Introduction
L'aire antique de la région du nord de l'Afrique a été le lieu d'une succession de présences humaines où populations autochtones et étrangères ont souvent cohabité, parfois non sans mal. Cette coexistence est bien réelle et attestée par les témoignages littéraires et les vestiges archéologiques qui sont éparpillés un peu partout dans ce territoire.Footnote 1 Comme dans d'autres régions et au cours du VIIe siècle ap. J.-C., l'Afrique, sous domination byzantine et traversée par un mouvement de réaction sans cesse grandissant des tribus berbères, va à son tour être l'objet d'un processus de conquête par les troupes arabo-musulmanes durant presque un demi-siècle : de 642 à 702 (Brett Reference Brett1978 ; Camps Reference Camps1983 ; Djait Reference Djait1973 ; Mones Reference Mones, El Fasi and Hrbek1990 ; Talbi Reference Talbi, Gervers and Bikhazi1990).
Depuis quelques années cette période suscite à nouveau l'engouement des chercheurs qui mesurent l'importance capitale de ce siècle : l'attention toute particulière portée à la masse documentaire est sans cesse renouvelée ; de nouvelles approches et des découvertes ou rééditions de quelques manuscrits ont confirmé l'importance de leur contenu et l'on procède peu à peu à un nouvel examen de la « réalité historique ».Footnote 2
L'un des nombreux usages dans lesquels nous pouvons exploiter les sources arabes et qui peut apporter de l'originalité, consiste dans la description et la relation que ces auteurs de récits ont entretenue avec le passé antique de la région. C'est dans cette direction que le présent travail s'insère : nous allons examiner deux mentions réservées à un monument antique, qui se trouve à Tripoli, l'actuelle capitale de la Libye, par deux voyageurs maghrébins : Al-ʿAbdarī et Al-Tiğānī.
Les documents que nous allons analyser proviennent d'une catégorie littéraire bien particulière au sein de la production arabo-musulmane. Ils appartiennent, en effet, à une branche de la littérature connue sous l'appellation d'al-riḥla.Footnote 3 C'est un genre littéraire marqué avant tout par la personnalité de son auteur.
Les motifs du voyage peuvent être nombreux : explorer un territoire, faire du commerce ou faire le pèlerinage vers la Mecque. De nombreux voyageurs ont laissé des précieux témoignages dont l'usage est capital pour se faire une idée du territoire de cette région à des époques historiques différents. C'est le cas notamment d'Ibn BaṭṭūṭaFootnote 4 (703–770 ou 779 / 1304–1368/9 ou 1377) de Ibn ḪaldūnFootnote 5 (1332–1382 ap. J.-C. / 732–784 H.) ou d'Ibn ǦubayrFootnote 6 (1145–1217).
Après une présentation des deux ouvrages et de leurs auteurs, nous montrerons la traduction du passage réservé au monument. Enfin, nous essaierons de mettre en évidence les deux documents par une analyse détaillée.
Des auteurs aux contextes historiques : la valeur historiographique des documents ?
Les notices qui comprennent une description de la ville de Tripoli sont innombrables au sein de la littérature arabe. Leurs valeurs varient selon l’époque de la rédaction, les sources utilisées et la formation des auteurs. En effet, nous pouvons trouver des mentions sur la ville chez des historiens ou des géographes. Diverses annotations de cette localité parsèment des livres plus généraux, en particulier les encyclopédies. En tant que genre littéraire bien défini avec ses conventions propres, cette production littéraire mérite toute notre attention et notre prudence, et doit être abordée de manière comparative entre les auteurs. En détails, si certains auteurs ont essayé de retracer l’évolution de la ville en remontant à la période de la conquête,Footnote 7 son passé proprement antique n'a guère intéressé ces auteurs.
Bien au contraire c'est l’évolution de la Tripoli islamique qui a occupé leurs écrits. Le manque d'informations et la volonté de recréer une histoire proprement musulmane, dans un premier temps, et maghrébine, dans un second temps, semble justifier cette prise de position (Cheddadi Reference Cheddadi1991). Fait exceptionnel, de tous ceux qui ont copié des informations ou visité le lieu et qui ont fait une description de la ville de Tripoli, seuls Al-ʿAbdarī et Al-Tiğānī, nous ont laissé un récit en lien avec un monument antique.
