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Violences d’un autre âge dans les villages indiens. Actualités d’Ambedkar

Published online by Cambridge University Press:  02 June 2014

Olivier Herrenschmidt*
Affiliation:
Professeur émérite, Paris Ouest Nanterre La Défense [olivier.herrenschmidt@wanadoo.fr].

Abstract

In many Indian villages, the Dalits (Scheduled Castes or former Untouchables) are victims of daily atrocities at the hands of the dominant castes. With respect to the 2006 murder of a family of Dalits by their village’s ruling caste, we show how the police, the medical profession, the courts, and the authorities combined to deny them justice and obstruct the enforcement of laws that are aimed at protecting them – with the involvement of many Dalit officials. In conclusion, it would seem that none of the options or strategies pursued by researchers or activists is likely to improve conditions for the Dalits in the near future: a caste system that is highly adapted to globalisation is far from disappearing; nor is the "practice of untouchability" prohibited by the Constitution (1950).

Type
Modes of Violence
Copyright
Copyright © A.E.S. 2014 

La trÈs grande violence permanente dont les Dalits (terme le plus fréquent pour parler des « ex-intouchables ») sont les premières victimes en Inde et qui caractérise depuis longtemps la société indienne – hindoue en particulier – continue d’être, semble-t-il, bien sous-estimée si ce n’est même niée en Occident au bénéfice d’une « tolérance » et d’une « non-violence » hindoues fantasméesFootnote 1.

La société hindoue demeure – et tout le monde doit bien l’accorder – une société où le « système des castes » persévère dans son êtreFootnote 2 : chacun naît et meurt dans une caste (jâti) dans laquelle il se mariera et qui lui assigne une profession (Beruf), que dans bien des cas il pratique encore. Le modèle et les règles de vie de chacun dans cette société sont définis par les textes normatifs brahmaniques, les Dharmashâstra. Mais les Britanniques d’abord, puis les politiques et administrateurs de l’Inde indépendante, ont créé au fil des ans une autre hiérarchie de groupes sociaux, sans pouvoir jamais se passer d’une référence constante à ce système ancien et archaïque. Cette double origine des catégories sociales complique singulièrement l’intelligibilité de cette société, en particulier dans les villages où elle est particulièrement pertinente, et parce que les militants de la cause des ex-intouchables sont les premiers à en utiliser le vocabulaire et les concepts. Or, ce sont les villages et les ex-intouchables qui nous intéressent iciFootnote 3. On ne peut donc faire l’économie de définir et préciser ce vocabulaire dont ne saurait se passer toute étude de cette société hindoue.

Catégories brahmaniques et administratives de la société hindoue

Nous avons donc d’un côté les textes normatifs produits par les brahmanes, avec la société hiérarchisée des Âryas (hindous), fondée sur la « révélation » (les Veda), distribuée en quatre classes ou ordres (varna) aux statuts strictement inégalitaires, se dégradant à partir de celui des Brahmanes, suivis par les Kshatriyas (la fonction de souveraineté), les Vaishyas (la fonction de production) : ce sont les deux-fois nés (dvija) dont le statut est très supérieur à celui des Shudras (au service des précédents). Tous ensemble, ils sont sa-varna. Sont ultérieurement apparus dans les textes ceux longtemps appelés intouchables, des castes (jâti) les plus indignes et qui sont a-varna (sans varna, hors ou exclus de ces ordres). Ceux de ces avarna qui sont politiquement conscients (appelés Dalits), à la suite d’Ambedkar, s’opposent systématiquement à l’ensemble des savarna, qu’ils appellent couramment Caste Hindus Footnote 4. Et, de l’autre côté, depuis 1935, la reconnaissance officielle de groupes répertoriés (scheduled) ayant droit à une discrimination positive (dans l’enseignement et la fonction publique) et à une protection politique et juridique : ce sont les Scheduled Castes (SC), pour l’essentiel les ex-intouchables, et les Scheduled Tribes (ST, appelés couramment Adivasis), les « tribus » considérées depuis la colonisation britannique comme étant « hors de la société de castes », économiquement arriérées et culturellement marginales. A partir de là, le système s’est complexifié et à nouveau hiérarchisé. Un certain nombre de castes (jâti) de Shudras ont obtenu après l’Indépendance une reconnaissance administrative du même ordre, arguant de ce que leur condition sociale et économique est aussi mauvaise que celle des SC et s’opposant à la supériorité statutaire (et très souvent aussi politique et économique) des trois varna supérieurs. Mais il fallut du temps pour que soit reconnue nationalement la catégorie des Other Backward Classes (OBC), avec son droit à des quotas. Le gouvernement central a nommé deux fois une commission pour identifier les castes susceptibles d’être reconnues telles. Le parlement refuse les conclusions de la première (1953). Il faudra attendre 1990 pour que les propositions de la seconde (la Commission Mandal, 1979) soient prises en compte (Herrenschmidt Reference Herrenschmidt2006: 519-522). On notera qu’est ainsi officialisée pour la première fois dans le langage administratif l’existence de classes, cependant que, dans les faits, la liste des OBC est toujours une liste de castes. Puis, à nouveau, l’ensemble de la société hindoue va se subdiviser hiérarchiquement : il y a les Forward Castes – manière de désigner (par opposition et déduction) les castes des trois varna supérieurs ; puis d’entre les castes de Shudras, celles qui ne sont pas encoreFootnote 5 parvenues à se faire reconnaître comme OBC, si besoin par des actions violentes. Enfin, dernière division dans cette échelle, la création de Most Backward Classes et, en 1992, d’un creamy layer, qui, lui, est constitué des individus des castes d’OBC dont la situation économique est bonne et n’ont plus droit aux avantages de la catégorie. Il faut ajouter à ce tableau compliqué que les variations d’un Etat à l’autre sont grandes concernant une même caste ou ces subdivisions générales. Il faut retenir que la catégorie des Shudras n’a guère de sens en tant que telle, qu’elle comporte des castes de statut et de niveau économique très bas (comme les Barbiers ou les Tisserands) et l’ensemble de ces castes qui, dans toute l’Inde gardent le pouvoir économique et politique dans les villages – et bien souvent dans leur Etat. Encore faut-il rappeler que seules quelques lignées de ces castes dominantes peu nombreuses possèdent pouvoir et richesse, et qu’à l’intérieur de ces castes les inégalités sociales sont fortes : là pourrait se forger une conscience de classe si les plus défavorisés ne se reconnaissaient d’abord dans les plus puissants d’entre eux (dont ils constituent la meilleure clientèle électorale) et jamais dans les autres hindous ni, a fortiori, dans les « minorités religieuses » de même position qu’euxFootnote 6. On comprend aisément pourquoi les discussions sur la nature des relations entre castes et classes ne sont pas prêtes de s’éteindre.

Quant aux désignations des ex-intouchables, il n’y en a guère plus que deux qui sont utilisées : Scheduled Castes, du vocabulaire administratif et à ce titre affectivement neutre, et Dalit (downtrodden, écrasés, opprimés), qui a une signification politique et contestataire, surtout depuis que de jeunes intellectuels et poètes du Maharashtra l’ont inscrite en 1972 dans le nom de leur mouvement, les Dalit Panthers. Il est maintenant assez couramment, et en un sens souvent abusivement, utilisé pour parler de tous les « ex-intouchables » Footnote 7. Le nom de Harijan, que Gandhi voulait imposer n’a plus guère cours : il a été jugé méprisant et injurieux.

Des violences quotidiennes dans les villages indiens

Il faut sans cesse rappeler quelques chiffres et quelques exemples concernant la vie des ex-intouchables dans les villages indiens. S’il y a des différences qui peuvent être importantes d’un Etat à l’autre, d’un village à l’autre, il n’en demeure pas moins que des enquêtes menées à des intervalles réguliers témoignent d’une situation générale qui reste très inquiétante. Elles montrent bien que ce sont toujours les modèles traditionnels et brahmaniques qui imprègnent les mentalités villageoises – ceux qu’Ambedkar dénonçait en 1927 en brûlant publiquement les Lois de Manu qui étaient à ses yeux la source encore active de l’exclusion, des humiliations et des maux des intouchablesFootnote 8.

