UNE CONJECTURE DE HEIBERG: SERENUS D'ANTINOËFootnote *
Deux traités mathématiques ont été transmis en grec sous le nom de Serenus.Footnote 1 Le premier, De la section du cylindre, s'attache à démontrer l'identité des sections transversales du cylindre et du cône; le second, De la section du cône, étudie les différentes sections d'un cône selon les plans menés par son sommet.Footnote 2 Adressés à un certain Cyrus autrement inconnu,Footnote 3 ils s'inscrivent tous deux dans la tradition des Coniques d'Apollonius. Rien ne subsiste cependant d'un éventuel commentaire de l'auteur sur cet ouvrage.Footnote 4
De Serenus lui-même, on ignore à peu près tout. À en juger par le silence des sources byzantines, son œuvre ne semble pas avoir retenu l'attention des mathématiciens grecs; elle fut connue et étudiée par leurs homologues arabes,Footnote 5 mais les bio-bibliographes demeurent muets à son sujet. Pour déterminer l'époque et le lieu où vécut Serenus, les historiens des mathématiques ne disposèrent ainsi, pendant longtemps, que des quelques données transmises par l'archétype de la traduction manuscrite des deux traités,Footnote 6 le Vaticanus graecus 206. On y lit en effet, au recto du folio 194, la souscription suivante: Σερήνου Ἀντινσέως φιλοσόφου περὶ κυλίνδρου τομῆς.Footnote 7 Une telle situation autorisa les hypothèses les plus diverses le concernant: C.A. Bretschneider en faisait ainsi un jeune contemporain d'Apollonius, originaire d'Antissa,Footnote 8 tandis que Halley, invoquant un passage de Marinus, se contentait de le placer avant le début du VIe siècle.Footnote 9 Entre ces deux extrêmes, le spectre chronologique entier fut représenté.Footnote 10
Il revient à Heiberg d'avoir mis fin aux conjectures hasardeuses de ses prédécesseurs en montrant que l'indication du Vaticanus graecus 206 était corrompue.Footnote 11 L'épithète ἀντινσέως attachée à Serenus est en effet difficile, n'étant guère attestée par ailleurs. Halley l'interprétait comme une forme archaïque d'ἀντισσέως, et proposait d'y voir l'adjectif désignant les habitants de la ville d'Antissa, sur l'île de Lesbos.Footnote 12 Son interprétation fut reçue unanimement, jusqu'à ce qu'Heiberg fasse remarquer que les citoyens d'Antissa étaient en réalité désignés par l'adjectif ἀντισσαῖος.Footnote 13 Il semble donc préférable d'y voir, avec Heiberg, une corruption résultant d'une confusion entre un σ et un ο, typique d'une mauvaise lecture de lettres lunaires dans un exemplaire écrit en onciales. Il conviendrait par conséquent de lire ἀντινοέως, génitif d'ἀντινοεύς. C'est par cet adjectif, indique explicitement Étienne de Byzance, que l'on désignait les habitants de la ville égyptienne d'Antinoë;Footnote 14 il est formé, très classiquement, par l'adjonction à la racine du nom de la ville d'un suffixe en –εύς, fréquemment utilisé depuis l'époque homérique pour désigner les habitants d'une cité ou d'une contrée.Footnote 15
La restitution de Heiberg suggère donc un lieu pour Serenus: la ville égyptienne d'Antinoë. Mais elle permet également d'établir, avec une assez grande précision, une limite chronologique inférieure pour sa naissance. La cité a en effet été fondée par l'empereur Hadrien afin d'honorer la mémoire de son favori Antinoos, englouti par les eaux du Nil; son établissement aurait suivi de peu la mort de ce dernier, et sa divinisation:Footnote 16 on peut donc le dater, avec beaucoup de sûreté, entre l'an 130 et 134 de l'ère chrétienne.Footnote 17 On remarquera qu'un tel terminus post quem s'accorde par ailleurs avec le nom romain de cet auteur qui écrivait en grec, ce qui excluait d'emblée, comme le soulignait F. Blass, d'en faire un auteur antérieur au premier siècle.Footnote 18
La détermination d'un terminus ante quem demeure cependant beaucoup plus difficile. Halley, on l'a vu, alléguait un passage du commentaire de Marinus aux Données d'Euclide. Mais il s'appuyait là encore sur un texte corrompu, dont Heiberg et Menge ont montré l'inauthenticité: nulle part, dans sa préface, le disciple de Proclus ne mentionne Serenus.Footnote 19 En l'absence d'une limite chronologique supérieure déterminée, il serait par conséquent possible de faire de Serenus un auteur tardif, contemporain des derniers professeurs de philosophie à Alexandrie à la fin du VIe siècle.Footnote 20
LE TÉMOIGNAGE DU PARISINUS GRAECUS 1918: UN SERENUS PLATONICIEN
Ce serait là toutefois négliger un témoignage capital, constitué par l'unique référence connue à Serenus dans le corpus grec conservé. Inconnue de Heiberg, cette mention a été découverte par le Père Paramelle dans un manuscrit de la fin du XIIIe siècle. Soulignant toute son importance, John Whittaker en a édité les lignes relatives à Serenus:
Harpocration, le commentateur de Platon, auquel s'en remettait d'ordinaire le géomètre Serenus pour ce qui concerne la pensée platonicienne, pensait que Platon disait que les âmes des hommes se changent en âmes d'êtres irrationnels pour s'attacher aux animaux irrationnels du fait du châtiment. Mais pour Proclus il n'en est pas ainsi.Footnote 21
Ces lignes sont extraites d'un manuscrit d'érudit contenant un compendium de logique universitaire byzantine, ainsi qu'une série de notes encore pour partie inédites. Elles constituent la transition entre une suite de brèves questions de logique aristotélicienne et une réfutation chrétienne de thèses néoplatoniciennes sur l'âme, la matière, la création et la nature du mal. Ce court traité de quelques pages est transmis de manière anonyme, mais Whittaker proposait de l'attribuer au cercle d'érudits proche de Michel Psellos.Footnote 22 L'étude d'une série de parallèles thématiques, doctrinaux et stylistiques permet même de montrer, comme le suggère Marwan Rashed, qu'il s'agit très probablement de l'abrégé d'un écrit de Psellos se fondant lui-même sur un traité perdu de Proclus:Footnote 23 c'est donc à ce dernier que remonterait en dernière instance l'important matériau doxographique contenu dans ces pages. Comme l'a bien vu Whittaker, le renseignement historiographique le plus important se rapporte à Serenus, en ce qu'il permet de préciser sa chronologie.
Il apparaît en effet nécessairement postérieur à Harpocration, ce platonicien élève d'Atticus.Footnote 24 Auteur d'un immense commentaire sur l'ensemble de l'œuvre de Platon en vingt-quatre livres, dont seuls quelques fragments ont subsisté, on place son activité dans le dernier quart du IIe siècle.Footnote 25 Mais si l'on accepte l'hypothèse supplémentaire selon laquelle Proclus serait la source des renseignements doxographiques transmis par le manuscrit psellien, on dispose, pour la première fois, d'un terminus ante quem assuré: il conviendrait donc de placer Serenus entre Harpocration et Proclus.
