Introduction : la vieillesse dans la perspective du souci de soi
Dans la continuité de son entreprise d’archéologie du savoir et d’étude des dispositifs de pouvoir et de domination du sujet humain tels qu’ils se sont développés entre les XVIe et XIXe siècles, Michel Foucault amorce au tournant des années 1980 un virage en ce qui concerne le cadre interprétatif et l’objet même de ses recherchesFootnote 1. Ce virage le conduit à scruter les discours philosophiques, éthiques, proto-médicaux, diététiques et même divinatoires de l’Antiquité, entre le siècle de Platon et celui des premiers penseurs chrétiens, afin d’y déceler les indices de pratiques d’un autre genre, soit celles mises en œuvre par le sujet en vue de sa propre édification qua sujet et qui répondent à la préoccupation de l’epimeleia heautou (επιμέλεια εαυτού) : le souci de soi. À l’intérieur de ce nouveau cadre historico-théorique, Foucault note un infléchissement qui s’opère à partir de l’époque hellénistique (env. 300 av. J.-C.) et se manifeste de manière plus significative encore dans la période du Haut-EmpireFootnote 2. N’adhérant pas à l’explication selon laquelle la disparition des cités-états grecques, emportées par la vague des conquêtes d’Alexandre de Macédoine, aurait entraîné un repli sur soi, à l’époque hellénistique, de l’individu désormais perdu dans un monde surdimensionnéFootnote 3, Foucault note que l’Antiquité hellénistique et romaine se caractérise par (1) l’expansion et la diversification des pratiques de soi, (2) le réajustement de la finalité de ces pratiques autour du sujet lui-même, ce que Foucault nomme l’«auto-finalisation» du souci de soi. La valorisation de la vieillesse, que l’on observe notamment, à l’époque romaine, dans les écrits des philosophes stoïciens, donne la mesure de ce changement de paradigmeFootnote 4. Il demeure cependant un point obscur en vue de l’élucidation duquel le cadre interprétatif foucaldien aura à être dépassé. Intuitivement, nous pouvons comprendre que la vieillesse, en ce qu’elle est associée au détachement du sujet vis-à-vis de ses désirs corporels qu’il aurait appris à réfréner, puisse idéalement représenter le point de culmination des pratiques auto-disciplinantes et auto-formatrices du soi. Néanmoins, l’exigence formulée par l’éthique stoïcienne de presser le cours du temps (non seulement tandis que, mais bien) parce que le temps presse et que la fin est proche, cette injonction, que l’on retrouve aussi bien chez SénèqueFootnote 5 que chez Marc Aurèle, de «se hâter vers la vieillesse» (ad senectutem properare Footnote 6) mérite une plus ample analyse. Nous pouvons concéder que l’anticipation par le sujet de sa disparition prochaine puisse accroître le sentiment d’urgence devant la tâche à accomplir, qui est celle du perfectionnement moral et de l’esthétisation de soi-même. Mais «se hâter» est autre chose. «Se hâter» connote l’idée d’accélération du temps vécu, sous-tendue par un effort, un mouvement de la volonté orientée vers un but. Or — et nous suivons ici Foucault —, sachant que ce but, entendu comme l’objectif ultime des pratiques de soi, n’est autre que la vieillesse, nous en venons à formuler le paradoxe implicite de l’éthique stoïcienne : une accélération volontaire du cours de l’existence vers son point d’achèvement est prescrite comme solution à l’épreuve douloureuse d’un temps qui passe déjà trop vite. À quelle nécessitéFootnote 7 cette visée stoïcienne d’accélération du temps vécu répond-elle? Dans les pages qui suivent, nous nous efforçons de comprendre le phénomène de la valorisation du vieil âge mis en lumière par Michel Foucault, en particulier tel qu’il se laisse constater dans la représentation sénéquienne de la vieillesse, cette dernière agissant (1) comme pôle attractif d’une existence marquée par l’entreprise continue d’activation des pratiques d’auto-édification de soi et (2) comme point focal informant le cours de ladite existence en son entièreté. Toutefois, pour mener à terme cette entreprise, il nous faudra ultimement remarquer que c’est en regard d’un certain effort — exprimé clairement dans les écrits de Sénèque et de Marc Aurèle — que cette valorisation de la vieillesse acquiert son véritable sens : un effort pour activer un autre cours du temps, à rebours de la temporalité de la déliquescenceFootnote 8.