Cela, en dépit d’un arsenal juridique qui a été peu à peu mis en place pour réprimer les actes portant atteinte aux personnes ou aux biens des Scheduled Castes ou des Scheduled Tribes. En plus de la constitution qui interdit la pratique de l’intouchabilité (article 17) et toute discrimination, entre autres sur la base de la caste (article 15), et du code pénal qui concerne la totalité des citoyens indiens, une loi a été votée en 1989, The Scheduled Castes and Scheduled Tribes (Prevention of Atrocities) Act, complétée en 1995 par des Rules. Sa rigueur est grande sur le papier : ce qui, dans le code pénal, est puni de dix ans de prison est sanctionné ici par la prison à vie. Tous les crimes commis tombant sous le coup de cette loi sont des cognizable offences : la police ne peut refuser d’enregistrer la plainte (FIR) et elle doit arrêter l’accusé sans besoin de mandat d’amener (warrant), qui ne peut être libéré sous caution (denial of anticipatory bail). En dépit de sa formulation (“whoever, not being a member of a Scheduled Caste or a Scheduled Tribe… ”), la loi ne s’applique qu’aux Caste Hindus : les membres des « minorités » ne sont pas concernés.

Toutes les statistiquesFootnote 9 montrent que ces crimes ont significativement augmenté après l’Indépendance, dès le début des années 1970 ; toutes les études montrent que les responsables en sont ces castes de Shudras qui ont pu accéder au pouvoir, grâce au suffrage universel, dans les assemblées des États (Legislative Assemblies, L. A.) et à la chambre basse du parlement à New Delhi (Lok Sabha, L. S.). Elles ont été les grandes bénéficiaires des réformes agraires qui leur ont permis une plus grande appropriation de la terre. Elles ont ensuite cherché à s’emparer de l’appareil administratif, ce qui est encore loin d’être acquis, les Brahmanes et autres « hautes » castes contrôlant encore les pouvoirs judiciaire et législatif ainsi que la presse et la majorité des organisations de la société civile. Ces mêmes castes ont franchi un nouveau palier de violence ces vingt dernières années. Il se trouve que cette période est aussi celle de la libéralisation économique mise en place en 1991 par le ministre des finances d’alors, Manmohan Singh (actuel Premier ministre), avec l’ouverture de nombreux secteurs aux investissements privés. Si la petite corruption (pots-de-vin, bribes) a toujours été endémique, il est incontestable que la collusion entre hommes d’affaires, politiciens et bureaucrates a pris une dimension jamais connue auparavant et s’est traduite par la multiplication de gigantesques scandales et l’apparition en moins de deux décennies de fortunes colossales, les milliardaires (dont nombre de Shudras) étant maintenant puissants au Lok Sabha Footnote 10. Dans le même temps, la richesse foncière de ces castes qui détiennent le pouvoir villageois s’est par endroits bien détériorée, cependant que la législation comme l’organisation des Dalits en de nombreux Etats constituent maintenant de sérieuses entraves à leur pouvoir politique régional qu’elles défendent cependant encore énergiquement.

C’est dans ce contexte que les atrocities contre les Dalits se multiplient et c’est précisément là où ils ont réussi à améliorer leur situation socio-économique que les plus graves de ces atrocities ont été commises sur les deux dernières décennies. L’exclusion, et les interdictions relèvent d’un Hindu Social Order codifié dans ces Dharmashâstra (comme les Lois de Manu) que les dominants estiment avoir le droit – et la force – d’imposer à des castes entières dans leurs villages. Il faut garder en mémoire, si l’on relit par exemple l’enquête extensive réalisée en 2006Footnote 11, que les Dalits sont encore interdits d’entrée dans 94 % des temples du Karnataka et dans 47 % de ceux de l’Uttar Pradesh ; que dans 48 % des villages, l’aire de crémation (des autres castes) leur est interdite ; que dans 10 à 20 %, ils n’ont pas le droit de porter des vêtements propres ni des lunettes de soleil, de passer dans les rues des dominants à bicyclette, avec un parapluie ou des sandales aux pieds. Ces maîtres des lieux savent « punir » ces manquements aux bonnes conduites. Ils savent humilier un individu – obliger un jeune garçon à porter ses savates sur la tête ; lui faire manger des excréments humains ; exhiber nue la mère d’un Dalit qui s’est marié avec une fille de leur casteFootnote 12. Mais la pure brutalité est bien plus fréquente encore. Voici ce qu’a été une semaine récente dans l’un des États où les relations entre castes sont des plus violentes :

This is what a week in Haryana for a Dalit looks like—gang-rape of a Dalit woman at Luhari Ragho village in Hisar; gang-rape of Dalit girl at Gamra village in Hisar; attack on a Dalit bastiFootnote 13 at Talwandi village in Hisar where 10 people were injured; suicide by Dalit minor girl at village Kalayat in Kaithal district; caste-based atrocity with a Dalit boy in Hisar city; rape of Dalit girl at Pillukhera village in Jind and attack on a Dalit basti at Ballabhgarh in Faridabad district” (The Hindu 21 septembre 2013).

On ne peut oublier la litanie des grands massacres collectifs périodiques qui ont noirci l’image de l’Inde dans tous ses États depuis l’Indépendance et dont une douzaine est constamment présente à la mémoire de bien des militants, journalistes ou chercheursFootnote 14. Tous se ressemblent par quelques traits constants. Les crimes sont commis par les hommes de la caste dominante, parfois après décision de leur panchayat (conseil local de la caste) et souvent avec l’assentiment de leurs femmes. Une forme habituelle de rétorsion est le boycottage : les boutiquiers refusent de les servir, les propriétaires terriens ne les emploient plus, l’accès aux puits leur est interdit, etc. Plus systématiquement, c’est l’assassinat de nombreux Dalits (hommes, femmes, enfants), le viol de plusieurs femmes et la mise à sac et l’incendie de leur quartier. Cette « punition collective » a pour prétexte le refus éventuel des Dalits de se tenir là où le Hindu Social Order voudrait les maintenir en continuant d’assurer leurs traditionnelles tâches municipales et domestiques, inférieures et polluantes. La plupart du temps, les criminels agissent en toute impunité : ils sont parents (ou clients importants) d’hommes politiques au pouvoir dans leur Etat ou siégeant à Delhi au Lok Sabha. Le cours de la justice – pour autant qu’elle a été saisieFootnote 15 – est celui-ci : en première instance, de lourdes et nombreuses condamnations ; la Haute Cour, au niveau de l’État, adoucit (et plus souvent, efface) toutes les condamnationsFootnote 16 ; si la Cour suprême finit par être saisie après bien des années, voire des décennies, elle prononce quelques condamnations à mort et des peines d’emprisonnement à vie, dans un jugement souvent plus clément que celui d’en première instance.

Dans cette liste de crimes contre les « ex-intouchables », il en est un qui résume parfaitement à lui seul toutes les circonstances économiques, sociales et politiques, comme toutes les horreurs de ces brutalités sanglantes. Il s’agit du massacre particulièrement barbare d’une famille de Mahars bouddhistes le 29 septembre 2006 par la caste dominante de leur village proche de la ville de Nagpur, dans la région du Vidharba au Maharashtra, région où la conscience politique et l’organisation des Dalits sont très fortes. Un livre lui a été consacré par Anand Teltumbde, lui-même originaire de cette régionFootnote 17, The Persistence of Caste. The Khairlanji Murders and India’s Hidden Apartheid Footnote 18, qui a le très grand avantage d’exposer les faits que l’auteur a pu connaître de près, de rappeler comment les Dalits n’ont guère d’alliés dans la société indienne (à défaut de nombreux compatissants) et pourquoi toutes les voies proposées pour mettre fin à l’annihilation of caste si fortement voulue et recherchée par Ambedkar semblent sans issue. Il faudrait sans cesse rappeler une vérité qui, magistralement exprimée il y a près de 80 ans, suffit encore à expliquer pourquoi les castes restent, en Inde, d’une actualité brûlante, pourquoi la conscience de caste reste encore et toujours l’obstacle majeur à la formation de cette conscience de classe nécessaire et que tant qu’il en sera ainsi les stigmates de l’intouchabilité demeureront. Cette vérité, c’est Ambedkar qui l’a résumée : “Caste System is not merely division of labour. It is also a division of labourers” (souligné dans le texte)Footnote 19.