Ce sont là deux grands représentants de la tradition platonicienne. Il vaut donc la peine de souligner que l'unique fragment connu de l'œuvre de Serenus en dehors des deux traités est transmis dans certains manuscrits à la suite de la partie astronomique du manuel de Théon de Smyrne.Footnote 26 L'association de Serenus avec ces platoniciens réputés invite, semble-t-il, à considérer sérieusement l'hypothèse d'une insertion plus forte du “géomètre Serenus” au sein de cette école. Elle pourrait expliquer la qualification de “philosophe” appliquée à Serenus, que l'on trouve à la fois dans la tradition manuscrite des deux traités et dans celle, indépendante, de Théon de Smyrne.Footnote 27
DEUX ALLUSIONS AU THÉÉTÈTE
Indépendamment de ces divers indices relevant de l'histoire de la tradition platonicienne, l'extrait édité indique explicitement que le géomètre Serenus consultait régulièrement l'ouvrage monumental d'Harpocration,Footnote 28 dont il suivait ordinairement les interprétations. Mais que Serenus ait également une connaissance personnelle très précise des dialogues platoniciens, c'est ce qui ressort clairement de deux passages du traité De la section du cylindre, les seuls dans lesquels il s'autorise une légère digression par rapport à l'exposé strict des énoncés mathématiques. Il s'agit, pour le premier, de l'épître dédicatoire du traité:
Considérant, ami Cyrus, que beaucoup de ceux qui s'adonnent à la géométrie s'imaginent que la section transversale du cylindre est différente de celle du cône qu'on appelle ellipse, j'ai cru qu'il ne fallait laisser dans l'erreur ni eux, ni ceux qu'ils ont persuadés d'être du même avis; d'autant plus, qu'en tant que géomètres, ils auraient tous l'impression de commettre quelque chose de contraire à la géométrie en procédant par affirmation au sujet d'un problème de géométrie, sans en donner de démonstration, et en usant simplement d'arguments vraisemblables. Quoiqu'il en soit, puisqu'ils ont admis cette manière de voir, et que nous ne sommes pas d'accord avec eux, nous démontrerons géométriquement que la section engendrée est une et même quant à la forme dans l'une et l'autre figure, c'est-à-dire dans le cône et dans le cylindre, pour autant qu'on les coupe d'une manière déterminée et non pas au hasard.Footnote 29
Cette ouverture sonne, au premier abord, comme une déclaration d'intention résolument platonicienne. L'usage d'arguments vraisemblables en géométrie est en effet constamment critiqué dans les dialogues; il fait ainsi l'objet d'une mise en garde dans le Phédon lorsque, consentant à la réfutation de sa théorie de l'âme-harmonie, Simmias avoue:
J'ai conscience que les arguments qui procèdent par vraisemblance en guise de démonstration sont des imposteurs: si on ne les surveille, ils réussissent à vous tromper complètement, en géométrie, comme partout ailleurs.Footnote 30
La critique est répétée dans le Théétète. Elle est mise par Socrate dans la bouche d'un Protagoras fictif réprimandant Théodore et son brillant élève pour leur absence de rigueur dans la discussion philosophique:
De démonstration, de nécessité, il n'y en a point en vos formules: vous n'employez que le vraisemblable, argument qu'il suffirait à Théodore ou à quelque autre géomètre de prétendre employer en géométrie pour être taxé d'infériorité à l'égard du premier venu. Examinez donc, toi et Théodore, si vous accueilleriez raisons persuasives et vraisemblances comme démonstrations en si haute matière.Footnote 31
La proximité entre ce texte et l'introduction de la Section du cylindre est remarquable: Serenus fait manifestement une allusion savante à ce passage du Théétète au seuil de son traité.Footnote 32 Doit-on cependant y voir la preuve immédiate d'une connaissance directe de ce dialogue par Serenus? Harpocration semble avoir longuement commenté le Phédon, si l'on en croit les multiples références à ses interprétations dans les commentaires néoplatoniciens qui nous sont parvenus.Footnote 33 Il est donc tout à fait possible qu'il ait rapproché, à cette occasion, les textes du Phédon et du Théétète: Harpocration pourrait par conséquent, dans cette hypothèse, être la source intermédiaire à laquelle puiserait Serenus.
Une telle influence unilatérale de l'exégèse d'Harpocration sur Serenus, qui se rapporterait au texte platonicien seulement indirectement, semble cependant exclue par une seconde allusion de l'auteur à cette même page du dialogue. À la fin de son traité De la section du cylindre, Serenus entreprend l'examen de quelques questions optiques; l'énoncé d'un post scriptum ajouté par un mystérieux géomètre à la définition euclidienne des parallèles lui fournit le point de départ de cette étude complémentaire:
Le géomètre Pithon, expliquant ce que sont les parallèles dans un de ses écrits, ne s'est pas contenté de ce qu'en avait dit Euclide, mais il en a très sagement fourni un éclaircissement par un exemple. Il dit en effet que les parallèles sont des droites telles que celles que nous voyons se former sur les murs ou sur le sol par les ombres de colonnes à l'opposite desquelles brûle un flambeau ou une lampe. Bien que la chose eût paru fort risible à tout le monde, elle n'est cependant pas ridicule pour nous qui respectons l'écrivain, car l'homme m'est cher (φίλος γὰρ ἁνήρ). Mais il faut examiner comment cela se présente mathématiquement, et cet examen se rattache aux choses que nous avons considérées ici précédemment: car c'est au moyen d'elles que nous démontrerons ce que nous avons proposé.Footnote 34
L'expression “l'homme m'est cher” constitue un nouvel écho, plus voilé, au Théétète où elle est utilisée par le mathématicien Théodore pour désigner Protagoras, son maître en philosophie:
O Socrate, l'homme m'est cher (φίλος ἁνήρ), tu viens de le dire à l'instant. Aussi n'admettrais-je point que, par mes propres aveux, on réfute Protagoras, et ne voudrais-je non plus contredire mon opinion pour te faire contre-partie.Footnote 35
La citation n'apparaît pas gratuite: car par-delà l'allusion savante, Serenus reprend à son compte la décision de Théodore, mise en scène par Platon, de ne pas critiquer Protagoras en reprenant l'hommage rendu par l'éminent mathématicien au sophiste sensualiste au moment où il défend lui-même l'éclaircissement sensualiste de la définition euclidienne des parallèles proposée par un géomètre. Serenus paraît ainsi moins dialoguer avec les rieurs, qu'il mentionne explicitement, qu'avec Platon lui-même. Quoiqu'il en soit pour le moment de ce dernier point, ces parallèles confortent, semble-t-il, les quelques indices relevés précédemment et plaident en faveur d'une insertion de Serenus au sein de la tradition platonicienne; ils montrent en tout cas que Nicolaus Sophianus, le scribe du Parisinus graecus 2358, avait quelques raisons fortes, tirées de la simple analyse des traités, pour qualifier le “géomètre” Serenus de “philosophe platonicien”.Footnote 36 On ne peut cependant exclure qu'il ait pris connaissance de la note du Parisinus graecus 1918, puisqu'on ignore, comme le souligne E. Artom, d'où le scribe a tiré cette information absente de la tradition.Footnote 37
UN SERENUS NÉOPLATONICIEN? LA THÈSE D'E. ARTOM
Attentif à l'importance de la première citation du Théétète et à l'épithète de “philosophe” attachée à Serenus dans la tradition manuscrite, E. Artom a développé la thèse selon laquelle Serenus appartiendrait à l'école néoplatonicienne de Proclus, dont il s'écarterait cependant sur la question de la méthode.Footnote 38 L'ouverture du traité Sur la section du cylindre et son allusion transparente au Théétète sont interprétées, dans ce contexte, comme le témoignage d'une polémique méthodologique interne au néoplatonisme athénien du cinquième siècle. Dans sa Vie d'Isidore, Damascius témoigne de la rivalité qui opposa Proclus à Domninus au sujet de l'interprétation de Platon, et conduisit le premier à écrire un ouvrage polémique entièrement dirigé contre le second.Footnote 39 Proclus lui-même fait, par deux fois, allusion aux thèses de son “condisciple” Domninus sur le Timée en rapprochant la seconde de celle des “mathématiciens”.Footnote 40 De fait, Domninus est principalement connu pour son Manuel d'Introduction arithmétique, caractérisé par une méfiance envers la tradition de Nicomaque de Gérase reprise par Proclus au profit d'un retour à une forme de rigueur et de sobriété euclidiennes.Footnote 41 Dans ce contexte, le rappel à l'ordre “platonicien” d'une nécessaire rigueur dans les raisonnements tant mathématiques que philosophiques pourrait apparaître comme une prise de position explicite de Serenus contre Proclus, et en faveur de Domninus.
