1. Introduction
La découverte des textes coptes de Nag Hammadi en 1945 n'a pas fini de modifier profondément le panorama historique des premières générations du christianisme. L’Évangile de Thomas publié en 1959 continue d'intéresser les spécialistes des écrits néotestamentaires, vu le nombre de monographies ou d'articles récents consacrés à cet évangile apocryphe. Or, si l'on vient de célébrer le soixante-dixième anniversaire de la découverte des écrits de Nag Hammadi, il n'est pas sûr que les spécialistes des mouvements gnostiques anciens concentrent leur regard sur les caractéristiques de la christologie. Il importe donc de faire le point sur les tendances de la recherche à une période où l'on convoque à la fois des sources grecques, latines et coptes, et à un moment où l'on sort d'une approche des courants gnostiques modelée par les hérésiologues depuis l'Antiquité. Parmi les sources antiques sur les gnostiques, le Contre les hérésies d'Irénée de Lyon, vers la fin du second siècle, occupe une place de choix à côté de Clément d'Alexandrie qui a cité de nombreux fragments d’œuvres gnostiques. Jusqu’à la découverte de la documentation directe des gnostiques à Nag Hammadi, l'histoire de la recherche sur les gnostiques a été essentiellement dépendante des Pères de l’Église qui les ont combattus : Justin, Irénée, Tertullien, Origène, et les réfutations du Pseudo-Hippolyte au iii e siècle, d’Épiphane et d'Augustin au iv e siècle. Comme de nombreuses définitions du docétisme ont été proposées, il nous semble nécessaire de commencer par examiner l'approche des hérésiologues, pour mesurer en quoi les textes de Nag Hammadi établissent un écart significatif par rapport à cette approche.
2. L'approche hérésiologique du docétisme
Tout au long des quatre premiers siècles du christianisme la question de la christologie docète des gnostiques a hanté les Pères de l’Église. Si l'on prend l'exemple de la christologie de Saturnin, dans le Contre les hérésies d'Irénée, on peut apprécier la difficulté d'une approche critique des sources hérésiologiques antiques. En choisissant la traduction de la collection « Sources chrétiennes », on lit ceci à propos du Christ de Saturnin : « Le Sauveur, affirme-t-il encore, est inengendré, sans corps ni figure, et c'est d'une manière purement apparente qu'il s'est fait voir comme homme » (i, 24, 2).Footnote 1 La version grecque de la réfutation des hérésies d'Irénée est perdue ; elle n'est connue que par quelques citations (principalement dans les réfutations du Pseudo-Hippolyte, d'Eusèbe de Césarée, d’Épiphane de Salamine et de Théodoret de Cyr) et par une traduction latine complète, datant sans doute de la fin du iv e siècle.Footnote 2 Ainsi la phrase que nous venons de citer provient de cette traduction latine : Saluatorem autem innatum demonstrauit et incorporalem et sine figura, putatiue autem uisum hominem. Une telle traduction prend une actualité nouvelle au temps des débats christologiques du iv e siècle. Mais la plus ancienne utilisation de ce passage de l'Irénée grec se trouve déjà dans la réfutation du Pseudo-Hippolyte, l’Elenchos. Les éditeurs d'Irénée dans les « Sources chrétiennes » pensent que l’Elenchos a, sans le mentionner, recopié fidèlement les paragraphes d'Irénée sur Saturnin, tout en déplaçant la notice après la présentation de Basilide, alors qu'Irénée avait construit son exposé sur Saturnin avant Basilide.Footnote 3 La formulation grecque de l’Elenchos renvoie à un Sauveur inengendré (ἀγέννητος), sans corps ni figure (ἀσώματος καὶ ἀνείδεος), et c'est d'une manière apparente (δοκήσει) qu'il s'est fait voir comme homme. Plus d'un siècle plus tard, la notice du Panarion d’Épiphane (vers 375–7) utilise cette présentation de l’Elenchos et accentue encore la perspective docète de ses adversaires en affirmant que le Christ aurait tout fait d'une manière apparente : être né, avoir vécu, avoir été visible, avoir souffert (23, 1, 10). En traitant de ces divers témoignages patristiques, on pourrait situer historiquement chaque source dans son débat avec des adversaires possibles. Le docétisme apparaît donc comme une tendance théologique qui pense la christologie sur le mode d'une apparence, et donc comme un refus de l'incarnation.
La critique d'une christologie docète existe déjà au temps d'Ignace d'Antioche, au début du second siècle. Dans l’Épître aux Tralliens 9, Ignace souligne que Jésus-Christ est né réellement, qu'il a réellement mangé et bu, qu'il a réellement souffert. Puis dans le paragraphe suivant, il critique ceux qui pensent qu'il a souffert seulement en apparence, eux-mêmes n’étant qu'apparence. Ignace réitère sa profession de foi sur la réalité de la Passion et de la résurrection dans l’Épître aux Smyrniotes 2 et 4, 2. Or, plus d'un siècle après Ignace, l’Elenchos du Pseudo-Hippolyte consacre toute une notice à des soi-disant docètes (viii, 8–11), où l'accent porte sur une tendance qui distingue la figure du Sauveur de celle de l'homme Jésus né de Marie ; le Sauveur venant des cieux ne ferait que revêtir un homme terrestre jusqu’à la croix où il se dévêt de son enveloppe charnelle (viii, 10, 7). Nous n'allons pas établir ici une typologie des tendances diverses qui pourraient être regroupées sous l’étiquette hérésiologique de « docétisme ». Peter Weigandt a tenté de l’établir dans sa thèse de Heidelberg en 1961.Footnote 4 Notre intérêt porte plutôt sur l'interprétation que l'on peut proposer des documents gnostiques anciens, depuis les découvertes des manuscrits coptes de Nag Hammadi. On affirme souvent que les gnostiques, et même les manichéens, ont une christologie docète quand on se fie à la critique des Pères de l’Église. Or la documentation copte permet d’évaluer les propos des Pères de l’Église, dans la mesure où elle fournit une information issue des gnostiques eux-mêmes. Pour valoriser les avancements de la recherche sur les textes gnostiques, nous choisissons deux courants significatifs : les gnostiques valentiniens et les gnostiques basilidiens. Dans un ouvrage célèbre publié en 2003, What is Gnosticism ?,Footnote 5 Karen King a cherché à démontrer que la catégorie de « docétisme » appliquée aux textes gnostiques de Nag Hammadi n’était plus adéquate pour rendre compte des subtilités des systèmes gnostiques de l'Antiquité. À Québec en mai 2015, lors d'un colloque sur les soixante-dix ans de la découverte de Nag Hammadi, K. King a réitéré son approche avec plus de force encore. Il ne suffit plus d'opposer les docètes aux partisans de l'incarnation du Sauveur. Docètes et incarnationistes cherchent les uns comme les autres à tenir compte des écrits fondateurs du christianisme antique à un moment où les grandes synthèses théologiques des conciles du iv e siècle n'ont pas encore modelé ce qui deviendra l'orthodoxie du christianisme. Nous allons donc traiter quelques exemples caractéristiques de passages tirés des Pères de l’Église et des documents de Nag Hammadi pour montrer en quoi les lire les uns par rapport aux autres nous force à « revisiter » la catégorie du docétisme.