La représentation positive de la vieillesse dans le stoïcisme impérial et sa coexistence avec l’imagerie réaliste
Afin d’identifier la brèche conceptuelle ouverte par l’interprétation foucaldienne au sujet de la nouvelle valeur accordée à la vieillesse dans le courant du stoïcisme impérial, il nous est nécessaire d’effectuer un bref retour sur le contenu de la leçon donnée par Foucault au Collège de France le 20 janvier 1982 (HS, p. 79-102 et p. 103 à 120). La représentation positive de la vieillesse résulte de ce que le philosophe qualifie comme étant la «culture de soi», c’est-à-dire l’infléchissement des pratiques d’auto-édification du sujet dans le triple sens de l’expansion, de la diversification et de l’organisation, sous la forme d’un ensemble cohérent, des techniques de soiFootnote 9. Par ailleurs, au sein de ce nouveau paradigme, le soin à apporter à soi-même, nous dit Foucault, tend à n’être plus concentré sur le moment critique du καιρός platonicien, soit celui de la sortie de l’individu masculin du stade de l’adolescent (νέος) et de son entrée dans la phase active de la vie adulte (ἀνήρ) pendant laquelle il doit assumer les responsabilités politiques qui lui incombent (voir Figure 1). Le souci de soi devient en effet l’objet d’une préoccupation éthique constante, coextensive à la totalité de la vie du sujet. «Désormais, le souci de soi est un impératif qui n’est pas lié simplement à la crise pédagogique de ce moment entre l’adolescence et l’âge adulte. Le souci de soi, c’est une obligation permanente qui doit durer toute la vie» (HS, p. 84-85). Finalement, le vieil âge en vient à apparaître comme le terme visé d’une existence accomplie, ordonnée, disciplinée, esthétisée même, par les pratiques mises en œuvre afin d’honorer l’exigence éthique du souci de soi. S’opère une sorte de glissement vers l’avant de l’apex de l’existence, c’est-à-dire du moment où sont récoltés les fruits du travail de formation de soi : l’accent n’est plus mis sur l’âge adulte où l’individu doit mettre au profit de sa communauté les enseignements intégrés depuis la fin de son adolescence, comme c’était le cas dans la période de la Grèce classique, mais sur la senectus, stade tout juste précédant la sortie de scène et au cours duquel les résultats du travail sur soi n’ont plus d’autre bénéficiaire que le sujet lui-même (voir Figure 2).
Toutefois, contrairement à ce qu’affirme Foucault, c’est moins à la lente émergence d’une nouvelle représentation de la vieillesse que l’on assiste à l’époque hellénistique et romaine, laquelle viendrait supplanter les vues traditionnellesFootnote 11 sur le vieillissement, qu’à un processus complexe de dédoublement d’une même représentation dont chacune des deux versions diffère de l’autre essentiellement en ce qui a trait à la polarité ou à la valeur qui lui est assignée. Examinons à ce sujet la XXVIe lettre de Sénèque à Lucilius, qui propose, dans les deux premiers paragraphes, une structure en miroir.
Dans le premier paragraphe, la césure («tamen») place face-à-face deux points de vue sur un même phénomène de vieillissement : la tonalité nostalgique dans l’évocation initiale de la condition de l’être-vieux se renverse, comme d’ailleurs dans le paragraphe suivant en vertu du même procédé de balancement, en une évaluation positive, presque enthousiaste. D’un côté donc, l’on trouve l’insistance sur l’usure du corps, l’affaiblissement et la décrépitude de l’être tout entier, la souffrance, la passivité du sujet relégué au rang d’objet; de l’autre, sont évoquées l’activitéFootnote 13 du sujet, son invincibilité, son insensibilité (non siento), sa vigueur (vigere) et, finalement, la (ré-)jouissance (gaudere). Le nom fractio, dans le premier paragraphe, soit l’action de briser que subit le vieil homme, ou le verbe liquescere, dans le second, appellent, comme en écho dans la deuxième moitié du deuxième paragraphe, le verbe dilabi (infinitif présent), signifiant s’écouler ou se disperser. Il s’agit bel et bien du même phénomène de dissolutionFootnote 14 de l’être soumis au passage du temps, mais évalué de deux manières inverses.
On pourrait sans doute interpréter le motif évoqué de la dissociation de l’âme et du corps, de la première se renforçant au déclin du second, comme une trace de platonismeFootnote 15. Et pourtant, nulle part Sénèque n’envisage-t-il sérieusement une possible libération de l’âme vis-à-vis du corps. Il est bien davantage question d’un certain point de vue depuis lequel quelque chose, en l’être même du sujet, indistinctement corporel et spirituel, se renforce en parallèle et à l’occasion du déclin du corps, à l’égard duquel il appartient au penseur de se rendre indifférentFootnote 16. Certes, la représentation sénéquienne de la vieillesse a comme caractéristique majeure d’être idéale, au sens où elle signifie précisément le point visé d’une existence humaine accomplie, formée, transformée par la constance des pratiques de soi; elle est un stade d’existence que l’on pourrait qualifier de supérieur auquel est associé le privilège d’un plaisir durable, d’une jouissance qui ne s’enracine dans la satisfaction d’aucun désir. Le plaisir du sage ne dérive que du fait d’éprouver la coïncidence avec son propre noyau identitaire, son de tuo («ce qui t’appartient en propre»), ainsi que du détachement vis-à-vis de ce qui, surimposé à soi, n’était cependant pas soi-même.