Khairlanji. 29 septembre 2006

Le village de KhairlanjiFootnote 20 (district de Bhandara) est un petit village (moins de 800 habitants), dominé par les nombreux agriculteurs Kunbis (Kunabis) classés Other Backward Classes – il y a quelques familles d’autres castes également OBC. Y résident aussi dix familles d’Adivasis et seulement trois de Scheduled Castes, dont deux de Mahars bouddhistes. Parmi celles-ci, la famille des Bhotmange, Bhaiyalal le père, Surekha la mère, Priyanka la fille (17 ans) et deux fils (19 et 21 ans). La famille, que les Kunbis dominants humilient de manière récurrente, a dû se construire une hutte sur une terre appartenant au conseil du village (panchayat), le président, un Kunbi, leur ayant refusé le droit de se construire une maison « en dur ». Ils n’ont pas l’électricité, l’accès au puits du village leur est difficile.

Les Bhotmange ne sont pas dans une mauvaise position économique et culturelle. Ils possèdent 2 hectares (5 acres) de terre irriguée achetés par le père de Bhaiyalal, alors résident d’un autre village. Si le père n’a guère été scolarisé, la mère a été à l’école jusqu’à 14 ou 15 ans et Teltumbde la décrit comme une archetypal Ambedkarite woman, courageuse, très consciente socialement et combative (Teltumbde Reference Teltumbde2010a : 93). Priyanka fait de très bonnes études, elle est en dernière année d’école avant de passer au collège où l’un de ses frères, Roshan, suit en première année une formation en électronique. Ils ont chacun une bicyclette et ont des téléphones portables. Un cousin de Surekha, Siddharth Gajbhiye, est propriétaire terrien dans un village voisin (le chiffre de 50 acres est donné) et il emploie plusieurs Caste Hindus comme travailleurs agricoles ; il est Police Patil de ce villageFootnote 21 et a des ambitions politiques. Il est dommage qu’aucun des journalistes qui se sont intéressés à l’affaire n’ait pensé à expliquer comment ce Mahar était arrivé à cette situation.

La famille vient s’installer à Khairlanji en 1989 et Bhaiyalal met sa terre en culture. Là débute une longue querelle entre paysans, fort banale en Inde : les Kunbis qui accédaient à leurs champs par cette terre en friche sont contrariés, envoient leurs troupeaux piétiner les cultures, profèrent des menaces. En 2004 ils se font reconnaître un droit de passage par un chemin, mais continuent à empiéter sur le champ des Bhotmange. Bhaiyalal porte plainte, il y a jugement et les Kunbis sont acquittés. En 2006, la situation s’aggrave. Priyanka est molestée par un paysan et, surtout, le 3 septembre, Siddharth est envoyé à l’hôpital, frappé par des Kunbis devant Priyanka et sa mère, à la suite de la réclamation de l’un des leurs concernant le salaire de sa femme, dont Siddharth est l’employeur. La police d’Andhalgaon (à 10 km de Khairlanji) refuse d’abord d’enregistrer la plainte qu’elle devra finalement accepter. Après que les témoignages des deux femmes aient été recueillis, l’affaire est transmise à la justice, mais la magistrate en charge du dossier reste sur la même position que la police et ne définit les chefs d’accusation qu’au titre du code pénal, non à celui de The Scheduled Castes and Scheduled Tribes (Prevention of Atrocities) Act, 1989, de telle sorte que les accusés, arrêtés le 29 septembre, sont tout de suite libérés sous caution, se targuant fort de leurs relations avec les élus régionaux à l’assemblée législative du Maharashtra et au parlement de Delhi. Ils avaient proclamé qu’ils tueraient les Bhotmange et ils se mettent tout de suite à l’œuvre. Une bande de 60 à 70 hommes accompagnés de quelques femmes, armés de bâtons, chaînes de vélo et haches, attaquent la hutte des Bhotmange : les deux femmes sont battues à mort, violées publiquement en bande organisée et torturées horriblement ; les deux fils sont battus à mort, torturés, spécialement sur leur appareil génital. Les corps des quatre victimes sont promenés dans le village avant d’être jetés dans le canal voisin. Bhaiyalal a seul échappé au massacre auquel il a assisté de loin alors qu’il revenait de son champ, puis s’est enfui chez Siddharth qui a téléphoné à la police d’Andhalgaon, laquelle n’a pas bougé. Sur le soir, un policier est venu à Khairlanji : il y a trouvé la situation « normale ».

Les jours suivants seront marqués par la mauvaise volonté et l’incompétence de la police, des médecins et des politiciens. Deux autopsies sont pratiquées le 30 septembre et le 5 octobre (sur les corps exhumés). C’est d’abord à un jeune médecin contractuel, un Dalit chrétien que l’autopsie est intentionnellement confiée ; aucun médecin légiste n’a été appelé les deux fois, les prélèvements ont été mal ou trop tard effectués de sorte qu’aucune preuve de viol n’a été trouvée. Le superintendant de police ne se déplace que le 1er octobre, alors qu’il s’agit bien évidemment d’un cas de caste-based atrocity qui demandait sa venue immédiate à Khairlanji. Il était, lui aussi, un Dalit Mahar, neveu d’un ex-leader d’une des factions du Republican Party of India (rpi) (id. : 115, note 25)Footnote 22.

Très vite, de premières enquêtes ont lieu, avec des communiqués à la presse : dès le 1er octobre, deux journaux locaux en marathi répercutent la nouvelle, y compris dans la version anglaise de l’un d’eux. Le 3 octobre, arrivent deux hommes politiques dalit importants. L’un d’eux envoie un communiqué à la National Human Rights Commission (nhrc). Le 6 octobre, deux organisations viennent enquêter et dénoncent dans la presse les manquements officiels, la corruption de la police et les pressions politiquesFootnote 23. Dès le lendemain, un journal anglophone de Mumbai (de petite diffusion) relate le massacre et, à la fin du mois, le 29 octobre, une jeune journaliste américaine lui consacre un long article dans l’édition du dimanche du Times of India Footnote 24. À partir de là, la presse nationale anglophone n’ignorera plus Khairlanji. D’autant que, dès le 1er novembre, toute la région du Vidarbha va connaître de très grandes manifestations de Dalits, au premier rang desquelles les femmesFootnote 25. La répression fut rapide et très brutale, avec la dénonciation infondée mais commode d’une « conspiration naxalite »Footnote 26. Le 4 novembre, le journal en ligne Tehelka, donne à ces évènements une large audience nationale.

Si Khairlanji résume parfaitement à quelles conditions, comment et par qui se produisent les assassinats de Dalits dans les villages, s’il illustre parfaitement la brutalité des castes dominantes de Shudras, il ne doit pas cependant faire oublier les massacres dont ont été (et sont encore, selon les endroits) responsables les Forward Castes. Au Bihar, les trois castes importantes de Backwards, les Yadavs, Kurmis et Koeris sont unies depuis l’indépendance dans la Backward Classes Federation Footnote 27, contre la domination des trois castes de deux-fois nés qui se disputaient et partageaient tous les pouvoirs, les Brahmanes, Bhumihars (Brahmanes exploitants agricoles) et Rajpoutes. La lutte entre ces deux blocs a été particulièrement violente et les ex-intouchables en ont toujours fait les frais, massacrés par les uns ou par les autres selon qui dominait telle ou telle région. Ces dernières décennies, Rajpoutes et Bhumihars assassinent à de nombreuses reprises. Surtout, une milice privée de ces derniers, la Ranvir Sena fondée au début des années 1990 est responsable de la terreur organisée par les propriétaires terriens contre les travailleurs agricoles, souvent sous le prétexte de lutter contre les naxalites. L’assassinat en juin 2012 du chef de cette milice, accusé de 22 meurtres et en liberté conditionnelle depuis un an a provoqué une grève très violente en plusieurs villes du BiharFootnote 28. Le mois précédent, tous les membres de la Ranvir Sena coupables des assassinats de Dalits et musulmans en juillet 1996 à Bathani Tola (l’un des noms de cette litanie des horreurs indiennes) sont acquittés par la Haute Cour de Patna (Bihar)Footnote 29, selon le processus judiciaire usuel mentionné antérieurement et tel qu’il est suivi pour Khairlanji, en attente du jugement de la Cour suprêmeFootnote 30.