3. Les gnostiques valentiniens
La gnose issue de Valentin est sans doute la mieux connue grâce à de nombreux témoignages. Valentin était un maître professant dans la communauté chrétienne d'Alexandrie au début du second siècle, avant de se rendre à Rome dans le second quart du deuxième siècle. Jusqu’à la découverte des textes coptes de Nag Hammadi, on ne connaissait des valentiniens que quelques fragments attribués à Valentin,Footnote 6 tirés principalement des œuvres de Clément d'Alexandrie, et quelques traces littéraires, en grec, de plusieurs de ses disciples : Héracléon, dans les citations rapportées par Origène dans son Commentaire de Jean, Ptolémée avec sa Lettre à Flora conservée par Épiphane (Panarion 33, 3–7), Théodote et ses Extraits rassemblés par Clément d'Alexandrie, et Marc le mage évoqué par quelques paraphrases et citations dans le Contre les hérésies d'Irénée (I, 13, 1–16, 2). L'ensemble de cette documentation a été bien analysée par F.-M. Sagnard, dans sa thèse sur La Gnose valentinienne Footnote 7 et son édition des Extraits de Théodote.Footnote 8
Les textes coptes de Nag Hammadi offrent maintenant de nouveaux documents valentiniens : près de 140 pages d'une trentaine de lignes par page dans le Codex i, soit la Prière de l'Apôtre Paul, l’Épître apocryphe de Jacques, l’Évangile de Vérité, le Traité sur la résurrection, et le très long Traité Tripartite. Mais on dispose aussi de l’Évangile selon Philippe du Codex ii, des Apocalypses de Paul et de Jacques du Codex v, de l’Interprétation de la Gnose, de l’Exposé valentinien, des fragments valentiniens sur le baptême et l'eucharistie du Codex xi. Cet ensemble de documents multiplie par huit, au moins, le volume de ce que l'on connaissait sur les valentiniens depuis l'Antiquité. La monographie la meilleure qui tient compte de l'ensemble de la documentation est celle d'Einar Thomassen.Footnote 9 L'accès à ces pages nouvelles est facilité par de nombreuses traductions, monographies et éditions critiques commentées. L'interprétation du contenu précis de la doctrine valentinienne reste pourtant difficile pour deux raisons : d'une part, la connaissance de la langue copte n’étant pas acquise par tous les spécialistes de la littérature chrétienne ancienne, on a tendance à rendre compte des valentiniens à partir des seuls témoignages grecs de la Lettre à Flora de Ptolémée, des Extraits de Théodote ou de la réfutation d'Irénée de Lyon et des hérésiologues ultérieurs. D'autre part, comme l’étude d'Irénée n'a pas cessé depuis le milieu du xix e siècle, sa réfutation a souvent servi de critère pour juger de la théologie des valentiniens. Même les Extraits de Théodote sont interprétés à partir de la réfutation d'Irénée.Footnote 10 On ne peut guère en faire le reproche à leur éditeur, F.-M. Sagnard, qui n'a pas eu la joie de connaître les textes de Nag Hammadi. Mais on peut s'étonner qu’à l'heure actuelle on ne fasse pas plus confiance à la documentation directe des valentiniens et moins à celle des hérésiologues. Malgré les découvertes de Nag Hammadi, l’œuvre d'Irénée reste souvent le principal étalon pour comprendre les écarts entre les divers textes mis en présence, alors qu'on ne dira jamais assez combien la réfutation d'Irénée, si bien informée pourtant, est polémique au point de déformer le propos de ses adversaires.
3.1 La lecture hérésiologique de la christologie valentinienne
Si l'on s'appuie sur le Contre les hérésies d'Irénée pour décrire la christologie des valentiniens, il faut se souvenir qu'il ne témoigne guère de la doctrine primitive de Valentin mais de gnostiques ultérieurs, disciples de Ptolémée, lui-même disciple de Valentin.Footnote 11 Irénée est un contemporain des deuxième et troisième générations du valentinisme. Dans cette réfutation, la figure du Sauveur apparaît à plusieurs endroits du mythe du salut. L'une des originalités du valentinisme consiste à faire remonter l'origine du mal aux événements primordiaux. Parmi les éons du plérôme, la figure de la Sagesse, Sophia, est celle qui tente de percer l'inaccessibilité de la transcendance divine. Sa quête provoque un traumatisme dans le plérôme et la possibilité de sa conversion intervient grâce à la figure du Sauveur (Contre les hérésies, i, 2, 5–6).Footnote 12 Il est à nouveau question du Sauveur à propos du salut des trois types d’êtres humains selon la tripartition classique des valentiniens (pneumatiques, psychiques et hyliques ; i, 6, 1). Dans ce passage, le psychique est présenté comme doué de libre arbitre. C'est pourquoi le Sauveur est venu le sauver. Pour expliquer la sotériologie des valentiniens Irénée présente ce qu'il comprend de leur christologie en ces termes :
Car il [= le Sauveur] a pris, disent-ils, les prémices de ce qu'il devait sauver : d'Achamoth, il a reçu l’élément pneumatique ; par le Démiurge, il a été revêtu du Christ psychique ; enfin, du fait de l’ « économie », il s'est vu entourer d'un corps ayant une substance psychique, mais organisé avec un art inexprimable de manière à être visible, palpable et passible ; quant à la substance hylique, il n'en a pas pris la moindre parcelle, disent-il, car la matière n'est pas capable de salut. (i, 6, 1)Footnote 13
Exprimé en termes valentiniens, ce bref résumé souligne que pour Irénée, le Sauveur a eu un corps pneumatique issu de la figure de Sophia chassée du plérôme, Achamoth, et un corps psychique provenant de l'action du démiurge dans le domaine psychique. Comme le Sauveur n'a pas assumé de corps hylique ou matériel, il s'est rendu « visible, palpable et passible » grâce à une substance psychique pouvant être perçue par les hommes sur terre. Autrement dit, Irénée affirme que les valentiniens n'ont pas une véritable compréhension de l'incarnation puisque leur Sauveur n'a pas assumé de corps matériel. Le terme de docétisme n'est pas utilisé dans cette partie de l'ouvrage d'Irénée consacrée à l'exposé des doctrines adverses (Livre i). En revanche, dans la réfutation, au livre iii, 16, 1, Irénée critique explicitement la christologie valentinienne en ce qu'elle distingue le « Jésus de l’économie », c'est-à-dire le Jésus terrestre « qui n'a fait que passer par Marie », et le Sauveur qui est descendu sur Jésus – Irénée l'appelle aussi Christ – « pour que la mort fût détruite par lui ». Irénée critique les valentiniens qui confessent par la bouche le Christ Jésus mais le « divisent en pensée » ; cette division correspond à la tripartition anthropologique : le Sauveur pneumatique, le Christ émis pour le redressement du Plérôme et le Jésus de l’économie dont les valentiniens disent qu'il a souffert.
