The Will to Reason (La volonté de raisonner) de C.P. Ragland est l’un des plus récents livres d’Oxford University Press traitant principalement de Descartes. Ce volume est le fruit d’années de recherche que Ragland, professeur de philosophie à l’université de Saint-Louis, a dédiées à la volonté et à la liberté dans les œuvres de Descartes. Certains points de vue, déjà défendus par Ragland dans ses articles, sont repris ici; d’autres sont modifiés ou raffinés. D’après Ragland, et c’est la thèse principale de cette monographie, la préoccupation centrale de Descartes consiste à établir de façon certaine la consistance et la cohérence de la raison humaine. En parcourant les écrits de Descartes, à commencer par les Méditations sur la philosophie première, Ragland identifie trois antinomies de la raison cartésienne : (1) l’argument sur la nature défectueuse de la raison humaine, (2) l’argument anti-théologique et (3) la liberté humaine vis-à-vis de la providence divine. Ragland maintient qu’il y a de bonnes solutions cartésiennes aux deux premières antinomies, mais que Descartes ne peut résoudre la troisième. En fait, pour y parvenir, on devrait mettre de côté la doctrine de la création des vérités éternelles, ce qui serait pour certains un prix trop lourd à payer. Je me pencherai ici sur ces trois antinomies et sur leurs solutions, ainsi que Ragland les conçoit. Ensuite, je fournirai quelques remarques critiques.
(1) Au début de la Troisième méditation, Descartes se montre tiraillé entre, d’un côté, la certitude éprouvée pendant le moment où il perçoit une idée de façon claire et distincte et, de l’autre côté, l’irrépressible conclusion que Dieu est tellement puissant qu’Il a pu façonner Descartes de manière à ce qu’il se trompe même en présence d’idées claires et distinctes. En usant bien de la raison, poursuit Ragland, Descartes prouve (sans circularité) que Dieu existe et n’est pas trompeur. La première des contradictions disparaît donc. Toutefois, le répit n’est que temporaire puisque Descartes se rend compte qu’un Dieu tout-puissant et véridique ne permettrait (peut-être) pas que l’on fasse des erreurs. Vu le nombre et la fréquence des erreurs cognitives humaines, il est possible que Dieu, en fait, n’existe pas! Nous voilà donc devant la deuxième antinomie : il y a des arguments pour et contre l’existence de Dieu qui, à première vue, paraissent aussi bons les uns que les autres.
(2) Ragland prétend que la solution cartésienne à cette difficulté consiste à montrer la compatibilité entre la véracité divine et l’existence des fautes humaines de connaissance. La théodicée proposée par Descartes dissoudrait l’apparence de validité de l’argument anti-théologique. Dans le deuxième chapitre, Ragland entreprend une analyse minutieuse de cette théodicée. C’est parce que les hommes ont été munis d’un libre arbitre dont ils abusent que Dieu n’est pas responsable des maux, cognitifs et moraux, tant répandus dans le monde créé. Comme le montre le titre de son ouvrage, Ragland considère la raison et la volonté cartésiennes si étroitement liées qu’elles se tiennent ou tombent ensemble. C’est pour cette raison que la plupart des chapitres de ce livre (chapitres 3 à 6) sont consacrés à la théorie cartésienne de la liberté. Ragland conclut que Descartes est un «libertarien traçant» («tracing libertarian») pour ce qui est de notre monde actuel (i.e. il doit y avoir des actes d’attention indéterminés pour que notre consentement déterminé par des idées claires et distinctes soit libre), mais un «compatibiliste» en ce qui concerne les mondes possibles (i.e. Dieu aurait pu, mais n’a pas choisi de créer un monde où l’on aurait été à la fois libre et infailliblement et constamment déterminé par la vérité).
Le fait que le libre arbitre humain constitue une explication alternative et, en fin de compte, meilleure, de la présence du mal, cognitif et moral, montre que cette présence n’est pas une raison suffisante pour conclure à la non-existence de Dieu. C’est donc, encore une fois, le bon usage de la raison elle-même qui montre que la raison humaine ne se contredit pas. Or, un autre problème paraît, toujours grâce à Dieu : (3) le Dieu de Descartes est tellement puissant qu’Il a tout créé, y compris les lois de la logique, des mathématiques, de la physique ainsi que les propositions décrivant les moindres détails du comportement humain. C’est donc un déterminisme logique complet et strict qui régit l’univers cartésien. Ce déterminisme logique, que Descartes essaie d’expliquer en se servant du mystère divin infini et par conséquent impénétrable à la raison humaine, menace l’argument que Descartes avait offert pour contrer la peur que Dieu l’eût peut-être doué d’une nature défectueuse. Si nous sommes incapables de comprendre comment Dieu a pu, à l’avance et tout en préservant notre liberté, arranger et régir toutes les vérités — y compris celles concernant nos décisions et nos actions —, pour quelle raison nous croirions-nous plus capables de comprendre que (et comment) Dieu ne nous a pas modelés de façon déréglée, c’est-à-dire n’a pas fait de nous des êtres prêts à accepter comme vraies des idées en fait fausses malgré leur clarté et leur distinction? Ainsi, continue Ragland, la solution à la troisième antinomie va à l’encontre de celle offerte à la première. Il faut ou bien admettre que la philosophie cartésienne recèle une tension insoluble, ou bien renoncer à la doctrine de la création des vérités éternelles. Bien que Ragland ne choisisse pas explicitement entre ces deux options, il souligne que mettre de côté la doctrine de la création des vérités éternelles priverait Descartes de l’une de ses plus distinctives contributions à la théologie philosophique.
