En d’autres termes : un acte de conscience ne peut avoir aucune cause. Mais nous préférons ne pas introduire le concept de conscience que la psychologie de la forme pourrait contester et que pour notre part nous n’acceptons pas sans réserve, et nous nous en tenons à la notion incontestable d’expérience Footnote 1 .
Maurice Merleau-Ponty demeurera-t-il fidèle à cette restriction, confessée au cœur de sa Phénoménologie de la perception? Selon quelle «réserve» un «concept» aussi notoirement mis en question par lui que celui de «conscience» se révèle-t-il acceptable? S’en tiendra-t-il réellement à la «notion incontestable d’expérience»?
Nous nous proposons de montrer qu’il n’en est rien et de revenir sur les virtualités insoupçonnées de cette distinction entre expérience et conscience, déjà étudiée çà et là par les commentateurs, laquelle offre un axe problématique inédit pour accéder à l’œuvre de Merleau-Ponty. On sait que la Phénoménologie provient d’une thèse principale intitulée La conscience perceptive Footnote 2 , et il convient de se souvenir de ce premier titre. Éminemment en cette deuxième partie de l’ouvrage, «Le monde perçu», Merleau-Ponty ne cesse de mettre en œuvre une telle conscience perceptive, et non pas seulement perception (p. 249, p. 335, p. 404), à tel point qu’elle en vient, par-delà l’expérience, à constituer sa charpente théorique.
Sans doute la conscience perceptive a-t-elle déjà été étudiée et saisie à l’œuvre dès La structure du comportement Footnote 3 . Pourquoi s’intéresser alors à la notion telle qu’elle apparaît dans la deuxième partie de la Phénoménologie? Dans la troisième partie de l’ouvrage, la conscience se voit attribuer un rôle insigne et provient de la perception comme «acte originaire» Footnote 4 . La conscience y apparaît maximisée comme cogito et conscience de soi. Dans la première partie, encore proche de La structure du comportement, elle se rapporte avant tout au corps, à tel point qu’on a pu mettre en évidence un rapport de circularité entre les deux notions Footnote 5 .
Nous voudrions montrer que la deuxième partie de l’ouvrage, dès son premier chapitre, «Le sentir», qui constitue comme le patron des trois autres, représente alors un terrain neutre, «moyen» et fécond pour étudier la conscience, en son lien à l’expérience plutôt qu’au corps ou à la perception. Cette approche autorise une nouvelle lecture de l’opus de 1945. Elle permettra de distinguer les différents sens que Merleau-Ponty donne à la conscience, d’éviter certains contresens sur sa démarche dans cette deuxième partie et de cerner les enjeux méthodologiques et philosophiques de cette partie de la Phénoménologie.
Une telle problématique place toutefois d’emblée l’interprète en face d’une aporie redoutable, suggérée par la distinction qu’établit Gary Brent Madison entre deux sens de la subjectivité chez Merleau-Ponty Footnote 6 . S’il est vrai que la conscience est une notion clé, qu’en est-il alors de la conscience qui se penche sur elle pour en parler, comme si elle prenait le point de vue du für uns hégélien? La conscience ne se présuppose-t-elle pas elle-même pour parler d’elle-même? Peut-elle faire face à cette sorte de contra-diction, et est-ce en la dépassant ou en l’assimilant à son fonctionnement normal?
Obscurcir pour mieux voir
Dans la deuxième partie de la Phénoménologie, Merleau-Ponty se propose d’étendre au monde perçu l’analyse menée dans la première («Le corps»), de «communiquer» la «structure» du corps au «monde sensible» (p. 239). Or, une semblable extension implique-t-elle une clarification? L’étude du corps va-t-elle illuminer celle du monde perçu?
Bien au contraire, la première partie se concluait par ces mots : «Voyons bien tout ce qui est impliqué dans la redécouverte du corps propre. Ce n’est pas seulement un objet entre tous qui résiste à la réflexion et demeure pour ainsi dire collé au sujet. L’obscurité gagne le monde perçu tout entier» (p. 232s). Ainsi l’étude du perçu en son entier va confirmer une obscurité bien plutôt qu’une clarté! Cette obscurité n’a pourtant rien des ténèbres de la «confusion générale» que Merleau-Ponty dénonce sans relâche (p. 408). Elle tient plutôt dans la pénombre inhérente à un quasi collage de l’objet, dit-il ici. Obscurité distincte (qui aidera à souligner des distinctions nouvelles), mais non pas claire.
À l’évidence, cette deuxième partie ne propose donc pas une phénoménologie de la perception claire du monde. Elle envisage bien plutôt ce monde perçu, obscur et englobant, auquel «tout être concevable se rapporte directement ou indirectement» (p. 293) via la perception (p. 370). Ce perçu, en lequel la perception se retrouve embarrassée par l’opacité des phénomènes, ce n’est plus tout à fait ce «monde qui apparaît comme un objet préexistant» à la perception du corps, qui apparaît dans la première partie Footnote 7 . Par exemple, il y a monde perçu en ce que l’espace n’est pas envisagé extrinsèquement à partir de la position (p. 282), mais intrinsèquement dans la situation : être, c’est «être situé» (p. 291) et orienté dans l’espace (p. 287, p. 293).
Une telle pénombre perceptive s’avère bienfaisante, car elle libère des erreurs de cette pensée trop claire et distincte que dénonce l’ouvrage. Elle conspire avec ce «fond obscur» sur lequel s’établit la clarté du langage (p. 219). Elle teinte en définitive notre «enracinement perpétuel» dans le monde (p. 240, p. 308, p. 337), lequel intéresse justement la conscience Footnote 8 . Cette deuxième partie exige d’accéder à une réflexion dite «radicale», en ce qu’elle s’enracine obscurément dans l’irréfléchi (p. 412).
Soit, mais comment? Que signifie percevoir (et non pas dissiper) une telle obscurité (bien-)faisant notre condition perceptive et mondaine? Par où s’y plonger?
Prendre conscience : une alternative à éviter
On a remarqué que cette deuxième partie de la Phénoménologie se structure selon un motif récurrent, lequel se retrouve également dans la troisième partie Footnote 9 . Le voici : il n’y a pas à choisir entre, d’une part, un empirisme scientiste, bien loin de Hume (p. 255) et, d’autre part, une pensée objective comme celle de P. Lachièze-Rey dans L’idéalisme kantien ou de Husserl dans les Ideen (p. 281) Footnote 10 . Pourquoi? Parce que les «alternatives» naissent d’une «pensée claire», aveuglante en sa clarté même, celle qui trahit par exemple «l’expérience du mouvement» (p. 311), et qui à la limite rayonnerait d’une pensée divine et non plus humaine (p. 296) Footnote 11 .
Dans le premier chapitre, Merleau-Ponty déplore : «Le sujet de la perception restera ignoré tant que nous ne saurons pas éviter l’alternative du naturé et du naturant, de la sensation comme état de conscience et comme conscience d’un état» (p. 241). L’alternative, et ce jusque dans Le visible et l’invisible Footnote 12 , s’établit certes entre le «philosophe empiriste», qui traite du naturé et du comment dans la sensation, et l’intellectualisme, qui traite du naturant et du pourquoi dans la pensée (pp. 240 et 246-247). Mais on n’a pas assez noté qu’il y a là deux sens de la (prise de) conscience.
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1) D’une part, un tel empirisme envisage la sensation, écrit Merleau-Ponty, «comme un état de conscience» qui l’emprisonne. La conscience posée (status), il ne saurait y avoir de prise de conscience. Il va même jusqu’à écrire que chez le Bergson de l’Essai, «l’état de conscience indivis» étouffe la «conscience du mouvement» dans une «qualité ineffable qui ne peut nous enseigner le mouvement» (p. 319). Or, il n’y a pas davantage de «prise de conscience» quand la psychologie fait de la sensation un «contenu de conscience» (p. 301), pris «dans la conscience», tel un «quale identifiable à travers toutes les expériences que j’en ai» (p. 243) : l’inhérence annule la prise.
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2) D’autre part, la prise de conscience commence avec la conscience intellectuelle. À quel éveil nous convie l’intellectualisme? Dans cette perspective, écrit Merleau-Ponty,
ce lieu hors du monde que le philosophe empiriste sous-entendait et où il se plaçait tacitement pour décrire l’événement de la perception, il reçoit maintenant un nom, il figure dans la description. C’est l’Ego transcendantal. Par là [sic], toutes les thèses de l’empirisme se trouvent renversées, l’état de conscience devient la conscience d’un état (p. 240s).
Cette conscience se décompose alors en «actes de conscience» (p. 246s). Dans cet étrange renversement du comment en pourquoi, l’intellectualisme atteint — prend — la con-science constitutive de l’ego.