La critique irénéenne redouble de force au Livre v, 1, 2 quand les valentiniens sont explicitement assimilés aux docètes. Le paragraphe commence par une attaque des docètes et se termine par une conclusion sur les valentiniens qui ne feraient que reprendre leurs thèses :
Vains, tout d'abord, ceux qui prétendent qu'il s'est montré d'une façon purement apparente : ce n'est pas en apparence, mais en toute réalité et vérité, qu'ont eu lieu les faits que nous venons de dire. Supposons au contraire que, sans être homme, il se soit montré sous les dehors d'un homme : en ce cas, il n'est pas réellement demeuré ce qu'il était à savoir Esprit de Dieu, puisque l'Esprit est invisible … C'est tout un, de dire qu'il s'est montré d'une façon purement apparente, et de dire qu'il n'a rien reçu de Marie : car il n'aurait pas eu réellement le sang et la chair par lesquels il nous a rachetés, s'il n'avait récapitulé en lui-même l'antique ouvrage modelé, c'est-à-dire Adam. Vains sont donc les disciples de Valentin, qui enseignent cette doctrine afin de pouvoir exclure de la chair la vie et rejeter l'ouvrage modelé par Dieu.Footnote 14
S'inspirant de la réfutation d'Irénée, Tertullien ironise dans le Contre les valentiniens sur les combinaisons monstrueuses inventées par ces gnostiques quand ils parlent du Sauveur :
Ils prétendent qu'il revêtit le meilleur des substances qu'il se proposait de conduire, toutes ensemble, au salut : ainsi a-t-il reçu d'Achamoth la substance spirituelle ; du Démiurge, le Christ psychique, qu'il a aussitôt revêtu ; quant à la substance corporelle, issue de la substance psychique mais organisée avec un talent d'une ingéniosité admirable et indicible, il l'a prise un certain temps, pour les besoins de sa fonction, afin d’être exposé, non sans regret, aux contacts, aux regards, au toucher, et à la mort ; mais il n'y avait rien de matériel en lui, puisque le matériel ne participe pas au salut. (26, 2)Footnote 15
Une formulation analogue, toujours inspirée d'Irénée, se retrouve encore au iv e siècle dans le Panarion d’Épiphane à propos des valentiniens (31, 20, 4 ; et avec un contenu équivalent en 31, 28, 4–7 et 31, 31, 5). Que ce soit selon Irénée ou ses successeurs, les valentiniens sont perçus par les Pères de l’Église comme niant la réalité matérielle de Jésus ; ils sont qualifiés de docètes. Mais qu'en est-il maintenant de la documentation valentinienne elle-même ?
3.2 La christologie selon le valentinien Théodote
Dans la documentation grecque, de peu antérieure à Irénée, on peut interroger les Extraits du gnostique Théodote, rassemblés par Clément d'Alexandrie. En examinant certains extraits qui traitent de la christologie (58–62), on constate que la formulation des valentiniens ressemble à ce que disent les hérésiologues mais qu'elle contient aussi un certain nombre d’éléments qu'il faut interpréter en les resituant dans un contexte valentinien. Dans les Extraits 59–61, par exemple, on lit ceci :
(59, 1) Tout d'abord il revêtit la semence issue de Celle qui a enfanté, non qu'il fût contenu dans cette semence ; il la contenait, au contraire, par sa puissance. C'est elle qui, peu à peu, est formée par l'intermédiaire de la gnose. (2) Étant arrivé dans la région du Lieu, Jésus trouva le Christ à revêtir, le Christ proclamé d'avance, celui qu'annonçaient les Prophètes et la Loi, et qui est l'Image du Sauveur. (3) Mais en outre : ce Christ psychique, qu'il revêtit était invisible ; or, il fallait que celui qui venait dans le monde pour y être vu, saisi, et pour y vivre, portât sur lui un corps sensible. (4) Un corps fut donc tissé pour lui, de substance psychique invisible, corps arrivé dans le monde sensible par la dynamis d'une divine préparation. (60) Donc, la parole : L'Esprit Saint surviendra sur toi [Lc 1, 35a] exprime l'origine du corps du Seigneur ; La dynamis du Très-Haut te couvrira de son ombre [Lc 1, 35b] indique la formation donnée par Dieu, celle qu'il a imprimée sur ce corps dans le sein de la Vierge. (61, 1) Que par conséquent, <Jésus> fût lui-même autre que les éléments qu'il a assumés, voilà qui est clair d'après ce qu'il déclare : Je suis la Vie, Je suis la Vérité [Jn 14, 6 ; 11, 25].Footnote 16
Cette suite d'extraits est plus simple qu'il n'y paraît. L'anthropologie valentinienne est fondée sur la tripartition traditionnelle : corps, âme, esprit. Cette tripartition se reproduit pour le « corps ». Appliquée au corps du Sauveur, la perspective est déclinée ainsi de la manière : le corps pneumatique du Sauveur correspond à la semence pneumatique (Extraits de Théodote 41, 2) ; celle-ci provient de la figure de la Mère qui a enfanté (58, 1) ou de la « Femme d'en haut » (67, 1). Cette semence, aussi spirituelle soit-elle, a besoin de sagesse et de formation (61, 2 ; cf. Lc 2, 40 et 52). Le corps psychique du Sauveur correspond au domaine du démiurge, le Lieu, responsable de la création du monde matériel et psychique ; c'est la figure du Christ, annoncé par la Loi et les Prophètes et image du Sauveur. Ce corps psychique n’étant pas visible pour le monde des humains, le Sauveur a bénéficié d'un corps psychique tissé spécialement pour être visible dans le monde sensible. C'est à partir de l'exégèse de Luc 1, 35 que les valentiniens attribuent à l'Esprit saint le corps pneumatique et au démiurge ou la « dynamis du Très Haut », le corps psychique qui a été imprimé sur le corps porté dans le sein de la vierge Marie. On peut s'étonner que ces Extraits de Théodote n'affirment pas l'existence d'un corps matériel, hylique, selon la distinction traditionnelle. Le corps du Sauveur est en effet d'une autre formation que celle des humains car, comme le disent les hérésiologues, le corps matériel est voué à la perdition. En revanche, le corps matériel a pour le Sauveur un équivalent qui implique l'existence d'un corps, visible, sensible, passible, arrivé dans le monde sensible selon l'exégèse valentinienne de Luc 1, 35, grâce à l'action conjointe de l'Esprit saint et du démiurge. Mais il est d'ordre psychique. Même si toute la documentation valentinienne ne l'indique pas en ces termes, on peut dire pour résumer que la figure du Sauveur correspond à son corps pneumatique, celle du Christ à son corps psychique et celle de Jésus à son corps visible et passible, celui dont parlent les évangiles, de la naissance à la croix, selon la lecture valentinienne. On remarquera à ce propos que la traduction française de l’Extrait 61, 1 ajoute le terme de Jésus entre crochets pour expliciter la référence au corps formé dans le sein de la Vierge mentionné dans la phrase précédente. C'est une bonne compréhension de la phraséologie valentinienne de Théodote, de la part de l’éditeur F.-M. Sagnard.
Si l'on compare maintenant ce que dit Théodote à ce qu'affirment les hérésiologues, on peut comprendre qu'une lecture hérésiologique des valentiniens relève l'absence d'un corps hylique pour le Sauveur, et l'interprète comme une position docète. En revanche, la subtilité de la position valentinienne consiste à affirmer l'existence d'un corps psychique du Sauveur, dont une partie a été rendue visible et passible pour rendre compte de l'incarnation dans les évangiles. Cette position rejoint celle de l'un des rares fragments grecs conservés de Valentin, le fragment 3, où il est question d'un Jésus qui mange et boit sans rien éliminer.Footnote 17 C'est une façon d'affirmer la réalité du corps du Sauveur tout en préservant sa divinité. Que nous apprend la documentation valentinienne directe des textes coptes de Nag Hammadi ?