Dans tous ces cas, sur toute l’Inde, c’est la résistance des castes traditionnellement ou nouvellement au pouvoir qui entendent donner une « leçon » à toute la communauté dalit, pour contrer son (très relatif) développement – accès à l’instruction, à certaines fonctions publiques –, avec sa prise de conscience corrélative et sa présence grandissante dans la sphère politique. Si tout ceci n’est encore le cas que de certaines castes de Dalits dans quelques États, toujours incapables de réaliser ne serait-ce qu’un embryon d’unité politique panindienne, l’ensemble de ces facteurs rend compte de l’agressivité des castes dominante. Lorsque l’on met l’accent sur les luttes que mènent les Dalits, comme travailleurs agricoles, pour de meilleurs salaires et le droit à la terre – comme largement le font les divers partis communistes avec leur « déterminisme économique marxiste » (Teltumbde Reference Teltumbde2010a : 179) quand ils en parlent comme de « luttes des classes » –, c’est la guerre menée contre les Dalits en terme de castes qui est oubliée, car il faut tout de suite rappeler que la situation n’est pas aussi simple : il y a de très nombreux travailleurs agricoles sans terre qui appartiennent à des castes non dalit, y compris aux castes dominantes ; pour ceux-ci, le statut, les relations sociales avec les propriétaires n’ont rien à voir avec ceux des DalitsFootnote 31. Pas plus à Khairlanji qu’ailleurs on ne peut réduire le massacre à une querelle concernant la terre qui aurait mal tournée ; sinon “why do land disputes among nondalits not result in ghastly crimes ?” (ibid. : 180). Il faut toujours se rappeler Ambedkar sur « la division des travailleurs ».

Que faire ? Prendre le pouvoir ? S’intégrer à l’administration ? Réussir dans les affaires ?

C’est pourquoi cette opposition radicale entre dalits et non-dalits – qui n’est rien d’autre que celle opposant les avarna aux savarna et, dans la conjoncture actuelle, les Dalits aux Shudras – conforte ce qui fût la position finale d’Ambedkar : il n’y a pas d’alliance possible, ni donc souhaitable, entre Dalits et Shudras. À la suite de ce grand réformateur du Maharashtra que fut Jyotirao Phule (1827-1890), un Mali de caste (Jardinier, Shudra), pour qui les intouchables (qu’il appelait Ati-Shudras, Shudras les plus bas) devaient partager le combat des Shudras victimes de ce système religieux et social imposé par les Brahmanes, Ambedkar a cité toute sa vie les traités brahmaniques pour dire combien les humiliations et exclusions que ces traités imposaient aux Shudras étaient celles que subissaient maintenant les intouchables. Cependant, à partir de la fin des années 1930, sa conviction était faite : les intouchables n’ont rien à attendre d’eux. Davantage, dans un très bref chapitre (14, Problem of Isolation), de l’inédit, Untouchables or the Childen of India’s Ghetto, présentant la structure de la société hindoue, Ambedkar cite à nouveau Les lois de Manou. Il y montre que, si le Hindu Social Order exclut et humilie autant les Shudras et les « tribus » que les intouchables dont ils devraient par conséquent être les « alliés naturels », malheureusement ces Shudras et tribus sont “more hostile to the Untouchables than they are to the Brahmins. Indeed it is the Shudras who act as the police force of the Brahmins for repelling the attack of the Untouchables on the Hindu social order”Footnote 32 ; et il precise : “The atrocities that are committed upon the Untouchables, if they commit any breach of the rules and regulations of the established order […] are all the doings of the Shudras” (ibid. : 115-116). On voit que les changements politico-économiques d’après l’indépendance ne peuvent pas tout expliquer, cela datait de bien avant et ce qui était si fréquent avant l’est encore après : que l’on se souvienne de ces cas où un Dalit ose traverser le quartier des hautes castes à vélo ou sandales aux pieds.

Dans le même chapitre sur l’isolement des intouchables, Ambedkar rajoute le refus de solidarité des leaders syndicaux, en particulier communistes, qui prônent l’unité de la classe ouvrière, de toutes les communautés, pour que se développe une conscience de classe : tous unis, ils briseront l’ordre économique et l’ordre social des hindous s’écroulera à sa suite (ibid. : 115). Mais la solidarité a toujours manqué. La même exclusion continue : Teltumbde rappelle que les Dalits doivent former leurs propres syndicats (réunissant des travailleurs de branches différentes) “because they would not be accommodated in the regular unions” (Teltumbde Reference Teltumbde2010a : 65). On verra qu’ils ont aussi leur propre Chambre de commerce.

Ambedkar répète avec force, dans un autre chapitre inédit de ce livre (26 : A Warning to the Untouchables Footnote 33) : l’intouchabilité satisfait les intérêts de beaucoup d’hindous, que ce soit en leur assurant « un sentiment de supériorité sociale » ou qu’elle leur permette « l’exploitation économique », avec le travail forcé ou mal payé (ibid. : 397). Il ajoute : ne comptez pas sur la religion hindoue pour vous garantir la justice, ni sur la « classe privilégiée » des hindous. Ils ont leurs intérêts de classe et ne peuvent être, au mieux, que des « despotes bienveillants ». Mais, leur dit-il encore, ne comptez pas davantage sur la solidarité du prolétariat : il est lui-même divisé en classes, la plus haute est « réformiste », la plus basse « révolutionnaire » – ce sont les intouchables. Ce texte d’Ambedkar se termine donc par cet appel : “The Untouchable is therefore under an absolute necessity of acquiring political power as much as possible”, mais il n’y arrivera pas si ce sont des hindous qui le représentent (ibid. : 399)Footnote 34.

Si tous les militants et intellectuels dalits se réclament d’Ambedkar, les analyses qu’ils font, les stratégies et les moyens qu’ils proposent peuvent profondément diverger. En désaccords fréquents, ils ne s’opposent pas brutalement les uns aux autres et, tous ensemble, se tiennent loin du Republican Party of India (rpi) tout autant que des partis communistes, même d’extrême gauche avec lesquels ils ont presque tous fait leurs premières armes de militants. C’est sur cette position d’Ambedkar que se trouve Teltumbde qui critique de manière convaincante les autres voies qu’il appelle « illusions » ou « mythes » – reste à savoir s’il en est une seule qui pourrait avoir une réelle efficacité sociologique et politique.

Il est tout à fait opposé à la démarche d’un Kancha Ilaiah, sociologue né dans une caste de bergers d’Andhra Pradesh, les Kurumas (proches des Gollas)Footnote 35. Il a publié en 1996 un livre important, Why I am not a Hindu. A Sudra critique of Hindutva, où il plaide vigoureusement pour une alliance entre obc et sc, sous le nom de Dalitbahujan, “people and castes who form the exploited and suppressed majority”, association de deux termes, Dalit et Bahujan (majorité), le premier emprunté, dit-il, à Ambedkar et le second à Kanshi Ram qui a fondé le Bahujan Samaj Party (bsp) en 1984 (Ilaiah Reference Ilaiah1996 : VIII-IX). Leur combat doit être commun, contre les trois varna supérieurs (et les gros propriétaires terriens capitalistes qui sont bien sûr des Shudras). Contre l’hindouisation de la société, il prône la dalitization, qui, s’inspire du modèle de vie et de la culture des Dalitwaadas (les quartiers où vivent les Dalits) : les relations y sont humaines, dans une vie collective fondée sur l’égalité où l’individu conserve sa place, où la base matérielle de la société est le travail non la richesse, et où l’interaction quotidienne avec la nature “reproduces the freshness of life”Footnote 36.