Cette élection d’une prise de conscience commençant avec l’intellectualisme ravive le problème de ce que Renaud Barbaras a nommé «l’idéalisme de Merleau-Ponty» : «Le refus de l’empirisme, conduit sur le présupposé de la conscience, ramène inévitablement l’intellectualisme» Footnote 13 . Un tel idéalisme doit s’entendre en lien avec ce second sens de la conscience et le problème de son dépassement. En d’autres termes, il s’agit bien, pour «décrire l’expérience originaire en-deçà de l’intellectualisme», de «renoncer à la conscience intellectuelle», et donc «à la perspective même de la conscience», entendue au sens d’une «catégorie» (ibid.). R. Barbaras montre que Merleau-Ponty le fera radicalement dans Le visible et l’invisible, se reprochant d’avoir conservé «en partie la philosophie de la conscience» et d’être parti «de la distinction “conscience” — “objet”» Footnote 14 .
Dans le sillage de ces analyses, nous voudrions alors développer trois points. 1) Merleau-Ponty renonce à la philosophie de la conscience intellectuelle dès la Phénoménologie. 2) Ce faisant, il n’abandonne que la conscience intellectuelle, qua catégorie. Avoir conservé en partie une philosophie étroite de la conscience n’empêche pas d’en avoir tenté une autre, et d’avoir envisagé la conscience en un sens plus vital, à condition de ne pas partir de la distinction incriminée. 3) L’expérience originaire qui dépasse l’intellectualisme s’entend justement à partir d’une conscience originaire, qui en ce sens dépasse l’expérience.
Bien entendu, la troisième partie de la Phénoménologie ne fait qu’aiguiser le problème soulevé par R. Barbaras, lequel remarque dans une autre étude : «Le chapitre sur le cogito correspondrait alors au point de tension maximal de l’ouvrage» Footnote 15 . C’est ici que Merleau-Ponty apparaît le plus demeurer «dans l’horizon d’une philosophie de la conscience» et s’adonne à une «rectification» d’énoncés concernant la conscience de soi Footnote 16 . Il faut prendre alors toute la mesure d’une «impossibilité constitutive» de redéfinition des catégories classiques comme celle de conscience Footnote 17 . Nous verrons toutefois en quel sens Merleau-Ponty tente déjà de redéfinir la conscience de soi d’une façon qui semble échapper au spectre d’une philosophie trop intellectualiste de la conscience, et qui est justement suggérée par certaines analyses de R. Barbaras, liées à l’idée de faire. L’enjeu principal est ici, comme l’a remarqué très tôt Michel Lefeuvre, celui d’une métaphysique par-delà la phénoménologie de la conscience Footnote 18 .
Il apparaît que Merleau-Ponty doit passer par l’intellectualisme pour contrer l’empirisme et se rend tributaire de cette opposition dualiste et de la conscience intellectuelle qui la commande Footnote 19 . Ainsi, la Phénoménologie est «conduite sous le présupposé de la conscience» et «demeure profondément tributaire de l’intellectualisme qu’elle dénonce» Footnote 20 . Pourtant, il laisse aussi entendre que l’intellectualisme «représente bien un progrès dans la prise de conscience» (p. 240). Sa prise est encore lâche, c’est-à-dire non «achevée», comme déjà chez Descartes (p. 55). Et cela tient toujours au sens qu’il donne à la conscience. Merleau-Ponty stipule : «L’intellectualisme, lui aussi, se donne le monde tout fait. Car la constitution du monde telle qu’il la conçoit est une simple clause de style : à chaque terme de la description empiriste, on ajoute l’indice “conscience de...”» (p. 241) Certes, la conscience ne signifie plus ici un état; pourtant, elle demeure donnée sur le mode du fait comme un simple indice, ou un acte.
Au fond, pourquoi la prise de conscience est-elle inachevée? Parce qu’elle se trouve encore é-lucidée à partir de la pure conscience. Notre philosophe l’entend ainsi : «La prise de conscience du monde perçu était rendue difficile par les préjugés de la pensée objective. Elle a pour fonction constante de réduire tous les phénomènes qui attestent l’union du sujet et du monde et de leur substituer l’idée claire de l’objet comme en soi et du sujet comme pure conscience» (p. 370s). N’y aurait-il de prise réelle que dans le cas d’une conscience impure? Oui, et nous verrons sous quel nom et selon quelle forme.
Examinons pour le moment la question du mode de donation. S’il est vrai que l’intellectualisme comme l’empirisme se donnent «le monde tout fait», alors la vraie prise de conscience n’aura lieu qu’en passant du mode pur du donné d’emblée tout fait au mode impur du non donné d’abord ni jamais absolument acquis (p. 241), autrement dit du donné de fait à la donation qui se fait. Certes c’est là une exigence bien connue, bergsonienne déjà, omniprésente dans la deuxième partie du livre, avec l’espace (p. 291), la chose (p. 377) et le refus des pétitions de principes (pp. 253-254, 298, 306, 345 et 348). Mais son lien à l’idée de faire va bientôt nous la faire apparaître dans toute sa nouveauté.
Certains commentateurs ont mis de l’avant le rôle de la conscience dans la Phénoménologie, mais il convient d’y insister. Dans la deuxième partie, c’est le sens de la conscience qui permet l’intelligence de l’alternative et de son évitement. Dès lors, la question pour Merleau-Ponty n’est pas tant d’«abandonner la notion de conscience», ce qui a pu le tenter très tôt, comme le rappelle S. A. Noble Footnote 21 , ou bien de la conserver au prix d’apories qu’a révélées R. Barbaras. Il s’agit d’entendre la notion en plusieurs sens, comme Merleau-Ponty le fait tout au long de son parcours philosophique. On peut ainsi montrer qu’il cherche à la «réformer» dans ses cours au Collège de France Footnote 22 , souligner que la «divergence» entre lui et Sartre dans Les aventures de la dialectique tient précisément à «l’idée de conscience» Footnote 23 , voire remarquer que la notion persiste à l’époque du Visible et l’invisible Footnote 24 . Mais restons-en à la Phénoménologie : quelle est cette vraie prise de conscience vers laquelle l’intellectualisme ne fait que progresser?
La vie de conscience : pré-conscience ou surconscience?
Comment éviter cette alternative, qui paralyse la perception vivante dans l’expérience ou dans l’intelligence? Merleau-Ponty le soufflait juste avant de l’évoquer dans le premier chapitre. Il ne s’agit pas de constater ce fait que nous percevons, mais de tenter de justifier le faire même de la perception. C’est alors qu’un troisième sens de la conscience entre en jeu : «Comment se fait-il que nous percevions? Nous ne le comprendrons que si [...] je ne peux jamais dire “Je” absolument et si tout acte de réflexion, toute prise de position volontaire s’établit sur le fond et sur la proposition d’une vie de conscience prépersonnelle» (p. 241s). Tout est dit ici (et redit pour l’espace, p. 327) : la conscience, avant d’être un état sensitif ou un acte de constitution, et même si Merleau-Ponty ne refuse pas absolument ces notions Footnote 25 , constitue une vie, conception assez obscure qui hante la deuxième partie. On pourrait croire la chose bien connue, mais il n’en est rien. En effet, qu’est-ce qu’une telle «vie»? En quel sens, inattendu chez Merleau-Ponty, peut-elle constituer un «fond»?
A) Tout d’abord, la conscience est une vie. Or, cette vie, ce n’est ni le Leben husserlien Footnote 26 ni la conscience vécue, à propos de laquelle R. Barbaras parle à bon droit d’idéalisme Footnote 27 . La conscience était approchée dès la première partie comme «l’être à la chose par l’intermédiaire du corps» (p. 161). La deuxième partie ajoute qu’il s’agit là d’une vie. La conscience se fait corporellement, elle me fait avant que je fasse quelque chose : «Par la sensation, écrit Merleau-Ponty, je saisis en marge de ma vie personnelle et de mes actes propres une vie de conscience donnée d’où ils émergent, la vie de mes yeux, de mes mains, de mes oreilles qui sont autant de Moi naturels» (p. 250s).
Prenons garde ici. Une telle vie anonyme peut être dite «préconsciente» (p. 279, p. 323) en ce qu’elle vient avant les deux premiers sens de la conscience, empiriste et intellectualiste. Cela ne signifie pas toutefois un dépassement de la conscience. Ainsi, G. B. Madison soutient, après Remy Kwant Footnote 28 , que «la conscience, quoique toujours centrale à l’analyse, ne détient donc plus la primauté ontologique et logique, parce qu’elle se ressaisit comme conscience d’une vie préconsciente et préréflexive qui est son commencement absolu» Footnote 29 . Passons sur le fait qu’un un tel commencement s’inscrit dans l’interprétation parfois assez «hégélienne» de Madison, placée sous l’égide du «savoir absolu» Footnote 30 . Ce qui importe est qu’une telle vie préconsciente dépasse tellement peu la conscience qu’elle en constitue un troisième sens.
