Je l’ai suggéré à plusieurs reprises, même si elle avait un sens et une nécessité, la «déconstruction du christianisme» annoncée par Nancy paraît une tâche si difficile, si paradoxale, quasiment impossible et à jamais exposée à n’être qu’une hyperbole chrétienne. Non qu’il faille y renoncer d’avance et ne pas s’intéresser, pour tenter de la penser, à la singulière limite d’une telle hyperbole.
Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy (2000, p. 249)
La pensée et l’écriture de Derrida entretiennent une proximité plus étroite qu’il n’y paraît d’emblée avec la phénoménologie, et ce, bien qu’on range parfois ce dernier dans ce que l’on nomme vaguement «post-phénoménologie». Au-delà des discussions thématiques et des filiations explicites entre déconstruction et phénoménologie qui ont été examinées par de nombreux commentateursFootnote 1, il resterait toutefois à déterminer si leur rapport recèle également une signification systématique : en quels points le discours derridien se voit-il amené ou contraint à emprunter à l’artifice méthodologique, voire à l’attitude même, de la phénoménologie?
Si rien de son thème ni du moment de son écriture ne semble y prédisposer, Spectres de Marx apparaît sous cet angle comme l’une des œuvres les plus «phénoménologiques» de Derrida. Aucun dialogue avec Husserl ou Heidegger n’y est pourtant engagé de front, contrairement aux textes d’Auseinandersetzung que sont La voix et le phénomène et De l’esprit, logés tous deux d’ailleurs sous la bannière d’une anti-phénoménologie déclarée. L’ouvrage se présente plutôt pour ainsi dire comme une chasse aux fantômes, plus exactement aux «spectres» que Marx a mis au jour et à ceux qui le hantent à son insu au sein d’une certaine histoire de l’Europe. Or, pour circonscrire l’objet propre d’une telle «spectrologie», à savoir la «visibilité de l’invisible»Footnote 2, Derrida ne manquera pas de recourir de façon récurrente à l’arsenal emblématique de la phénoménologie tant husserlienne que heideggérienne : «présent vivant», «réduction», «structure», «a priori», «expérience», «événement» et «horizon» sont ainsi convoqués pour rendre compte de la «phénoménalité du politique comme tel»Footnote 3, celui-ci étant compris comme ouverture à et de l’histoire.
L’analyse de cette ouverture conduit alors Derrida à recourir explicitement à une «certaine phénoménologie»Footnote 4, de façon à dégager la structure donnant forme à l’expérience de l’historicité du temps : «[…] l’appel messianique appartient en propre à une structure universelle, à ce mouvement irréductible de l’ouverture historique à l’avenir, donc à l’expérience même et à son langageFootnote 5». Cette idée selon laquelle le messianique serait le nom propre de l’historicité en tant que telle constitue tout sauf un hapax dans l’œuvre derridienne, puisqu’elle sera répétée à l’identique et même soulignée à grands traits à diverses occasions, notamment dans Foi et savoir lors du séminaire de Capri en 1994 ainsi qu’en mai 1993 lors d’un débat nourri à l’Université de Californie à Riverside autour de Spectres de Marx : «La messianicité (que je tiens pour une structure universelle de l’expérience et qui ne se réduit à aucun messianisme religieux) est tout sauf utopique : elle est, dans tout ici maintenant, la référence à la venue de l’événement…»Footnote 6.
En quoi le recours à un schème messianique forcerait-il Derrida à devoir confesser être, malgré lui, «orienté par une certaine phénoménologie»Footnote 7? Pour penser le rapport pur à l’«événementialité de l’événement»Footnote 8, Derrida dit procéder à une mise entre parenthèses du contenu de tous les messianismes historiques — judaïque et chrétien, mais aussi marxiste, benjaminien et lévinassien. Contrairement à tout discours prophétique et toute «science» de la révolution, la messianicité désignerait une attente sans objet, une eschatologie «désertique»Footnote 9. Comme autant de variations autour de l’essence de la messianicité au sens derridien, les diverses attestations historiques du messianisme seraient ainsi tout au plus traversées et portées par une structure antérieure ou indifférente à toute écriture et donc fermée aussi en apparence à toute grammatologie : ce qui demeure «irréductible à toute déconstruction, c’est peut-être […] la formalité d’un messianisme structurel»Footnote 10.
Comment faire sens, dans les limites de la déconstruction, de cette transcendantalisation apparente d’une structure d’expérience dont le sens est éminemment théologique, ou plus précisément politico-théologique? Derrida paraît gommer — et cela n’a pas échappé à plusieurs commentateursFootnote 11 — la relativité historique et surtout l’enracinement textuel de ce qu’il semble élever au statut d’existential du rapport à l’histoire, sinon d’idée de la raison déconstructive. Avant de s’avérer être un véritable enjeu de méthode, le problème patent consiste à légitimer en quoi la messianicité viendrait inaugurer ou nommer une disposition universelle à «l’historicité de l’histoire — et l’événementialité de l’événement»Footnote 12.