Kanshi Ram (1934-2006), avec le bsp a, en un sens, mené à bien cet impératif d’Ambedkar : accéder au pouvoir, dans le plus grand état de l’Inde, l’Uttar Pradesh, au prix de retournements d’alliances, comme en 1993 avec Samajwadi Party (sp), parti d’obc dominé par les Yadavs, puis avec le soutien du Bharatiya Janata Party (bjp) ce parti hindou conservateur (2002-2003). Mayawati, une femme de caste intouchable qui lui a succédé, redevient Chief Minister en 2007, à la tête d’une coalition contre les Yadavs et les obc dominants, prônant un sarvajan (« société pour tous ») plutôt qu’un bahujan (« société pour la majorité »), qui attire les brahmanes, les musulmans et de petites castes obc – lesquels, en 2012 l’abandonnent pour le Samajwadi Party qui reprend le pouvoir avec un front anti-bsp formé par les Yadavs et obc. Il est vrai qu’ici Kanshi Ram et Mayawati oublient l’opposition historique radicale réaffirmée par Ambedkar et qu’un pouvoir politique acquis avec ces compromissions ne peut être ni durable ni bénéfique pour les Dalits. De même, et c’est ce que Teltumbde rappelle à Kancha Ilaiah : il oublie que les Shudras ont été et sont partie intégrante du “varna/caste system” au contraire des Dalits, toujours gardés à l’extérieur (ibid. : 53, note 4)Footnote 37.

Une autre erreur de certains militants est de croire que “if their own people are placed in the bureaucratic structure, the latter becomes dalit-friendly” (ibid. : 183).

Le massacre de Khairlanji est un cas d’école pour démontrer la complicité de l’appareil d’État dans les crimes commis et comment les Dalits pourtant nombreux dans la fonction publique n’interviennent en rien pour aider à ce que justice soit rendue aux victimes de leurs castes. Nous avons rappelé les noms et les fonctions de tous les Dalits qui sont intervenus à Khairlanji, pour la majorité d’entre eux Mahars et bouddhistes : dans la police, dans la justice, dans le corps médical, ils sont une pléthore de fonctionnaires de tout grade à n’avoir pas fait leur travail, à saboter la recherche des preuves, à s’être compromis avec les dominants terriens. S.M. Dahiwale, dans un article publié en 2009, sous le titre “Khairlanji : Insensitivity of Mahar Officers”, reprend cette liste et y ajoute d’autres noms, dont un groupe de « soi-disant Ambedkarites », militants du Nationalist Congress Party (ncp, parti des Marathas) qui ont aidé leur député (mla) à obtenir l’acquittement des accusésFootnote 38. Il y ajoute même le Dalit bouddhiste, président de la Maharashtra State Human Rights Commission chargée d’enquêter en octobre 2006 sur ce massacre et qui ne prend même pas la peine d’entendre les témoins. Le comportement de ces fonctionnaires est malheureusement banal : intégrés à une bureaucratie dominée par les préjugés et par le point de vue des hindous de caste, ils s’y plient et font de l’excès de zèle pour paraître neutres (ibid. : 150, 153).

Ces deux voies possibles pour conduire à un changement radical de la position des Dalits dans la société – celle de l’accès au pouvoir grâce à des alliances avec des savarna, et celle d’une participation significative dans l’appareil d’État et la bureaucratie – ont prouvé leurs limites. Il en va de même pour ceux qui misent sur l’“Economic Empowerment” : une amélioration significative de la situation des Dalits devrait changer leur position dans la société. Comme nous l’avons vu, l’exemple de Khairlanji prouve que c’est la relative aisance que la propriété foncière a donnée aux Bhotmange leur permettant de se libérer du service aux hindous de caste, de revendiquer leur dignité et d’instruire leurs enfants, qui a provoqué la haine de la caste dominante et leur assassinat. C’est dans ces contextes que s’exerce dans les villages la violence contre les Dalits : ce qui se passe ailleurs, dans l’univers économique des villes n’y a aucun écho.

Plusieurs chercheurs ont théorisé la caste comme un « capital social » qui soutient ses membres comme entrepreneursFootnote 39 – sans oublier le rôle essentiel des réseaux familiaux –, à l’exemple de ce qui s’est passé pour les castes « traditionnellement privilégiées » et les Shudras qui ont su jouer du contexte nouveau. Pourquoi, à l’exemple (exceptionnel) de la caste des Jatavs en U.P., ne pourrait-il en être de même pour tous les Dalits ? Ces chercheurs oublient que ceux-ci ne peuvent prétendre (qu’ils veuillent être entrepreneurs ou prendre leur place dans les professions libérales) ni à l’appui de réseaux, ni à un soutien financier de leur communauté. Davantage, la part des Dalits dans les entreprises s’est considérablement réduite (à 0,4 %) à partir des années 1990, c’est-à-dire avec le néolibéralisme (Teltumbde Reference Teltumbde2010a : 67-68, sans citer de source).

Un discours très voisin soutient que la constitution d’une bourgeoisie dalit, la réussite de quelques Dalits dans l’entreprise et le monde de la finance ne peuvent être que bénéfiques pour tous et permettre un autre discours que celui de la plainte et de la commisération, une autre politique que celle des quotas et de la discrimination positive. Chandra Bhan Prasad est le représentant le plus marquant de cette théorie. Il a été le premier Dalit à tenir une chronique régulière à partir de 1999 dans un journal national de langue anglaise, The Pioneer. Politiquement, il est contre l’alliance des Dalits avec les obc qui les empêcheront toujours, autant qu’ils le pourront, d’accéder au pouvoir et leur antagonisme est au centre de la politique et de la vie sociale en Inde. Il est donc également opposé à la stratégie de Mayawati. Il est, par ailleurs, fort conscient des crimes commis contre les Dalits dans les villages indiens – voir le sous-titre de son livre de chroniques publié en 2004Footnote 40. Il a été récemment interviewé par l’Indian Express (12 juin 2013), en même temps que le fondateur, en 2003-2005, de la Dalit Indian Chamber of Commerce and Industry (dicci), Milind Kamble – qui fait remarquer au passage que ce nom de Kamble le fait immédiatement reconnaître comme Dalit – et son credo est simple : le capitalisme ne peut survivre sans faire disparaître les formes de production féodales et la caste ; les Dalits devraient le comprendre, ils peuvent devenir hommes d’affaires, à l’image de quelques millionnaires intégrés au commerce et à l’industrie mondialisés. S’il n’y a pas d’avenir pour les Dalits dans les villages, leur vie pourtant s’y est améliorée grâce aux réformes économiques et à la mondialisationFootnote 41. Chandra Bhan Prasad revendique comme modèles les capitalistes noirs des Etats-Unis et AmbedkarFootnote 42.

