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Vivre ensemble dans l'espace public, Charles Parraton et Maude Bonenfant (dir.), Les Presses de l'Université du Québec, Montréal, 2009, 224 pages

Published online by Cambridge University Press:  21 December 2010

Magdalena Dembinska
Affiliation:
Université de Montréal
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Abstract

Type
Reviews / Recensions
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2010

Il nous a fallu deux lectures pour bien cerner l'ensemble des onze chapitres écrits par onze auteurs différents dans cet ouvrage. Une introduction plus élaborée, qui tracerait le fil conducteur des chapitres et qui les placerait dans les débats entourant le vivre ensemble dans les sociétés pluriculturelles aurait facilité la tâche au lecteur. Une fois l'exercice terminé, nous avons pu apprécier pleinement la portée et l'apport du livre. Les auteurs proposent une lecture de la diversité qui se distingue du discours des droits et de la justice multiculturelle. Ils rejettent également l'individualisme qui suppose une vie entre individus-atomes régie par la rationalité. En épousant l'ontologie holiste de l'individu social et en supposant la nécessité de cohésion sous une forme ou une autre au sein des sociétés hétérogènes, les auteurs explorent les mécanismes qui nous permettent de vivre ensemble, non pas côté à côté. Une vision constructiviste s'en dégage, où la communauté se forme et se transforme au gré des interactions dans l'espace public. Contrairement au courant dominant, les auteurs ne cherchent pas à élaborer une théorie qui réglerait les tensions entre les groupes ici et ailleurs. Ils proposent plutôt une approche pratique basée sur l'observation, l'expérimentation et l'interprétation pour dévoiler les processus permettant de vivre ensemble dans, avec et malgré les différences et tensions continues. L'accent est mis sur les rencontres et sur le dialogue, plutôt que sur les règles.

Le livre est divisé en quatre sections. Il aurait été bénéfique de justifier ces subdivisions, sans quoi nous sommes portés à croire qu'il s'agit là d'actes de colloque dont les textes tendent à se recouper, voire à se répéter, ce qui rend difficile l'analyse structurée de l'ensemble du livre. Les balises conceptuelles du livre sont posées dans la section « Rencontre des subjectivités ». On s'y attaque à l'universalisme. Reprenant Spinoza, Charles Perraton épouse explicitement la philosophie pratique, et Fabien Dumais, en récupérant Charles S. Pierce puis Edgar Morin, épouse leur approche anticartésienne où toute prétention à la vérité absolue est abandonnée. On propose d'étudier et d'interpréter la pratique et ses conséquences, plutôt que de chercher à élaborer de grandes théories. On s'y attaque également au paradigme de rationalité des individus. Dumais défend l'idée d'une subjectivité construite socialement, puisque le « je », nous dit-il, se produit en situation et que toute situation est sociale. Dans le même sens, Louis Quéré remet en question les « explications par soustraction » qui prévalent dans les analyses des sciences sociales, supposant que l'individu agit en faisant abstraction de ses traditions. En prenant l'exemple des émotions collectives qui suivirent la mort de Lady Diana, l'auteur montre que les médias ont transformé l'événement en une expérience collective, partagée et publique qui n'est plus la somme d'émotions individuelles. Cette expérience commune déclenche la délibération et des actions publiques. Ainsi, la dimension affective est-elle replacée dans l'espace public et c'est elle qui donne cohésion à l'ensemble d'individus.