Une telle interprétation semble à première vue renforcée par la mention de Serenus dans le Parisinus graecus 1918: Proclus, à qui remontent vraisemblablement ces lignes, y dénoncerait l'archaïsme de son contemporain Serenus, partisan de Domninus et lecteur d'Harpocration, dont il rapporterait l'interprétation erronée de la métempsycose pour s'y opposer. Le “géomètre” Serenus pécherait ainsi par une double erreur: tout comme Domninus, par le rigorisme euclidien de sa méthode mathématique, mais aussi par l'archaïsme de ses références en matière d'exégèse platonicienne.Footnote 42 La conjonction de ces deux défauts lui interdirait de prendre place parmi les philosophes s'étant élevés à la compréhension néoplatonicienne de la doctrine, de sorte qu'il serait susceptible du même reproche de “superficialité” philosophique qu'on adressait dans l'école à Domninus.
Aussi séduisante soit-elle à première vue, la thèse d'E. Artom n'est cependant pas dénuée de toute faiblesse. D'un point de vue doctrinal d'abord, il n'est pas certain, comme on le verra, que la référence au Théétète constitue une revendication d'orthodoxie platonicienne, ni même euclidienne. Surtout, elle repose d'autre part sur un présupposé chronologique qui ne résiste pas, semble-t-il, à l'examen. E. Artom repart en effet de l'hypothèse de datation proposée par P. Tannery, qui plaçait Serenus entre Pappus et Hypatie, par conséquent au début du IVe siècle de l'ère chrétienne.Footnote 43 Au terme d'une critique principalement stylistique et terminologique des arguments avancés par Tannery, il parvient à la conclusion que rien n'interdit que Serenus ait pu vivre après le IVe siècle.Footnote 44 Il convient toutefois de souligner que l'argumentation d'Artom est essentiellement critique: s'il montre en effet la fragilité, voire l'arbitraire, de la reconstruction de Paul Tannery, il n'apporte aucun argument décisif pour établir positivement sa thèse. En outre, si l'auteur critique le terminus ante quem proposé par Tannery, il accepte sans discussion les arguments avancés par ce dernier en faveur de son terminus post quem.Footnote 45 Pourtant, réexaminant les arguments de Tannery, Heiberg et Ver Eecke à la lumière de la découverte du Parisinus graecus 1918, Micheline Decorps-Foulquier en a montré la fragilité, et le caractère insatisfaisant. Elle suggérait au contraire de rapprocher, à titre d'hypothèse, “Serenus d'Harpocration et de situer sa période d'activité au début du IIIe siècle”.Footnote 46
Il semble en effet que la solution chronologique à l'énigme de la datation de Serenus doive être davantage recherchée du côté de la borne inférieure de la période proposée (Harpocration) que de la borne supérieure (Proclus). C'est, du moins, ce que suggère la prise en compte d'un document d'origine antinoïte qui n'a jamais, à ma connaissance, été mis en rapport avec Serenus. Il s'agit d'une stèle, dédiée par le conseil d'Antinoë à un “philosophe platonicien” pour l'honorer – à l'exemple de Théon, dont un buste a été retrouvé dans sa ville natale de Smyrne avec cette inscription.Footnote 47 Et, plus généralement, d'autres personnalités furent ainsi désignées dans les sources épigraphiques grecques et latines: on citera, parmi tant d'autres, C. Julius Sabinus à Athènes, un descendant de Plutarque à Chéronée, Secundinus de Thalles à Éphèse, Apulée à Madaure…Footnote 48 Il convient donc de l'analyser avec beaucoup d'attention, dans la mesure où elle pourrait, pour la première fois, apporter un élément positif et décisif relatif à la chronologie de Serenus.
UN TÉMOIGNAGE ÉPIGRAPHIQUE NÉGLIGÉ (SB III 6012 = IBM IV 1076)
La stèle, mutilée, a fait l'objet d'un certain nombre d'études depuis son acquisition par J. de M. Johnson lors de fouilles archéologiques entreprises à Antinoë au cours de l'hiver 1913/1914.Footnote 49 En voici une reproduction, empruntée à J. de M. Johnson:Footnote 50
L'examen épigraphique permet de dater la stèle avec une assez grande précision: selon Bernadette Puech, “l'écriture permet de situer le document dans la seconde moitié du IIe s. ou la première moitié du IIIe”Footnote 51 tandis que sa présentation générale – et en particulier la position centrée de l'invocation initiale – est conforme à celle de deux autres inscriptions antinoïtes, datées explicitement et précisément de 163 et 232.Footnote 52 Sa formulation, très stéréotypée, doit être rapprochée d'une dédicace au rhéteur Aelius Aristide datant de l'année 180 environ.Footnote 53
C'est l'usage de telles expressions formulaires qui permet de suppléer aisément la mutilation de la stèle. La restitution suivante est presqu'unanimement adoptée:
On pourra traduire de la manière suivante: “A la bonne fortune, Footnote 54Flavius Maecius Se[… …] Dionysodoros, faisant partie des pensionnaires du Musée exemptés de charges, philosophe platonicien et sénateur (a été honoré par) le sénat des nouveaux grecs d'Antinoë”.Footnote 55
La transcription n'est donc problématique qu'en un seul point: la manière dont il convient de compléter le nom propre, à la fin de la deuxième ligne. Le rapprochement avec l'inscription dédiée à Aelius Aristide, proposé pour la première fois par F.H. Marshall,Footnote 56 fournit à cet égard un parallèle intéressant, en ce qu'il permet d'assurer que la stèle honore un personnage portant un nom composé à la fois des tria nomina latin et d'un surnom grec.Footnote 57 Quant à la régularité de l'inscription, tant dans sa disposition que dans son tracé, elle exclut toute proposition de plus de six lettres comme l'ont bien montré P. Cauderlier et K.A. Worp.Footnote 58
Dans leur étude importante, ces deux auteurs affirment en outre que la disposition de la cassure interdit absolument que la lettre suivant le E (l. 2) commence par une barre verticale;Footnote 59 l'examen de la reproduction photographique de la stèle ne permet pourtant pas, semble-t-il, de souscrire à cette analyse.Footnote 60 Elle a en réalité, pour ces auteurs, une fonction stratégique: celle d'écarter un certain nombre de propositions avant l'introduction de leur propre hypothèse. Il faudrait en effet, selon eux, suppléer Sévère, le philosophe médio-platonicien auquel Porphyre, Proclus et Eusèbe font quelques allusions.Footnote 61 Excepté l'argument de synchronie, aucune donnée positive ne vient cependant étayer cette proposition: rien, en particulier, ne suggère une origine égyptienne pour Sévère, ni l'exercice de fonctions politiques à Antinoë. Il semble qu'il faille bien plutôt le rapprocher des platoniciens de l'école athénienne.Footnote 62 En ce sens, la proposition, tout arbitraire, n'apparaît pas convaincante. En revanche, ces renseignements épigraphiques semblent concorder parfaitement avec les quelques données dont on dispose à propos de Serenus: celui-ci porte un nom latin, il est originaire d'Antinoë, son terminus post quem se situe à la fin du deuxième siècle de notre ère, et on a vu que c'est à bon droit qu'on a pu le qualifier de “philosophe platonicien”. Je propose donc de restituer le nom de Serenus à la fin de la deuxième ligne de la stèle. Les caractéristiques épigraphiques permettent alors de déterminer un terminus ante quem précis: le milieu du IIIe siècle. Étant donné que l'on dispose d'un terminus post quem sûr, le floruit d'Harpocration à la fin du IIe siècle, il devient possible de proposer, avec une assez grande précision, une période d'activité pour Serenus: la première moitié du IIIe siècle.