On voit que l’héritage d’Ambedkar est compris de manières bien diverses et souvent dévoyées. Aucune des possibilités, voies ou stratégies mentionnées ici n’apporte de solution à la condition actuelle des Dalits, ne met fin aux crimes perpétrés contre eux, ni ne conduit à l’annihilation of caste, visée ultime des intellectuels militants dalits. Ni la prise du pouvoir, par Mayawati – l’Uttar Pradesh reste l’État où les crimes contre les Dalits sont les plus nombreux – ; ni la présence de plus en plus grande de Dalits dans la fonction publique même à des niveaux importants de responsabilité ; ni la réussite de quelques grands hommes d’affaires ; ni même la conclusion lucide de Teltumbde selon laquelle seule une conscience de classe peut éliminer la conscience de caste, dont rien ne nous indique la moindre chance que ceci puisse advenir dans les décennies prochaines. Tous s’accordent à reconnaître les Shudras comme les seuls véritables adversaires des Dalits. Mais faut-il être plus précis : distinguer d’entre les Shudras les castes qui ont pris le pouvoir politique et économique dans les villages et dans certains États et penser que des « bas Shudras » pourraient être des alliés ? Ou, au contraire, viser plus large et opposer deux blocs, nommés dans deux langages différents : les savarna et les avarna, les non-dalit et les dalit, confirmant la pérennité de cette « barrière de l’intouchabilité » ? Tous se réclament d’Ambedkar, c’est pourquoi il a été constamment cité ici. Si les noms de Gandhi et de Nehru ont en bonne partie perdu de leur prestige, le sien ne cesse d’être grand. Dans nombre de villages, les Dalits ont imposé sa statue et toutes les villes lui en ont érigé une. Il reste pourtant un symbole haï et ces statues sont régulièrement profanées. Au beau milieu des manifestations suscitées par les massacres de Khairlanji, l’annonce que l’une d’elles avait été décapitée à Kanpur dans l’Uttar Pradesh, en provoqua de très violentes en plusieurs endroits du Maharashtra les 29 et 30 novembre : phénomène exceptionnel que cet écho d’un État à l’autre.

L’habituelle indifférence aux crimes

Les crimes contre les Dalits sont si fréquents que de nos jours “the banality of caste violence seems to have inured both dalit and nondalit” (Teltumbde Reference Teltumbde2010a : 142). Il semble, écrit-il, que “the majority does not see anything outrageous in a dalit girl being raped or murdered by caste Hindus” (ibid.). Il suffit de comparer l’absence de réactions aux viols de toutes ces femmes dans les villages indiens aux grandes et spontanées manifestations de milliers de femmes (et d’hommes) à Delhi à la suite du viol d’une jeune étudiante de 23 ans le 16 décembre 2012 : neuf mois plus tard, un tribunal exceptionnel (Fast trackcourt) a prononcé la peine de mort pour les adultes impliqués et la loi sur les viols et violences faites aux femmes a été durcieFootnote 43. On se doit d’ajouter que le silence est encore plus grand lorsqu’il s’agit du viol de femmes des tribusFootnote 44.

Il y a un point intéressant, qui demande de comprendre le peu d’empressement des organisations de Dalits à réagir au massacre de Khairlanji : Teltumbde (2010a : 117-118) s’étonne à juste titre de ce que rien ne semble en avoir été connu pendant des semaines, alors que cela se passait à 125 km de la grande ville de Nagpur, d’autant que trois importants rassemblements de Dalits avaient lieu non loin, tous trois pour commémorer le cinquantenaire de la conversion d’Ambedkar au bouddhisme en 1956 et de centaines de milliers de Mahars à sa suite. La première commémoration a eu lieu à Nagpur, le 2 octobre, trois jours après le massacre, où des centaines de milliers de Dalits venus de toute l’Inde et du monde entier étaient rassemblés. La seconde, le 14 octobre à Indore dans le Madhya Pradesh, la grande ville proche du lieu de naissance d’AmbedkarFootnote 45 ; Mayawati y présidait. La troisième, le 16 octobre, à Chandrapur (encore à 150 km de Nagpur), où avait eu lieu une conversion en masse devant Ambedkar. Dans ces trois occasions, l’assassinat de la famille Bhotmange fût ignoré. Ce n’est pas avant le 28 octobre que les partis politiques dalit se réunissent, pour annoncer une marche de Nagpur à Khairlanji.

Les organisateurs politiques de la première et plus grande cérémonie à Nagpur sont considérés comme responsables par bien des enquêteurs : ils auraient demandé à l’administration de taire la nouvelle pour ne pas risquer d’être débordés par les réactions de la foule – qui pouvait cependant lire dès ce jour l’information publiée par un journal en marathi de large diffusion. Pour les deux autres cérémonies, aucune explication n’est proposée.

Mais il y a une autre explication plausible, en tout cas pour le premier silence. Ce journal marathi reproduisait une raison du meurtre qui lui avait été donnée sur place : les villageois en colère auraient puni une femme (Surekha Bhotmange) pour son adultère avec un homme de l’extérieur, qui plus est un parent (Siddarth Gajbhiye). C’est que – ceci confirmé par un pédiatre, militant politique et organisateur de la cérémonie de Nagpur (2010a : 135, note 1) – le nom de Bhotmange n’est pas un nom habituel pour des Dalits, il est plutôt un nom d’obc ; le nom de Gajbhiye en revanche est dalit sans conteste. La précision est importante : il s’agit donc d’une relation parfaitement délictueuse d’une femme obc avec un Dalit, le sens de la relation (la femme d’une caste supérieure) étant ce qu’il pouvait y avoir de plus intolérable en général et pour les castes dominantes en particulier. Chaque jour en Inde connaît un « fait divers » semblable, qui se termine fort souvent par la mort de l’un et, le plus souvent, des deux « coupables », avec l’accord et la main de leurs familles : les crimes d’honneur ne sont pas réservés aux musulmans du Pakistan et, en Inde, ce sont bien les castes dominantes de Shudras qui en sont les acteurs principaux. Ce qui importe ici, c’est que les organisateurs politiques de la réunion semblent donc avoir partagé – et peut-être les pèlerins eux-mêmes – le sentiment d’avoir affaire à une banale inconduite aux conséquences mortelles, qui ne les concernait pas.

Avec ces assassinats de Khairlanji, c’est la violence quotidienne que subissent encore les Dalits dans bien des villages qui s’est déployée dans toutes ses directions. Par son exemplarité, il a permis de prendre du champ et de comprendre quelques spécificités de la sociologie de l’Inde. Il nous a rappelé combien les analyses sociologiques de la société indienne sont complexes : personne ne peut échapper à ce « double langage », qui est celui de la sociologie traditionnelle brahmanique des varna et des jâti et celui de l’administration qui, dans sa neutralité affective apparente, rétablit une lecture hiérarchisée de la société (hindoue) et rabat elle-même ses visées en termes de classes (Backward classes) sur la réalité des castes (ce sont elles qui sont « classées »). Il a mis en évidence la fracture entre le monde urbanisé indien – de la bourgeoisie et des intellectuels – et cette large population villageoise où perdurent les schémas, les modèles et le pouvoir de dominants – qui a simplement, pour beaucoup d’endroits de l’Inde, changé de titulaires : la réalité du pouvoir en Inde est largement celle de ces Shudras, les trois varna supérieurs des dvija gardant leur suprématie dans bien d’autres domaines, en particulier de la justice et des médias – bien rarement maintenant dans le monde rural. Enfin, nous sont apparus dans toute leur évidence l’impuissance réelle de tout ce qui est organisation politique des Dalit : leurs partis sont divisés, aucun n’a d’existence panindienne, aucun leader ne franchit les limites de son État. Et, tout autant, l’inefficacité des propositions et des stratégies des militants et intellectuels dalits. Plus profondément : rien dans l’Inde d’aujourd’hui ne permet de penser que, dans un délai raisonnable, la situation des ex-intouchables changera vraiment – tous les signaux sont au rouge ; le néolibéralisme ne fait qu’empirer les choses : dans l’exacte mesure où les Dalits arrivent parfois à améliorer leurs conditions économiques, culturelles et politiques, à retrouver la dignité qui leur a manqué, la répression est féroce.

Remerciements

Je remercie Roland Lardinois pour nos riches échanges de courriels et Catherine Perlès pour sa lecture amicale et critique.

Indian Express, 13 avril, 12 juin 2013.

Tehelka, 4 novembre 2006.

The Hindu, 25 mars 2012, 4 juin 2012, 18 juillet 2013, 21 septembre 2013.

The Times of India, 29 octobre 2006, 22 février 2014.

The Tribune, Chandigarh, 3 juin 2012.