Outre l'approche pratique et l'ontologie holiste, les auteurs adoptent une compréhension constructiviste de la communauté. La communauté, selon Dumais, se produit dans et par le contexte, dans les interactions entre individus dont la subjectivité est relative à celle des autres. Étant le fruit des interactions, le vivre ensemble n'est pas soumis à un ensemble de règles. Il est ouvert au changement, sur mesure et ajustable dans le temps. La flexibilité de la communauté est relevée par Perraton qui parle de la composition et décomposition des rapports qui répondent bien souvent aux passions plutôt qu'à la raison. Mais selon cet auteur, vivre ensemble est possible lorsqu'il y a désir de s'associer aux autres dans l'espoir de sécurité du fait d'appartenir à la puissance d'une communauté. L'exemple donné par l'auteur de l'impossibilité de vivre ensemble observée chez les communautés anglaise et irlandaise ne voulant pas diminuer leurs puissances respectives, introduit une ambiguïté, cependant. D'un côté, les individus veulent vivre en communauté, de l'autre, la vie entre les communautés semble impossible, sauf si l'on a recours à la raison pour modérer les passions. Le recours à la raison détonne de l'ensemble des textes et mériterait une élaboration plus poussée.

Il n'est pas facile de discerner le lien du chapitre d'Éric George, sur les normes régissant les échanges sur l'Internet, avec les autres textes. Dans cet espace virtuel, une communauté se construit entre les utilisateurs qui s'adaptent au contexte particulier des rencontres et aux contraintes techniques. L'auteur se réfère brièvement à la théorie de la délibération de Habermas et considère nécessaire de donner un certains nombre de règles aux utilisateurs même si ceux-ci semblent les ignorer, comme le démontre le non-respect des normes de Netiquette. La discussion nécessite un développement, sans quoi le lecteur est laissé à deviner les implications de l'étude pour le vivre ensemble qui constitue le thème du livre.

Les auteurs s'interrogent ensuite sur les mécanismes qui permettent de vivre ensemble dans la pluralité, en introduisant les acteurs et le rapport de forces entre la nation majoritaire, les minorités / immigrants et l'État. Pour Gina Stoiciu, les modèles de cohabitation ethnoculturelle émergent en fonction des acteurs sur place. L'auteur distingue trois modèles du vivre ensemble : le multiculturalisme dans les pays d'immigration qui, au nom de la maxime « vivre et laisser vivre », exagère et crée la ghettoïsation; l'intégration républicaine en France, qui considère toutes les pages de l'histoire écrites et n'attend aucune contribution des immigrants; et l'interculturalisme québécois qui, avec toutes ses ambiguïtés, s'efforce d'intégrer la différence tout en préservant le socle de la culture franco-québécoise. L'auteur laisse entendre la supériorité du modèle québécois, mais en même temps, puisqu'elle insiste sur l'importance du contexte – notamment le processus passé de construction de la communauté majoritaire –, le lecteur comprend qu'il s'agit là d'un modèle pour le Québec et non du meilleur des modèles.

Alain Létourneau et Christian Agbobli s'appliquent, quant à eux, à comprendre comment ces modèles s'édifient. Partant de l'idée que vivre ensemble, c'est construire et reconstruire constamment de nouveaux sens communs, les auteurs soulignent l'importance de la communication qui permettrait la mise en commun et le partage des différences. Puisque, soutient Létourneau, d'un côté, la religion, notamment au Québec, ne constitue plus la base de la cohésion sociale, et puisque, de l'autre côté, l'on fait face à l'immigration culturellement hétérogène, vivre ensemble requiert la reconstruction des consensus par le dialogue. Selon l'auteur, c'est le but du nouveau programme scolaire « Éthique et culture religieuse » qui vise à faire connaître et comprendre différentes perspectives et à développer les compétences pour le dialogue. Ce dialogue n'est pas avec l'État, mais entre l'État, l'économie et la société. L'appel à l'activation de la société civile est central chez Agbobli qui observe les différents rapports de forces au Québec lors des débats sur les accommodements raisonnables. L'auteur déplore l'instrumentalisation et l'appropriation de ceux-ci par les médias et par les acteurs politiques qui renforcent la division entre Nous et Eux et empêche le dialogue interculturel. Agbobli exploite alors les possibilités de communication entre groupes. Selon lui, il est important de cerner les obstacles à la communication – stéréotypes, préjugés, xénophobie, racisme – de les reconnaître et de les confronter. La communication sert à relier les groupes et à cimenter la société, mais il faut qu'elle soit relevée par les citoyens avec des initiatives d'interaction : organiser des rencontres entre les communautés dans les quartiers ou expérimenter l'Autre en assistant à la lecture de la Torah ou à une prière à la Mosquée.