Nous en aurons confirmation lorsque l’expérience préconsciente non-thétique se révèlera conscience. La pré-conscience elle-même est à dépasser si l’on envisage le troisième sens, le plus vital. Par exemple, la révolution, dit Merleau-Ponty, «transforme en prise de position consciente les rapports préconscients avec la classe et avec la nation» (p. 417s). Ma perception «profite» de cette vie (p. 275), fait que la divination corporelle du monde est possible. Alors, la conscience devient plutôt pré-science : «Le regard et la main sont capables de deviner le mouvement qui va préciser la perception et peuvent faire preuve de cette prescience qui leur donne l’apparence de l’automatisme» (p. 250s). Cependant, une semblable prescience est aussi peu automatique que l’obscurité est confusion générale.
En définitive, c’est bien cette vie de con-science qui fait qu’il y a une «science du monde qui m’est donnée avec mon corps» (p. 350s). C’est donc bien l’idée de conscience qui pilote ce thème central de la deuxième partie, cette science qui me permet par exemple de reprendre un air dans un autre ton (p. 290). On ne confondra pas bien sûr une telle science du corps avec cette connaissance biaisée par l’intellection qui s’efforce, comme l’écrit R. Barbaras, de «déterminer mon existence sur le modèle de celle de la chose», en bref de «penser la conscience sur le mode de la connaissance» Footnote 31 .
En quoi cette approche est-elle neuve? On pourrait objecter en effet que la conscience s’entend seulement en ses premiers sens, empiriste et intellectualiste; en quoi s’agit-il encore de conscience avec une telle vie, en quoi est-ce bien la conscience qui peut être dite en ce troisième sens et pas la perception ou l’expérience par exemple? Nous répondons qu’il s’agit éminemment de conscience, au mot et au concept près. En effet, d’une part, cette con-science concerne une science du corps, partagée de tous, y compris des malades, mais différemment; d’autre part, cette con-science correspond à une science de la vie, qui s’exprime avant tout avec le corps.
Une autre objection ferait valoir qu’avec cette conscience ancestrale, toute activité subjective se trouverait bannie. Évitons toutefois des contresens : le Je ne disparaît pas au sein de la vie de conscience (p. 241), et ce, à au moins quatre titres.
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1) D’abord, Merleau-Ponty force le trait dans ce chapitre sur le sentir. Le sentir n’est pas la sensation, il doit nous reconduire par elle à la perception (p. 18-19). Or, si je ne suis pas l’auteur de ma sensation, j’orchestre ma perception. La «perception naturelle se fait avec tout notre corps à la fois» (p. 260), écrit-il, elle englobe la sensation «qui n’est que la plus simple des perceptions» (p. 279), et devance l’expérience sensorielle (p. 260-266, p. 272, p. 276), d’où une singulière «présence non sensorielle» (p. 352).
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2) Ensuite, il y a certes un «acquis originaire» (p. 250) ou «indispensable» (p. 408) lié au corps. Pourtant, rien n’est jamais acquis pour le sujet pensant (p. 151), réflexif (p. 241) et libre (p. 513) — par exemple révolutionnaire —, qui doit reprendre sans cesse l’acquis. Ce qui est originaire, c’est bien plutôt la reprise de l’acquis, ce dont la temporalité donnera le modèle ultime dans la troisième partie.
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3) En outre, si nous sommes «déjà à l’œuvre dans un monde» (p. 293), nous y sommes à l’œuvre. Le «On» précède le «Je» (p. 277) : il ne remplace pas le «moi» corporel et percevant, lequel est maintenu. Certes, note Merleau-Ponty, «si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois» (p. 249s). Cela ne signifie pas toutefois que je ne perçoive rien, mais qu’en moi se fait la perception. À la limite, le On d’autrui s’incarne en l’autre qui perçoit (p. 400).
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4) Enfin, le Je est seulement second devant ces «Moi naturels» du corps, évoqués ci-dessus, et secondé par eux. Le véritable sujet, ce n’est ni quoi ni qui (Ricœur) mais celui qui : ce n’est pas le corps, mais le corps qui «fait exister», éminemment, «qui fait le temps» (p. 277). Ce sera à la limite, dans la troisième partie, cette «conscience dernière», non pas «zeitlos» (p. 483) car hors du temps, non pas zeitlos «seulement au sens où elle n’est pas étalée dans le temps mais [où elle] est bien plutôt l’acte même qui suscite l’existence de la structure temporelle du monde tel qu’il est» Footnote 32 . En cela, cette conscience ultime opère un faire-être et une structuration que nous évoquerons plus loin. Restons-en à la deuxième partie et insistons : le corps se trouve possédé — ensorcelé perceptivement — pour faire, et avant tout voir : «Ce n’est pas moi comme sujet autonome, c’est moi en tant que j’ai un corps et que je sais “regarder”» (p. 277).
Pour ces quatre raisons, le moi ne disparaît pas. Or, ce point est capital : c’est parce que ce premier chapitre insiste sur le sentir et non pas sur la perception totale, et parce que cette deuxième partie insiste sur le monde perçu, et non pas sur le corps — comme la première — ou sur la subjectivité — comme la troisième —, que cette perspective «déformée» pourrait faire croire à une disparition du moi, et aussi, par ricochet, à une relative extinction de la conscience, par exemple au profit de l’expérience.
B) En effet, et ensuite, la vie de conscience ne se cantonne pas à cette activité prépersonnelle. Le moi n’est pas passif. Si la conscience constitue effectivement une vie, alors prendre conscience, c’est vivre une chose. C’est là un aspect qui a été jusqu’ici peu mis de l’avant. Merleau-Ponty écrit bien, à propos de l’organisation en profondeur que produirait la physiologie cérébrale, qu’elle ne serait «qu’une profondeur donnée, une profondeur de fait, et [qu’]il resterait à en prendre conscience. Avoir l’expérience d’une structure, ce n’est pas la recevoir passivement en soi : c’est la vivre, la reprendre, l’assumer» (p. 299s). Prendre conscience c’est vivre, et éviter l’alternative de l’état ou de l’indice de conscience. Au plus concret, «il ne faut donc pas se demander comment et pourquoi le rouge signifie l’effort ou la violence, le vert le repos ou la paix, il faut réapprendre à vivre ces couleurs comme les vit notre corps» (p. 245). Le rouge n’est plus ni quale ni essence, mais exprime bien plutôt la conscience vive et vivante du monde.
C) Mais il y a plus. Vivre, pour Merleau-Ponty, c’est faire. La conscience tient dans cette vie consistant à (re-)prendre conscience sur fond d’inconscience Footnote 33 . Or, une telle conscience vivante constitue une fonction originaire.
Dans cette couche originaire du sentir, écrit-il, que l’on retrouve à condition de coïncider vraiment avec l’acte de perception et de quitter l’attitude critique, je vis l’unité du sujet et l’unité intersensorielle de la chose [...]. Qu’est-ce que vivre l’unité de l’objet ou du sujet sinon la faire? [...] J’ouvre les yeux sur ma table, ma conscience est gorgée de couleurs et de reflets confus, elle se distingue à peine de ce qui s’offre à elle (p. 276s).
Vivre, pour la conscience, c’est faire. C’est ici faire l’unité, celle du sujet (conscience) ou de l’objet (table). Or, cela reviendra tout autant ailleurs à faire cette «union du sujet et du monde» qui caractérise la «prise de conscience du monde perçu», irréductible à la pure conscience (p. 370; cf. supra). Faire l’unité, c’est uni-fier dans le temps, et il n’y a «pas d’unité sans unification» (p. 278). De plus, ce qui vaut pour la conscience perceptive vaut quasiment pour celle dite «fantastique» (p. 335). La fonction se fait aussi fiction (p. 374), dans le mythe (p. 335-339), l’hallucination et l’imagination (p. 393-395).
D) Nous atteignons ici le point capital. Vivre, c’est faire, et «ma vie» tient à ce que je fais (p. 436) : voilà ce que nous dit la «prise de conscience» de l’organisation en profondeur évoquée ci-dessus. Or, celle-ci consiste à passer d’une «profondeur de fait» à «l’expérience d’une structure», qui est à entendre à l’instar d’une structuration. En effet, il ne s’agit pas seulement de vivre la structure, mais, dans une gradation sensible, de «la reprendre, l’assumer», et donc, d’une certaine manière Footnote 34 , de la faire être. Voici la nouveauté : à ce niveau, Merleau-Ponty envisage la prise de conscience à partir de ce qu’il nomme les «questions ‘métaphysiques’» : structurer et faire être l’entourage Footnote 35 .
Le faire-être et la structuration organisatrice, questions qui ont été introduites par Merleau-Ponty dans la première partie (p. 133; cf. iii, p. 151 et p. 180), se révèlent à l’œuvre dans cette deuxième partie de l’ouvrage Footnote 36 . Nous les retrouvons de concert dans une manière de «faire de l’espace» (p. 256), irréductible à la spatialisation intellectuelle (p. 282). Elles œuvrent déjà, toutefois, dans la fameuse définition — cette fois essentielle — de la conscience de la première partie : «L’essence de la conscience est de se donner un ou des mondes, c’est-à-dire de faire être devant elle-même ses propres pensées comme des choses, et elle prouve sa vigueur indivisiblement en se dessinant ces paysages et en les quittant» (p. 151-152). Enfin, dans la troisième partie, elles se conjuguent au travers de la caractérisation de la conscience comme «projet global» (p. 485-486), sur laquelle a insisté Samuel B. Mallin Footnote 37 .