Comment concevoir en effet que l’histoire ait d’avance son destin lié avec un événement intra-historique — «le» christianisme dans sa reprise de motifs et genres propres au judaïsme tardifFootnote 13 —, aussi fondamental et spirituel (au sens hégélien ou derridien) celui-ci puisse-t-il avoir été? En d’autres termes, comment concilier la prétention dite «quasi transcendantale» de la messianicité derridienne avec l’historicité — et donc la teneur grammatologique — des sources vétéro- et néo-testamentaires qui lui donnent ses noms, ou ses «prénoms» comme Derrida le dit : apocalyptisme, prophétisme, messianisme, évangélisme, etc.?
Devant cette question, que Derrida s’adresse à lui-même tout en la disant provenir «de l’extérieur de sa pensée» dans Marx & Sons, deux hypothèses interprétatives se présentent d’emblée quant au geste derridien à l’endroit du messianisme.
Selon la première, l’imminence pure au cœur de la messianicité constitue bel et bien un a priori de toute temporalité historique, a priori que les épîtres pauliniennes, parmi d’autres textes, ne feraient que «révéler». Dans une veine phénoménologique plus classique, il s’agirait alors en ce sens, à force de réduction(s), de vider intégralement la métaphore religieuse de son contenu original pour en trouver l’essence originaire.
Selon la seconde, la messianicité ne demeurerait au final qu’un a priori historique parmi d’autres, désignant une forme certes paradigmatique de notre expérience de l’à-venir, mais toujours relative à une contingence historique, et culturelle de surcroîtFootnote 14. Plutôt que de vouloir contrer l’errance du sens, il s’agirait de resituer la production d’idées — non régulatrices, mais spectrales — au sein de diverses chaînes discursives infiniment ouvertes et jamais autonomes; de capter les divers excès, chaque fois constitutifs, du nom «Messie».
Devant cette alternative, Derrida maintient un embarras déclaré :
Il m’est difficile de décider si la messianicité sans messianisme (comme structure universelle) précède et conditionne toute structure historique et déterminée du messianisme (auquel cas elle en serait radicalement indépendante et lui resterait hétérogène : le nom même deviendrait accessoire), ou si la pensée même de cette indépendance n’a pu se produire ou se révéler comme telle, devenir possible, qu’à travers les événements «bibliques» qui nomment le messie et lui donnent une figure déterminéeFootnote 15.
Parmi d’autres, Simon Critchley reprochera cette indécision à DerridaFootnote 16, qui laisserait ainsi planer malgré lui un eurocentrisme indu dans sa philosophie de l’histoire.
Mais le problème est aussi et avant tout de méthode. Notre hypothèse est que, en modifiant la forme du problème, l’œuvre tardive de Derrida esquissera la pensée d’une messianicité pure cohérente avec la déconstruction, et ce, tout en devant conserver un apport essentiel de la phénoménologie : il ne s’agit pas pour Derrida de déterminer lequel du transcendantal ou de l’empirique fonde l’autre, mais d’assumer une «religiosité irréductible»Footnote 17 qui appartient, à titre de «spectre», non seulement à l’expérience, mais aussi à son langage même.
Dans un premier temps, nous montrerons comment, dans un régime phénoménologique qualifié de «quasi-transcendantal», Derrida entend ressaisir l’expérience radicale d’une ouverture au temps historique qui soit «au-delà du présent vivant». Dans un deuxième temps, il faudra mettre en évidence comment l’effectuation et l’inscription de cette messianicité s’attestent dans les analyses derridiennes des médias, qui procèdent selon Derrida d’une christianisation de la représentation du monde. Nous chercherons enfin à clarifier la particularité de la «méthode» que déploie Derrida pour penser la messianicité, tout en soulignant la promesse qu’il y trouve pour une «démocratie» à venir.
1. La messianicité sans messianisme
1.1. Par-delà l’événement
Spectres de Marx I (publié en 1993), Marx & Sons (prononcé en 1993, publié une première fois en anglais en 1999) et Foi et savoir (prononcé en 1994, et publié une première fois en 1996) sont autant de textes dans lesquels Derrida procède à une suspension du contenu des messianismes positifs en vue de dégager la temporalité fondamentale à laquelle ces derniers puisent. Prise «dans la pureté de sa structure»Footnote 18, la messianicité désigne un certain rapport à la présence du temps, à savoir la proximité la plus proche de ce qui excède pourtant toute anticipation, proximité de ce qui pèse sur le présent sans toutefois y être objectivable ni même identifiable. C’est parce qu’il en va d’une analytique de cette présence paradoxale que la déconstruction du spectre messianique commande une certaine «phénoménologie du spectral»Footnote 19.