Ayant présenté les grandes lignes de l’argumentation de Ragland, tournons-nous maintenant vers quelques remarques critiques. La lecture de ce livre rappelle la caractérisation de Descartes dans l’article «Éclectisme» de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (Reference Diderot and d’Alembert1751). D’après l’auteur anonyme de cet article, un éclectique se fabrique «une philosophie particulière et domestique» en triant les opinions de ses prédécesseurs, en critiquant quelques-unes, souscrivant à d’autres, modifiant celles qui lui paraissent partialement bonnes, etc. «Voilà la méthode de l’éclectique. C’est ainsi qu’il parvient à former un tout solide, qui est proprement son ouvrage, d’un grand nombre de parties qu’il a rassemblées et qui appartiennent à d’autres; d’où l’on voit que Descartes, parmi les modernes, fut un grand éclectique» (Diderot et D’Alembert, Reference Diderot and d’Alembert1751, p. 270-293). Or, c’est exactement cette attitude qu’on remarque dans le livre de Ragland : d’abord grâce aux analyses historiques proposées par l’auteur; ensuite parce qu’il se sert de diverses positions philosophiques modernes (y compris le cadre kantien qui structure son livre) et contemporaines (Plantiga, Adams et Adams, Susan Wolf, Frankfurt, etc.) pour éclaircir les énoncés et les intentions de Descartes.
Ragland met en évidence les sources de Descartes, des auteurs et des thèses philosophiques et théologiques qu’il a connus ou aurait pu connaître, que ce soit de façon approfondie ou seulement en passant. Illustrons brièvement le caractère «éclectique» des solutions aux trois antinomies signalées par Ragland. (1) De l’avis de Ragland, pour montrer la non légitimité de l’argument de la nature traîtresse, Descartes commence par faire confiance à sa raison et met à profit des arguments sceptiques de provenance pyrrhonienne et académique. Le scepticisme est tourné contre lui-même et finit par s’annihiler.
(2) En discutant la théodicée cartésienne, Ragland note qu’elle mélange plusieurs éléments hétérogènes : une stratégie axée sur la volonté libre (utilisée par Augustin dans son «Sur le libre arbitre»), de pair avec un appel à la perspective d’ensemble (l’idée que le mal n’est pas la faute de Dieu puisque l’existence du mal augmenterait, d’une manière que nous ne pouvons pas saisir, la perfection de l’univers). Bien que ces deux stratégies semblent opposées, Descartes s’en sert pour répondre a deux questions différentes : celle du mal actuel et réel, d’une part, et d’autre part celle du mal possible. De plus, la théodicée de Descartes repose sur sa conception de la volonté libre qui, à son tour, comporte des aspects ayant des analogues chez Saint Augustin, Gibieuf et les Jésuites. La spontanéité cartésienne ressemble chez Augustin à l’incapacité des bienheureux au paradis de choisir et d’accomplir quoique ce soit de mal, tandis que l’indifférence cartésienne a pour parallèle la capacité de choisir ou le bien ou le mal, capacité attribuée par Augustin à Adam avant le péché originel. Descartes s’inspire aussi de Gibieuf en décrivant les hommes comme indifférents, c’est-à-dire non entièrement assujettis aux biens créés; en revanche, contre Gibieuf, il se rallie aux Jésuites (par ex. Denis Pétau) en soulignant le principe des possibilités alternatives et une «indifférence absolue» que Gibieuf, à l’opposé des Jésuites et de Descartes, avait réservée à Dieu seul.
(3) «L’éclectisme» cartésien est aussi suggéré dans le dernier chapitre par les éléments dominicains Footnote 1 et molinistes/jésuites Footnote 2 utilisés par Descartes pour cadrer la liberté humaine et le pouvoir absolu de Dieu. Ragland semble soutenir que le but général de Descartes a été de recueillir des éléments philosophiques divers et de les fusionner dans une théorie unique et cohérente de la raison et de la volonté humaines. Hélas, de l’avis de Ragland, bien qu’il ait visé «l’éclectisme», sur ce point Descartes n’a abouti, tout au plus, qu’au «syncrétisme» (pour employer les termes de l’Encyclopédie). À cause de la doctrine de la création des vérités éternelles, la position finale de Descartes manque d’harmonie; elle est trop bigarrée, voire incohérente. Ragland laisse au lecteur décider s’il s’agit d’un défaut irréparable.
Bien organisée et soigneusement argumentée, l’étude de Ragland donne naissance à bien des questions sur lesquelles les lecteurs devront se prononcer. Par exemple : les propos de Descartes sur la volonté et la liberté équivalent-ils à un «minimalisme» (ainsi que le soutient Thomas Lennon dans ses articles sur Descartes) ou à une théorie complexe? Si l’on choisit le minimalisme, qu’en est-il de la multitude d’opinions que Descartes emprunte à ses prédécesseurs et maintient avoir réconciliées? Et si l’on opte pour la complexité, à quel degré cette complexité provient-elle d’une intention expresse et tant soit peu accomplie de Descartes plutôt que d’un schéma interprétatif imposé sur le texte cartésien? À quel point doit-on renoncer à amonceler distinction sur distinction et nuance sur nuance pour enfin conclure s’être heurté aux limites de la position cartésienne? Seuls les lecteurs en seront juges.