Le premier, Al-ʿAbdarī, a eu l'occasion de visiter les lieux lors de son voyage vers la Mecque, comme ce sera le cas pour Al-Tiğānī. Al-ʿAbdarī habitait chez les Ḥāḥā, près de Mogador, lorsqu'il partit pour son voyage, le 11 décembre 1289 ap. J.-C. L'auteur a occupé aussi la fonction de grand Juge à la ville de Marrakech.Footnote 8
En ce qui concerne le deuxième, Al-Tiğānī Abū Muḥammad ʿAbd Allāh b. Aḥmad b. Muḥammad b. Abī l-Ḳāsim, il est né à Tunis entre 670–675 H. /1272 ap. J.-C. et meurt en 718 H. / 1318 ap. J.-C. Il a quitté Tunis en décembre 1306 ap. J.-C. (706 H.), pour accompagner l'un des princes hafsides. Si Al-ʿAbdarī a pu faire le pèlerinage et rentrer au Maroc, le périple d'Al-Tiğānī s'est arrêté à Tripoli, trois ans après son départ, en l'an 709 H. / 1309 ap. J.-C., à cause d'une maladie.Footnote 9
Nous sommes face à deux productions littéraires locales, qui font partie d'Adab Al-Riḥlat et qui comportent, en plus, des témoignages oculaires. Les deux récits ont attiré l'attention de savants français. A. Cherbonneau a réalisé un travail inégal sur l’œuvre d'Al-ʿAbdarī : un simple survol de l'ouvrage, une présentation de l'auteur et de son parcours, avec une traduction de quelques brefs passages (Cherbonneau Reference Cherbonneau1854).
Pour Al-Tiğānī, l'effort d'A. Rousseau fut plus important, avec la traduction de plus grandes parties du texte. Ceci plaide, pour les deux ouvrages, pour une reprise de la traduction et du commentaire historique.Footnote 10
Le passage en question sur Tripoli est un document oculaire, d'où son importance. La mise en ordre du texte est différente d'un auteur à un autre. Al-ʿAbdarī, dans un style plus littéraire que celui d'Al-Tiğānī, plus proche de la poésie que de la prose, évoque Tripoli soudainement sans lien manifeste avec la structure de son récit. Le monument surgit uniquement par le fait que l'auteur a été intrigué par ce dernier, comme nous allons montrer ultérieurement.Footnote 11 L'auteur n'hésite pas à faire usage du texte coranique ou de vers de poésie pour consolider ses propos. Il faut noter que beaucoup de localités ont été évoquées par ailleurs dans le récit d'Al-ʿAbdarī.
De son côté, pour Al-Tiğānī, la ville de Tripoli fut la dernière étape du voyage de l'auteur.Footnote 12 En effet, alors qu'il était censé faire le pèlerinage jusqu’à la Mecque, il tomba malade lors de cette escale.Footnote 13 La suite des événements est connue, puisqu'il fit demi-tour et regagna Tunis. Dans le récit, un très long passage est réservé à la description de la ville mais aussi à ses environs, d'où l'importance capitale du témoignage laissé par cette source (Riḥla, 237–307). Sa présence dans la ville de Tripoli elle-même a duré cinq jours, un temps suffisant pour en faire le tour, la décrire et avoir une vision globale des lieux (Riḥla, 319).
Le monument et sa description
La ville de Tripoli et son évolution entre la période antique et l'implantation des arabes musulmans avec la création de sa Médina est un sujet de recherche en lui-même (Messana Reference Messana1973, 6–15). Les études contemporaines penchent vers l'hypothèse selon laquelle cette création musulmane, la Médina, aurait englobé la totalité de l'espace antique : il ne serait dès lors pas surprenant que seul l'arc de triomphe ait survécu et ait attiré l'intention des nombreux explorateurs qui ont dressé des descriptions de ce monument (Figures 1 et 2).
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Figure 1. L'arc de triomphe romain de l'empereur Marc-Aurèle, Tripoli, avant travaux de conservation (d'après Romanelli Reference Romanelli1930, face à p. 12).
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Figure 2. L'arc de triomphe romain de l'empereur Marc-Aurèle, Tripoli, après les travaux de conservation (d'après Romanelli Reference Romanelli1930, face à p. 12).