La convergence de l'ensemble de ces indices dessine un tableau cohérent de la personnalité et de l'activité de Serenus. Celui-ci, dont le nom complet serait Flavius Maecius Serenus Dionysodore, serait un philosophe platonicien actif au début du IIIe siècle, originaire de la ville égyptienne d'Antinoë où il aurait exercé la fonction de bouleute au sein du Conseil.Footnote 63 Cultivant également les sciences mathématiques, en particulier la géométrie, l'optique et, peut-être, l'astronomie, il serait aussi pensionnaire du Musée d'Alexandrie,Footnote 64 et à ce titre exempté de charges.
SECTIONS CONIQUES ET CATOPTRIQUE ANCIENNE: LA QUESTION DE PYTHION DE THASOS
C'est Alexandrie qui fut, durant toute l'antiquité, le principal centre de recherche sur les coniques. Apollonius, on le sait, vint y travailler: c'est qu'une tradition de recherche active s'y était déjà développée. Apollonius s'y réfère lui-même dans la lettre d'envoi du quatrième livre de ses Coniques. Après avoir exposé l'objet de ce nouveau livre à son correspondant Attale, il déclare en effet:
La première des trois questions que nous avons évoquées a été mentionnée par Conon de Samos dans l'écrit qu'il a composé pour Trasydée. Sa voie pour démontrer cela n'est pas la voie correcte: c'est pour cette raison que Nicotélès de Cyrène lui a adressé quelques blâmes. Quant à la seconde question que nous avons évoquée, elle a été rappelée par Nicotélès dans une réponse à une lettre que Conon lui avait adressée, la mentionnant seulement comme une chose à démontrer. Mais ni lui ni quiconque avant nous, de ceux que nous connaissons, ne l'a démontrée. Quant à la troisième question et tout ce qui lui est analogue, nous n'avons trouvé absolument personne qui les ait mentionnées.Footnote 65
Conon de Samos semble avoir été une figure très importante parmi les mathématiciens précédant Apollonius.Footnote 66 Ami et correspondant d'Archimède, il apparaît au cœur d'un réseau épistolaire de mathématiciens du milieu du IIIe siècle avant notre ère. À sa mort, Archimède entreprit une correspondance avec son disciple Dosithée, dans laquelle subsiste toujours le souvenir du défunt auquel Archimède semblait vouer une très grande admiration.Footnote 67 Les deux mathématiciens d'Alexandrie, Conon et Dosithée, sont également mentionnés ensemble dans le Livre de Dioclès sur les miroirs ardents.Footnote 68 Celui-ci nous laisse apercevoir un domaine de recherche, approfondi dans l'entourage de Conon, où se mêlaient étroitement géométrie, optique et technique: “pour la géométrie des coniques, les miroirs ardents tenaient lieu de domaine d'exercice”.Footnote 69 Ils constituent l'une des anciennes traditions de recherche sur les coniques précédant la synthèse et les innovations d'Apollonius.Footnote 70
Serenus, s'il s'inscrit certes dans la tradition des Coniques d'Apollonius – dont il a peut-être fourni un commentaire, au moins partiel – est également très conscient de l'intrication étroite de toutes ces questions. Il souligne en effet que, loin, de se juxtaposer, problèmes de sections coniques et d'optique s'entremêlent étroitement. Concluant son traité sur la Section du cylindre en exposant quelques problèmes relatifs à l'optique, il défend ainsi la ferme unité de son propos:
Quoique ces choses appartiennent à la théorie optique, et qu'elles paraissent de fait être étrangères au présent ouvrage, il est clair cependant, qu'à défaut de ce qui a été démontré ici concernant la section du cylindre et du cône, et notamment concernant l'ellipse et les droites qui lui sont tangentes, un problème de ce genre-ci eût été impossible à établir; de sorte que ce n'est pas sans raison, mais parce que l'on en avait besoin, que la mention de ces choses a été introduite.Footnote 71
Or, on s'en souvient, l'examen de ces questions annexes était introduit par le rappel de l'éclaircissement de la définition des parallèles formulé par “le géomètre Pithon”, qui en fournissait le prétexte. On ignore tout de ce Pithon auquel fait référence Serenus. Les historiens en ont fait un contemporain de celui-ci en interprétant littéralement la déclaration “l'homme m'est cher”. C'est qu'ils n'ont pas, semble-t-il, accordé assez d'attention à la citation platonicienne. Dès lors cependant qu'on l'a identifiée comme telle, rien n'empêche – bien au contraire – d'y voir un prédécesseur de Serenus, éloigné de plusieurs générations dans le temps: ce dernier ferait alors allusion à une tradition mathématique hostile au traité de Pithon, pour s'y opposer.