L’évocation de ces deux questions métaphysiques n’est pas anodine, puisqu’elle mènera à ce que l’on pourrait nommer un revival de la conscience. Notons pour l’heure que ces questions constituent un chiasme qui interdit de les réduire l’une à l’autre, ou l’une et l’autre à un principe fondateur. Il convient pourtant de subordonner la seconde à la première : l’essence de la conscience tient dans le faire-être; elle ne fait qu’attester de sa vigueur dans la structuration de l’entourage (le dessin du paysage). Merleau-Ponty y revient dans la deuxième partie : «Hallucination et perception sont des modalités d’une seule fonction primordiale par laquelle nous disposons autour de nous un milieu d’une structure définie, par laquelle nous nous situons tantôt en plein monde, tantôt en marge» (p. 394s). Il s’agit de faire être l’entourage mondain en dessinant en lui une structure. Avec l’espace, c’est ici l’hallucination et par ricochet la chose — voire tout phénomène — qui se comprennent à partir de ces questions.
En effet, la déclaration précédente constitue un hapax d’une généralité inattendue chez cet auteur : et la perception et l’hallucination modalisent cette «fonction primordiale», substance même de la conscience perceptive et fantastique. Merleau-Ponty soutient même qu’elle sous-tend la perception naturelle ou fictive, et rend possible une certaine perception de la réalité : «Au-dessous des perceptions proprement dites, il y a donc, pour les sous-tendre, une fonction plus profonde sans laquelle l’indice de réalité manquerait aux objets perçus, comme il manque chez le schizophrène» (p. 395s). Primordiale, plus profonde : c’est justement la conscience caractérisée ainsi qui sera dite originaire.
En cette fonction, c’est le faire-être qui prime, et ce, dans la conscience. Il s’agit encore une fois d’un topos bien connu qu’il faut revisiter. Ainsi, «l’attitude» d’accueil du bleu (p. 245) se comprend si «la motricité cesse d’être la simple conscience de mes changements de lieu présents ou prochains pour devenir la fonction qui à chaque moment établit mes étalons de grandeur, l’amplitude variable de mon être au monde. Le bleu est ce qui sollicite de moi une certaine manière de regarder» (p. 243s), autrement dit de faire être pour moi l’entourage coloré.
La prise de conscience vivante est donc essentiellement abordée à partir du faire-être. Ce trait se retrouve jusque dans la «conscience dernière» évoquée dans la troisième partie, qui fait être la structure temporelle du monde, comme l’analyse à sa manière Wayne Jeffrey Froman Footnote 38 . Les études merleau-pontiennes n’ont pas encore évoqué directement ce faire-être, lequel n’est ni une pure création, ni un «fiat», ni «ce parti-pris en faveur de l’être» lié au «fait» (p. 294) de la naissance du sujet au tréfonds de la vie de la conscience (cf. supra, A).
Ce point me semble capital, car il permet de comprendre que, pour filer une distinction merleau-pontienne Footnote 39 , une telle prise de conscience concerne un faire et ne doit pas s’entendre dans le seul cadre d’une «téléologie de la conscience» comprise comme un acte ou une action visant une fin. Pour G. B. Madison, la phénoménologie de Merleau-Ponty constitue «une recherche des limites de la conscience» au niveau de «l’expression symbolique (la téléologie de la conscience), dans la peinture, le langage et la philosophie elle-même» Footnote 40 , cette limite étant son dépassement et son accomplissement dans l’ontologie Footnote 41 . Toutefois, comme l’a montré R. Barbaras, une téléologie de la conscience relève encore d’une philosophie de la conscience, dont il s’agit pourtant de sortir Footnote 42 , et ce y compris pour Madison Footnote 43 . Quoi qu’il en soit, la question devient pour nous la suivante : faut-il pour cela sortir aussi de la conscience?
La conscience engorgée et engluée
Revenons à la Phénoménologie. D’après ce qui précède, c’est donc le (troisième) sens de la conscience qui permet d’éviter l’alternative incriminée. Que veut dire toutefois qu’elle est évitée? Quel est ce lieu où le sens de la conscience change? Car elle n’est pas cette «conscience sans lieu» qui «pense» ses «points de vue» détachés sur le monde (p. 380). Si le moi s’est révélé être le lieu de la perception, quel lieu faut-il alors attribuer à la conscience? La réponse est la suivante : «La conscience, qui passe pour le lieu de la clarté, est au contraire le lieu même de l’équivoque» (p. 383). Dès lors, quel peut bien être le concept approprié à une si étrange topologie?
Dans la deuxième partie, c’est celui d’engorgement. Sauf erreur, ce concept tel qu’il apparaît chez Merleau-Ponty n’a jamais été étudié auparavant. Or, il transparaît souvent au travers de citations Footnote 44 . S’il n’apparaît pas très «propre», il exprime l’essentiel : la conscience est entachée du monde, elle n’est ni «pure» (p. 370), ni «saine» (p. 388), ni «nue» (p. 401). Voilà une conscience sale mais non pas une sale conscience, ni hypocrite en un sens psychologique Footnote 45 , ni semblable à celle du «salaud» sartrien. L’engorgement désigne l’investissement du monde dans la conscience, c’est-à-dire le fait qu’il y a un monde perçu plutôt qu’une perception du monde.
Dans sa philosophie de la mythologie, Schelling évoque déjà un empêtrement de la conscience, prise, impliquée, embrouillée (verwickelt) dans la succession des représentations dans le polythéisme, dont elle se libère dans la philosophie de la révélation Footnote 46 . Merleau-Ponty cherche plutôt à envisager un engorgement de la conscience par le monde. Il l’évoque paradoxalement un tel engorgement en lien avec le lieu qui pourrait sembler le plus distant, le moins engorgé par le monde : le ciel.
Moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique, je ne le possède pas en pensée, je ne déploie pas au devant [sic] de lui une idée du bleu qui m’en donnerait le secret, je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère, il «se pense en moi», je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi, ma conscience est engorgée par ce bleu illimité (p. 248).
La conscience est engorgée au sens où sa transparence est rendue opaque par le bleu, où sa constitution bienheureuse cesse d’être totalement disponible et s’enraye. Le symbole quantitatif d’une telle conscience passe de la totalité au «presque», de sorte que je ne peux «jamais voir ou toucher sans que ma conscience s’engorge en quelque mesure et perde quelque chose de sa disponibilité» (p. 256s). Le trait essentiel est cependant que la conscience demeure; son engorgement témoigne de sa persistance. La conscience perceptive est celle en laquelle le monde prend ses aises, mais elle demeure conscience, et pas seulement perception ou expérience.
Soit : l’alternative est évitée dans la conscience engorgée; mais la question est de savoir comment. Cette question, La structure du comportement ne pouvait pas encore la poser, confesse Merleau-Ponty dans la Phénoménologie, car elle s’occupait de la conscience vue de l’extérieur, sensible au monde. On a pu montrer toutefois la richesse précoce de telles considérations où la conscience humaine reçoit la marque de sa spécificité par rapport à la conscience animale Footnote 47 . En réalité, il n’y a pas tant ici rupture qu’il y a reprise Footnote 48 . L’opus de 1942, qui provient de la thèse complémentaire Conscience et comportement Footnote 49 , est tout employé à faire voir, ajoute-t-il, que la conscience «ne pouvait pas être un pour soi pur. On commence à voir qu’il n’en va pas autrement de la conscience vue de l’intérieur» (p. 249s). Il existe donc une continuité entre les analyses de la conscience de la première thèse, que restitue R. Barbaras Footnote 50 , et celles de la seconde.
Or, que signifie cette vision interne? Elle signifie justement un vivre : «Quand il s’agit de la conscience, je ne puis en former la notion qu’en me reportant d’abord à cette conscience que je suis, et [...] reprendre contact avec la sensorialité que je vis de l’intérieur» (p. 254s). Voir la conscience de l’intérieur signifie la vivre ainsi, car la conscience est une vie. Cela nous offre un accès interne à la vie de conscience. On objectera qu’un tel vivre représente une expérience ineffable, peu soucieuse de la rigueur du concept. Seulement voilà, et nous y viendrons, ce n’est pas là une expérience.
Dès lors — et pour le moment —, force est de constater qu’aux yeux de Merleau-Ponty, la vie de conscience, rejointe de l’intérieur, est ce qui permet de répondre au problème de savoir comment l’alternative est évitée dans la conscience engorgée. Il demande en effet : «Comment avons-nous pu échapper à l’alternative du pour soi et de l’en soi, comment la conscience perceptive peut-elle être engorgée par son objet?» (p. 249) Cela tient à la prescience déjà évoquée. Tout cela est possible grâce à cette vie de conscience qui fait le savoir du corps. Il ajoute plus loin : «L’espace et en général la perception marquent au cœur du sujet le fait de sa naissance, l’apport perceptuel de sa corporéité, une communication avec le monde plus vieille que la pensée. Voilà pourquoi ils engorgent la conscience et sont opaques à la réflexion» (p. 294s). Cette communication ancestrale avec le monde faisait tout le premier sens de la vie de conscience (cf. supra, A).