3.3 La christologie valentinienne selon les textes de Nag Hammadi
Il n'est pas possible de passer en revue tous les textes valentiniens coptes de Nag Hammadi, car il faudrait chaque fois les présenter et les situer dans l'histoire du valentinisme. Quelques exemples significatifs suffiront à confirmer ce que l'on perçoit des Extraits de Théodote. Commençons par l’Évangile de Vérité (NHC i, 3) qui est sans doute l'un des textes valentiniens les plus connus des spécialistes du Nouveau Testament. Sans être une œuvre littéraire de Valentin, c'est un document que nous situons tôt dans l'histoire du valentinisme, vers le milieu du second siècle, et bien avant Irénée. Cet évangile apocryphe s'ouvre sur la bonne nouvelle de la grâce (16, 31ss.),Footnote 18 contenue dans la Parole du Sauveur, pour permettre la connaissance du Père. Or, cette connaissance vise à extraire les humains de leur torpeur et de l'oubli de leurs propres racines :
Telle est la Bonne Nouvelle annonçant celui que l'on cherchait, qui se révéla aux parfaits de par l'immense compassion du Père : le mystère caché, Jésus le Christ. Par son entremise, il illumina ceux qui étaient dans l'obscurité par l'entremise de l'oubli. Il les illumina ; il indiqua un chemin. Et ce chemin est la Vérité qu'il leur a enseignée. Aussi l'Erreur s'est-elle déchaînée contre lui, l'a pourchassé. Elle fut broyée en lui, elle fut invalidée. On le cloua au bois, il devint fruit de la connaissance du Père. Ce n'est assurément pas parce qu'ils en mangèrent qu'il fut détruit ! Mais à ceux qui l'ont mangé, il a permis de naître à la joie dans la découverte, car lui, ceux qu'il a découverts en lui l'ont de même découvert, lui en eux, l'Inappréhendable inconcevable. (18, 11–32)Footnote 19
Le mystère caché (cf. aussi 24, 9–16) rappelle des formulations pauliniennes et deutéro-pauliniennes (par ex. Rm 16, 25 ; Ep 3, 9 ; Col 1 26), mais la Parole de la Bonne Nouvelle ouvre un chemin pour l'illumination, avec des accents johanniques (Jn 1, 5 ; 14, 6 etc.). La crucifixion est interprétée comme l'antithèse de l'arbre du paradis de la Genèse. Le bois de la croix offre la possibilité de découvrir le fruit de la connaissance en vue de demeurer dans le Père (42, 25–39 ; cf. Jn 14, 7–17).
La figure de Jésus dans l’Évangile de Vérité revêt les traits de l'enseignant selon les évangiles canoniques :
Il devint un guide apaisant et adonné tout à loisir à l'enseignement. Il se montra publiquement et prit la parole en tant que maître. S'approchèrent ceux qui d'après leur propre estimation sont des sages, lui tendant un piège. Mais il les confondait, car ils étaient vides. Ils le haïrent car ils étaient sans intelligence en vérité. (19, 17–26)Footnote 20
Cette opposition manifestée contre le Jésus des évangiles aboutit à la crucifixion qui est en même temps la révélation du Livre de vie des vivants :
C'est pourquoi le compatissant, Jésus le fidèle, supporta avec patience les tourments au point de porter ce même livre, car il sait que sa mort est source de vie pour beaucoup … Ainsi Jésus est-il apparu, il s'enroula dans ce livre, il fut cloué au bois et afficha le testament du Père sur la croix. Ô que de grandeur dans un tel enseignement : alors qu'il condescend à la mort, la vie éternelle le revêt. Parce qu'il s'est dépouillé de ces haillons corruptibles, il a revêtu l'incorruptibilité. (20, 10–32)Footnote 21
Lors de sa venue, le Sauveur a revêtu une chair, mais ceux qui l'ont fréquenté n'ont pas toujours reconnu cette part hylique en lui :
Lorsqu'il parut, les instruisant sur le Père inappréhendable, qu'il leur eut insufflé le contenu de la Pensée, accomplissant sa volonté, et que beaucoup furent illuminés, ils se retournèrent vers lui. En effet, ils avaient été étrangers, ils n’étaient pas parvenus à percevoir sa ressemblance, et ne l'avaient pas reconnu, c'est-à-dire la part hylique (en lui), puisque c'est revêtu d'une forme charnelle qu'il est venu. (30, 31–31, 6)Footnote 22
Le texte copte utilise ici le terme « chair » (σάρξ) et le terme (ὕλη) qu'Anne Pasquier traduit par « part hylique (en lui) ». Même si cette formulation est légèrement différente de celle des Extraits de Théodote, il s'agit bien ici de souligner la réalité de l'incarnation par la chair, la matière et surtout la « ressemblance », tirée de l'hymne de l’épître aux Philippiens (2, 7) qui fut à l'honneur chez les valentiniens.Footnote 23
Le Traité sur la résurrection (NHC i, 4) adressé à Rhéginos manifeste une perspective incarnationiste analogue:
Alors qu'il était dans la chair (σάρξ), et après qu'il se fut révélé comme Fils de Dieu, il a circulé dans ce lieu où tu demeures, parlant de la loi de la nature – je veux dire « la mort ». Mais le Fils de Dieu, Rhéginos, était Fils d'homme et renfermait les deux (choses à la fois), possédant l'humanité et la divinité, afin, d'une part, de vaincre la mort du fait qu'il était Fils de Dieu, et d'autre part, que, par le Fils de l'Homme, se produisît le rétablissement dans le Plérôme. C'est qu'il préexistait d'en haut, comme semence de la Vérité, avant que n'existât cet assemblage cosmique où des Seigneuries et des Divinités se sont multipliées. (44, 14–39)Footnote 24
Ici la formulation de l'incarnation s'appuie sur la coexistence en une seule personne du Fils de Dieu et du Fils d'homme qui permet la victoire sur la mort. Le Fils de Dieu préexiste à la mise en place du monde cosmique du démiurge accompagné de ses seigneuries et divinités ; le Fils d'homme circule dans le lieu d'ici-bas pour permettre aux humains d’être rétablis dans le plérôme.
Le Traité Tripartite (NHC i, 5) présente, lui, le déroulement du plan divin de salut selon une organisation proche de celle qu'Irénée propose en suivant le mythe du salut des ptoléméens (Contre les hérésies i, 1–9). Nous situons l'original grec de ce traité copte, aujourd'hui encore mal connu, à la fin du second siècle ou au début du troisième. Quand il est question de l'avènement du Sauveur, les prophètes qui annonçaient sa venue (113, 11–14) dans une chair (114, 3) ont compris qu'il allait naître et souffrir (113, 33–4). Là encore, il est question de la préexistence du Sauveur sous forme de semence avant sa descente dans la vie physique :
Celui dont le Sauveur a reçu sa chair avait conçu celui-ci à l’état de semence, lors de l'apparition de la lumière, telle une parole promettant sa manifestation – elle <est>, en effet, <une> semence de ceux qui existent, mais elle a été produite en dernier. Mais c'est celui que le Père a chargé de la révélation du salut qui est l'accomplissement de cette promesse et il a été doté de tous les organes nécessaires à son entrée dans la vie physique. Il a cependant un seul et unique véritable Père, invisible, inconnaissable et insaisissable en sa nature, Dieu <qui> par le seul effet de sa volonté et de sa grâce s'est donné lui-même pour être vu, pour être connu et pour être atteint. (114, 9–30)Footnote 25
Les valentiniens affirment explicitement le lien qui existe entre le Sauveur pneumatique et les élus, eux aussi de semence pneumatique. Il est descendu sur terre pour partager en tout point l'existence de ceux qu'il allait sauver :
Non seulement il assuma la mort de ceux qu'il avait l'intention de sauver, mais il assuma aussi la petitesse dans laquelle ils descendirent lorsqu'ils sont <nés> corps et âme, car il s'est soumis à la conception et il s'est laissé engendrer comme un enfant, corps et âme. Il a embrassé tout ce que ceux-ci partageaient avec ceux qui sont perdus, bien qu'ils possédassent la lumière, tout en demeurant supérieur, car c'est sans péché, sans tache et sans souillure qu'il se soumit à la conception. Le Sauveur a été engendré et est demeuré dans la vie physique parce qu'il avait été fixé que ceux-ci deviendraient, comme ceux-là corps et âme à cause de la passion et du sentiment désordonné du Logos qui s'était mis en mouvement. (115, 3–21)Footnote 26