La tonalité principale des lettres adressées par Sénèque à Lucilius est celle de l’apaisement, qui résulte du consentement à la dissolution envisagée sur le mode d’un procédé organique de desquamation. «Lucundissima est aetas devexa jam [...]. Quam dulce est cupiditates fatigasse ac reliquisse!»Footnote 18 Il s’agit d’une vieillesse certes idéale en tant que figuration, chez Sénèque notamment, de la tranquillité du sujet au crépuscule de sa vie, mais en aucun cas d’une vieillesse idéalisée, déréalisée. Dans la description de cet état, aucun détail de l’entière disparition prochaine de l’être n’est escamoté. Poétisée, la conscience stoïcienne de la mort s’avère pourtant dépourvue de perspective consolatrice : aucune échappée de l’âme hors de la périssable prison du corps. On retrouve chez Marc Aurèle le même réalisme poétique de la matière périssable : «Tout ce qui est matériel s’évanouit bien vite dans la substance du Tout [...]; tout souvenir est bien vite enseveli dans le temps» (P, VII, 10). Nous ne sommes pas si loin, dans le contenu, de l’étiologie médicale du corpus hippocratique, détaillant avec précision le processus naturel de dessèchement et de refroidissement du corpsFootnote 19.
Et pourtant, dans le stoïcisme impérial, c’est bien de la réalité du vieillissement que sourd la positivité même, positivité dont témoigne l’attribution à cette réalité des caractéristiques propres à la santé, comme si l’existence, jusqu’au point imminent de la dissolution de l’être, n’avait servi que de prélude à la guérison laquelle, sitôt atteinte, se prolonge immanquablement en dispersion et en disparition. Préfiguration de la dissolution à laquelle le sage consent, la vieillesse devient le pôle attractif de l’existence, le ce en vue de quoi les moments de la vie du sujet doivent être orientés, le ce vers quoi doit tendre la voluntas, forme supérieure de désir guidé par la raisonFootnote 20, terme qu’à la suite de Foucault nous pourrions également définir comme la force d’activation et d’intériorisation des préceptes éthiques afin de provoquer une modification en profondeur de l’être même du sujetFootnote 21. La perspective foucaldienne nous invite à considérer que Sénèque aurait pensé la (sa) vieillesse à la manière d’une cime existentielle qui justifierait l’ensemble du cours déjà révolu de sa vie, comme un point focal à partir duquel le sujet interprète les fluctuations de son existence jusqu’alors non plus comme variations sans orientation, mais comme mouvement progressifFootnote 22 (voir Figure 3).
Telle est ce que nous appelions plus haut la «brèche ouverte» par l’interprétation foucaldienne du souci de soi dans l’Antiquité gréco-latine, soit l’enjeu des répercussions philosophiques de la valorisation stoïcienne de la vieillesse. Autour de ce nouveau point focal s’opère une sorte d’anamorphose de l’existence de telle sorte que ladite vieillesse totalise et attire vers elle les moments antérieurs, pour que ceux-ci non seulement s’y rassemblent par la mémoireFootnote 23, mais surtout y culminent et s’y parachèvent.
Une telle perspective progressive sur l’existence ne saurait se former que chez un sujet capable de produire un effort soutenu de volonté, seul à même d’en distordre le cours tel qu’il est habituellement vécu, c’est-à-dire dominé par la tendance inévitable à la décomposition de l’être. Or, si l’on peut parler d’effort, c’est qu’il y a mouvement; et si mouvement il y a, c’est qu’une dynamique temporelle est nécessairement à l’œuvre dans le phénomène moral indiqué. Les propos de Chrysippe rapportés par Stobée sont clairs à ce sujet : «Chrysippe dit que le temps est cette dimension du mouvement selon laquelle on parle de la mesure de la vitesse et de la lenteur; ou encore, la dimension qui accompagne le mouvement du monde»Footnote 24. L’effort requis pour envisager le cours de l’existence non plus comme un processus de déliquescence, mais bien comme un processus orienté vers l’avènement de l’être du sujet doit de quelque manière se phénoménaliser selon l’ordre du temps Footnote 25; il doit se manifester dans un type particulier de vécu du temps au point de vue de la vitesse, distinct — en fait, comme nous le verrons, inverse — du vécu du temps comme déliquescence. Par ailleurs, s’il est bel et bien justifié de parler de labor (effort)Footnote 26, c’est que la perspective depuis laquelle l’existence est envisagée comme une progression se conquiert de haute lutte contre cette autre perspective qui procède, quant à elle, du sentir de cette même existence comme un déclin et un affaiblissement de l’être jusqu’à sa décomposition. En d’autres termes, l’effort moral requis pour s’opposer au temps vécu comme flux et déliquescence serait ce qui fait naître une autre temporalité, que nous appelons progressive en ce sens qu’elle reflue en direction de la vieillesse comme vers son point de culmination. Dans son commentaire sur l’œuvre de Foucault, Edward McGushin (Reference McGushin2007) formule une déduction similaire à la nôtre au travers de l’idée selon laquelle la pratique stoïcienne procéderait d’un «ajustement du flux du temps» comme résultante des pratiques de transformation de soi :
Le temps est essentiel dans cette pratique : il est à la fois ce qui passe, et la signification existentielle du vieil âge. Il est le flux matériel de la vie d’un individu et la promesse d’un «moment» idéal, qui sera atteint et perpétué. Le défi est de réajuster le flux du temps de telle sorte qu’il corresponde à cet idéal que l’on souhaite atteindre; non pas un moment dans le futur, mais une manière d’exister maintenue à travers les pratiques de transformation du sujetFootnote 27.