Il devient dès lors possible d'identifier ce mystérieux géomètre. Le traité de Dioclès documente en effet l'implication de Conon et de Dosithée dans les recherches sur les problèmes posés par la construction de miroirs ardents, dont la résolution implique des questions de sections coniques. Le livre de Dioclès, perdu en grec, a été conservé dans une traduction arabe dont l'auteur est inconnu, mais probablement très précoce.Footnote 72 Voici l'ouverture du traité:
Il a dit que Pythion le géomètre, qui est du peuple de Thasos, a écrit une lettre à Conon dans laquelle il lui demande comment trouver la surface d'un miroir telle que, quand on la met en face du soleil, les rayons réfléchis sur celle-ci rencontrent la surface du cercle. Hippodamos l'astronome, lorsqu'il se dirigea vers l'Arcadie et y pénétra, nous demanda comment trouver la surface d'un miroir telle que, quand on la met en face du soleil, les rayons réfléchis sur celle-ci se rencontrent en un point et donc brûlent. Nous, nous souhaitons montrer la solution de ce qui a été demandé par Pythion et par Hippodamos, et nous utilisons à cette fin les lemmes qui ont été montrés par nos prédécesseurs. L'un de ces deux problèmes, c'est-à-dire celui dans lequel on demande la construction d'un miroir tel que les rayons se rencontrent en un seul point, a été résolu par Dosithée.Footnote 73
Dans la suite de l'introduction, Dioclès montre que la résolution de ces problèmes d'optique et de catoptrique passe par des sections coniques. C'est de cette manière que Dosithée a résolu le problème posé par Hippodamos; c'est également la voie qu'il faut emprunter pour résoudre celui posé par “Pythion le géomètre”:
Le problème qui a été posé par Pythion est également résolu par la section d'un cône à angle droit qu'on fait tourner d'une certaine sorte de rotation; nous allons montrer cela par la suite.Footnote 74
Il paraît donc extrêmement tentant, en vertu de la parenté des recherches et des problèmes traités, de rapprocher “Pithon le géomètre”, défendu par Serenus contre les attaques de mathématiciens, de ce “Pythion le géomètre, qui est du peuple de Thasos” mentionné par Dioclès au début de son livre sur les miroirs ardents. Je propose, par conséquent, de les identifier l'un à l'autre.
Une telle identification suppose qu'au moins l'une des deux graphies du nom soit corrompue. La version arabe témoigne elle-même d'une hésitation, mais il convient d'éliminer l'une des deux orthographes, comme résultant assurément d'une erreur de copiste.Footnote 75 Comment, en revanche, choisir entre Pythion et Pithon, les deux noms étant largement attestés dans la prosopographie grecque? Il semble bien que ce soit la version arabe qui permette de restituer la leçon correcte. Le lieu d'origine du géomètre fournit en effet un argument de poids en faveur de celle-ci: le nom de Pythion est ainsi extrêmement répandu à Thasos, en raison de la présence sur cette île d'un culte rendu à Apollon pythien; la prosopographie locale ne témoigne en revanche d'aucun Pithon.Footnote 76
Dans cette hypothèse, la graphie grecque transmettrait une double erreur défigurant le nom du géomètre. Le processus ayant conduit à cette déformation s'explique aisément. La première erreur – confusion et remplacement d'un υ par la séquence ει – résulte d'un iotacisme témoignant d'un changement de prononciation.Footnote 77 Quant à la seconde anomalie – la chute d'un ι –, elle s'explique très probablement par une normalisation consécutive au iotacisme: car si le nom de Πειθίων n'est guère attesté d'après le Lexicon of Greek Personal Names, celui de Πείθων est en revanche extrêmement répandu. Par conséquent, je suggère de modifier la graphie grecque du nom dans le texte de Serenus à la lumière de la leçon fournie par la version arabe du traité de Dioclès. On éditera et traduira donc de la manière suivante le texte de Serenus relatif au géomètre cité précédemment:
Le géomètre Pythion, expliquant ce que sont les parallèles dans un de ses écrits, ne s'est pas contenté de ce qu'en avait dit Euclide, mais il en a très sagement fourni un éclaircissement par un exemple. Il dit en effet que les parallèles sont des droites telles que celles que nous voyons se former sur les murs ou sur le sol par les ombres de colonnes à l'opposite desquelles brûle un flambeau ou une lampe. Bien que la chose eût paru fort risible à tout le monde, elle n'est cependant pas ridicule pour nous qui respectons l'écrivain, car l'homme m'est cher. Mais il faut examiner comment cela se présente mathématiquement, et cet examen se rattache aux choses que nous avons considérées ici précédemment: car c'est au moyen d'elles que nous démontrerons ce que nous avons proposé.Footnote 78
Si l'on accepte la reconstruction précédente, il en résulte que Serenus ferait dans ces lignes allusion à une tradition critique sur le traité de Pythion, qu'il entend corriger. Celle-ci, ainsi que toute autre trace de l'activité géométrique de Pythion, est aujourd'hui perdue. Serenus en revanche semble encore bien connaître ce débat déjà ancien et paraît avoir accès à tout un ensemble de textes se rattachant à cette tradition de recherche mêlant étroitement optique et sections coniques: ainsi s'éclaire, à mon sens, la mention à l'ouverture du traité Sur la section du cylindre des “anciens qui se sont occupés des coniques”.Footnote 79 La clause n'est pas simplement stylistique:Footnote 80 car Serenus évoque certes par là Apollonius, mais il l'inclut également dans une tradition plus large, pré-apollonienne de traitement des coniques. Son travail au musée d'Alexandrie expliquerait qu'il ait eu accès à ce corpus, dont la présence dans cette ville est attestée au moins jusqu'à Eutocius, qui connaît encore le texte de Dioclès, qu'il a retravaillé.Footnote 81 Serenus quant à lui ne se contente pas de connaître cette tradition ancienne, mais il s'inscrit au sein de celle-ci et la prolonge. On notera ainsi que l'influence de cette tradition optique dans la réflexion de Serenus explique également certains traits “stylistiques” des deux traités, très proches de certaines caractéristiques du corpus catoptrique.Footnote 82
Il y a indéniablement une forme d'archaïsme chez Serenus, dans cette réactivation d'une science alexandrine élaborée près de cinq siècles plus tôt et dépassée par la synthèse et les innovations d'Apollonius; elle n'est pas sans incidence sur son platonisme, qu'elle infléchit.
QUEL PLATONISME?
E. Artom interprétait le recours au Théétète comme la trace d'une polémique interne à l'école néoplatonicienne athénienne du cinquième siècle. Il y voyait en effet la marque d'une prise de position en faveur de l'orthodoxie platonicienne traditionnelle, incarnée par Domninus, contre les innovations méthodologiques de Proclus en mathématiques. La nouvelle datation de Serenus proposée à la lumière de la stèle antinoïte vient, semble-t-il, interdire cette hypothèse historique. Mais on peut également s'interroger sur le caractère orthodoxe du platonisme de Serenus si l'on replace ce dernier dans la tradition optique de traitement des coniques, comme nous avons cru pouvoir le faire: car il semble que le platonisme de Serenus ne soit exempt ni de nuance ni de réserve.