Si le geste menant à l’idée d’une «messianicité sans messianisme» porte la marque de la phénoménologie, ce n’est pourtant pas en ce qu’il se rattacherait à la conception husserlienne de la réduction. Celle-ci, tant dans son anticipation dans les Recherches logiques que dans ses premières formulations expresses, implique un retour aux choses mêmes sur la base d’une clarification du sens et des noms vagues dans lesquels la pensée reste prise. Ainsi, dans Chose et espace, Husserl affirme qu’
en vérité, nous ne savons nullement encore au sens strict ce qu’est la perception. Nous avons, à titre provisoire, le mot et, attachée à lui, une certaine vague signification. Retourner aux phénomènes eux-mêmes (auf die Phänomene selbst zurückzugehen) sous l’instruction (Anleitung) de cette signification vague, les étudier intuitivement, puis forger des concepts fixes, exprimant avec pureté des données phénoménologiques, telle sera la tâcheFootnote 20.
La phénoménologie de Husserl semble partager en cela avec la déconstruction l’idée d’un ancrage de l’expérience au sein d’une conceptualité vague et héritée, voire écrite, menacée d’une indécidabilité — dépassable ou non — quant aux sens premiers. Or, les analyses derridiennes du messianisme ne portent justement aucune attention à une telle écriture. Hormis des références incidentes à l’attente du retour d’Elijah dans la tradition juiveFootnote 21 et, dans une moindre mesure en ce qui nous concerne, au sacrifice d’Abraham, les analyses derridiennes ne font mention ni des prophéties d’Isaïe, ni des épîtres de Paul, ni de l’apocalypse de Jean, pour ne mentionner que ces textes canoniques.
Bien que Derrida annonce bel et bien une «epokhè du contenu»Footnote 22, c’est plutôt en radicalisant et en formalisant l’«expérience» messianique qu’il se révèle en ce contexte redevable à la phénoménologie : radicalisation, puisqu’il s’agit de remonter d’un coup à une expérience des temps qui précède la constitution du sujet historiqueFootnote 23 (ce qui semble problématique, puisque le concept même de saeculum constitue lui-même une configuration historique particulièreFootnote 24); formalisation, puisque cette temporalité sera pensée comme structure.
Contrairement aux diverses «téléo-eschatologie[s]»Footnote 25, la messianicité constituerait une attente sans dogme, ni objet, ni fin : ni seconde venue, ni Royaume, ni travail libéré. Contre tout prophétisme, l’imminence du messianique tiendrait à la fois à la certitude insistante que «quelque chose» est sur le point de survenir et à l’incertitude tout aussi impérieuse quant au moment où ce quelque chose se produira. Dépourvue qu’elle se trouve ainsi de tout corrélat intentionnel, de toute rétention et de toute impression originaire — autre que spectrale, comme nous le verrons —, la temporalité messianique est un rapport à l’à-venir si pur qu’il se trouve coupé tant du passé que du présent : l’attente messianique est tendue vers un à-venir qui échapperait à toute anticipation déterminée. Le «fond universel et quasi transcendantal de cette structure “sans messianismeˮ»Footnote 26 s’articule comme on le voit en des formules aux résonances clairement blanchotiennes. L’imminence de cette messianicité pure de tout messianisme renverrait à cet
horizon d’attente qui informe notre rapport au temps — à l’événement, à ce qui arrive, à l’arrivant et à l’autre; mais cette fois, il s’agirait d’une attente sans attente, d’une attente dont l’horizon est en quelque sorte crevé par l’événement […] qui, pour «arriver», doit déborder et surprendre toute anticipation déterminanteFootnote 27.
Ce passage ne relaie à première vue qu’un des lieux communs auxquels on reconnaît aujourd’hui la phénoménologie française contemporaineFootnote 28, qui voudrait d’une part que le programme général d’un dépassement du transcendantalisme résiduel de la phénoménologie husserlienne passe par une pensée de l’événement et, d’autre part, que cet événement soit pensé comme surprise, rupture, etc. Or, tout comme Blanchot assume pleinement l’impossibilité (pourtant vécue) de l’événementFootnote 29, il faut se garder d’interpréter ce passage de Marx & Sons comme trahissant l’appartenance de Derrida à un paradigme plus ou moins flou dans lequel se retrouvent sans doute plus aisément Levinas, Maldiney et Marion.
Derrida ne traite pas en effet de l’événement en tant que tel, mais bien du rapport à l’idée d’événement, à la simple possibilité ou pensabilité d’une rupture des conditions de l’expérience et de la forme du temps en particulier. Rapprochant justement la conception du temps chez Kant et le messianismeFootnote 30, Derrida décrit pour ainsi dire la subjectivité transcendantale qui se temporalise à la condition positive de projeter la possibilité fictive d’un événement, dont l’atermoiement constant — la «disconvenue» — est à la fois la condition négative de l’unité du temps de l’expérience : le temps s’écoule de façon unie par renvoi à une fin projetée mais jamais actualisée.