Le dialogue interculturel est rarement suave toutefois. C'est ce que soulignent les auteurs de la troisième section, « Pouvoir des communautés », en introduisant l'élément de conflits comme un aspect inhérent – et enrichissant – des sociétés plurielles. Ainsi, en alliant la réalité du monde associatif à celle de la vie entre groupes culturels, Florence Abrioux affirme que le vivre ensemble n'est point synonyme de vivre en harmonie, mais bien au contraire, est porteur de tensions autour de rapports de pouvoir. Suite à une étude des associations culturelles en France, l'auteur soutient que les communautés qui connaissent le conflit sont plus flexibles et s'adaptent mieux aux contextes changeants; elles se renouvellent et sont plus dynamiques. Le vivre ensemble se construit dans et par le conflit – conflits au sein des groupes et et entre les groupes. C'est en permettant aux divers intérêts et aux visions différentes de s'affronter que l'on débouche éventuellement sur de nouvelles conceptions ou des projets remaniés. « Le conflit ouvre le champ des possibles en déplaçant en permanence les rapports de forces » (161), en transformant continuellement la communauté pluriculturelle.

L'idée du renouvellement dans et par la confrontation est aussi au centre du chapitre de Charles Robert Simard. Analysant les films de Lars von Trier, l'auteur montre les mécanismes de transformation continue des communautés, ici de la société américaine. Le protagoniste principal chez von Trier, la communauté dominante, est confrontée à l'arrivée de l'Étranger. Le pouvoir de la communauté est remis en question. Mais, dans la dialectique hégélienne de la négativité, cette confrontation permettra à la communauté de se renouveler puisque, avec le temps, elle s'approprie l'Étranger et se transforme. Pour se définir et se renouveler encore et encore, la confrontation et la comparaison avec l'Étranger sont nécessaires.

Les deux derniers chapitres s'attardent sur des interventions concrètes dans l'espace public qui stimulent le vivre ensemble par la sensibilisation du public à la marginalisation des étrangers, thème entrepris par Michel Peroni, et par la création de lieux de rencontres rassembleurs dans les espaces urbains, expérience décrite par Luc Lévesque. Les auteurs analysent les conséquences des « expériences publiques » dont le but est d'améliorer la vie ensemble. Peroni examine la campagne de lutte contre les discriminations à l'endroit des personnes séropositives qui consistait à coller dans les abribus au Québec de grandes affiches représentant des hommes et femmes attirants qui, en petits caractères imprimés, félicitaient les individus qui s'avançaient pour lire l'annonce de s'être approchés d'une personne atteinte. Une telle expérience publique constitue un dispositif de sensibilisation : ayant été ainsi félicités, nous sommes amenés à nous interroger sur notre perception des personnes victimes de discrimination et, éventuellement, à atténuer les stéréotypes négatifs associés à celles-ci. Lévesque et son équipe, quant à eux, se promènent avec une table de babyfoot dans un quartier multiethnique parisien en créant des interstices sociaux là où ils s'arrêtent pour une partie de jeu. Au moyen d'un jeu peu coûteux et facile à installer dans tout espace urbain, on crée des lieux de rassemblement entre groupes divers qui forment des équipes et rient ensemble. C'est un espace de communication et d'interactions à la base du vivre ensemble, tel que conceptualisé dans les chapitres précédents.

Même si le livre – faute d'introduction et de discussion entre les textes – manque de clarté, il présente une approche ou conceptualisation du vivre ensemble novatrice et nécessaire pour alimenter le débat qui se limite trop souvent aux discours de droits et de justice et laisse peu de place à l'étude de la pratique. Vivre ensemble dans l'espace public ouvre un vaste champ de recherches.