Les Platoniciens semblent s'être intéressés très tôt aux problèmes posés par les sections coniques: Ménechme, en particulier, passe pour les avoir le premier étudiées.Footnote 83 Il n'y aurait donc a priori rien de remarquable à ce que, platonicien et mathématicien, Serenus s'intéresse aux mêmes problèmes que ses prédécesseurs. Ménechme cependant, ancien académicien devenu élève d'Eudoxe, fut un platonicien pour le moins hétérodoxe. Proclus rappelle à ce sujet la querelle qui l'opposa à Speusippe à propos des constructions géométriques.Footnote 84 Il est certain, du moins, que son constructivisme s'accorde mal avec les exigences réalistes du platonisme,Footnote 85 et il paraît même avoir été élaboré en opposition explicite à celui-ci. À ce constructivisme polémique hérité du fondateur des recherches coniques en milieu platonicien, Serenus en ajoute un autre: celui de l'optique des instruments ardents, développée à Alexandrie dans le milieu de Conon. La nécessaire collaboration, dans ce champ d'étude “mixte”, entre mathématiciens et ingénieurs ne fut pas sans conséquence épistémologique importante, en fournissant la preuve d'une applicabilité des mathématiques à la construction technique d'instruments; “d'aucuns diraient aujourd'hui que l'on procède par construction de modèles dominés par la géométrie”.Footnote 86 On conçoit combien le développement de ce champ d'application “mixte” a pu fournir un argument de poids en faveur du constructivisme, dans la mesure où les objets mathématiques, se déployant par construction dans le sensible, pouvaient dès lors apparaître comme indépendants de leurs modèles réalistes. Le schématisme inhérent à ce constructivisme pouvait alors faire l'économie des intermédiaires mathématiques entre intelligibles et sensibles dont Platon avait fait la théorie dans le Timée; mais ce déplacement du domaine d'existence des objets mathématiques conduit corrélativement à une revalorisation du rôle de la sensation dans les procédés épistémiques de vérification. Alors que le Timée, établissant la corrélation noético-noématique et la connaturalité de l'âme avec les μεταξύ mathématiques afin de remédier à certaines difficultés exposées dans le Parménide,Footnote 87 apparaît comme le témoignage le plus clair de l'interprétation réaliste des mathématiques de Théétète donnée par Platon, le Théétète lui-même expose les hésitations et les réticences de Théodore et de son brillant élève à refuser toute légitimité épistémologique à la sensation et à critiquer la thèse sensualiste de Protagoras. L'enquête sur la définition de la science et de son critère menée dans ce dialogue s'achève certes sur une conclusion aporétique; son enseignement principal demeure cependant la disqualification épistémologique de la sensation avec la réfutation de la thèse de Protagoras.Footnote 88 Ce rejet sans appel dut par conséquent sembler difficilement compatible, aux yeux de Serenus, avec le progrès des sciences hellénistiques dans le domaine mixte de la catoptrique alexandrine. On comprend mieux, dès lors, le travail subtil de rééquilibrage tenté par Serenus au sein même du platonisme, et dont témoignent allusivement les deux références à ce dialogue dans le traité Sur la section du cylindre.
Il est curieux en effet que Serenus fasse, par deux fois, allusion à la première partie du Théétète, tout entière consacrée à la réfutation de la thèse protagoréenne. E. Artom interprétait la première référence comme un rappel à l'ordre à l'orthodoxie platonicienne, dans la mesure où elle met en garde contre les raisonnements qui se contentent de la seule vraisemblance en géométrie.Footnote 89 C'est toutefois, semble-t-il, ne pas prendre suffisamment en compte le contexte éminemment protagoréen de son énonciation dans le dialogue de Platon: car c'est bien Protagoras qui, par l'intermédiaire de Socrate, s'adresse à Théodore et Théétète pour leur reprocher un manque de rigueur dans le raisonnement irrecevable en mathématiques. On dénonce généralement, sur la base d'une mauvaise interprétation d'un texte d'Aristote, l'ignorance de ce dernier en mathématiques;Footnote 90 mais on oublie, ce faisant, que la thèse protagoréenne de l'homme-mesure doit, pour être intelligible, être replacée dans le contexte des débats sur la nature de l'irrationnel qui agitaient le cinquième siècle.Footnote 91 Le Théétète (154b–155e) témoigne précisément de l'importance des mathématiques les plus avancées dans le dispositif argumentatif de Protagoras, en faisant allusion aux difficultés métriques introduites par l'angle de contingence.Footnote 92 En mettant en doute la validité universelle de l'axiome d'Eudoxe-Archimède,Footnote 93 les angles corniculaires constituaient vraisemblablement un argument central dans la polémique anti-éléate de Protagoras, dont Porphyre et Alexandre ont gardé le souvenir.Footnote 94 L'empirisme de Protagoras, ainsi compris, procéderait rigoureusement de cette mise en évidence de l'inconsistance des théories mathématiques de la mesure élaborées à son époque, qu'il congédierait seulement après les avoir critiquées de l'intérieur. C'est donc, en toute probabilité, la technicité mathématique de ses arguments qui explique le respect jamais démenti des immenses mathématiciens que sont Théodore et Théétète envers Protagoras et dont témoigne là encore le dialogue de Platon.
La seconde allusion de Serenus au Théétète, qui a échappé à E. Artom, porte précisément sur l'aveu de fidélité envers Protagoras prononcé par Théodore: “l'homme m'est cher” (162a). Construisant l'analogie, Serenus applique cette citation allusive à Pythion de Thasos. Il semble désormais clair, au vu de ce qui précède, qu'il ne s'agit pas seulement pour Serenus de se ranger aux côtés de Pythion contre une tradition résolument hostile, mais de reprendre le débat épistémologique instruit par Platon dans le Théétète à la lumière nouvelle des acquis scientifiques et techniques de la recherche alexandrine sur les instruments ardents. On entrevoit ici l'art consommé de l'allusion cultivé par Serenus, qui met l'accent sur l'un des points de tension architectonique les plus difficiles du système: le différend qui opposa Platon à Théodore et Théétète sur l'interprétation de leurs découvertes mathématiques. Rappelant cette controverse capitale en même temps qu'il évoque Pythion de Thasos, il indique clairement de quel côté il se range, et pour quelle raison. À travers Pythion, c'est en effet l'optique du milieu de Conon qui est ici convoquée par Serenus et élevée au rang d'arbitre au sein du débat platonicien sur le critère de la science. Le développement et le progrès des travaux en ce domaine mixte, où se mêlent recherches techniques et théorie des coniques, semblent en effet fournir un argument non négligeable en faveur du constructivisme et impliquer une revalorisation du rôle épistémologique de la sensation. Ainsi s'éclaire, à mon sens, la double référence au Théétète et sa curieuse réhabilitation de Protagoras. On irait certes trop loin en faisant de Serenus un protagoréen, comme on s'égarerait en en faisant un platonicien sans nuance; mais, attentif à l'évolution des sciences et des techniques, il défend un platonisme que l'on pourrait qualifier de “déflationniste”, qui se traduisait sans doute par une position plus souple en épistémologie où la sensation jouerait un rôle plus important. Si je ne me suis pas égaré, les allusions au Théétète constitueraient à cet égard un détour stratégique au service de l'interprétation constructiviste du platonisme élaborée par Serenus. Une telle interprétation n'est assurément pas dépourvue de charge polémique, comme suffit à le montrer sa relative réhabilitation de Protagoras, hérétique pour l'orthodoxie platonicienne. De fait, en dégradant les objets mathématiques au rang de simples schèmes dont le déploiement ressortit tout entier à la matérialité du sensible, Serenus semble bien rompre avec le platonisme mathématique pour se rapprocher des mathématiciens de l'école de Cyzique; le mouvement intelligible du calcul, introduit désormais dans la géométrie, devient mouvement effectif nécessaire à la construction de figures regardée comme leur production réelle.Footnote 95 Les instruments ardents matérialisent les étapes successives de cette construction, et leur résultat. Corrélativement, le réalisme mathématique caractéristique du platonisme se trouve dépourvu de nécessité, et dévalué au rang de fiction abstraite.