Footnotes

1 Dilip M. Menon le rappelle avec une grande force dans l’introduction de The Blindness of Insight (2011 : VII) : “Violence [is] constitutive of Indian society, particularly in the maintenance of a hierarchical Hindu order”. Il rappelle une remarque de Gandhi : “I see no sign of it [non violence] in the Mahabharata and the Ramayana”. Menon pose la question brutale : “Does the Dalit have the right to life in modern India ?” (ibid. : IX) – l’auteur est un Brahmane du Kerala.

2 “Caste has showed an amazing resilience. It has survived feudalism, capitalist industrialization, a republican Constitution and today, despite all denial, is well alive under neoliberal globalization” (Teltumbde 2010 : 10).

3 Au dernier recensement (2011) près de 70 % de la population indienne vit dans les villages – là où vit la majorité des Dalit.

4 « Caste » a très longtemps et souvent encore traduit aussi bien varna (c’est ici le cas) que jâti.

5 Cf. Lardinois Reference Lardinois1985.

6 La constitution considère comme minorités – par opposition à la majorité démographique, historique, religieuse et culturelle des hindous – des groupes religieux ou linguistiques, auxquels des droits et protections sont accordés. Sont reconnus ainsi : les musulmans, les chrétiens, les sikhs, les parsis, les bouddhistes et, tout récemment, les jaïns.

7 Voir infra note 42. Gopal Guru rappelle (à propos des « millionnaires dalit ») que le terme Dalit est “a struggle concept, and hence oppositional in its essence and political in its expression. […] Dalit is not a caste term at all.” (2012 : 48).

8 Bhim Rao Ambedkar (1891-1956), Mahar (caste d’intouchables) de la présidence de Bombay (aujourd’hui Mumbai, dans le Maharashtra), converti au bouddhisme peu avant sa mort, est la grande figure de la résistance des Intouchables et de leur lutte contre le Hindu Social Order, légitimé et sacralisé par les textes brahmaniques les plus anciens. Il est souvent appelé le « père de la constitution » de l’Union indienne, pour la responsabilité et le rôle qu’il joua à l’assemblée constituante en tant que président du comité en charge de sa rédaction. (cf. Herrenschmidt Reference Herrenschmidt1996 et 2009). Sur le parcours d’Ambedkar, Christophe Jaffrelot, Reference Jaffrelot2000.

9 Elles ne sont pas toujours fiables, reposent sur des bases souvent fort différentes et il est difficile d’avoir une série sur plusieurs décennies. Cependant elles témoignent toutes de cette tendance et mentionnent régulièrement en tête le Rajasthan, l’Uttar Pradesh et le Bihar.

10 Tous les chiffres convergent : le nombre des milliardaires (crorepati) dans les L.A. comme au Lok Sabha, a considérablement augmenté sur les dix dernières années. En Andhra Pradesh, élus au L.S. en 2009 : 32/42 (soit 45 % de plus qu’en 2004). En outre, 26 % de ces élus sont l’objet de poursuites judiciaires (10 % en 2004). En avril 2009, un quart des candidats à la L. A. de Mumbai sont milliardaires. En 2013, ce sont 33 % des candidats à la L.A. de Delhi (23 % en 2008). Leurs fortunes sont maintenant mobilières, sans exclure des propriétés foncières souvent importantes encore. De manière assez générale, à toutes ces élections, des poursuites judiciaires sont en cours contre environ un tiers des candidats – dont la moitié pour crimes graves.

11 Ghanshyam Shah et al, Reference Shah2006. L’enquête a porté sur 565 villages dans 11 Etats (résultats rappelés dans The Hindu, 25 mars 2012).

12 Le mariage civil existe en Inde, avec le Special Marriage Act, 1954, mais la protection des jeunes qui ont ainsi légalisé un love marriage n’est nullement assurée : ils peuvent être l’un et l’autre victimes (assassinés) des familles de l’un et de l’autre.

13 C’est le quartier des Dalits, souvent à l’écart des quartiers des autres castes.

14 Quelques-uns de ces noms de sinistre mémoire : Kilveni (Tamil Nadu), décembre 1968 ; Karanchedu (Andhra Pradesh), juillet 1985 ; Chunduru (Andhra Pradesh), août 1991 ; Jhajjar (Haryana), octobre 2002 – encore qu’ici le lynchage de cinq Dalits, apportant des peaux de vache à une tannerie, par des hindous revenant d’un pèlerinage soit particulier : s’y rencontrent la sacralité de la vache (que les Dalits auraient écorchée vivante) et la haine des musulmans (confusion et excuse avancées et retenues pour leur meurtre) ; Gohana (Haryana), septembre 2005 ; Naikkankottai (Tamil Nadu, Dharmapuri), décembre 2012. Pour ce qui concerne l’Etat du Bihar, il en sera question plus loin.

15 Encore faut-il que les coupables aient été accusés au titre de cette loi et non du code pénal.

16 Subhash Gatade (dans un livre dont Anand Teltumbde fait le compte rendu sur Contercurrents.org, le 29 mai 1999) cite un bel exemple de la vision de la société, conforme au Hindu Social Order, qui est celle de certains juges : « Attendu que les accusés appartiennent aux castes supérieures, il est impossible qu’ils soient entrés dans le hameau des Dalit ».

17 Anand Teltumbde est un militant des droits de l’homme, écrivain et analyste des mouvements dalit et de gauche. Membre du Committee for Protection of Democratic Rights (cpdr) de Mumbai, il tient une rubrique mensuelle dans l’hebdomadaire Economic and Political Weekly. Né en 1952, fils de paysans pauvres Mahars (comme Ambedkar), il a fait des études supérieures d’ingénieur et en gestion et est devenu cadre de grandes sociétés pétrolières ; il enseigne dans une université réputée, au Department of Management de l’Indian Institute of Technology (iit) de Kharagpur au Bengale occidental. Roland Lardinois s’est entretenu avec lui le 15 novembre 2013 (encore inédit).

18 Cet ouvrage (2010a) est une reprise, réécrite et réorganisée, de l’édition de 2008, intitulée Khairlanji. A Strange and Bitter Crop (Navayana, New Delhi).

19 B.R. Ambedkar, Annihilation of Caste, 1936, baws, 1979, vol. I : 47.

20 Plusieurs enquêtes et rapports importants rédigés peu après les faits. Outre ceux mentionnés infra note 23, le rapport officiel très substantiel suite à une enquête du 3 au 9 novembre, Organised Killings of Dalit in Khairlanji Village ainsi que A Report under SC-ST (PoA) Act, 1989, publié en décembre par yashada (Yashwantrao Chavan Academy of Development Administration, Pune) – le Nodal Officer (fonctionnaire chargé de l’application de cette loi) signe le rapport, dont un Interim Report avait été remis dès le 10 novembre au gouvernement. S’y ajoute (en marathi) la Special Issue of Khairlanji Killings du Khairlanji Action Committee (kac) constitué le 4 octobre 2006. Tous ces rapports sont lisibles sur internet.

21 C’est un petit fonctionnaire de police affecté à un village ; il est chargé d’y veiller à l’ordre et à la sécurité et d’informer ses supérieurs de ce qu’il s’y passe.

22 Peu avant de mourir le 6 décembre 1956, Ambedkar avait projeté la création de ce parti. Créé peu après, éclaté en multiples factions, le rpi a perdu tout poids politique, n’a pas su dépasser les limites de la caste des Mahars et encore moins celles du Maharashtra.

23 La Vidarbha Jan Andolan Samithi (vjas) et le Manuski Advocacy Centre de Pune (Teltumbde Reference Teltumbde2010a : 110).

24 Sabrina Buckwalter, Just another rape story.

25 Teltumbde a participé à l’enquête de novembre, dont le rapport est publié le 11 janvier 2007, Suppressing the Voice of the Oppressed. State Terror on Protest against the Khairlanji Massacre. Nicolas Jaoul a enquêté sur ces manifestations (2008).