Que la messianicité soit vide de contenu signifie qu’elle doive être de part en part «désertique», en ce qu’elle est dépourvue de tout télos, en particulier rédempteur ou réconciliateur : le messianique se donnerait dans l’attente d’un événement infigurable, au point de rendre l’horizon d’attente lui-même caduc. C’est bien alors la forme du rapport — une attente sans attente — et non sa prétendue visée — un événement — qui importe.
1.2. La messianicité comme nouvelle modalité de présence
Pour penser cette messianicité, Derrida croit découvrir, dès l’«Exorde» à Spectres de Marx, une modalité de présence qui aurait échappé à la phénoménologie classique, et qu’il nomme le «non-présent vivant», en référence au «présent vivant» de Husserl qu’il s’était attaché à déconstruire dans La voix et le phénomène Footnote 31. La messianicité naîtrait en effet de «l’affirmation invincible d’un à-venir im-prévisible (voire d’un passé à re-venir), l’expérience du non-présent, [mais] du non-présent vivant dans le présent vivant (du spectral), du sur-vivant»Footnote 32. Cette formule singulière mais récurrente de «non-présent vivant», qui ré-engage un dialogue plus implicite avec la phénoménologie husserlienne, n’a jamais fait l’objet d’une analyse approfondie dans les études derridiennes.
Le «non-présent vivant» désigne l’insistance, au travers du présent mais sans jamais pouvoir se faire lui-même présent, d’un «spectre», que ce soit la figure du Messie, l’image vidéographique d’une amie défunte, l’idée d’Europe, etc.Footnote 33 Si cette hantise dirige bien l’attention sur ce-qui-vient, elle se distingue néanmoins de la pré-sence et de la pré-science du futur dans la vision prophétique, la certitude de la foi ou l’anticipation de la conscience intime du temps. En termes phénoménologiques, la non-présence messianique n’est pas une «modalité future du présent vivant»Footnote 34, simple présence liminale du tout-juste-à-venir au sein du présent, comme le considérait Husserl. C’est au contraire par sa radicale non-actualité, son absence de tout lien de contenu (matériel ou associatif) à l’impression originaire, que la spectralité messianique «in-siste», qu’elle se fait vivante — tout comme le revenant est vivant pour Hamlet, plus présent en un sens que ce que les yeux perçoivent selon les formes et les catégories de la perception mondaine. L’événement messianique est dit «non-présent» en raison de cette impossibilité qu’il a d’être perçu en chair et en os (leibhaft), bien que cette invisibilité provoque à la fois son omniprésence, le spectre étant nulle part et partout. En ce sens, le «non-présent vivant» demeure malgré tout bel et bien une forme de présence pour ainsi dire vivace (lebhaft), et non une forme purement négative d’absence.
En mettant en évidence ce mode de donation non plus phénoménal mais spectral, Derrida dissocie la messianicité du régime de la présence en chair tel qu’il est pensé chez Husserl. D’une certaine façon, Derrida distingue deux sens de la Leibhaftigkeit : la présence de la chose perçue et celle de l’imminent, de ce qui vient. L’imminence messianique permet de penser le caractère vivant, mais non «présent», du virtuel. Ce faisant, l’anticipation messianique est, dit Derrida, intensification du présent, condensation de l’expérience sous le poids de l’imprévisible qui la guette d’une proximité inassignable. Suivant la radicalisation derridienne de la temporalité messianique, si l’événement était purement absent, il ne serait pas imminent; s’il était pleinement présent, il ne le serait plus.
Le non-présent vivant s’illustre par l’expérience de la hantise, que Derrida nomme «effet de visière» dans Spectres de Marx : «le spectre nous voyant sans être vu»Footnote 35, il accentue l’impression, non d’être-là à la manière du Dasein, mais d’être ici maintenant cerné par la présence virtuelle du spectre, qu’on se le représente spatialement ou temporellement, selon une illusion nécessaire. L’«angoisse devant le fantôme»Footnote 36 n’a pas à voir avec la «possibilité la plus propre» de la mort dont traite Heidegger, mais bien avec la proximité la plus proche d’un surgissement susceptible de rompre et transfigurer le cours de la vie, ce que toute philosophie de la vie, dont celle de Michel Henry, aurait dû savoir penser selon DerridaFootnote 37. La messianicité s’incarne dans une forme d’oscillation ou d’ambivalence entre crainte et espoir, fureur et enthousiasme, amour et haine, et «cette hésitation messianique ne paralyse aucune décision, aucune affirmation, aucune responsabilité. Elle en donne au contraire la condition élémentaire. Elle en est l’expérience même»Footnote 38. Toujours pour décrire cette expérience, Derrida préfère d’ailleurs le terme, plus phénoménologique et affectif, d’«appréhension» à celui kantien d’anticipation :
Je dis «appréhension». Parce que cette expérience tendue vers l’événement est à la fois une attente sans attente (préparation active, anticipation sur le fond d’un horizon, mais aussi exposition sans horizon, et donc une composition irréductible de désir et d’angoisse, d’affirmation et de peur, de promesse et de menace)Footnote 39.