On conçoit dès lors combien la fidélité de Serenus à Harpocration, “auquel il s'en remettait d'ordinaire pour ce qui concerne la pensée platonicienneFootnote 96”, n'allait pas sans un important nota bene. Outre le caractère encyclopédique de son ouvrage, Serenus appréciait sans nul doute la rigueur démonstrative dont, aux dires d'Olympiodore, Harpocration faisait preuve dans ses commentaires.Footnote 97 Mais il adjoignait pour sa part à cette rigueur géométrique, dont il fait lui-même profession à l'ouverture de son traité Sur la section du cylindre en faisant allusion au Théétète, une connaissance approfondie de la tradition scientifique alexandrine sans équivalent, semble-t-il, au sein du platonisme de l'époque. La position de Serenus vis-à-vis de ces médioplatoniciens n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle, quasi-contemporaine, de Galien lorsqu'il résume et commente le Timée. Footnote 98 Dans les deux cas, c'est la science, qu'elle soit conçue sous l'espèce de la médecine ou des mathématiques, qui doit dicter la véritable interprétation du platonisme, car c'est l'importance de celle-ci chez Platon qui l'élève bien au-dessus des autres philosophes; mais le progrès et le développement des sciences et des techniques n'est, à son tour, pas sans incidence sur le regard que l'on porte sur le platonisme. Nul doute donc que la critique, dès l'ouverture du traité, des platoniciens contemporains ayant abandonné l'étude des mathématiques nécessaires à la bonne intelligence des dialogues ne se double, chez Serenus, d'une subtile pointe à l'encontre de Platon lui-même. Cette correction initiale du platonisme ne va d'ailleurs pas sans une certaine ironie lorsque, défendant l'éclaircissement empiriste et constructiviste des parallèles proposé par Pythion en usant des termes κατάγελων et οὐ καταγέλαστον (p. 96, 20–21 éd. Heiberg), il reprend, pour la subvertir entièrement, la célèbre critique des mathématiciens empiriques de la République. Footnote 99 Une telle démarche, consistant à contrôler la pertinence d'une philosophie en fonction des progrès des sciences, pouvait s'autoriser d'un précédent platonicien: il suffit de rappeler la violente critique du livre VIII des Lois (819b–821b), dans lequel Platon raille la faiblesse de ses contemporains ignorant tout des recherches touchant l'irrationnel. Ménechme fut, semble-t-il, le premier à en faire un usage antiplatonicien et un argument en faveur de son constructivisme; il est probable que Serenus ait vu, dans le progrès des recherches mêlant étroitement théorie des coniques et construction technique d'instruments ardents, développées quelques siècles plus tôt dans le milieu de Conon d'Alexandrie, un argument supplémentaire en faveur du constructivisme de Ménechme.Footnote 100
Il convient donc de se déprendre d'une certaine naïveté face à cette double référence au Théétète: car tout indique que le rapport entretenu par le “philosophe platonicien” Serenus avec Platon est plus nuancé et complexe qu'il ne pouvait le sembler au premier abord. C'est donc une figure singulière, et assurément peu orthodoxe au sein du platonisme égyptien du IIIe siècle, que dessine cette reconstruction; mais elle explique la particularité de ce platonicien dissident qui ne laissa presque aucune trace dans l'école platonicienne et dont seuls deux traités mathématiques, dont la valeur fut jugée sévèrement, survécurent. Et l'on s'expliquerait mal, dans ces conditions, qu'ils aient été transmis s'ils n'avaient été associés aux Coniques d'Apollonius. On conclura donc en revenant brièvement sur l'édition des quatre premiers livres des Coniques, procurée par Eutocius à l'attention d'Anthémius dans la première moitié du VIe siècle.Footnote 101
RETOUR SUR L'ÉDITION D'EUTOCIUS
Le texte de Serenus doit en effet sa survie aux Coniques d'Apollonius, auxquelles il fut probablement accolé très tôt. Un indice, relevé par Micheline Decorps-Foulquier, pourrait suggérer que l'archétype de l'ensemble de la tradition manuscrite médiévale est une copie fidèle de son modèle ancien, qui aurait présenté le même ordonnancement que le Vaticanus graecus 206. Par deux fois en effet, le terme γωνία a été remplacé indûment dans ce manuscrit par le terme εὐθεῖα. Il s'agit d'une faute résultant d'une mauvaise lecture d'abréviation, que l'on retrouve à la fois dans les traités d'Apollonius (f. 14v) et dans ceux de Serenus (f. 178r). Une telle constatation pourrait avoir “une conséquence importante pour l'histoire du texte: les traités de Serenus accompagnaient déjà les Coniques dans le modèle de V”.Footnote 102 Heiberg, éditant le texte grec des Coniques, avait déjà recensé un certain nombre de fautes dans le texte d'Apollonius aisément explicables par un processus de mélecture identique; le rapprochement de ces fautes avec d'autres erreurs typiques d'une translittération lui permettait de dater le modèle du manuscrit de la Vaticane au VIIe siècle.Footnote 103 On a vu également que la corruption de l'épithète ἀντινοέως en ἀντινσέως s'explique par une confusion de lettres lunaires onciales. La convergence de ces indices paléographiques suggère donc l'hypothèse, formulée par Heiberg, selon laquelle les deux traités de Serenus furent très tôt accolés à la recension, par Eutocius, des quatre premiers livres des Coniques d'Apollonius.Footnote 104 L'étude de la réception arabe de ces traités permet, semble-t-il, de la conforter.
Au milieu du IXe siècle, à la suite de recherches acharnées et de plusieurs expéditions,Footnote 105 les Banū Mūsā découvrent un manuscrit grec contenant les sept premiers livres des Coniques. L'exemplaire, en très mauvais état, a vraisemblablement été transcrit avant le sixième siècle.Footnote 106 Bien que les Banū Mūsā l'aient probablement acquis à Byzance, l'origine de ce manuscrit reste inconnue. Il a pu, comme une partie de la production universitaire alexandrine recueillie au même moment dans la “Collection philosophique”,Footnote 107 venir d'Alexandrie à Byzance. Un certain nombre d'indices suggèrent en effet que cet ensemble de manuscrits a été copié à partir d'un fonds commun d'origine scolaire alexandrine.Footnote 108 Or, Eutocius appartenait précisément à cette école néoplatonicienne d'Alexandrie: il y prit vraisemblablement la succession de son maître Ammonius, auquel il dédie le premier livre de son commentaire du traité d'Archimède Sur la sphère et le cylindre,Footnote 109 commente l'Introduction de Porphyre et dispense des cours sur la logique aristotélicienne.Footnote 110 Il n'y aurait donc rien d'étonnant à ce que les manuscrits lui ayant servi à constituer sa recension des quatre premiers livres des Coniques, appartenant à la bibliothèque de l'école, soient passés d'Alexandrie à Byzance en même temps que le fonds commun ayant servi de base à la “Collection philosophique”. En raison de leur détérioration matérielle et de la difficulté du sujet, ils demeurèrent inexploités jusqu'à leur redécouverte par les Banū Mūsā au milieu du IXe siècle. Les arguments manquent cependant pour accorder à ce scenario, proposé simplement à titre indicatif, plus qu'une vraisemblance historique. En outre, le caractère très fautif du quatrième livre d'Apollonius dans la recension d'Eutocius invite à la prudence sur ce point: on s'expliquerait mal en effet, si celui-ci avait disposé du manuscrit traduit ensuite en arabe, qu'il ait fourni une version grecque si défectueuse de ce livre en comparaison de la traduction arabe.Footnote 111 Toutefois, dans la mesure où ce caractère si fautif apparaît “aussi étranger à la pratique mathématique et au style d'Apollonius qu'au style d'Eutocius”,Footnote 112 il pourrait refléter une corruption intervenue entre l'édition proprement dite d'Eutocius et le modèle du Vaticanus graecus 206. Quoiqu'il en soit de ce dernier point en l'état de nos connaissances actuelles, revenons aux Banū Mūsā.