Plus que dans les fragments précédents, le Traité Tripartite manifeste le lien intrinsèque qui lie le Sauveur et ceux qu'il va sauver. Il y a nécessité à ce que le Sauveur partage la vie de tout un chacun, de la naissance à la mort, pour effectuer le salut des humains. C'est ainsi qu'on peut lire un peu plus loin :
Même le Fils, qui sert de modèle de la rédemption pour le Tout, a eu besoin de la rédemption, lui aussi, lorsqu'il s'est fait homme, s'étant lui-même soumis à tout ce dont nous avons besoin, nous qui, dans la chair, sommes son Église. Donc après qu'il eut reçu le premier la rédemption par le Logos descendu sur lui, tous les autres qui l'ont reçu ont reçu par lui la rédemption. En effet, ceux qui ont reçu celui qui a reçu, ont aussi reçu ce qui était en lui. Car il est venu parmi les hommes qui sont dans la chair pour apporter la rédemption, lui le Premier-Né et l'amour du Père, le Fils venu dans la chair. (124, 33–125, 15)Footnote 27
Proche du Traité Tripartite, le texte du Codex xi appelé L'Interprétation de la Gnose consacre plusieurs pages au salut de l’âme. Dans un dialogue, le Sauveur exhorte l’âme à comprendre que le chemin du Sauveur sur la terre est le modèle du comportement de l’âme nécessaire pour aboutir au salut :
Rejette le monde car il n'est pas à toi. Tu ne dois pas compter les délices qu'il contient comme un avantage, mais comme une perte et un châtiment. Reçois plutôt l'enseignement de celui qu'on a moqué, cela est profit et <un…> ô âme. Et comprends la forme et la figure qui sont devant le Père. C'est le statut et le rang élevé, que tu connaissais avant que tu ne t’égares et ne sois condamnée à devenir chair. De la même façon je me suis fait tout petit afin que par mon abaissement je puisse te ramener au rang élevé duquel tu as déchu et tu as été entraînée dans ce trou. Si maintenant tu crois en moi, c'est moi qui t'emmènerai en haut, grâce à cette figure que tu vois. C'est moi qui te porterai sur mes épaules. (10, 18–34)Footnote 28
Ici, la sotériologie prend le pas sur la christologie. Le Sauveur apparaît sous les traits du Bon Berger (Jn 10) qui reprend la brebis sur ses épaules (Lc 15, 5) alors qu'elle s'était égarée (Mt 18, 12). Cette parabole de la brebis perdue est évoquée chez les valentiniens dans l’Extrait de Théodote 42, 2 et fait même l'objet de toute une page d'un commentaire spirituel dans l’Évangile de Vérité (31, 35–32, 40 ; cf. Irénée, Contre les hérésies i, 8, 4). Dans les Extraits de Théodote, l'image du Bon Berger correspond à un thème central de la sotériologie valentinienne où le Sauveur revêt l'ensemble des semences spirituelles (1, 1–2) pour descendre du plérôme sur terre et pour remonter avec les élus afin de les faire entrer dans le plérôme (26, 1–3). Dans L'Interprétation de la Gnose, l'incarnation rend possible le salut des humains tombés dans un « trou », un symbole du corps et du monde matériel en référence à la brebis tombée dans une fosse (Mt 12, 11 ; cf. Lc 14, 5). De plus, les termes traduits par « forme » et « figure » reprennent les termes clés de l'hymne aux Philippiens 2, 7 auquel renvoie ici aussi l'abaissement (cf. Ph 2, 3).Footnote 29 L'incarnation rapportée selon les termes de l'hymne aux Philippiens réapparaît encore deux pages plus loin :
Il se dépouilla de lui-même et il se dépouilla de sa …, celui qui a reçu moquerie en échange du Nom. Pour nous il a persévéré devant la moquerie et il est apparu dans la chair. Et … il est un pourvoyeur. Il n'a nul besoin d'une gloire qui n'est pas sienne. Il possède sa propre gloire auprès du Père en tant que Fils. Et il est venu afin que nous devenions glorieux … il a été méprisé alors qu'il était en ces lieux méprisables. Or par celui qui a été moqué nous recevons le pardon des péchés. Par celui qui a été moqué et par celui qui a été racheté, nous recevons la grâce. Mais qui [est-ce] qui a racheté celui qui a été moqué ? C'est l'effusion du Nom. En effet tout comme la chair a besoin d'un nom, il en va de même de cette chair qui est un éon que Sagesse a émis. Il a reçu la grandeur qui est descendue afin que l’éon puisse s'introduire dans celui qui a été moqué, de sorte que nous échappions à la moquerie du dépouillementFootnote 30 et que nous soyons régénérés dans la chair et le sang … (12, 13–38)Footnote 31
Ce commentaire valentinien de l'hymne aux Philippiens exprime en d'autres termes ce que l'on trouve dans les Extraits de Théodote 22, 6–7 où la descente du Fils hors du plérôme implique un état de déficience comblé par la cérémonie baptismale, qu’évoque l'effusion du Nom. Pour que le salut soit possible, il faut que le Sauveur passe par la réception du Nom au baptême ; qu'ainsi, à leur tour, les humains puissent recevoir le Nom par l'initiation baptismale.
3.4 La sotériologie valentinienne
Pour récapituler ce qu'on peut tirer des documents de Nag Hammadi, mais aussi des témoignages patristiques, on peut rappeler la forte cohérence du système théologique des valentiniens. Certes, la figure du Sauveur est déclinée sous le triple registre d'un corps pneumatique, d'un corps psychique avec le Christ, et d'un corps incarné dans le Jésus des évangiles. Ce sont ces distinctions qui ont pu faire naître les critiques patristiques d'une théologie docète. Mais le témoignage des documents valentiniens et particulièrement des textes coptes de Nag Hammadi apporte la preuve décisive qu'il faut comprendre la christologie des valentiniens en lien avec leur cosmologie et leur sotériologie. Les malheurs de l’éon Sagesse au plérôme, la venue du Sauveur dans une chair sensible et passible, et la formation « selon la gnose » des gnostiques constituent trois moments homologues de l’économie du salut. Théodote s'exprime ainsi sur l’épreuve subie par Sagesse : « Quand la ‘passion’ s'est produite, le Tout a compati, lui aussi, pour le redressement de l’être qui souffrait cette ‘passion’ » (Extraits 30, 2). En conséquence le Sauveur qui est descendu « était l'assentiment du Tout, car tout le plérôme était en lui corporellement [Col 2, 9], et si ce Sauveur a pâti, il est évident que les semences qui étaient en lui ont pâti avec lui » (Extraits 31, 1). Or l'intervention du Sauveur pour « redresser » Sagesse a consisté à la séparer de ses « passions » : « il la constitua sans passions » (45, 2). Autrement dit, le redressement de Sagesse aboutit à la constitution des matières qui vont permettre au démiurge de créer le cosmos. Quant à la Passion du Sauveur, c'est la chair sensible du corps psychique qui souffre sur la croix (62, 2), et c'est par la mort du corps sur la croix que le Sauveur a pu détruire la mort (61, 7). Ainsi le Sauveur offre au gnostique une « formation selon la gnose » pour qu'il obtienne le salut, en lui permettant d’être guéri de ses passions (45, 1). Au cœur de la sotériologie des valentiniens se découvre la raison d'une passion véritable, dans une chair véritable, qui permet le salut figuré par l’écoulement de sang sur la croix : « Et par le flux qui a coulé de son côté, il faisait voir que l’écoulement des passions hors des substances ‘mêlées de passion’ sauve ces substances devenues ‘sans passions’ » (61, 3).Footnote 32 Ainsi avec le registre de la Passion et des passions, la sotériologie des valentiniens apparaît comme une philosophie morale chrétienne d'aspect stoïcien. C'est ce qu'a montré I. Dunderberg qui parle de l'initiation à la gnose comme d'une thérapeutique stoïcienne des émotions.Footnote 33 En conséquence, le lien entre les événements du plérôme, l'incarnation du Sauveur et les modalités de l'initiation gnostique ne permet pas de penser la théologie valentinienne selon la catégorie du docétisme. Ce serait à passer à côté de l'importance de la passion du Sauveur sur une croix qui conduit au salut et à la maîtrise des passions.