Déliquescence et progressivité du temps : la double direction de la temporalité dans le stoïcisme impérial
Parmi les commentateurs de Sénèque, nous recensons deux types opposés d’interprétations au sujet de la thématique du temps qui passe : celle d’un «Sénèque [qui serait] fasciné par le thème de la destruction du monde»Footnote 28; celle, plus prudente quant à la doctrine stoïcienne, selon laquelle «[l]a fuite du temps ne tourmente pas le sage; elle l’invite, au contraire, à mettre à profit chaque instant»Footnote 29. Cette deuxième interprétation a le défaut de rendre difficilement raison de l’abondance des descriptions portant sur le vécu de la déliquescence, lesquelles parsèment les écrits de Sénèque et de Marc Aurèle. Pourquoi Sénèque, par exemple, insiste-t-il fere ad nauseam sur cette angoisse de dissolution qu’il est supposé avoir déjà dépassée? Si la visée éducative des Epistulae était la motivation principale de ces répétitives descriptions du temps vécu sur le mode de la déliquescence, celles que l’on retrouve chez le solipsiste Marc Aurèle demeureraient incompréhensibles.
N’est-ce pas que l’acte d’écrire ouvre une voie performative par laquelle le sujet s’assure d’une certaine maîtrise sur ce dont Sénèque lui-même écrit qu’elle ne porte jamais… que sur le temps lui-même? «Omnia, Lucili, aliena sunt, tempus tantum nostrum est»Footnote 31. Cette maîtrise visée du temps équivaut, à terme, à un certain pouvoir que le sujet s’efforce d’acquérir sur lui-même. Or, puisque le temps est la «dimension de tout mouvement», incluant celle de son propre devenir, maîtriser le temps revient, pour le sujet, à dominer le cours même de son existence. On aurait tort d’entendre l’injonction sénéquienne enjoignant de se rendre «maître du temps» dans le sens «cartésianisant» de destruction d’une illusion. Victor GoldschmidtFootnote 32 prête à la dimension du temps vécu comme déliquescence un caractère trompeur du fait qu’il l’assimile aux erreurs de jugement du vulgus, interprétation qui nous semble contredire les écrits de Sénèque. Argumentant que, pour les stoïciens, seul est réel le présent, Goldschmidt confond en effet la croyance fallacieuse en la durée et la permanence des choses avec la dimension temporelle du passage, qui, elle, est sentie et réellement vécue. Contrairement à ce qu’affirme Goldschmidt, l’exigence éthique posée par Sénèque et Marc Aurèle porte sur un assentiment accordé à la réalité du passage du temps, ou du temps comme passage, et en aucun cas sur la destruction de ce temps prétendument illusoireFootnote 33. Comme l’écrit Marc Aurèle, «face à cette occurrence [de l’écoulement de la substance et du temps], il faut alors s’exhorter soi-même à attendre la dissolution naturelle et à ne pas s’irriter de son retard, mais trouver apaisement [...] [dans la pensée selon laquelle] il est en mon pouvoir de ne rien faire à l’encontre de mon Dieu et de mon Génie [...]» (P, V, 10). L’erreur commise par Goldschmidt est, à vrai dire, majeure : si «vulgarité» il y a, elle réside davantage dans le refus obstiné de consentir à une déliquescence qui est de l’ordre de l’inéluctable, ou bien dans ce désir irrationnel de se croire affranchi du flux du temps, alors que tout autour de soi porte témoignage de ce que le temps nous traverseFootnote 34. Et cette erreur est aussi celle commise par le commentateur, qui prête au stoïcien un soi-disant rêve de permanence motivé par un désir de détruire… le mouvement temporel et naturel de destructionFootnote 35.