Retraçant dans l'introduction de leurs Lemmes au livre des Coniques l'histoire de la traduction du traité d'Apollonius, Muḥammad et Aḥmad ibn Mūsā écrivent:
Entre les huit livres composés par Apollonius sur les coniques, sept nous sont parvenus tels qu'il les avait composés. Nous avons alors cherché à les traduire et à les comprendre. La chose était pour nous ardue, compte tenu de la prédominance de l'erreur qui a affecté ce traité, pour les raisons que nous avons exposées. Nous sommes demeurés dans cet état un certain temps, mais il fut possible à al-Ḥasan ibn Mūsā, grâce à sa puissance en géométrie et à l'éminence du rang qu'il y tient, d'examiner la science de la section du cylindre coupé par un plan non parallèle à sa base, et tel que la ligne qui entoure la section soit une ligne qui l'entoure complètement. Il en a alors découvert la science et la science des propriétés fondamentales qui s'y attachent, relatives aux diamètres, aux axes et aux cordes et il a découvert la science de son aire; il fut alors en mesure d'en faire une propédeutique à la science des sections coniques et à leur examen, car il a estimé que cela lui faciliterait l'examen et serait plus fidèle à la voie selon l'ordre dans cette science. Il a ensuite examiné la science des sections du cône cylindrique lorsque la ligne qui les entoure les entoure complètement. Il a alors trouvé que la figure des sections du cylindre dont il a découvert la science est la figure des sections du cône cylindrique, et il a réussi à démontrer que pour toute section qui se trouve dans le cylindre, faite de la manière que nous avons décrite, il y a un certain cône cylindrique qui contient l'analogue de cette section; et que pour toute section d'un cône cylindrique, faite de cette manière, il y a un certain cylindre qui contient l'analogue de cette section. Al-Ḥasan a alors composé un livre consacré à ce qu'il a découvert de cette science, puis il est décédé. Dieu soit miséricordieux avec lui.Footnote 113
Le traité d'al-Ḥasan est perdu; mais l'analyse comparative des ouvrages d'Ibn al-Samḥ et de Thābit ibn Qurra sur le cylindre et ses sections permet de remédier en partie à cette perte. Elle est instructive à plus d'un titre. Elle suggère tout d'abord “qu'Ibn al-Samḥ ne connaissait pas le traité d'Ibn Qurra, et que, s'il y a des points communs entre les deux, ils viennent du traité d'al-Ḥasan (…) à cette différence près, capitale, cependant: alors que Thābit avait infléchi le projet de son aîné sous l'éclairage des Coniques d'Apollonius, Ibn al-Samḥ en a poursuivi la réalisation sur le même terrain”.Footnote 114 Elle montre ensuite que Thābit adjoint à cette connaissance des Coniques celle des traités de Serenus, qu'il est le seul à pratiquer.Footnote 115
C'est qu'entre al-Ḥasan et Thābit, un grand progrès dans la connaissance des Coniques a été accompli. L'événement décisif fut sans conteste la découverte par Aḥmad ibn Mūsā, à Damas, d'un exemplaire de la recension d'Eutocius. Reprenons en effet le récit des Banū Mūsā là où nous l'avons quitté:
Aḥmad ibn Mūsā eut ensuite l'opportunité d'aller en Syrie, gouverneur de la poste. Il prit alors soin de rechercher des copies de ce traité, dans l'espoir d'en réunir de quoi être apte à le corriger, ce qui se révéla impossible. Il a cependant obtenu une seule copie des quatre livres du traité d'Apollonius qu'Eutocius avait corrigés.Footnote 116
Or, c'est Thābit qui a traduit les derniers livres, puis revu l'ensemble des Coniques après avoir vu le manuscrit de l'édition d'Eutocius.Footnote 117 L'hypothèse la plus économique suggère donc que c'est parce qu'il était associé à cette édition que Thābit prit connaissance du traité de Serenus Sur la section du cylindre, tandis qu'al-Ḥasan l'ignorait.
On conclura par trois remarques, et une question.
L'hypothèse formulée par Heiberg selon laquelle les deux traités de Serenus furent accolés très tôt à la recension alexandrine des quatre premiers livres des Coniques, vraisemblablement par Eutocius lui-même, se trouve confirmée par l'étude de la tradition arabe d'Apollonius.
C'est ce texte, constituant la recensio vulgata de la première moitié de l'ouvrage d'Apollonius, qui fut le plus reçu. Vraisemblablement présentés en annexe à ces quatre livres, les deux traités de Serenus fournissaient au lecteur une introduction commode pour se familiariser avec les difficultés du texte d'Apollonius. Ils conservèrent tout au long des différentes étapes de la transmission des traités la place qui fut la leur lors de la constitution de cette édition, tandis que le commentaire d'Eutocius, initialement rédigé en marge de son édition,Footnote 118 fut très tôt séparé de lui.Footnote 119
Cette édition d'Eutocius, élaborée dans un souci de clarté “pour la commodité des débutants”,Footnote 120 entra dès lors en concurrence avec la version des Coniques en sept livres dans les milieux scientifiques byzantins et alexandrins. Elle connut rapidement une plus grande diffusion que son aînée puisqu'on la retrouve non seulement à Byzance mais à Damas dès le IXe siècle, au moins. Ce succès de l'édition d'Eutocius entraîna, corrélativement, un oubli progressif des sept livres, corroborant leur caractère presque “fossile”: on peut, à bon droit, parler à leur endroit de tradition gelée. D'Apollonius, l'érudition byzantine ne garda ainsi trace que de la recension d'Eutocius, accompagnée des traités de Serenus mais amputée des trois derniers livres encore disponibles en grec au début du Xe siècle à Bagdad.
Demeure une question, regardant la provenance du manuscrit contenant l'édition d'Eutocius découvert à Damas par Aḥmad. Doit-on y voir un descendant de la copie adressée par Eutocius à Anthémius, passé de Byzance à Damas entre l'époque d'Anthémius et celle des premières translittérations? Le cas ne serait pas sans précédent.Footnote 121 Le fait que les Banū Mūsā aient disposé du commentaire d'Eutocius pourrait toutefois indiquer une certaine indépendance du manuscrit à l'égard de Byzance où ce commentaire marginal fut séparé de la recension avant l'époque des translittérations. S'agit-il donc plutôt d'un exemplaire dont l'origine remonterait à l'école néoplatonicienne d'Alexandrie? La présence à Damas du plus ancien fragment de l'Organon Footnote 122 ainsi que la découverte, dans cette ville, d'un exemplaire mutilé du traité de Galien Sur la démonstration par Ḥunayn,Footnote 123 semble y attester l'existence d'un important fonds de manuscrits philosophiques grecs au IXe siècle. Il est possible que cet ensemble, relativement indépendant des manuscrits byzantins, ait pour origine la bibliothèque d'un élève syro-palestinien des derniers professeurs néoplatoniciens d'Alexandrie, à la fin du VIe siècle. Dans cette hypothèse, l'exemplaire de Damas, encore pourvu du commentaire marginal d'Eutocius et accompagné des traités de Serenus, refléterait une version alexandrine de cette recension.