4. Les gnostiques basilidiens
Passons maintenant à une autre forme de gnose, basilidienne, moins connue que celle des valentiniens parce que moins bien attestée. Basilide vécut comme Valentin à Alexandrie dans la première moitié du second siècle, mais à la différence de celui-ci, il n'est pas allé à Rome diffuser sa doctrine. Il est connu pour sa christologie originale qui fait du Christ un Intellect divin ; de plus, c'est un théologien et un moraliste qui a réfléchi sur la souffrance ; c'est enfin un exégète de renom pour avoir écrit vingt-quatre livres sur l’Évangile aux dires d'Agrippa Castor, cité par l’Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée (iv, 7, 7). Ce qui reste de son œuvre théologique et exégétique a été commenté par la monographie de W. A. Löhr, Basilides und seine Schule ;Footnote 34 il s'agit de seize fragments conservés chez Clément d'Alexandrie, deux dans les commentaires origéniens de MatthieuFootnote 35 et des Romains (v, 1, 25),Footnote 36 et un dans la réfutation anti-manichéenne des Acta Archelai (67, 4–12),Footnote 37 si l'on considère, avec W. Löhr, que ce dernier fragment est authentique. L'interprétation de Basilide et des basilidiens est rendue difficile parce que l'ensemble des fragments conservés et les notices hérésiologiques d'Irénée et de l’Elenchos du Pseudo-Hippolyte ne permettent pas de se forger une vision cohérente du système. Face à cette situation de la recherche, l'appel aux textes coptes de Nag Hammadi pousse à réorienter l'approche des basilidiens. Comme pour le cas des valentiniens, nous commencerons par la présentation hérésiologique d'Irénée avant d’éclairer la perspective basilidienne par les documents de Nag Hammadi.
4.1 La présentation hérésiologique d'Irénée sur les basilidiens
Irénée ne consacre que quelques pages à Basilide et aux basilidiens (Contre les hérésies i, 24, 3–7). Rappelons que pour lui, la notice sur Basilide est la deuxième partie d'un diptyque illustrant une théologie docète. En i, 24, 3, Irénée commence par décrire les êtres du panthéon divin comme une succession d’émanations successives :
Du Père inengendré est né d'abord l'Intellect, puis de l'Intellect le Logos, puis du Logos la Prudence, puis de la Prudence la Sagesse et la Puissance, puis de la Puissance et de la Sagesse les Vertus, les Archontes et les Anges qu'il appelle premiers et par qui a été fait le premier ciel.Footnote 38
Cette série d’émanations aboutit à la mise en place d'un cosmos rempli de 365 cieux, peuplés d'anges et d'archontes. Dans cette présentation on ne voit pas que l'Intellect (Νοῦς) désigne la figure du Sauveur. On le découvre un peu plus loin. D'après Irénée (i, 24, 4), les anges du ciel inférieur se sont partagé entre eux la terre et les nations. Et comme leur chef passe pour le Dieu des juifs qui a cherché à soumettre les nations, les archontes se sont dressés contre lui. Voyant la perversité des archontes,
le Père inengendré et innommable envoya l'Intellect, son Fils premier-né – c'est lui qu'on appelle le Christ – pour libérer de la domination des archontes auteurs du monde ceux qui croiraient en lui. Celui-ci apparut aux nations de ces archontes, sur terre, sous la forme d'un homme, et il accomplit des prodiges. Par conséquent, il ne souffrit pas lui-même la Passion.Footnote 39
Cette présentation sommaire identifie le Christ à l'Intellect divin, le Fils premier-né dont la fonction est de délivrer les humains des créateurs du monde. L'incarnation se réduit à une apparition, le ministère public de Jésus à des miracles, et la Passion à un scénario où Jésus n'a pas souffert. On ne voit pas bien d'ailleurs en quoi l'absence de souffrance de Jésus est le résultat des prodiges effectués, à moins que cette formulation d'Irénée soit un raccourci trop rapide : si le Christ n'a fait qu'une apparition sur terre, sa souffrance, elle, ne peut-être qu'une apparence. C'est comme cela que l'ont compris les hérésiologues ultérieurs ; ainsi Épiphane dit du Christ dans son Panarion 24, 3, 1 : « Il n’était qu'une apparence imaginaire (φαντασία) quand il se manifestait. Il n’était pas un homme et n'avait pas pris de chair. »Footnote 40 En commentant cette phrase, A. Pourkier montre en quoi Épiphane, au iv e siècle, ne fait que rajouter des éléments à une présentation docète de la christologie basilidienne qui s'étoffe de siècle en siècle.
La suite de la présentation d'Irénée est plus célèbre avec un scénario de la Passion où Simon de Cyrène, chargé de porter la croix (Mc 15, 21–32), est crucifié à la place du Christ :
Un certain Simon de Cyrène fut réquisitionné et porta sa croix à sa place. Et c'est ce Simon qui, par ignorance et erreur, fut crucifié, après avoir été métamorphosé par lui pour qu'on le prît pour Jésus ; quant à Jésus lui-même, il prit les traits de Simon et, se tenant là, se moqua des archontes. Étant en effet une puissance incorporelle et l'Intellect du Père inengendré, il se métamorphosa comme il voulut, et c'est ainsi qu'il remonta vers Celui qui l'avait envoyé, en se moquant d'eux, parce qu'il ne pouvait être retenu et qu'il était invisible à tous. Ceux donc qui « savent » cela ont été délivrés des archontes auteurs du monde. Et l'on ne doit pas confesser celui qui a été crucifié, mais celui qui est venu sous une forme humaine, a paru crucifié, a été appelé Jésus et a été envoyé par le Père pour détruire, par cette « économie », les œuvres des auteurs du monde. Si quelqu'un confesse le crucifié, dit Basilide, il est encore esclave et sous la domination de ceux qui ont fait les corps ; mais celui qui le renie est libéré de leur emprise et connaît l’économie du Père inengendré. (i, 24, 4)Footnote 41
Une telle présentation oriente explicitement l'interprétation de la christologie basilidienne vers un sens docète. Jésus serait une apparence et sa souffrance aussi. Épiphane qui utilise Irénée va jusqu’à parler de scénario de « pièce de théâtre » (Panarion 24, 3, 2) ; en effet, il est question d'une double métamorphose de Simon en Jésus et de Jésus en Simon. Si l'on compare ces propos aux fragments conservés de Basilide et de son fils Isidore, on ne trouve rien qui confirme le propos d'Irénée. La notice de l’Elenchos sur les basilidiens ne parle pas non plus de cette métamorphose. Nous allons maintenant faire appel à deux textes de Nag Hammadi (Codex vii) que l'on peut considérer comme faisant partie de la mouvance basilidienne, le Deuxième Logos du Grand Seth et l’Apocalypse de Pierre.Footnote 42 Or, ces deux textes n’évoquent pas non plus ce scénario de théâtre.
4.2 La christologie du Deuxième Logos du Grand Seth
Malgré la présence du Grand Seth dans le titre de ce traité, nous ne prenons pas ce texte pour séthien, mais basilidien parce qu'il manifeste la plupart des traits de la gnose basilidienne. Le récit de la crucifixion (p. 55, 9–56, 21) a depuis longtemps été comparé à ce que rapporte Irénée sur la crucifixion. Il faut éviter pourtant de lire le Grand Seth avec les a priori docètes d'Irénée. Le Grand Seth tient à distinguer la figure de Simon de Cyrène de celle du Sauveur ainsi que la figure du crucifié de ce même Sauveur :
Moi, j'ai souffert à leurs yeux et dans leur esprit afin qu'ils ne trouvent jamais nulle parole à dire à ce sujet. Car cette mort qui est mienne et qu'ils pensent être arrivée <s'est produite> pour eux dans leur erreur et leur aveuglement : ils ont cloué leur homme pour leur propre mort. Leurs pensées en effet ne me virent pas (p. 56) car ils étaient sourds et aveugles, mais en faisant cela ils se condamnaient.