Il semble que la modalité du sentir associée au mouvement temporel de la déliquescence, mouvement de caractère universel en ce qu’il anime autant le cosmosFootnote 36 qu’il parcourt les fibres les plus intimes de l’être, consiste en une impression de lourdeur par accumulation, dans le passé, des moments vécus glissant dans cette trajectoire. Citant la première lettre à Lucilius dans laquelle Sénèque évoque «la mort humaine» comme «la somme des instants passés», Carlos Lévy a raisonFootnote 37 d’écrire que «le passé est décrit comme une masse compacte faite de tous les instants qui sont tombés in idem profundum» (2003, p. 496). À la métaphore sénéquienne du déluge charriant les instants vécus vers leur lieu d’engouffrementFootnote 38 fait écho l’image marc-aurélienne de l’élément terrestre ensevelissant le monde.
Il convient cependant de tracer une ligne de partage entre la saine déliquescence à laquelle le sage consent et son envers maladif, propre à celui qui s’y refuse et rêve de s’en extraire. Cette dernière attitude est celle du stultus — l’idiot, le dément et l’inerte —, figure à laquelle Foucault consacre d’intéressants développements dans sa leçon du 27 janvier 1982 (HS, p. 126 à 129). Le stultus est celui qui se laisse dissoudre sans accorder au mouvement inéluctable du temps son assentiment, qui y oppose l’inertie de son vouloir et qui, pour cela, «est dispersé dans le temps». C’est par contraste avec le personnage du stultus qu’il faut entendre l’entreprise marc-aurélienne de (con)centration de l’attention du sujet sur le présent, instant par excellence de l’expérience de la non-durée. Goldschmidt souligne, cette fois avec raison, que Marc Aurèle pousse à l’extrême la méthode, héritée de Zénon, d’analyse et de réduction des représentations. Le philosophe s’évertue à débusquer, au sein de sa propre conscience du temps, toute trace de croyance persistante en la réalité de l’apparence de la durée (Goldschmidt, Reference Goldschmidt1953, p. 197). Les cibles privilégiées de la méthode demeurent pourtant le futur et le passé, auxquels l’homme prisonnier de l’idée de permanence s’obstine à prêter une quelconque consistance.
À un premier niveau de réduction, le présent apparaît bel et bien, mais par défaut, comme le seul temps que l’on ne puisse jamais posséder.
L’idée marc-aurélienne de possession du présent, produit restant de la réduction mathématique du temps, semble toutefois entrer en contradiction avec ces autres passages des Pensées où le philosophe cherche à détruire l’apparence de substantialité jusqu’à nier au présent le moindre semblant de durée. C’est ce que note Goldschmidt, sans en tirer toutefois les conclusions qui s’imposent : «Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que la densité temporelle dont les choses et les événements offrent l’apparence est d’une minceur extrême; le présent vécu se ramène à un instant mathématique, divisible à l’infini»Footnote 41. Comment résoudre le paradoxeFootnote 42 qui consiste à ne posséder que ce qui, ultimement, se dilue dans la plus radicale impermanence? Ce paradoxe lui-même n’est qu’apparent : il se dissipe à mesure que l’on comprend l’idée de possession non sur le mode de la captation ou de la rétention, mais comme pouvoir d’accorder son assentiment. Ce que nous possédons, c’est le pouvoir de reconnaître l’absolue réalité du temps tel qu’il se vit, comme déliquescence de l’être, et tel que le sujet en fait la plus radicale expérience dans l’ultime inconsistance de l’«instant» présent. Et si l’on ne peut être «privé que du présent», c’est que celui-ci est l’unique fenêtre du passage du temps à laquelle nous pouvons manquer, par ignorance ou déni, de consentir.
De ce point de vue, la dynamique temporelle telle qu’envisagée dans le stoïcisme impérial ne peut nous apparaître que comme une béance :
Vis-à-vis cette béance, notre plus grand défi reste de la vouloir telle que nous la sentons, c’est-à-dire comme une inexorable tendance à la dissolution à laquelle il est vain, ou «vulgaire», de s’opposer. Dans cet assentiment au contraire réside l’expression de notre plus grande — et de notre seule — libertéFootnote 44.
La réflexion de Foucault sur la figure du stultus nous permet d’aller encore plus loin. Bien que, dans ses écrits, l’idée d’une temporalité progressive ne soit pas thématisée comme telleFootnote 45, nous voyons être évoquée la possibilité d’un vécu autre du temps, non seulement antithétique à celui propre au stultus, mais aussi inverse par rapport à la direction de la déliquescence consentie par le sage. Se distingue nettement, dans les termes de Foucault, une intervention proprement active du sujet, non pas contre le flux du temps (Goldschmidt, Reference Goldschmidt1953; Lévy, Reference Lévy and Bakhouche2003), mais à rebours de celui-ci. Encore une fois, si l’activité de concentration admet un quelconque opposé, c’est dans l’attitude du stultus qu’il faut la situer, non dans celle du sage qui adhère au mouvement déliquescent du temps. «Le stultus c’est celui qui ne se souvient de rien, qui laisse sa vie s’écouler, qui n’essaie pas de la ramener à une unité [...], et qui ne dirige pas son attention, son vouloir, vers un but précis et bien fixé» (HS, p. 126). Si la direction qu’imprime le vouloir correspond bien à un mouvement de concentration, celui-ci doit avoir, ainsi que nous l’avons supposé précédemment, son correspondant au niveau du vécu temporel, soit une expérience du temps différente, car engagée dans une direction inverse de celle de la dispersion de l’être. La vieillesse se situe donc bien à la croisée de deux temporalités inverses, contemporaines et juxtaposées l’une à l’autre. Elle désigne aussi bien la tendance par laquelle l’être glisse vers la mort et s’accumulent sans ordonnancement les moments passés que l’aspiration ascendante du sujet vers son propre achèvement.