Toujours au sujet des valences affectives de l’imminence, il écrira ailleurs : «c’est à cet instant que la légèreté, l’allégresse, la béatitude demeurent les seuls affects qui soient à la mesure de cet événement, comme “expérience inéprouvée”»Footnote 40. Intenable, l’absence de résolution perceptive ou téléologique de l’imminence constitue ainsi le moment, ou le suspens, proprement éthique et politique sur lequel ouvre Spectres de Marx, et qui sera développé plus frontalement dans l’œuvre ultérieure (Force de loi, Voyous, Pardonner, etc.).
2. Effets de présence : événementialité et «médialité»
2.1. L’analyse derridienne des médias
Nous pouvons maintenant revenir au problème de méthode que suppose cette formalisation du messianisme, Derrida caractérisant la messianicité comme une sorte d’a priori de l’histoire, non tant de son intelligibilité ou de son unité que de son expérience. Comment légitimer la radicalisation des messianismes historiques et la transcendantalisation de la structure qui leur serait sous-jacente sans jamais être elle-même contaminée? En trouvant appui dans le lexique et la méthode de la phénoménologie, Derrida entend mettre en lumière la structure formelle de l’ouverture à l’histoire sans céder en rien aux conditions discursives de la messianicité, qui ne formeraient au mieux que la ratio cognoscendi d’une dimension irréductible et indéconstructible de l’ouverture historique, véritable «héritage athéologique du messianisme»Footnote 41.
Une telle radicalisation, comprise comme une reconduction à une source manquée tour à tour par tous les messianismes effectifs, paraît pour le moins questionnable en régime de déconstruction, comme Derrida le remarque lui-même :
Que veut dire «radicaliser»? Ce n’est pas, de loin, le meilleur mot. […] Il s’agirait de faire plus ou moins que «radicaliser» […], car l’enjeu est justement celui de la racine et de son unité présumée. Il ne s’agirait non pas de progresser encore dans la profondeur de la radicalité, du fondamental et de l’originaireFootnote 42…
D’une manière plus fidèle à la déconstruction, pour contrebalancer le formalisme de ces descriptions, il s’agirait alors de parcourir les greffes successives d’un texte sans origine ni même d’unité préalable, afin d’y apercevoir les nœuds qui en indiqueraient la langue propre. Étant donné que Derrida ne procède justement à aucune analyse textuelle lorsque vient le temps de décrire la messianicité, trouve-t-on néanmoins des ressources en son œuvre pour nuancer ou compléter ce premier geste formalisant?
Un ensemble notoire de conférences et de textes postérieurs à Spectres de Marx — au nombre desquels Foi et savoir, Surtout, pas de journalistes et Échographies de la télévision — sont significatifs à cet égard, puisqu’ils s’intéressent au déploiement d’une conceptualité chrétienne au sein des télétechnologies contemporaines. Ainsi Derrida présente-t-il un autre versant de son approche de la spectrologie messianique, à savoir que — et c’est là une thèse récurrente — les médias se déploient sous le coup d’un mouvement global de «mondialatinisation», d’une «christianisation qui n’a plus besoin d’Église»Footnote 43. De l’analyse des «nouvelles nouvelles» (celles qui se donnent en direct et en continu) à celle du télé-évangélisme, Derrida cherche à saisir l’effectuation historique singulière de cette temporalisation de l’histoire qu’il décrivait d’abord sous la forme pure d’une messianicité sans contenu. Un des enjeux communs à ces textes est de déconstruire l’«illusion transcendantale des médias», tâche qui forme un préalable à toute critique de la représentation télé-visuelle, au sens le plus large du terme. Contrairement à la tentative de La voix et le phénomène de souligner les apories de la temporalité chez Husserl, il ne s’agit plus simplement alors de faire valoir la «non-contemporéanité à soi du présent vivant»Footnote 44, mais le fait qu’une certaine présence se produit et se transmet dans les expériences médiatiques contemporaines (cinéma, bulletins de nouvelles, archives, etc.). À la transcendantalisation de la messianicité succède dans ces textes un intérêt pour l’actualisation ou l’effectuation de la racine messianique à travers des pratiques déterminées d’inscription et de diffusion.
2.2. La fonction spectralisante des médias
Hic mortui vivunt, pandunt oracula muti.
La prémisse des analyses derridiennes des médias réactive d’abord les conclusions essentielles de ses premières lectures de Husserl, à savoir qu’«aucun temps n’est de lui-même contemporain»Footnote 45. Ne serait-ce que parce qu’il implique un autre présent pour le ceinturer et une rétention pour le fixer, le présent est impuissant à assurer de lui seul sa propre présence. Or, si le présent n’est pas présent par lui-même, il faut, paradoxalement, un surplus de médiation pour assurer sa contemporéanité à lui-même.