Le premier sens de la vie de conscience — de la conscience en son troisième sens — permet donc de justifier son engorgement, mais aussi son engluement, dit Merleau-Ponty. Voici un étrange concept, tout aussi peu étudié que l’engorgement dans la littérature secondaire. Certes, les termes apparaissent interchangeables. La table des matières de la Phénoménologie évoque ainsi la «conscience engluée dans le sensible» (p. 529), alors que le passage correspondant ne parle que d’engorgement (p. 248). Il est pourtant question plus loin d’engluement, et il y a une différence. Parler d’engluement, c’est, en particulier pour Merleau-Ponty, critique de Sartre et de la psychanalyse Footnote 51 , tempérer les connotations sexuelles de la notion d’engorgement.
L’engorgement représente un concept en quelque sorte volumique et hydraulique, lequel vient supprimer la distance théâtrale entre le moi et le monde. La conscience se trouve bouchée par le monde qui la pénètre, ce qui invalide tout face-à-face, toute possession intellectuelle préalable du monde issue d’une devanture et d’un survol Footnote 52 . La conscience est naturellement engorgée dans la perception, par exemple «gorgée de couleurs», et ce n’est que secondairement qu’elle se désengorge dans la fixation des sens (p. 276), dans le raclement de gorge, si l’on ose dire, de la sensation Footnote 53 .
Or, l’engluement représente plutôt un concept surfacique et plastique, lequel vient installer une distance réelle entre la conscience et le monde. La conscience s’englue en lui, s’y colle, parce qu’elle ne le pénètre pas justement dans une constitution intégrale. L’engluement rejoint l’engorgement en ceci que la conscience n’a pas le loisir ou la latitude de se distancier du monde, mais s’y trouve retenue, engluée, ce qui rejoint le collage obscur du sujet et de l’objet, qui faisait le lit de l’obscurité. Il y a même un fétichisme de l’engluement qui veut que je sois «toujours attaché par mes racines à un espace naturel et inhumain» (p. 339), et qui peut varier d’échelle. Citons pour mémoire cette mention de la fixation d’une «pierre sans histoire» du mur des Tuileries, qui fait imperceptiblement disparaître la place de la Concorde (ibid.).
Toutefois, les deux concepts sont proches, et c’est bien la vie de conscience qui justifie l’un et l’autre. L’insistance déductive de Merleau-Ponty frappe de nouveau :
Que peuvent nos descriptions contre ces évidences et comment échapperaient-elles à cette alternative? [...] Si ma conscience constituait actuellement le monde qu’elle perçoit, il n’y aurait d’elle à lui aucune distance et entre eux aucun décalage possible, elle le pénétrerait jusque dans ses articulations les plus secrètes, l’intentionnalité nous transporterait au cœur de l’objet, et du même coup le perçu n’aurait pas l’épaisseur d’un présent, la conscience ne se perdrait pas, ne s’engluerait pas en lui. Nous avons, au contraire, conscience d’un objet inépuisable et nous sommes enlisés en lui parce que, entre lui et nous, il y a ce savoir latent que notre regard utilise (p. 275s).
La Phénoménologie se structure autour du dépassement de l’alternative entre empirisme et idéalisme. Ce qui est moins connu, c’est que ce dépassement prend dans la deuxième partie de l’ouvrage la forme d’un évitement qui doit tout à la vie de conscience. Ce schéma, envisagé ici à partir du chapitre sur le sentir, structure en effet les suivants, consacrés à l’espace (p. 282, p. 288-289), la chose (p. 350, p. 382-383) et autrui (p. 410-419). Il y a ainsi une alternative du spatialisé et du spatialisant (p. 282) qui s’évite grâce à la notion de niveau, célébrée par Fabrice Colonna et introduite dans l’analyse de l’orientation (p. 287-290) Footnote 54 . Or, le niveau s’établit à partir de cette vie de conscience ancestrale, prématurée plutôt qu’«arriérée», en ce qu’il «se précède toujours lui-même» (p. 288, p. 291) Footnote 55 .
La gageure de ces analyses est de montrer qu’il apparaît malaisé de s’en tenir à la sentence de Remy Kwant selon laquelle la philosophie de Merleau-Ponty «ne contient pas d’analyse de la conscience» Footnote 56 . La vie de conscience survit aux états et indices d’une conscience engorgée par le monde, qui s’y trouve engluée, en une vitalité insigne, une conscience au sens du moyen en grec Footnote 57 . Une telle conscience ne s’en tient pas à la définition donnée dans la première partie («l’être à la chose par l’intermédiaire du corps»). De plus, elle «résiste» alors qu’elle est abordée dans la deuxième, celle-là même qui semblerait la plus propre à la faire disparaître dans les replis du monde perçu.
Conscience et expérience
Mais la conscience résiste-t-elle vraiment? Relisons en effet la citation que j’ai placée en exergue à cette étude, où Merleau-Ponty disait s’en tenir «à la notion incontestable d’expérience» (p. 299, note 1). On pourrait objecter que partout, et en particulier dans cette deuxième partie, il parle d’expérience plutôt que de conscience. Qu’en est-il réellement?
Tout d’abord, cette citation constitue une note de Merleau-Ponty, et concerne une restriction locale liée au fait qu’il utilise ici des analyses gestaltistes. Or, ces dernières insistent sur la non-conscience de la grandeur apparente, et se prêtent donc peu à une approche en termes de conscience, celle-là même «que la psychologie de la forme pourrait contester» (ibid.). Comme l’écrit R. Barbaras dans sa belle étude, il convient de distinguer «la psychologie de la forme, vis-à-vis de laquelle Merleau-Ponty prend position très tôt et de façon définitive, et la question de la forme, qui l’occupe tout au long de son œuvre». Ainsi, «alors que, dans un premier temps, la forme est utilisée au profit d’une philosophie de la conscience, contre l’interprétation naturaliste de la psychologie, elle en vient à constituer l’instrument même de la critique de la philosophie de la conscience» Footnote 58 . Cependant, demandons-nous, cette (philosophie de la) conscience est-elle la seule qui (rentre en ligne de) compte pour Merleau-Ponty?
Quoi qu’il en soit, et ensuite, la «réserve» de ce dernier concerne le sens à donner à la conscience. Il convient ainsi de s’en tenir «à la notion incontestable d’expérience», mais par opposition à la conscience entendue en son premier sens (état, contenu) ou en son deuxième sens (indice, acte). Ce que conteste Merleau-Ponty, c’est le «formalisme de la conscience» (p. 260), ou encore, répète-t-il deux fois sur la même page, «à la conscience perceptive la pleine possession de soi» (p. 396). En revanche, il ne refuse pas la conscience, laquelle doit se trouver toutefois «profondément transformée», confesse-t-il cette fois dans le corps du texte (p. 403), et non plus dans une note de survol ajoutée. Il s’agit pour lui de la «concevoir, non plus comme une conscience constituante et comme un pur être-pour-soi, mais comme une conscience perceptive, comme le sujet d’un comportement, comme être au monde ou existence» (p. 404). Une telle conscience, c’est celle qui passe par le corps (p. 260, p. 365-366); elle sera dite bientôt «originaire».
Enfin, nous avons vu que toute la Phénoménologie s’efforce de vivre une «conscience vue de l’intérieur» et non pas seulement «de l’extérieur». Or, le livre s’en prend au contraire à l’idée d’une expérience interne chez Bergson :
La conscience de mon geste, si elle est véritablement un état de conscience indivis, n’est plus du tout la conscience d’un mouvement, mais une qualité ineffable qui ne peut nous enseigner le mouvement. Comme le disait Kant, l’expérience externe est nécessaire à l’expérience interne, qui est bien ineffable, mais parce qu’elle ne veut rien dire (p. 319).
Si l’on ne peut pas dire de l’expérience ce qu’il faut dire de la conscience, comment Merleau-Ponty pourrait-il s’en tenir à la notion d’expérience, aussi incontestable soit-elle?
Sans contredit, l’expérience semble parfois devancer la conscience, par exemple dans ce passage : «Si je fais passer rapidement un crayon devant une feuille de papier où j’ai marqué un point de repère, je n’ai à aucun moment conscience que le crayon se trouve au-dessus du point repère, je ne vois aucune des positions intermédiaires et cependant j’ai l’expérience du mouvement» (p. 312s). À y bien regarder pourtant, Merleau-Ponty veut dire que c’est à partir de la conscience perceptive du mouvement en son entier (signifiante par ailleurs pour une analyse du cinéma Footnote 59 ) que l’on peut rendre compte de cette expérience qu’élimine ici la pensée objective en l’immobilisant dans les positions. Une conscience clignotant en chaque position serait bien plutôt celle de la pensée objective, et l’expérience la devance.