Son emplacement à l'intersection des deux rues principales de l'antique Oea marque le début d'une route qui venait du port en direction du centre-ville. Les deux géographes ont d'ailleurs insisté sur cet emplacement. Grâce à l'inscription commémorative sur la façade de l'arc, nous pouvons savoir qu'il a été construit en l'honneur de l'empereur Marc-Aurèle, entre les années 161–169 ap. J.-C. pour commémorer la victoire sur les Parthes (Perses). Les terres libyennes offrent deux autres exemples de monument de ce type : il s'agit de l'arc de triomphe édifié sous l’ère de Trajan, en l'an 109–110 ap. J.-C. et de celui construit par Septime Sévère, en 203. Les deux monuments se trouvent à Lebda, l'antique Leptis Magna.Footnote 14
Ignoré dans les premiers témoignages issus des sources arabes, l'arc apparaît donc à nouveau avec Al-ʿAbdarī au cours du XIIIe siècle. Sa description du monument est très précise. Plusieurs registres figurent dans ses données. Outre la description de l'architecture et la distinction des deux parties de la structure, haute et basse, l'auteur est frappé par la solidité du bâtiment. Il n'hésite pas à nous parler des techniques de construction avec l'usage des pierres sans mortier.
L'inscription de l'arc est à peine évoquée par Al-ʿAbdarī : un seul mot fait allusion à la pierre gravée. Son apport, selon nous, fut plutôt dans l'analyse iconographique de la structure. Le voyageur fut frappé par les deux lions retenus par des hommes. Dans son récit, il a su trouver les mots pour décrire l'image qui s'offrait à lui. Sans exagération, c'est une description qui ne diffère guère de celle qu'un archéologue moderne pourrait donner du monument. Sans qu'on en sache les motifs, l'auteur abandonne le monument sans faire référence à son utilisation comme arc, pour étaler ses connaissances sur d'autres monuments antiques du nord de l'Afrique (Tableau 1).
Tableau 1 Le texte d' Al-ʿAbdarī.
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Après le témoignage d'Al-ʿAbdarī, un autre pèlerin a dressé à son tour une description du monument. Nous sommes toujours sur la route qui mène du port vers la Médina. Comme Al-ʿAbdarī, Al-Tiğānī fut attiré par cette construction (Tableau 2) :
Tableau 2 Le texte d'Al-Tiğānī.
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C'est un bâtiment, selon l'auteur, ancien et très curieux : le marbre qui orne le dôme sculpté, les hauteurs et les sculptures sont disproportionnées. Al-Tiğānī, se distingue, par rapport au récit d'Al-ʿAbdarī, par sa tentative, sur laquelle nous allons revenir, déchiffrer un texte épigraphique curieux. Cette pierre était pour lui une sorte d'imagerie étrange gravée dans l'espace et qui nécessite un effort d'interprétation. Al-Tiğānī se différencie aussi par le sens donné au bâtiment, puisqu'il nous dit que c'est la preuve d'une transformation d'un lieu de culte chrétien en une mosquée.Footnote 29
Créer et retracer un passé : quel sens ?
Les deux documents nous ont donné une occasion exceptionnelle de voir le traitement accordé par deux voyageurs arabes à un monument antique de la ville de Tripoli. D'une façon très large, ce traitement accordé au lieu montre des réflexions complexes et des usages divers dans les récits arabes. Le point commun entre les deux témoignages est que nous sommes face à une description oculaire. Par la suite, le monument a été une source d'inspiration, laquelle a été intégrée à leurs descriptions. La structure qui se dégage des textes d'Al-ʿAbdarī et d'Al-Tiğānī, montre clairement un lien établi entre une présence matérielle concrète et une interprétation historique.
Les deux auteurs sont face au dilemme des realia et de la fabrication d'un discours. Leur approche repose sur une organisation logique du temps et de l'expérience humaine qui rend cohérent le monde que l'auteur veut représenter. Bien qu'ils nous livrent, à travers un récit dont ils veulent souligner la fiabilité, des informations précieuses et précises, les deux auteurs sont souvent conduits à faire référence à des réalités actuelles, pour accroître la valeur du contenu de leur récit.
Ceci est clair dans le récit d'Al-Tiğānī qui a essayé « d'islamiser » le lieu en insistant sur sa fonctionnalité au moment de la description : une mosquée. Il va encore plus loin, pour lui la construction de la mosquée à l'emplacement d'une ancienne église est la consécration d'une topographie symbolique. La nouvelle identité religieuse remplace le passé des lieux.