Ce lien intérieur entre temps et écriture, et plus spécifiquement entre événementialité et médialité dans le cas qui nous occupe, est d’ailleurs posé incidemment à deux reprises déjà dans Spectres de Marx. L’analyse de l’«événementialité de l’événement»Footnote 46 menée au chapitre 1 donnait lieu à une analyse très brève, mais significative, de la médiatisation des événements, qui se poursuivra au chapitre 2Footnote 47 ainsi que dans le dernier chapitreFootnote 48, intitulé «Apparition de l’inapparent : l’“escamotageˮ phénoménologique». Il en ressort notamment que les événements globaux ont pour condition d’apparition les «puissances d’abstraction» des médias, compris comme performance télé-technologiqueFootnote 49. Un événement global est par définition un événement sans témoin flagrant, direct, ou unique; il est un événement tel que même celui qui le vit le reçoit toujours déjà à travers une médiation, seul le nombre il-limité des «témoins» permettant d’isoler un événement parmi d’autres faits divers du jour. Événementialité et «médialité» sont ainsi désormais co-impliquées ou, à tout le moins, leur «indissociabilité originaire»Footnote 50 est aujourd’hui plus que jamais manifeste.
Quel est alors le propre de l’écriture médiatique contemporaine? Elle consiste à allier «artefactualité» et «actuvirtualité», concepts développés principalement dans Échographies de la télévision. D’abord, par montage, découpage, censure, vox populi, etc., le présent médiatique s’avère être un artifice, toujours déjà en voie de devenir artefact. Ensuite, cette présence fabriquée, devenue événement, perd son ancrage spatial et temporel pour devenir diffusable et répétable :
Le medium des médias (l’information, la presse, la télé-communication, la techno-télé-discursivité, la techno-télé-iconicité, ce qui assure en général l’espacement de l’espace public, la possibilité même de la res publica et la phénoménalité du politique), cet élément même n’est ni vivant ni mort, ni présent ni absent, il spectraliseFootnote 51.
Les médias d’actualité sont pour ainsi dire une fabrique de fantômes; il y a un caractère manufacturier à leur «spectropoétique», ou «phantomachie».
Or, pour Derrida, ceci est déjà en œuvre avec la parole du Messie. Le christianisme a un destin dès l’origine indistinctement ecclésiastique et évangélique : l’alliance de Dieu avec les hommes ne se réalise que dans l’alliance communautaire et divulguée des hommes entre eux, réunis et unis par la diffusion de la bonne nouvelle, de l’évangile. Cette idée de Derrida trouve son fondement dans une analyse des chapitres 32 et 33 de l’Exode dans L’écriture et la différence :
Dieu s’est séparé de soi pour nous laisser parler, nous étonner et nous interroger. Il l’a fait non pas en parlant mais en se taisant […]. Dieu ne nous parle plus, il s’est interrompu : il faut prendre les mots sur soi. Il faut se séparer de la vie et des communautés, et se confier aux traces, devenir homme de regard parce qu’on a cessé d’entendre la voix dans l’immédiate proximité du jardinFootnote 52.
Les évangélistes racontent, rapportent, relaient une nouvelle dont ils auraient été chacun singulièrement témoins en première personne, sans médiation. L’universabilité de la foi marque donc le propre de sa révélation. Dans le contexte qui nous occupe, Derrida ne s’intéresse pourtant pas tant directement à ce caractère «mondialiste» du christianisme; il insiste plutôt sur le sens que possédera la présence à partir de la christologie, et en particulier de l’eucharistie, qui fonctionne comme la scène originaire des médias modernes et contemporains.
La foi et l’espérance en la présence de la chair du christ est en effet en jeu dans la foi perceptive qui permet à l’image médiatique d’apparaître comme actuelle. Le temps «direct» (live) est eucharistique dans sa structure : il mobilise le même déictique «ici» qui résonne dans hic es meum corpum. L’essence du christianisme résiderait dans cette mise en valeur d’une présence destinée à être diffusée et répétée, en tant que présence, c’est-à-dire en tant que présentation de la présence, et non représentation de la présence. Une telle foi en la possibilité d’une diffusion répétée du vivant constitue la définition même des télétechnologies chez Derrida. Seulement, cette foi est aujourd’hui «convoquée par la technique elle-même»Footnote 53 et non par l’adhésion et la conversion plus ou moins consciente à un dogme. Les télétechnologies sont une eucharistie sans dogmatique et incarnée dans la présence perceptive de l’écran.
En outre, à la manière d’un évangile sécularisé, les médias font partout indifféremment pressentir ce qui est sur le point de se produire, non pas en montrant quelque chose, mais en ne le montrant pas, en laissant pressentir qu’il y aura bientôt plus à voir. Les images, tant du présent que du passé, doivent tout au plus annoncer ce qui pourrait être à venir. Dans un messianisme faible mû par l’attente enthousiaste d’une épiphanie mondaine, les médias paraissent ainsi reprendre, malgré eux, le même atermoiement constitutif de la messianicité : à savoir le report indéfini de l’événement.