On pourrait dire que ce type de conscience, «de part en part pensée», celle qui «fait» des expériences, ne peut que «défigurer» «l’expérience perceptive» Footnote 60 . Or, l’expérience devance une telle conscience parce qu’elle s’origine dans une conscience plus profonde, laquelle permet de comprendre pourquoi «cependant j’ai l’expérience du mouvement» (p. 312s). En d’autres termes, ce n’est pas une expérience plus originaire qui vient sauver l’expérience du mouvement, mais bien une autre conscience, à savoir la conscience perceptive du mouvement qui permet de comprendre pourquoi il y a quand même expérience du mouvement.
Un passage souvent cité approfondit cette caractérisation de l’irréductibilité de la conscience à l’expérience :
Quand je me promène sur le boulevard, je n’arrive pas à voir comme choses les intervalles entre les arbres et comme fond les arbres eux-mêmes. C’est bien moi qui ai l’expérience du paysage, mais j’ai conscience dans cette expérience d’assumer une situation de fait, de rassembler un sens épars dans les phénomènes et de dire ce qu’ils veulent dire d’eux-mêmes (p. 304-305s).
L’expérience se fait le lieu de l’occasion de la prise de conscience. Et, derechef, cette prise s’exprime métaphysiquement comme assomption fonctionnante d’un fait, et non pas comme un simple fait, ainsi que comme un rassemblement plein de structuration.
En réalité, c’est souvent la conscience qui prend le pas sur l’expérience. C’est éminemment le cas dès que Merleau-Ponty introduit le fameux motif husserlien d’une recherche de «l’expérience à l’état naissant», à laquelle on demande «son propre sens» : il précise que cela signifie que «nous avons une expérience de nous-mêmes, de cette conscience que nous sommes» (p. X). L’expérience se ressource dans la conscience, dans une conscience qu’il dit ici «originaire», comme nous le verrons bientôt.
C’est aussi le cas quand il revient sur ce motif dans la deuxième partie (p. 253). Il faut bien voir qu’il y aborde la problématique du mysticisme (et de l’enfance, du rêve, de la folie) en termes de conscience. Il s’agit toujours d’échapper à une alternative — la «conscience mystique» n’est conscience ni de quelque chose ni de rien du tout (p. 338) — et de la résoudre à l’aide «d’une phénoménologie de l’esprit», laquelle indique la «fonction» des mythes «dans la prise de conscience» (p. 339s). En effet, c’est l’ouverture de la conscience qui permet de comprendre la variété de l’expérience, que ne compromet qu’une «conscience absolue». Et c’est l’engorgement de la conscience par le monde qui permet d’entendre l’expérience : au premier chef celle, capitale, du «lien entre la subjectivité et l’objectivité qui existe déjà dans la conscience mythique ou enfantine»; ou celles, souvent citées, où la «conscience onirique» apparaît encore du monde et obsédée par lui, où la folie «gravite» — et non pas orbite — autour du monde (p. 337-339).
Un autre haut lieu du commentaire merleau-pontien confirme la justesse de notre approche. La conscience prend encore le pas sur l’expérience lorsque Merleau-Ponty évoque d’abord une «expérience non-thétique, préobjective et préconsciente» (p. 279s), en particulier lors de sa réserve dans le texte placé en exergue (p. 299), pour lui préférer ensuite une «conscience non thétique», reprise à Sartre Footnote 61 . La préconscience (cf. supra, A) ne se conçoit qu’en rapport aux deux premiers sens de la conscience. En bref, cette expérience non-thétique est pré-consciente, i.e. vient avant la conscience en ses deux premiers sens. Cependant elle est aussi pré-consciente, car devancée par la conscience en son troisième sens, précisément non-thétique. Cette dernière s’oppose à la conscience du logicien ou à la synthèse kantienne (p. 316-317s). Ne posant rien, elle fait ou laisse — au sens du moyen en grec — percevoir le mouvement en son absoluité (p. 324).
Cette conscience non-thétique permet même d’échapper au problème d’autrui, posé notoirement en termes d’Alter Ego (p. VI-VII), un peu comme l’alter-native est à éviter. Merleau-Ponty le formule ainsi : comment est-ce que «le sujet s’ouvre à un Autre absolu qu’il prépare du plus profond de lui-même» (p. 376, p. 409)? Notons que pour lui, une telle ouverture de la conscience, déjà croisée, doit être dite métaphysique (p. 195) Footnote 62 .
À l’évidence, cette insistance sur la conscience, cette remontée non pas tant à une expérience dernière qu’à la «conscience dernière» dont parlera la troisième partie (p. 485), ne signifie pas la recherche une position a priori à l’instar de celle de la philosophie criticiste qui affiche son mépris des «curiosités empiriques». Il s’agit bien plutôt, dit Merleau-Ponty, de redonner à de telles descriptions «une importance philosophique» (p. 257) et donc de réhabiliter et l’empirique et l’a priori, sous une nouvelle forme (p. 255-257) , qu’analyse en détail Lucia Angelino Footnote 63 .
Nous demandons alors : quels éléments Merleau-Ponty donne-t-il pour mieux affirmer une telle conscience irréductible à l’expérience, mais qui ne nie pas, tant s’en faut, le domaine empirique, conscience dont le champ lexical et conceptuel est décidément foisonnant, puisqu’elle a été dite sensible (p. 249), perceptive, vivante, fonctionnante, engorgée, engluée et non-thétique? Se pourrait-il que cette conscience recroise, en son caractère «dernier» qui n’a pourtant rien d’un premier principe, les questions de la métaphysique, faire-être et structuration, lesquelles ne sont dernières qu’en leur chiasme?
La conscience originaire et philosophique
Voilà un thème singulier et semble-t-il jamais étudié en propre. Il a déjà été croisé sous le visage de cet «acquis originaire» (p. 250) lié à la conscience incorporée. Il correspond encore à la conscience liée à «cette couche originaire du sentir» (p. 276) au cœur de la perception, laquelle est apparue «primordiale», «plus profonde» en sa fonction vitale (p. 394-395).
Dans une note, dont le ton vient contrebalancer celui de celle où il émettait sa réserve, Merleau-Ponty laisse entendre que la véritable conscience du mouvement n’est plus ni bergsonienne ni kantienne : «Ce qui est pour nous conscience originaire ce n’est pas un Je transcendantal posant librement devant lui une multiplicité en soi» (p. 319), c’est donc une conscience non thétique. Cet interdit n’empêche pas une «lecture transcendantale de la pensée de Merleau-Ponty», qui redonne au corps ses «titres métaphysiques» comme «structure originaire qui seule rend possible le sens» Footnote 64 . Tout cela incite à dégager la métaphysique de Merleau-Ponty, en sa spécificité, où structuration et faire-être se relient à cette «structure» et ce «rendre possible».
Il reste qu’une telle caractérisation de la conscience originaire est négative, et la suite demeure vague et étrangement «fondationnaliste» : «Ce Je relatif et prépersonnel qui fonde le phénomène du mouvement, et en général le phénomène du réel, exige évidemment des éclaircissements» (p. 320). Certains seront apportés par l’analyse du cogito, qui développe l’aspect du Je, dans la troisième partie, avec la conscience de soi Footnote 65 . Mais qu’en est-il de la conscience, en son caractère originaire, et de l’originaire lui-même? Qu’en est-il de l’originaire comme adjectif et comme nom?
Merleau-Ponty ose ici une définition inattendue. L’originaire est entendu ainsi, au plus proche de la fonction d’être : «Ce par quoi le reste peut être et être pensé» (p. 334). Dès lors, qu’est-ce que la conscience originaire? C’est celle par laquelle le reste peut être et être pensé. Or, d’une part, la conscience par laquelle le reste peut être se reconnaît dans celle déjà étudiée, la conscience qui fait être, en sa vie et vitalité, selon le quatrième sens de la vie de conscience (cf. supra, D). D’autre part, la conscience qui fait que le reste peut être pensé incite à la pensée : elle reconnaît la possibilité d’une sorte de structuration de ce qui peut être pensé et doit être réflexive.
En quel sens est-elle réflexive? Si «réfléchir, c’est rechercher l’originaire, ce par quoi le reste peut être et être pensé» (p. 334), cela inclut de rechercher ce par quoi le reste peut être pensé; il s’agit donc de penser la pensée, dans une mystérieuse conscience de soi, qui semble très prématurée dans cette deuxième partie. Quelle est-elle?
L’expérience ne suffit plus ici. Réfléchir, c’est rechercher l’originaire, motif quasi plotinien qui traverse la Phénoménologie, et surtout la deuxième partie. Certes, il s’agit de «retrouver l’expérience irréfléchie du monde pour replacer en elle l’attitude de vérification et les opérations réflexives» (p. 279), de «retrouver l’expérience primordiale» d’où jaillit le «préjugé du monde» (p. 296), de «redécouvrir sous la pensée objective du mouvement une expérience préobjective à laquelle elle emprunte son sens» (p. 309).