Ils m'ont vu, ils m'ont infligé un châtiment. C’était un autre, leur père.
Celui qui buvait le fiel et le vinaigre, ce n’était pas Moi.
Ils me flagellaient avec le roseau. C’était un autre.
Celui qui portait la croix sur son épaule. C’était Simon.
C'est un autre qui recevait la couronne d’épines.
Quant à Moi, je me réjouissais dans les hauteurs, au-dessus de tout l'empire des archontes et de la semence de leur erreur (et) de leur vaine gloire, et je me moquais de leur ignorance. Toutes leurs puissances, je les ai réduites en esclavage. (55, 26–56, 21)Footnote 43
Comme le remarque L. Painchaud dans son commentaire, « il n'est pas question ici de la mort du Sauveur, ni de sa crucifixion, et encore moins de celle de Simon ».Footnote 44 Pour les basilidiens, il faut bien distinguer le crucifié qui souffre sur la croix et le Sauveur qui « se réjouit » ou qui « se moque » des archontes au-dessus de la croix. À notre avis, ce genre d'affirmation se comprend dans la cadre d'une polémique anti-paulinienne contre une foi fondée sur la croix seulement (1 Co 2, 2). Pour l'auteur du Grand Seth, la foi de ses adversaires est contrefaite en ce qu'elle se fonde « sur l'enseignement d'un mort et des mensonges pour imiter la liberté et la pureté de l’Église parfaite » (60, 20–5). La polémique du Grand Seth vise la christologie des adversaires et ses conséquences morales. En effet, le Grand Seth considère que le complot contre le crucifié dérive de l'activité des archontes (65, 9–18 ; cf. 1 Co 2, 8–10), partisans du démiurge et de la Loi mosaïque, qui imposent aux fidèles de la communauté chrétienne crainte, surveillance, contrainte et même esclavage. Cette polémique porte aussi sur la compréhension paulinienne du baptême : « C'est un esclavage de dire que nous mourrons avec le Christ, Pensée incorruptible et immaculée » (49, 25–8) ; le Grand Seth renvoie ici à Romains 6, 1–11, et particulièrement aux versets 4 et 5 qui recourent à la métaphore de la greffe, aussi présente au début du traité (49, 19–20). Le Grand Seth prône à l'inverse un baptême spirituel inspiré de Jean 14, 10–11 (« Je suis dans le Père et le Père est en moi ») ou de Jeann 17, 21–3 (« Tu es en moi et je suis en Toi »). Vraisemblablement, le traité gnostique participe des critiques adressées aux rituels pénitentiels imposés par l’Église d'Alexandrie, sous l’évêque Démétrius, vers la fin du second siècle. On remarquera la justesse du propos d'Irénée quand il repère que les gnostiques basilidiens ne veulent pas confesser le crucifié et qu'ils estiment que c'est un esclavage de le confesser, car ce serait reconnaître la domination des archontes du démiurge qui ont fabriqué les corps mortels. Il faut au contraire « renier » le crucifié, c'est-à-dire le corps mortel de Jésus au profit du Sauveur véritable, l'Intellect divin. Renier le corps mortel représente pour eux un acte de libération de la domination des archontes ; les basilidiens produisent donc ici une lecture inversée du reniement de Pierre (Mt 26, 69–75).Footnote 45
Cette compréhension basilidienne de la crucifixion, qui distingue le crucifié du Sauveur, s'accompagne d'une perspective non docète : le Grand Seth affirme l'incarnation de Jésus en mêlant l'histoire de la Passion à une réflexion sur les temps primordiaux. Le Père coexiste avec la Parole et fait naître le désir de réunir une Église spirituelle. Il envoie la figure du Sauveur dans les régions inférieures (50, 2–7) préparées par la Sagesse à recevoir la Parole salvifique :
J'ai visité une maison corporelle, j'ai expulsé son premier occupant et je suis entré. Et la multitude entière des archontes fut troublée. Et toute la matière des archontes, avec aussi les puissances nées de la terre, tremblait en voyant l'aspect mélangé de l'image : c'est moi qui logeais en elle et je ne ressemblais pas à celui qui y logeait auparavant. Celui-là était en effet un homme de ce monde ; quant à moi qui suis au-dessus des cieux, je ne leur ai pas refusé <…> et d’être Christ, mais je ne me suis pas manifesté à eux dans l'amour qui émanait de moi. Je laissais paraître que j’étais étranger aux régions inférieures. (51, 20–52, 10)Footnote 46
Le Sauveur accepte une « maison corporelle » (51, 21–2) quand il descend dans ce monde « pour habiter en ce monde dans les corps » (59, 20–2) ; il accepte même d’être le Christ pour les humains (52, 3–5). Il ressemble à un homme de ce monde, mais « étranger aux régions inférieures » (52, 9–10) et ne dévoile pas sa véritable identité « aux aveugles et sourds » (56, 1–2). La christologie basilidienne admet un corps mortel de Jésus distinct de l'existence de l'Intellect divin. L'identité véritable du Sauveur n'est dévoilée qu’à la fin du traité dans une formulation qui récapitule le trajet de la christologie de la terre au ciel : « Je suis Jésus le Christ, le Fils de Homme, exalté au-dessus des cieux » (69, 21–2).
4.3 La christologie selon l’Apocalypse de Pierre
L'autre texte que nous situons en milieu basilidien est le traité suivant du même Codex vii, l’Apocalypse de Pierre de Nag Hammadi, à ne pas confondre avec l'apocalypse du même nom que l'on trouve dans les anthologies de textes apocryphes. De manière analogue au Grand Seth, l'apocalypse souligne la distance qui sépare le Sauveur véritable, s'adressant à Pierre, de son imitateur, le Jésus des évangiles qui a réprimandé l'apôtre trois fois à la veille de la crucifixion :
Sois fort donc, jusqu’à ce que l'imitateur de la justice de celui qui t'a appelé auparavant t'appelle afin que tu le connaisses, selon le mode approprié, relativement à l’écart qui le déchire, à propos des tendons de ses mains et de ses pieds, à propos de la pose de la couronne par les gens de la Médiété, et à propos du corps de son illumination. C'est dans l'espoir d'un service en vue d'un salaire « glorieux » qu'on le prend, au point qu'il en vienne à te réprimander trois fois, cette nuit-là. (71, 22–72, 4)Footnote 47
L'apôtre Pierre est chargé d’être le guide d'un petit « reste » destiné à la connaissance (71, 15–21). Il doit comprendre que le corps mortel de Jésus sur la croix n'est pas celui du Sauveur véritable. On retrouve le même type de polémique ecclésiastique contre une église « d'aveugles et de sourds » (72,10–13 ; 73, 12–14), qui est « greffée » sur le nom d'un mort (74, 13–14 ; 78, 17) et dont la hiérarchie est préoccupée par les procédures d'absolution de péchés commis après le baptême, comme dans le Pasteur d'Hermas (78, 18).