Mais cette actualisation des schèmes messianiques dans la temporalité concrète des médias d’information contemporains fait apparaître une aporie : l’événementialité implique la médialité (il n’y a et n’y aura d’«événements» que «globalisables», à savoir susceptibles d’une valorisation indifférente à des expériences locales), mais la médialité ne saurait jamais, pour des raisons d’essence, présenter un quelconque événement : «C’est le paradoxe de l’anticipation. L’anticipation ouvre à l’avenir, mais du coup elle le neutralise, elle réduit, elle présentifie, elle transforme en mémoire, en futur antérieur, donc en souvenir, ce qui s’annonce comme à venir demain»Footnote 54. Le messianique est ainsi toujours manqué, au profit d’un nouveau messianisme, cette fois médiatique.
Dans ses textes sur les médias, Derrida retrace ainsi les intrications conceptuelles du politique, du théologique et du médiatique, qui se rejoignent dans la nécessaire institution de la présence. Ainsi, la forme pure du messianique semble jeter un éclairage sur la grammaire même du temps. Cela confirme d’une certaine façon l’idée derridienne d’une universabilité de la «foi» messianiqueFootnote 55 : c’est finalement toujours le spectre messianique qui est réécrit, repris, retravaillé, bien qu’il ne se soit jusqu’ici jamais exprimé en tant que tel.
Conclusion
Le «quasi-transcendantal» : une généalogie derridienne?
Les analyses portant sur la messianicité pratiquent-elles une forme de généalogie, consistant à comprendre la formation d’une figure idéale — spectrale certes, mais aussi nécessaire pour penser le politique, comme nous le verrons — à travers ses transformations empiriques? Cette hypothèse demanderait au moins deux bémols pour être recevable.
D’une part, dans le cas de la messianicité, Derrida, loin d’analyser la formation d’une idéalité à partir de l’expérience, analyse à l’inverse les déformations ou malformations du messianique à travers les messianismes concrets. L’epokhè du contenu qu’il pratique implique que l’écriture des différents messianismes n’indique au mieux que leur distance irréductible à la messianicité dont ils ne partagent que le nom.
D’autre part, Spectres de Marx décrit la généalogie — tant husserlienne que marxiste — comme n’ayant eu à ce jour pour fonction que de tenir lieu de garde-fou contre la prise en compte de la hantise qui opère de l’intérieur de l’expérience. En d’autres termes, les diverses approches que l’on reconnaît comme «généalogiques» auraient, en vertu de leur forme même, consisté à rattacher la dissémination spectrale à une ou des instances avérables en droit, bien que dissimulées ou voilées en fait : le capital, la volonté de puissance, la conscience constituante, etc. Sur ce point, la critique derridienne de Marx est sans compromis : ce dernier aurait neutralisé la puissance du spectre en en pratiquant la genèse uniquement dans le but d’en dénoncer le caractère idéologique. Marx se révèle en ce sens «pré-déconstructif»Footnote 56, c’est-à-dire trop attaché encore à défaire les illusions plutôt qu’à nommer leur travail de taupe au sein du discours, même le plus rationnel.
La tâche de la spectrologie doit donc au contraire maintenir jusqu’au bout le suspens, sur quelque source «réelle» du spectre que ce soit. En cela elle partage et maintient quelque chose de la phénoménologie : dans leur jeu respectif, sortir du plan de l’écriture ou des phénomènes pour retourner à un prétendu substrat ontologique qui les précéderait est un coup inadmissible. En 1993, il ne s’agit donc plus tant pour Derrida de dénoncer la téléologie qui guidait en sous-main tous les fils conducteurs de Husserl, mais plutôt de faire droit à la positivité plénière et généalogiquement irréductible de la phénoménalité du fantôme, pour ainsi penser une contamination originaire du phanesthai par le phantasma, terme que Derrida rapproche d’ailleurs du «noème» de Husserl, en tant qu’ils ne sont ni dans la conscience, ni dans le mondeFootnote 57. La question est alors de savoir comment se connaît en propre ce phantasma, s’il ne se montre jamais en tant que tel au sein du discours ni de l’expérience.
Quel est alors, méthodiquement parlant, le statut d’une telle idée spectrale qui reprend, tout en s’en affranchissant, des spectres effectifs? Quel sens peut avoir la production d’idées en déconstruction en rapport à l’exigence (classique) de fondation? La messianicité fait partie de ces concepts qui reçoivent chez Derrida le statut difficile de «quasi transcendantal»Footnote 58. L’idée du messianique pur maintient le nom du Messie afin de préserver l’écart «toujours irréductible entre l’ouverture de la possibilité (comme structure universelle) et la nécessité déterminée de telle ou telle religion»Footnote 59. Le caractère quasi-transcendantal de la messianicité a pour vocation de maintenir le temps de l’imprévisible et du peut-être, qui est le sens et la condition de la liberté. Au risque de paraître naïves historiquement, les analyses derridiennes de la messianicité semblent alors se revendiquer implicitement du droit, voire du devoir, de ne pas chercher au sein d’un canon donné d’avance les attestations d’une idée qu’il faut au contraire risquer poser, d’abord pour faire parler des sources diverses et, ultimement, pour rendre possible un saut vers une «démocratie à venir», hors de tout horizon conditionné.