À notre connaissance, Sénèque est celui qui, parmi les stoïciens, donne dans ses écrits le plus d’indices de ce que serait une temporalité progressive. Notons également que c’est cette idée de bidirectionnalité du temps stoïcien qui fait, selon nous, défaut à bon nombre d’interprétations. Sénèque, s’adressant à Lucilius dans la 26e lettre et l’encourageant à apaiser son angoisse du temps, n’est-il pas aussi celui qui, précisément parce qu’il a consenti à sa propre dissolution, témoigne de ce que le temps peut être vécu de manière double? Des accents douloureux pointent parfois dans ses propos à l’évocation de la fragmentation de l’être sous l’épreuve du tempsFootnote 46, laquelle fait en sorte que le consentement n’est jamais prononcé une fois pour toutes, mais doit toujours être réaffirmé par la tension maintenue de la volonté; jamais pourtant la duplicité du temps ne fournit à Sénèque de prétexte pour le moindre ressentiment ni la moindre accusation d’irréalité contre le temps, ainsi que le croyait GoldschmidtFootnote 47. L’idée de temporalité progressive s’accorde par ailleurs avec l’interprétation foucaldienne de la sagesse dans la perspective du souci de soi, ainsi qu’avec l’idée d’une nouvelle valeur accordée à la vieillesse dans le stoïcisme impérial, comme ce vers quoi est orienté le cours de l’existence. Mais que savons-nous du vécu de la temporalité progressive? Il faut d’emblée le distinguer de ce qu’il est au sein du temps eschatologique chrétien, centré sur l’attente du salut. Établir une telle similarité équivaudrait à restaurer la croyance en la substantialité de l’être à travers l’espérance d’une manifestation à venir, espérance qui, en passant, réintroduirait la crainte dont épicuriens et stoïciens tentent de se délivrer.
Un vécu temporel progressif, ou prospectifFootnote 49 — i.e. dans le cours duquel la structuration de l’être se situe toujours au-devant du sujet —, n’équivaut pas à une attente. Bien au contraire, l’un des effets de la temporalité progressive consiste en une impression de réduction de la durée qui sépare le sujet de ce qui est attendu, durée tout aussi illusoire d’ailleurs que celle qui maintient le présent prétendument à distance de ce qui n’est plus. Citant Épictète, Goldschmidt a ici raison d’écrire qu’«il n’y a, pour le sage, aucune “nécessité d’attendre”» (1953, p. 213). Nous sommes également en accord avec Goldschmidt lorsqu’il affirme que le «privilège [du temps] de nous tenir en haleine, de nous faire attendre, apparaît comme une illusion dont l’abandon de notre liberté fait la seule force [...]» (ibid., p. 217), à la condition toutefois d’apporter une rectification : de lui-même, le temps, en tant que dimension dynamique du passage se vivant en deux directions inverses, ne nous promet rien. Les promesses ne sont que les projections, sur la trame falsifiée et spatialisée du temps, de notre croyance en la durée et en la substantialité des choses et des êtres. L’idée de temporalité progressive révèle par ailleurs une malléabilité insoupçonnée du temps, que l’on se représente habituellement telle une ligne rigide et inflexible : elle applique au segment qui séparerait le «moment» présent d’un «moment» futur et tel que l’observerait un improbable sujet extratemporel, ce que l’on peut figurer graphiquement comme une courbure occasionnant, au niveau du temps vécu, une impression de réduction de la durée et partant, d’accélération (voir Figure 4).