Cette thèse est centrale dans la compréhension de l'attachement humain à des lieux particuliers. Bien que ceci nécessiterait une compréhension plus précise de la connaissance et des pratiques culturelles, l'auteur a sans doute tenté par une forme de communication, de proposer des conventions nouvelles pour imaginer le passé. Autrement dit, le lieu perd sa fonction initiale et cède la place à une construction où se mêle de l'imagination historique et actes de mémoire, de conjecture et de spéculation.
Nos deux voyageurs ont pris connaissance du lieu et de la charge qu'il englobe dans le paysage tripolitain. Les deux ont tenté de proposer une description. Mais le monument lors de cette interprétation a été interrogé de deux manières différentes :
– Al-ʿAbdarī, par une description qui vaut celle d'un archéologue contemporain, a mis au jour l'ensemble des registres qui forment le bâtiment. De l'architecture à l'iconographie, sans oublier un écho au texte épigraphique, le tour est fait. Mais lorsqu'il achève sa description et au moment de définir la fonctionnalité des lieux, l'auteur se contente de s'abriter derrière la formule très vaste : « Dieu sait mieux ».
– De son côté, Al-Tiğānī dans son décodage du monument a été plus nuancé dans sa quête de la signification symbolique. L'architecture a occupé, pour lui aussi, une place importante. L'auteur évoque directement des échos au phénomène de la spoliation des monuments antiques, avec cette volonté de récupérer les matériaux et notamment le marbre (Saadawi Reference Saadawi2008). Par rapport à Al-ʿAbdarī, Al-Tiğānī fut tenté de déchiffrer le texte gravé sur la pierre. Ayant connaissance de ses limites sur un plan linguistique, il a sollicité l'aide d'un interprète.Footnote 30
Ce dernier a traduit le document qui, selon lui, montre le passé chrétien des lieux, avec la présence d'une église, tout en ajoutant que le donateur de la construction a appris l'avènement de l'Islam au moment de l'achèvement de la construction. Qu'elle soit vraie ou fausse, la traduction fournie par l'interprète s'ajoute à cette vision de l'auteur qui développe ses propres points de vue sur le paysage antique et sa définition. Il est intéressant de noter qu'Al-Tiğānī, comme Al-ʿAbdarī, n'a pas eu accès au sens originel de l'usage du bâtiment.
Si nous envisageons ce texte comme un signe de l'idéologie de son époque, son arrêt à l'usage chrétien des lieux et non païens témoigne de la manière dont l'auteur pouvait se rapporter à son propre espace-temps. Sa connaissance du lieu et le sens intuitif qu'il lui a attribué ont été en effet profondément intégrés à sa propre identité socio-historique.
Parfois il faut savoir se contenter du cadre dans lequel les témoignages sont à contextualiser, et ne pas trop s'hasarder dans la recherche des motivations personnelles des auteurs. En dépit de leurs efforts à transcrire dans leur propre langage un phénomène antique dont le sens leur échappe, selon nous, il faut plutôt contextualiser ces descriptions comme des points d'appui pour préciser un fait historique local, propre à la ville de Tripoli et l’évolution urbaine que ce lieu a connu.
En effet, si après Al-Tiğānī nous perdons toutes traces de ce monument dans les récits arabes, une série de descriptions qui émane d'autres voyageurs nous donne la possibilité de suivre le destin de ce lieu et de voir la confirmation de son ancrage locale dans la ville de Tripoli.
Dans son ouvrage consacré à l'arc de triomphe de Tripoli, Salvatore Aurigemma (Reference Aurigemma1970) a recensé dans une partie intitulée L'arco di Marco Aurelio nelle descrizioni e nelle figurazioni più notevoli attraverso i tempi, les différentes descriptions littéraires réservées du monument et qui émanent de voyageurs occidentaux (Aurigemma Reference Aurigemma1970, 71–112). A travers ces témoignages le sort historique du monument est manifestement saisissable et les motifs de ceux qui l'ont décrit aussi, qu'ils soient visiteurs de leur plein gré ou malgré eux.Footnote 31 La période historique, la formation intellectuelle et culturelle de ces acteurs peuvent être synthétisés dans le tableau suivant, que nous allons interpréter par la suite (Tableau 3) :
Tableau 3 Descriptions de l'usage de l'arc.