Une politique «au-delà du présent vivant»?
Bien que la question du politique ne fasse en définitive qu’effleurer la surface du texte, Spectres de Marx doit en effet se lire comme des prolégomènes à une réflexion sur le politique, qui prendraient en compte la phénoménalité sur-naturelle qui s’y trouve toujours en jeu. La «messianicité sans messianisme» proposée par Derrida concerne d’un seul coup histoire et politique dans la mesure où elle vise à concevoir une disposition radicale ouvrant sur la justice, la démocratie, la communauté, etc., celles-ci étant toutes à venir, en une exigence autant pressante qu’indéfinie et en elle-même au-delà du possible actuel. Le politique a toujours ainsi à voir avec le temps, dès lors qu’on y entend quelque chose de plus radical que le seul sentiment et les seules coordonnées de l’«époque». Il en va plutôt d’une structure selon laquelle ce qui pourrait advenir nous affecte, voire nous menace, déjà. Derrida aperçoit justement dans la messianicité une condition pour une autre politique, distincte de la simple gestion, qui est toujours gestion du présent, même lorsqu’elle se fait à long terme ou pour les générations futures.
Du démocratisme communicationnel de Habermas au libéralisme glorieux de Fukuyama en passant par le marxisme lacanien de Žižek, on aura reproché à la déconstruction derridienne de différer l’action politique, voire de tolérer cyniquement et même faciliter ce faisant une forme de déterritorialisation capitalisteFootnote 60. Pourtant, Derrida est ferme à cet égard : «Pourquoi insister sur l’imminence, sur l’urgence et l’injonction, sur tout ce qui en elles n’attend pas?»Footnote 61, sinon justement pour «être juste : au-delà du présent vivant en général — et de son simple envers négatif»Footnote 62. La justice ne peut être attendue que d’une transformation de l’attente, par l’intensification d’une imminence qui ne se satisfait pas d’objets et de réquisits particuliers. Seule une transformation d’une disposition fondamentale au temps peut ouvrir à une nouvelle approche du et de la politique. Spectres de Marx contient à cet effet l’intuition cruciale mais implicite selon laquelle les projets politiques ont toujours été pensés sur la base d’un même régime de présence, leurs variations générales de forme (classicisme, utopisme, apocalyptisme, conservatisme, etc.) correspondant à autant de «présents modalisés»Footnote 63.
La messianicité invite plutôt à penser, par impossible, un tout autre temps qui puisse être. Qualifiée d’«indifférence singulière»Footnote 64, c’est toute la grammaire ou l’écriture affective du politique qui demanderait à être réécrite dès lors que l’appel ou l’injection à agir retentit au sein d’une attente désertique, sans céder d’avance aux passions de la nostalgie, du ressentiment, etc. Et pourtant, cette attente de l’à-venir n’est pas dépourvue d’affects :
Qui n’a jamais été assuré que l’attente du Messie n’était pas, dès l’origine, par destination et invinciblement, une peur, la terreur insoutenable, donc la haine de ce qu’on attend ainsi? Et dont on voudrait à la fois accélérer et retarder infiniment la venue, comme la fin de l’avenir? Et si les penseurs du «dangereux peut-être» ne peuvent qu’être dangereux, s’ils ne peuvent signifier ou apporter que la menace en même temps que la chance, comment pourrais-je souhaiter leur venue sans du même coup la redouter et tout faire pour qu’elle n’ait pas lieu, jamais? Tout pour que le rendez-vous soit à jamais manqué dans le faux bond. [...] la phrase messianique porte en elle une irrésistible dénégation. Une contradiction structurelle y convertit a priori l’appelé en refoulé, le désirable en indésirable, l’ami en ennemi. Et réciproquement. L’autre à venir (le messie, le penseur du dangereux «peut-être», le dieu, quiconque viendrait dans la forme de l’événement, c’est-à-dire de l’exception et de l’unique), je dois par définition le laisser libre de son mouvement, hors d’atteinte pour ma volonté ou pour mon désir, au-delà de mon intention mêmeFootnote 65.
Hors d’une métaphysique de la présence pensée sous le modèle de la présence vivante, un nouveau rapport à l’action semble possible, dès lors que l’attente est reconfigurée pour se défaire de ses modalités messianiques traditionnelles : précipitation, espoir, etc. Il ne s’agirait plus tant de chercher un salut par l’action d’un programme, mais d’assumer un certain suspens au sein d’une histoire que l’on n’écrit pas nous-mêmes, mais qui n’est pas écrite non plus d’avance. Soumis aux forces du non-présent vivant, la décision «doit à la fois rester aussi indécidable et donc aussi décisive que l’avenir même»Footnote 66.