs qu'il discute, que ce soit celle de Machiavel, de Balandier ou de Maffesoli). Peut-être parce qu'il parle trop au nom du Florentin, Bouvier semble parfois embrasser de façon aveugle une théâtralité audacieuse en politique (une manipulation et ruse avec des couilles) et un «machiavélisme» républicain brutal. Par exemple, se référant à l'un des nombreux meurtres célèbres commis par Cesare Borgia (celui de Remerio), Bouvier déclare tout bonnement : «Mettre en scène la mort de ses ennemis est essentiel à la politique» (67).
Néanmoins, les trois derniers chapitres de l'ouvrage offrent une perspective un peu plus critique. En effet, ceux-ci suggèrent brièvement que l'hyper-théâtralité de notre politique – où tout est artifice, dramatisation et manipulation émotionnelle facile – ne peut que compromettre notre idéal démocratique. Après tout, soutient Bouvier, «l'essence de la démocratie réside dans la volonté de construire un monde commun par l'exercice du débat, du dialogue. Cela implique une éducation du citoyen et la faculté d'aller au-delà des simples apparences… Si toute la vie sociale se trouve mise en spectacle, si tout se réduit au paraître, alors le jeu démocratique ne fonctionne plus» (110–111). L'auteur tente de concilier son machiavélisme républicain et sa critique de l'hyper-théâtralité contemporaine en insistant sur le fait que ce que l'œuvre de Machiavel a à nous offrir, c'est une «théâtralité» qui est saine, et ce, largement parce que républicaine. «Machiavel décrit l'importance du paraître, mais dans une logique du bien commun» (114; nous soulignons). Selon Bouvier, on peut donc concilier Machiavel, manipulation, jeux du paraître… et démocratie. Peut-être. Mais il ne faudrait pas oublier (comme Bouvier semble parfois le faire) que cette même «logique du bien commun» chez Machiavel légitimait non seulement la subtile manipulation des masques et des symboles, mais aussi les déportations, les génocides et les éradications totales d'institutions culturelles et religieuses.
Que Machiavel eût été conscient de l'importance du paraître en politique, peu objecteront. Que notre vie politique actuelle soit souvent spectacle, banalités et artifice, peu objecteront. Mais que Machiavel soit envisagé comme un penseur particulièrement approprié pour penser ou encore dépasser ce problème, quelques-uns protesteront sans doute. Il y a lieu d'espérer que peu d'entre nous souhaiterions vraiment inviter nos gouvernants à faire preuve d'un «machiavélisme» à la Borgia.
Malgré cette faiblesse, ce petit ouvrage mérite d'être loué pour les ponts qu'il tente de construire entre de nombreuses disciplines encore trop souvent éloignées : art, philosophie, sociologie, anthropologie, pensée politique et communication. Le grand défi que l'auteur s'est donné – celui d'offrir une réflexion radicalement interdisciplinaire en moins de 100 pages – rendra ce livre particulièrement approprié non pas pour les spécialistes de la pensée politique ou de Machiavel, mais bien pour les sociologues, anthropologues et experts en communication qui s'intéressent à l'histoire des idées politiques.