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Les différents témoignages nous donnent une idée sur le destin du bâtiment et les différentes modifications et les ajouts apportés à l'arc pour lui donner une nouvelle apparence et un usage nouveau. Si l'impact de la périodisation doit être pris en considération, ce qui distingue ces attestations, par rapport à à celles des deux voyageurs arabes, c'est leur connaissance de la fonctionnalité des lieux et le passé antique de l'espace.
Le fait qu'il soit intégré dans les événements historiques qui ont traversé cette région au cours des différentes périodes a contribué à faire évoluer son fonctionnement. Ainsi, tour à tour, le monument devient dépôt des voiles et des cordages des navires, un entrepôt sous le contrôle de l'émir maritime de Tripoli, puis redevient de nouveau un dépôt et même un ensemble de magasins. Après avoir été muré et fermé sur ses quatre côtés, l'arc est utilisé comme un magasin ou entrepôt, voir comme un bar et un débit de boisson. Dans tous les récits sur le monument, on note une mise au point articulée autour d'une rencontre entre l'histoire, la religion, et par la suite, la politique, capitale pour la compréhension de ces écrits.
Avec ces descriptions occidentales, la fonction des lieux est manifeste. Ces derniers n'hésitent pas à nous faire voir que l’état au moment de la description impacte certes le monument, mais n'influence guère l'intelligence de son sens originel. De leur côté les deux témoignages arabes ont été confrontés à un problème de taille : la fonctionnalité des lieux a échappé à leur argumentaire. Si le deuxième voyageur signale un changement du lieu en une mosquée, que les traces archéologiques des fouilles ne confirment pas malheureusement, le premier, Al-ʿAbdarī, a eu le mérite de nous laisser une description complète où il a mêlé architecture et iconographie.
Conclusion
Tout au long de ce travail nous avons eu une occasion intéressante de suivre l’évolution d'un monument antique au cours d'une longue période historique. Avec les deux voyageurs arabes, l'arc de Triomphe de Marc Aurèle de Tripoli, a donné lieu à une description précise du monument et de sa situation au sein de l'espace topographique de la ville. Mais son appartenance à une époque historique bien particulière n'a jamais fait l'objet d'une réflexion poussée. Chez Al-ʿAbdarī et Al-Tiğānī, le concept du passé antique est très complexe, confus et vague. Il n'est donc pas étonnant, en dépit d'une facilité croissante dans la narration, que quelque chose leur manque pour cerner le rôle réel du bâtiment en question.
Leur interprétation et leur relecture du passé sont fortement influencées par la nouvelle identité culturelle de cette aire géographique fortement marquée par l'Islam. Leurs regards ont été profondément marqués par leur époque et leur culture. Nous sommes loin de la vision que l'on trouve chez leurs homologues occidentaux dont l'analyse, parvient à associer le passé antique de ces édifices à leur fonction originelle.
La ville de Tripoli a offert aux deux géographes arabes un visage à la double identité : antique et musulmane. En appréhendant ce monument, les deux auteurs ont cherché à en retracer l'imposante physionomie plutôt qu'en décrire son rôle avec précision. A part la mention d'Al-Tiğānī à propos du phénomène de la récupération des matériaux des lieux, aucun des deux n'a traité le lien entre qui pouvait lier les habitants de la ville de Tripoli au monument. Cette compréhension commune et consensuelle permet d'identifier dans une certaine mesure le passé préislamique de la région avec ces « temps anciens ».
En effet, dans un contexte historique différent, on peut assister à un changement de valeur des monuments, sans être en mesure de retrouver leur signification originelle. Cette situation traduit la métamorphose d'un lieu au sein de la culture dominante arabo-musulmane et reflète la relecture du passé antique qu'en tirent leurs auteurs.
Quoi qu'il en soit, l’émergence de la notion de « monument antique » dans les descriptions d'Al-ʿAbdarī et d'Al-Tiğānī, paraît liée à une révision profonde de l'espace et du temps de l'Afrique médiévale, dans laquelle des événements et des édifices qui étaient jusque-là silencieux ou marginaux, peuvent désormais être regardés de nouveau et mis en lumière.