Seulement voilà : ici encore, Merleau-Ponty ne s’en tient pas là. La conscience originaire est justement introduite à la faveur de la critique du fait de s’être «replacé dans ma vie intérieure», de cette «expérience interne» et ineffable, déjà évoquée; c’est sur le terrain de la notion de conscience que Bergson est mis en cause (p. 319-320). Si l’on préfère, tout consiste à dire que l’expérience, qu’elle soit irréfléchie, primordiale ou préobjective, converge dans le faisceau plus originaire de la conscience.
Quid de la conscience de soi? Réfléchir, c’est rechercher l’originaire, c’est donc aussi s’y plonger, s’y enraciner et faire la réflexion «radicale» (p. 334). Le thème de la conscience originaire permet donc de penser à nouveaux frais ce locus communis de la Phénoménologie, et du même coup la conscience de soi. En effet, radicale est la réflexion «qui me ressaisit pendant que je suis en train de former et de formuler l’idée du sujet et celle de l’objet, elle met au jour la source de ces deux idées, elle est réflexion non seulement opérante, mais encore consciente d’elle-même dans son opération» (p. 253s). Qu’est-ce à dire, alors que Merleau-Ponty critique le concept intellectualiste de conscience de soi (p. 274), tout en s’en rendant encore secrètement tributaire Footnote 66 ?
Ceci : originairement et radicalement, prendre conscience, c’est faire et avoir conscience de ce que l’on est en train de faire Footnote 67 . A contrario, «si les hallucinations doivent pouvoir être possibles, il faut bien qu’à quelque moment la conscience cesse de savoir ce qu’elle fait» (p. 396s). De nouveau, la conscience hallucinatoire constitue une contre-épreuve de la conscience perceptive. Le faire caractérise donc non seulement l’existence la plus insigne dans la troisième partie Footnote 68 , mais aussi une certaine forme de conscience originaire dans la deuxième partie.
Cette conscience originairement liée au faire était en réalité présente d’entrée de jeu. Car Merleau-Ponty évoquait dans l’avant-propos, commentant Husserl, une recherche de «l’essence de la conscience Footnote 69 » consistant à «retrouver cette présence effective de moi à moi, le fait de ma conscience qui est ce que veulent dire finalement le mot et le concept de conscience» (p. Xs). Or, ce fait essentiel de la conscience se trouvait bien ramené à un faire :
C’est la fonction du langage de faire exister les essences dans une séparation qui, à vrai dire, n’est qu’apparente, puisque par lui elles reposent encore sur la vie antéprédicative de la conscience. Dans le sillage de la conscience originaire, on voit apparaître non seulement ce que veulent dire les mots, mais encore ce que veulent dire les choses (p. Xs).
Takashi Kakuni développe à partir de ce passage une saisissante méditation sur les deux sens du silence chez Merleau-Ponty Footnote 70 . Nous soulignerons aussi qu’une telle recherche ramène bien à une «fonction du langage», à un «faire exister», lesquels existent au sein d’une vie antéprédicative de conscience, laquelle est finalement caractérisée comme originaire. Nous recroisons en cela les analyses antérieures (cf. supra, A-D).
En outre, une telle conscience originaire est dite «philosophique» dans cette deuxième partie, non pas tant en ce qu’elle constituerait une «sorte de conscience malheureuse», consciente «de sa propre contradiction», comme le suggère G. B. Madison citant Hegel Footnote 71 , mais très heureusement. D’abord, elle signifie une redécouverte ou une retrouvaille :
Ce qui fait l’hallucination comme le mythe, c’est le rétrécissement de l’espace vécu, l’enracinement des choses dans notre corps, la vertigineuse proximité de l’objet, la solidarité de l’homme et du monde, qui est, non pas abolie, mais refoulée par la perception de tous les jours ou la pensée objective et que la conscience philosophique retrouve (p. 337s).
La conscience originaire du faire rejoint bien la conscience philosophique, laquelle retrouve, au travers de la solidarité, «ce qui fait l’hallucination» et même la perception normale.
Or, la conscience philosophique revient, ensuite, via la réflexion de l’originaire sous le visage d’une reconnaissance : «Nous ne coupons pas la conscience d’elle-même, ce qui interdirait tout progrès du savoir au-delà de l’opinion originaire et en particulier la reconnaissance philosophique de l’opinion originaire comme fondement de tout le savoir» (p. 396-397s). Singulier fondationnalisme : la con-science philosophique constitue une re-connaissance de ce qui fait le fondement de tout savoir. Elle dépasse donc en cela et la perception quotidienne, vulgaire ou savante, et la réflexion, ce qui recroise l’antinomie entre empirisme et intellectualisme. Mais en quel sens les dépasse-t-elle?
Les noces de l’ambiguïté et de la contradiction
La conscience philosophique dépasse la perception et la réflexion en ce qu’elle est ambiguë et contradictoire, et dépasse en cela aussi la définition de la conscience de la première partie. La question principale qui sous-tend cette deuxième partie n’est pas tant d’éviter l’alternative qu’elle est de la neutraliser sur son propre terrain. Merleau-Ponty l’entend ainsi : «Il faut donner raison à tous les deux [psychologue et logicien] et trouver le moyen de reconnaître la thèse et l’antithèse comme toutes deux vraies» (p. 315s). N’est-ce pas contradictoire? Comment le faire? Une telle vérité double — et non pas double vérité — ne se fera que grâce au «témoignage de la conscience sans lequel aucune vérité n’est possible» (p. 335). Et une telle reconnaissance, déjà croisée, ne viendra qu’avec la «conscience métaphysique» Footnote 72 .
Or, qu’est-ce qu’une telle conscience, ni théorique, ni pratique, ni discursive, ni morale? Quelle valeur a encore son témoignage? Merleau-Ponty y vient dans le finale du chapitre consacré à l’espace (p. 340-344), qu’il intitule «L’ambiguïté de la conscience» (p. 530).
Le rationalisme et le scepticisme se nourrissent d’une vie effective de la conscience qu’ils sous-entendent hypocritement tous deux [...]. Les doctrines, pour peu qu’on les presse un peu, fourmillent de contradictions [...]. Une vérité sur fond d’absurdité, une absurdité que la téléologie de la conscience présume de pouvoir convertir en vérité, tel est le phénomène originaire (p. 342).
La vie ef-fective de la conscience — et non pas la conscience de fait — tient donc dans cette ambiguïté, laquelle n’est ni une «confusion générale» (p. 408s) ni l’hypocrisie métaphysique qui peut surgir en ces doctrines qu’elle nourrit Footnote 73 .
Ici, Merleau-Ponty n’en dit pas beaucoup plus, car ce finale est aussi celui où il examine l’idée de vérité qui prépare le passage à la partie suivante, laquelle commencera par «Le Cogito». Il définit donc cette conscience dans le sens très phénoménologique du «vrai cogito — il y a conscience de quelque chose, quelque chose se montre, il y a phénomène» (p. 342), et c’est bien ainsi que la conscience sera envisagée dans le chapitre suivant (p. 458). Pourtant, en ce finale, il développe aussi sa définition de la conscience, en insistant sur une ambiguïté qui va bientôt la définir Footnote 74 . Or, il n’envisage pas cette ambiguïté dans la suite, sauf avec la transcendance active (p. 431-432). De plus, ce «nouveau cogito» n’est pas (l’ego) phénoménologique : en son ambiguïté même, il annonce déjà le «fait métaphysique fondamental» qui sera développé plus tard Footnote 75 .
Sans doute, la philosophie de l’ambiguïté de Merleau-Ponty est étudiée depuis Ferdinand Alquié et Alfred de Waelhens Footnote 76 . Notre axe problématique est plutôt de chercher comment la conscience philosophique se justifie en son ambiguïté. Car c’est justement ce que fait Merleau-Ponty à la fin du chapitre «La chose», où il ne cherche plus à éviter une «alternative et une contradiction» (p. 382), mais à l’apprivoiser dans la conscience :
Il n’y a pas à choisir entre l’inachèvement du monde et son existence, entre l’engagement et l’ubiquité de la conscience [...], puisque chacun de ces termes, lorsqu’il est affirmé seul, fait apparaître son contradictoire. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la même raison me rend présent ici et maintenant et présent ailleurs et toujours, absent d’ici et de maintenant et absent de tout lieu et de tout temps. Cette ambiguïté n’est pas une imperfection de la conscience ou de l’existence, elle en est la définition (p. 383s).
Cette conscience vient au secours de l’alternative et permet de faire fructifier le paradoxe spatial et temporel. Certes, dans la Phénoménologie, ces ambiguïtés sont avant tout celles du temps (p. 384), et la suite souligne le rôle moteur de la temporalité. On sait comment ce rôle sera sublimé dans la troisième partie de l’ouvrage, dont le chapitre central forme la «clef de voûte de l’édifice» Footnote 77 . La fin du chapitre «La chose» suggère pourtant que l’ambiguïté peut être plus insigne que le temps, évoquant «mon inhérence au temps et au monde, c’est-à-dire dans l’ambiguïté» (p. 397).