Foucault a montré que, dans le cadre des pratiques du souci de soi, la sagesse du sujet se mesure à sa capacité de s’incorporer les préceptesFootnote 50, entre autres par les techniques de recollection nocturne des souvenirs, jusqu’à ce qu’ils deviennent pour lui une seconde nature. L’emploi de l’impératif dans les Lettres de Sénèque traduit encore l’extériorité des principes vis-à-vis du sujet, à l’incorporation desquels l’auteur enjoint son interlocuteur. On peut, à bon droit, supposer qu’à l’extériorité de l’impératif présent répondrait le mode indicatif de la description phénoménologique chez celui pour qui les principes éthiques seraient devenus naturels. Le «[h]âte-toi donc, cher Lucilius, et songe combien tu redoublerais de vitesse, si tu avais l’ennemi à dos [...]» (LL, XXXII) se convertirait en : «il se hâte et redouble de vitesse, comme s’il avait l’ennemi à dos…». La hâte n’est donc pas seulement l’objet d’une injonction : elle est la caractéristique du vécu temporel progressif du sujet stoïcien, telle que ce vécu se déploie en parallèle de la temporalité de la déliquescence. Ce que vit le sujet au sein de la temporalité prospective, c’est le rapprochement du présent et du futur, occasionnant l’impression de rétrécissement de l’illusoire distance qui les sépare. Toutefois, une autre considération sur le vécu du temps progressif reste encore à préciser; elle complexifie la description phénoménologique que nous avons amorcée. La courbure du temps dérivant de la tension de la volonté n’est elle-même qu’un versant du ressenti, auquel il convient d’ajouter que le rétrécissement du temps de l’attente entre en tension avec l’allongement de son amplitude ou de son «étendue».
La notion stoïcienne d’étendue est, d’une part, explicitement distincte de la durée illusoire :
Mais il y a plus : l’étendue en question a à voir avec la valeur acquise par la vie ainsi étirée du sujet moral, ce qui nous conduit à poser la question du référent permettant de mesurer la valeur de ladite vie. Celui-ci devrait vraisemblablement se situer sur un autre plan que celui du temps vécu. Dans ce qui précède, nous avons procédé à une division quelque peu artificielle du vouloir stoïcien à des fins de compréhension, comme s’il y avait, d’un côté, le vouloir du consentement à la temporalité de la déliquescence et, de l’autre, le vouloir instaurant la temporalité progressive ou prospective. Il s’agit cependant d’un unique vouloir qui, dans une même tension, accepte le devenir-dissolution (engouffrement-fragmentation) de ce qui de soi tend vers la non-existence et actualise un vécu parallèle selon une autre modalité du temps, dérivant quant à elle de la dynamique de structuration-concentration du sujet. Les deux temporalités inverses peuvent être envisagées comme se superposant. Pourtant, elles interagissent : elles jouent l’une avec l’autre. L’impression générale résultant de ce jeu est celle d’un équilibre prévenant la résurgence de l’angoisse dont l’objet est le temps vécu comme déliquescence.
Dans son interaction avec la temporalité déliquescente, la dynamique progressive génère ainsi une impression médiane de stabilitéFootnote 54, voire d’arrachement au temps, quand bien même le sujet, comme toute chose, ne cesserait jamais d’être traversé par le temps.
L’interaction entre les temporalités vécues : transposition au niveau phénoménal du jeu cosmique
Pour résoudre le problème du référent permettant de mesurer la valeur du temps vécu, il nous faut envisager un troisième plan temporel que, jusqu’à présent, nous n’avions pas mentionné : celui du destin, plus exactement celui de la temporalité propre du cosmos. La doctrine du retour éternel, commune aux philosophes du Portique selon ce qu’écrivait Stobée au Ve siècleFootnote 55, semble avoir connu à l’époque du stoïcisme impérial une inflexion qui, si nous en mesurons bien les conséquences, nous permettrait d’affiner l’hypothèse explicative du phénomène de valorisation de la vieillesse dans l’antiquité tardive. Globalement, la doctrine stoïcienne de l’éternel retour se divise en deux assomptions, soit (1) celle d’une éternité du monde et (2) celle d’une conflagration de ce même monde, dans et par le feu, à la fin d’une περίοδος χρόνου («période de temps») du cosmos. Ordonnancement et destruction sont ainsi les deux «temps forts» d’un jeu, les deux pulsations d’une vie de l’univers envisagée de manière dynamique et rythmée par l’alternance successive, dans une régularité implacable, de la naissance et de la mort du même monde, périodiquement restauré à l’identiqueFootnote 56. Goldschmidt mentionne à ce sujet que «[l]es événements cosmiques se déroulent dans le temps» et que «ce rythme périodique [...] va de chaque naissance du monde jusqu’à son embrasement final» (1953, §31, p. 73). Or, on assiste, chez Marc Aurèle notamment, à la minimisation du motif, par ailleurs non exclusivement stoïcien, de la «Grande Année» (Aetas), soit de l’intervalle de temps situé entre une conflagration de l’univers (ἐκπύρωσις) et la prochaineFootnote 57. Une lecture attentive des Pensées nous invite à formuler l’hypothèse selon laquelle l’espacement temporel entre la naissance et la destruction, tel que supposé dans les versions antérieures de la doctrine de l’éternel retour, se rétrécit, voire s’annule, jusqu’à ce que destruction et restauration finissent par presque s’équivaloir : «Et tu t’ouvriras un immense champ libre, si tu embrasses par la pensée le monde tout entier, si tu réfléchis à l’éternelle durée, si tu médites sur la rapide transformation de chaque chose prise en particulier, combien est court le temps qui sépare la naissance de la dissolution, l’infini qui précéda la naissance comme aussi l’infini qui suivra la dissolution»Footnote 58. À terme, destruction et (ré)génération n’apparaissent plus que comme des termes presque interchangeables, en fonction du point de vue que le sujet porte sur l’univers qui l’englobe.