Le Sauveur véritable est celui qui se réjouit au-dessus du bois de la croix ; c'est le Jésus vivant dont le corps charnel n'est que le substitut (81, 15–22). Toute la fin de l'apocalypse est consacrée à une vision de la crucifixion, mais le scénario narratif manifeste une certaine ambiguïté, car Pierre dialogue avec le Sauveur à propos de la crucifixion alors que le crucifié est différent du Sauveur réjoui au-dessus de la croix, et qu'une autre figure encore du Sauveur s'approche de Pierre en dialogue :
Je vis quelqu'un s'approchant de nous, ressemblant à lui et à celui qui riait au-dessus du bois ; il était écrit grâce à l'Esprit saint, et c’était le Sauveur. Or il y avait une grande lumière qui les entourait, indicible, et la multitude des anges ineffables et invisibles les bénissaient. Et moi, dès lors que je vis qu'ils manifestaient celui qui glorifie, il me dit : ‘Sois fort ! C'est à toi qu'on a livré ces mystères pour les connaître clairement, à savoir : Celui qu'ils ont cloué, c'est le premier-né et la maison de démons, le « couteau de pierre » avec lequel ils chassent, appartenant à Élohim et à la croix qui est sous la Loi. En revanche, celui qui se tient près de lui, c'est le Sauveur vivant … Ainsi donc, doit-il exister celui qui souffre, c'est le corps substitut. Mais celui qui a été relâché, c'est mon corps incorporel. Car moi, je suis l'Esprit d'intelligence, celui qui est plein de lumière rayonnante. Celui que tu as vu s'approcher de moi, c'est notre Plérôme d'intelligence, celui qui réunit la lumière parfaite et mon Esprit Saint. (82, 3–83, 15)Footnote 48
Cette interprétation du récit de la crucifixion recourt donc à plusieurs corps du Sauveur. Nous proposons de les interpréter à partir de la notice de l’Elenchos du Pseudo-Hippolyte sur les basilidiens. Elle évoque en vii, 27, 8 la naissance de Jésus « comme cela est écrit dans les évangiles ». Suit un résumé de la cosmologie basilidienne, avec un monde sans forme, le monde terrestre d'ici-bas, puis les mondes psychiques de l'hebdomade avec un archonte et de l'ogdoade avec le Grand Archonte, enfin le monde pneumatique qui relève de l'Esprit limitrophe. Or la notice de l’Elenchos applique ces divisions aux différents corps du Sauveur (vii, 27, 10). Si l'on exploite ces représentations pour dégager le sens de l’Apocalypse de Pierre, il nous semble que l'on peut interpréter la crucifixion comme suit : le corps mortel du crucifié correspond au « substitut », à la nature humaine de Jésus née dans le monde sans forme. Ce que souligne aussi « le corps d’Élohim et de la croix sous la Loi » et le « couteau de pierre » de la circoncision (Jos 5, 3). Le « corps incorporel » correspond au corps psychique du Sauveur, rendu visible pour Pierre mais pas pour les foules « aveugles et sourdes » au pied de la croix ; c'est le corps du Sauveur vivant réjoui au-dessus de la croix. Enfin la figure du Sauveur « écrite avec l'Esprit saint » correspond au corps pneumatique qui relève du domaine de l'Esprit limitrophe, selon la terminologie de la notice de l’Elenchos. Il révèle sa nature dans le dialogue avec Pierre, et dans l’écriture inspirée qui est le texte de l'apocalypse elle-même. Cette figure est qualifiée « d'Esprit d'intelligence » (πνεῦμα νοερόν), accompagné de lumière rayonnante dont la fonction consiste à unir la lumière pure au-dessus de l'ogdoade avec l'Esprit Saint du Sauveur. La terminologie de la notice d'Irénée n'est pas aussi précise, le Fils premier-né y est seulement qualifié d'Intellect (Νοῦς).
4.4 La sotériologie basilidienne
Comme pour la sotériologie des valentiniens, il nous semble important de souligner que la distinction des différents corps du Sauveur ont un sens par rapport à la sotériologie basilidienne. Comme pour les valentiniens, un lien fort articule christologie et sotériologie. En effet, le système basilidien reconnaît l'incarnation de Jésus contrairement à ce que laisse entendre l'approche d'un Irénée ou des hérésiologues ultérieurs. Comme le montre la notice de l’Elenchos, tout le système basilidien repose sur la théorie d'une purification de la matière ou d'un filtrage (φυλοκρίνησις) afin que chaque élément créé puisse rejoindre le lieu qui lui est propre. L’Elenchos décrit ainsi la christologie comme le déploiement de trois « filialités » (vii, 27, 11–12) :Footnote 49
(vii, 27, 11) La troisième filialité fut bien purifiée grâce à lui [= le Sauveur] pour servir et être servie et elle remonta vers la bienheureuse filialité, après avoir passé par tous ces (stades). Tout leur système est comme un mélange de la semence universelle, un filtrage et une restauration des choses mélangées à leur domaine propre. (12) Jésus devint les prémices du filtrage, et la souffrance de Jésus n'eut d'autre fin que d'opérer le filtrage de ce qui était mélangé. Car, dit (Basilide), toute la filialité, abandonnée dans le monde sans forme pour servir et être servie, doit subir un filtrage de la même façon que Jésus fut lui aussi filtré.
De même que Jésus fut écartelé sur la croix (Apoc. Pi. 71, 27) de manière à ce que les basilidiens distinguent les différents corps du Sauveur, de même chaque élément de la création doit rejoindre son domaine propre grâce au filtrage. Ainsi la christologie basilidienne affirme l'existence d'un Sauveur Intellect divin, mais la perspective sotériologique nécessite le corps matériel de Jésus. La christologie assume une nature humaine de Jésus qui doit être filtrée et extraite des désirs de la matière par la crucifixion. C'est le sens donné à la troisième « filialité » de la notice de l’Elenchos. Le scénario de la Passion est une image condensée du monde cosmique à filtrer et à sauver.
5. Conclusion
Pour terminer, quelques remarques de conclusion suffiront :
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1. Le scénario irénéen de la crucifixion de Simon de Cyrène à la place de Jésus n'est pas confirmé par la documentation copte de Nag Hammadi, ni par l'Elenchos. Il représente sans doute une élaboration hérésiologique d'Irénée, ou de sa source, à partir de formulations ambigües des basilidiens sur les divers corps que revêt le Sauveur lors de sa descente des cieux avant d'arriver sur terre dans la « maison corporelle » du Jésus des évangiles.
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2. Les deux traités coptes basilidiens et la documentation valentinienne de Nag Hammadi constituent, tout comme l’Elenchos, une matière encore à commenter de manière précise pour la confronter aux témoignages des Pères de l’Église. On pourrait encore envisager un recours à l’Évangile de Judas qui manifeste des traits proches de la théologie basilidienne.Footnote 50 Mais cela mériterait un développement qui ne peut avoir lieu ici.
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3. Comprendre les théologies basilidienne et valentinienne par la catégorie hérésiologique du docétisme correspond à un contresens. Les documents de Nag Hammadi permettent une approche renouvelée de la dimension théologique des systèmes gnostiques anciens. Les basilidiens comme les valentiniens recourent à un Jésus souffrant sur la croix pour fonder leur sotériologie et leur éthique. Par la crucifixion, les basilidiens insistent sur le filtrage nécessaire des désirs de la matière pour aboutir au salut. Par la Passion du Sauveur, les valentiniens affirment la nécessaire maîtrise sur les passions. Si le combat des Pères de l’Église contre les gnostiques s'est cristallisé autour de cette notion de docétisme, c’était à cause de l’âpreté de la lutte entre adversaires autour du pouvoir à gérer l’éthique dans le christianisme primitif, comme l'a montré Karen King. L'invention par les Pères de l’Église de l’étiquette hérésiologique « docète » pouvait disqualifier les gnostiques en les privant de leurs revendications à l'exercice du libre-arbitre et à une morale d'inspiration stoïcienne.