Il n’y a donc pas «à choisir» entre des contraires, mais «il faut comprendre» l’ambiguïté, et la conscience constitue le lieu de cette reconnaissance. Elle devra non seulement faire mais aussi vivre des contradictions déjà évoquées dont fourmillent les doctrines sur leur propre terrain, fourmillement auquel répond positivement le pullulement des perceptions (p. 390). Le fourmillement constitue un grouillement incongru, maladif, qui démange, alors que le pullulement — nouveaux termes peu ragoûtants après celui d’engorgement — exprime la profusion vitale et impure de la conscience. Il n’y a donc pas à choisir et l’alternative n’est pas à éviter.
La vraie contradiction ne s’identifie ni à ces contradictions fourmillantes ni au contradictoire évoqué ci-dessus, lequel n’est pas l’ambiguïté qui définit la conscience. Merleau-Ponty cherche néanmoins à aller plus loin que ce «clair contresens» que démasque la negative Klarung husserlienne Footnote 78 , afin de donner un sens positif à une contradiction dont le sens était seulement donné problématiquement chez Husserl Footnote 79 .
La vraie contradiction n’apparaît pas stérile, mais se révèle féconde : «Il y a, en effet, contradiction, tant que nous opérons dans l’être, mais la contradiction cesse ou plutôt elle se généralise, elle se relie aux conditions dernières de notre expérience, elle se confond à la possibilité de vivre et de penser, si nous opérons dans le temps» (p. 381s). Certes, c’est la phénoménologie du temps qui vient ici soutenir l’analyse et permettre un franchissement exigé mais contrôlé d’une ontologie. Pourtant, ce franchissement signifie aussi le passage de l’être au faire.
En effet, cette contradiction — dite ici morte et ressuscitée contre tout principe, transfigurée, généralisée, dite se confondre avec le vivre, se relier à une opération, à un faire — ne peut avoir lieu, nous l’avons vu, que dans la conscience. C’est pourquoi la contradiction n’a pas lieu, dit Merleau-Ponty, dans «notre expérience», mais «se relie» à cette dernière, encore que ramenée à ses «conditions dernières». Mieux, elle a lieu dans la conscience originaire, s’il est vrai que «la possibilité de vivre et de penser» évoquée ici coïncide presque avec la définition de l’originaire : «Ce par quoi le reste peut être et être pensé».
Ces considérations, jamais mises en évidence jusqu’ici, conduisent droit à la toute fin de la deuxième partie, où notre métaphysicien place une telle contradiction généralisée «au centre de la philosophie» (p. 419). Elle correspond au «véritable transcendantal», à «la vie ambiguë où se fait l’Ursprung des transcendances, qui, par une contradiction fondamentale, me met en communication avec elles et sur ce fond rend possible la connaissance» (p. 418-419s). Le fondamentalisme de la contradiction résonne avec le fondationnalisme de la conscience. En cela aussi, la conscience est approfondie plutôt qu’écartée : prendre conscience, ce n’est pas se reposer au sein d’un état-contenu, s’activer au sein d’une constitution; c’est, au plus haut, réaliser âprement l’effectivité du contradictoire en chaque chose du monde de la vie, vivante ou non. Cette contradiction fondamentale, reconnue par la conscience, sera pensée en un sens qui ne se limite pas à la phénoménologie, et qui sera dit métaphysique... dans l’homme Footnote 80 .
Voilà comment peut être (é-)levée l’aporie signalée à la fin de notre introduction. La conscience intègre heureusement cette contradiction qui tient dans le fait de parler, en son âme et conscience, de la conscience, et peut donc dépasser l’alternative du pour-nous et de l’en-soi. Il reste que, d’un point de vue phénoménologique, il y a incontestablement, comme le note R. Barbaras, une nécessité de «dépasser véritablement» des formulations contradictoires, comme celle du cogito envisagé à partir du corps, de sorte que «présence à soi et distance de soi ne fassent pas alternative». Or, qu’elles ne fassent pas alternative n’impose en rien de sortir du faire, s’il s’agit bien au contraire «d’exhiber précisément l’acte ou le faire en lequel s’enracine effectivement le phénomène du cogito» Footnote 81 .
De surcroît, qu’elles ne fassent pas alternative impose-t-il même de sortir de l’alternative? Ce faire directeur et positivement contradictoire ne s’active-t-il pas métaphysiquement au cœur même d’une alternative qui ne serait à dépasser «que» phénoménologiquement? Cela, Merleau-Ponty ne le perçoit-il pas dès la Phénoménologie? S’il est vrai que, comme le remarque R. Barbaras, dans les cours sur la nature, «l’analyse de la Gestalt, conduite jusqu’au bout, nous fait sortir de la logique du tiers exclu, de l’ontologie parménidienne» Footnote 82 , ne peut-on dire que, mutatis mutandis, Merleau-Ponty cherche à nous en faire sortir dès la deuxième partie de l’opus de 1945?
Quoi qu’il en soit, il faut réaffirmer que «les énoncés contradictoires de Merleau-Ponty expriment un compromis entre le maintien d’une philosophie de la conscience et le pressentiment d’un niveau d’être ou l’identité effective de “l’entrer en soi” et du “sortir de soi” puisse se fonder» Footnote 83 . Ce pressentiment, d’abord, implique un renouvellement de la métaphysique avec Merleau-Ponty, centré sur la notion de niveau Footnote 84 . Une telle affirmation, ensuite, exige la constitution d’une nouvelle métaphysique Footnote 85 . Enfin, demandons-nous, un tel compromis vaut-il pour toute philosophie de la conscience, y compris la métaphysique de la conscience que Merleau-Ponty développera sans tarder, reprenant le problème avec l’idée de conscience métaphysique Footnote 86 ?
Conclusion : le déséquilibre et l’imperceptible
Tout arrive parce que l’image imperceptiblement se prolonge dans le moment suivant. Confusion génératrice d’un nouvel ordre. Il y a deux halos confondus. C’est encore l’image de la bouche des deux amoureux au moment où je vois l’arbre.
A. Du Bouchet Footnote 87
Nous avons montré que dans la Phénoménologie, Merleau-Ponty donne un rôle insigne à la conscience — par rapport à l’expérience ou la perception —, lequel tient dans une reconnaissance de l’effectivité de la contradiction. Cette problématique est cruciale pour entendre le chapitre central de l’opus de 1945, et ne quittera plus le philosophe Footnote 88 .
Or, notre cheminement a aussi soulevé de nouveaux problèmes qui seront proposés en guise de conclusion. D’abord, Merleau-Ponty fait référence à un «déséquilibre» qui précipite la phénoménalité même des phénomènes. C’est explicitement ce déséquilibre qui fait que l’intention s’élance et que la tension de la vision se résout (p. 268), que ma perception tend à trouver un «point de maturité» (p. 349). Plus implicitement, c’est lui qui produit le «bougé» de notre expérience (p. 259, p. 380), qui fait que notre perception du monde est pleine de «fragilité» (p. 339) et qu’il y a un «passage» (p. 307, p. 380) ou un «glissement» des perspectives l’une à et dans l’autre (p. 380, p. 405-407). C’est de lui encore que naît le basculement d’un niveau à un autre, auquel toute l’analyse du niveau reste suspendue (p. 288-289). En définitive, c’est lui qui empêche de s’en tenir à cette fameuse alternative qui revient sans cesse.
Mais qu’est-ce qui justifie un tel mécanisme bancal? À l’époque de la Phénoménologie, un tel déséquilibre provient du temps qui fuse. Mais ce premier problème ne conduira-t-il pas plus tard à l’idée du chiasme, qui incarnera justement un tel «passage» et un tel basculement, une telle alternance loin de toute alternative?
Or, et ensuite, un tel glissement est dit imperceptible. Merleau-Ponty écrit bien :
La diversité des points de vue ne se soupçonne que par un glissement imperceptible, par un certain «bougé» de l’apparence. Si les profils successifs se distinguent réellement, comme dans le cas où j’approche en voiture d’une ville et ne la regarde que par intermittences, il n’y a plus de perception de la ville [...]. Je juge finalement : «C’est bien Chartres» (p. 380s).
C’est bien grâce à l’imperceptible qu’il y a perception. D’où le second problème : est-il possible qu’une Phénoménologie de la perception puisse se retrouver suspendue à un imperceptible? Tout l’effort de la conscience pour réintégrer la «vraie perception» (p. 341) renverrait-il au-delà? Comment entendre l’im-perceptible? Certainement pas comme un a-perceptible ou un perceptible en puissance, encore moins comme le subliminal ou le liminal. Serait-ce là cette inconscience qui apparaît si peu? Ne serait-ce pas alors ce point obscur de la perception qui la fait être, cette obscurité qui, de nouveau, nous fait mieux voir?
Questions merleau-pontiennes.