26 C’est un mouvement maoïste qui mène depuis 1967 une guerre révolutionnaire dans plusieurs États de l’Inde. Kennedy et King ont publié récemment (2013) une étude sur les tribus de l’Inde centrale et les maoïstes. Même si fort souvent les Dalit ont participé à ces mouvements armés, les tribus sont bien plus directement impliquées depuis l’origine. L’argument était d’autant plus de circonstance que le Premier ministre venait de déclarer en avril que le naxalisme était « le plus grand défi sécuritaire jamais rencontré par l’Inde ».

27 Cela avait été précédé par leur triple alliance, le Triveni Sangh, en 1936, l’année d’après la proclamation du Government of India Act.

28 The Tribune, Chandigarh et The Hindu, 3 et 4 juin 2012.

29 « Ranvir Sena Revisited », Economic and Political Weekly, 28 juillet 2012 (n° 47-30).

30 Pour Khairlanji, en septembre 2008, la Cour du district avait condamné 6 des 8 accusés à la peine de mort. Le 14 juillet 2010, la Haute Cour de Mumbai (à Nagpur) commue ces peines capitales en 25 ans de prison. Elle refuse toujours de considérer que ces assassinats constituent des atrocities contre des SC (Teltumbde Reference Teltumbde2010b). En 2013, Bhaiyalal, maintenant petit fonctionnaire dans un autre village, reçoit enfin les 4 acres de terre qui lui avaient été promis par le gouvernement (Indian Express, 13 avril 2013). La Haute cour (Nagpur), interdit, à sa requête, l’exploitation d’un film sur ce massacre (The Times of India (Nagpur), 22 février 2014).

31 L’enquête de G. Shah et al. (cf supra note 11), indiquait que dans le tiers des villages le salaire des Dalits, à la différence de celui des travailleurs des autres castes, ne leur était pas payé de la main à la main. Possiblement jeté à terre, comme nous l’avons vu en 1963.

32 baws, 1989, vol 5 : 115. Cet inédit, difficile à dater, doit être de peu postérieur à Who were the Shudras, dédié au “Mahatma Jotiba Fule” (sic) (préface d’octobre 1946).

33 Ce chapitre pourrait avoir été écrit entre fin 1945 et 1947.

34 On connaît les attaques multiples contre la « brahmanophilie » de Louis Dumont. C’est négliger cet avis : « Rien n’est plus à déplorer que l’échec d’Ambedkar et du mouvement Intouchable, car l’on sait bien aujourd’hui, contre Gandhi, que les Intouchables ne seront en définitive affranchis que par eux-mêmes : la bonne volonté de leurs supérieurs politiciens n’y saurait suffire. » (DumontReference Dumont1966 : 282 ; italiques de l’auteur).

35 Je me suis entretenu à Hyderabad avec K. Kancha Ilaiah en 1999 et en 2005.

36 Cette description idyllique de la vie des quartiers des ex-intouchables se trouve dans le dernier chapitre de l’œuvre (ibid. : 115-117). Ce sont les « hautes castes », à commencer par les Brahmanes et les Baniyas (Vaishyas, commerçants et aussi usuriers), qui ont fait du village un lieu d’oppression pour les Dalitbahujan (ibid. : 117). Il y a là un curieux rappel de la détestation du village exprimée souvent et publiquement par Ambedkar (“the village [is] but a sink of localism, a den of ignorance, narrow-mindedness and communalism” à l’assemblée constituante, le 4 novembre 1948, baws, 1994, vol. 13 : 61-62), en même temps qu’une aimable peinture que celui-ci n’aurait jamais songé à faire.

37 L’expression est de Teltumbde. Il faut toujours rappeler que les « Intouchables » sont avarna et non « hors-castes », ce qui par définition n’existe pas pour un hindou – pas plus que le mot lui-même, « a-jâti* ». La confusion n’est pas innocente dans ses effets sociologiques et politiques : si la jâti des Mâdigas est en lutte contre la jâti des Mâlas en Andhra Pradesh, c’est qu’ils estiment que ces derniers – qui de tout temps ont été plus nombreux et de statut supérieur (ce qu’ils n’oublient pas) – ont tiré à leur détriment tous les bénéfices de la politique des quotas. Les luttes de jâti existent bien chez les Dalits…

38 L’auteur a interviewé un bon nombre des personnes qu’il cite.

39 Un très bel – et rare – exemple de l’apologie de la caste se trouve dans les écrits en malayalam d’E.M.S. Namboodiripad (1909-1998), un Brahmane et un des grands hommes politiques communistes, qui affirmait : “The nambudiri possessed an advantage that nair society lacked […] [t]he caste system”. C’est là un argumentaire intéressant, dans un schéma évolutionniste strictement marxiste à la suite d’Engels : les Brahmanes Nambudiri – toujours accusés d’être des « envahisseurs aryens » venus du Nord, avec ce « modèle brahmanique de division du travail » et leur patrilinéarité – sont historiquement plus évolués que les Nayars, Kshatriyas « dravidiens » (autochtones) matrilinéaires. L’auteur ne prêtait évidemment aucune attention aux aspects ritualistes et à la discrimination sociale de ce système (citations et analyses, Dilip M. Menon Reference Menon2011 : 32-72). Ce n’est qu’en 1948 que le parti communiste mit à l’ordre du jour sa lutte contre ces discriminations, celles à l’égard des intouchables n’étant qu’« une tentative bourgeoise de désunir les masses. »

40 Dalit Diary : 1999-2004. Reflections on Apartheid in India. C.B. Prasad fut, comme de nombreux intellectuels dalits de sa génération, un étudiant engagé aux côtés des naxalites.

41 Prasad avec d’autres chercheurs a mené une enquête en U.P. sur le changement du mode de vie des Dalit et ses conséquences sur leur situation dans les villages entre 1990 et 2007. Tout en demandant que l’on n’extrapole pas inconsidérément les résultats de leur enquête, les auteurs notent : leur mode de vie (alimentation, vêtement) s’est rapproché de celui des autres castes, leur situation matérielle s’est améliorée. Leur activité économique et les relations sociales qui la caractérisaient ont changé, ils se sont localement diversifiés professionnellement, et ils ont migré. Ils se sont affirmés, refusent des tâches traditionnelles et dégradantes. Leurs conclusions n’excluent pas cependant que “the atrocities […] could be the result of the very rapid improvements for dalit which unsettle existing relationships” (Kapur Devesh et al. Reference Kapur, Prasad, Pritchett and Babu2010 : 48).

42 Un article publié par The Hindu le 18 juillet 2013 critique fortement ces déclarations ; il montre C.B. Prasad et M. Kamble devant un grand portrait d’Ambedkar lors d’une réunion d’entrepreneurs à Hyderabad. Pour une critique de ce que peuvent être les « millionnaires dalit » dans le monde des affaires voir Gopal Guru,Reference Guru2012. L’auteur souligne la contradiction dans les termes de cette appellation, son oubli radical des projets de Jyotirao Phule et d’Ambedkar – lequel n’a jamais dit aux Intouchables de « devenir millionnaires ».

43 La justice a été d’une rapidité exemplaire. C’est d’abord le Président qui promulgue une ordonnance le 3 février 2013, à effet immédiat. Puis une loi est votée par les deux chambres (Lok Sabha et Rajya Sabha), qui prend effet le 3 avril. La définition du « viol » dans le code pénal (section 375) a été élargie.

44 Malgré leur apparente association en tant que Scheduled bénéficiaires de quotas, les Dalits n’ont jamais montré une grande solidarité avec les Adivasis. Cela remonte à Ambedkar lui-même qui, à l’aube de l’Indépendance, écrit : “The Aboriginal Tribes have not as yet developed any political sense to make the best of their political opportunities and they may easily become mere instruments in the hands either of a majority or a minority” (Communal Deadlock, baws, 1989, vol. 1 : 375). Alexandre Soucaille a réfléchi sur le viol, la violence et la domination à partir de sa connaissance ethnographique des tribus du Jharkhand (2011 : 115-130).

45 Le père d’Ambedkar avait été en garnison à Mhow, à 23 km au sud d’Indore. La ville a été rebaptisée Ambedkar Nagar en 2003, non sans opposition.

References

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