Envisager la rythmique cosmique sur le mode de l’alternance entre les deux temps forts, ce qui suppose que ceux-ci soient de quelque manière espacés, n’est peut-être qu’une marque supplémentaire de la limitation de l’intellect humain, incapable d’«atteindre la plénitude d’une vision cosmique englobant toutes choses» (Goldschmidt, Reference Goldschmidt1953, §31, p. 73). Les deux pulsations du temps cosmique tendraient ultimement à coïncider dans l’intuition marc-aurélienne d’une même puissance, indistinctement destructrice et génératrice, quand bien même il nous serait impossible de les envisager autrement que sur le mode de l’alternance : «La substance est, en effet, comme un fleuve, en perpétuel écoulement; les forces sont soumises à de continuelles transformations, et les causes formelles à des milliers de modifications. Presque rien n’est stable, et voici, tout près, le gouffre infini du passé et de l’avenir, où tout s’évanouit»Footnote 60. La duplicité du temps universel a par ailleurs été saisie par Jean-Baptiste Gourinat : «[A]ussi, l’âme du monde, à force de se nourrir de la matière du monde, finit par l’absorber tout entière en elle. Elle confirme que le principe divin a un aspect dévorateur et consumant, consubstantiel à son aspect créateur et ordonnateur [...]»Footnote 61.
Significativement, la métaphore fluvialeFootnote 62, employée par Marc Aurèle et Sénèque pour évoquer la dynamique destructrice de l’incommensurable temps universel aussi bien que l’impression de déliquescence éprouvée par le sujet, sert de point de croisement entre les plans cosmique et phénoménologique. Nous adhérons à l’idée formulée par Goldschmidt d’une continuité du réel entre ces deux plans, en vertu de l’inclusion du second dans le premier : «La même nécessité pénètre et régit toutes les parties de l’univers et donc, aussi, les événements de notre vie. Entre la vie du grand Tout et la vie humaine, il y a un rapport, non seulement d’homogénéité, mais d’englobement, en sorte que le physicien qui comprend et accepte la légalité cosmique, discernera, comme a fortiori, les normes de la vie morale et les accomplira» (voir Goldschmidt, Reference Goldschmidt1953, §29, p. 68). Soulignons cependant que la proposition apparaît quelque peu surprenante venant de ce commentateur, en ce sens qu’il envisage l’éthique stoïcienne comme une entreprise d’immobilisation du temps, en opposition frontale non seulement avec le mouvement de déliquescence, lequel correspond à l’une des deux modalités du temps vécu telles que nous les avons mises en lumière, mais aussi, et de façon peut-être plus problématique, avec le temps cosmique lui-même, compris comme une sorte de dynamique de répétition à vide du même, répétition dont le flux déliquescent serait en quelque sorte l’image transposée sur le plan de la temporalité humaine. Nous voyons mal comment une quelconque homogénéité du réel pourrait être envisagée dans ces conditions, ni ce en quoi pourrait consister le prétendu point de passage entre les niveaux humain et universel. À l’inverse de Goldschmidt, l’interprétation que nous proposons s’accorde avec la conception stoïcienne selon laquelle l’art de vivre vise la conformation du vécu du sujet humain à un ordre du monde qui le dépasse radicalement et qui l’englobe. Nous sommes en effet d’avis que l’harmonisation du vécu temporel du sujet avec la dynamique du temps cosmique, qui est elle-même indistinctement destructrice et reconfiguratrice (régénératrice), nous offre la clé d’interprétation ultime du phénomène de valorisation de la vieillesse comme point culminant de l’existence.
Michel Foucault voyait en la morale stoïcienne une antithèse de type immanentiste à la morale platonicienne, basée sur l’exigence de l’accord du sujet avec un ordre universel, immuable, préexistant et qui le transcende. Il contrastait ainsi l’οἰκείωσις (appropriation à soi) stoïcienne avec l’ὁμοίωσις platonicienneFootnote 63. Pourtant, les écrits de Marc Aurèle, pour ne citer qu’eux, foisonnent de prescriptions éthiques qui encouragent le sujet à retrouver la place qu’il occupe dans l’ordre du cosmos, aussi insignifiante soit-elle, ce qui semble aller à l’encontre de l’interprétation foucaldienne. Aussi aurions-nous tort de minimiser cet aspect de mise en correspondance de l’individu avec la totalité universelle dans laquelle il s’inscrit, ce que l’étude de Goldschmidt a tout de même la vertu de mettre en évidence au travers de la notion de «passage» entre temps cosmique et temps vécu. Nous observons à vrai dire, pour le sujet de notre discussion, un constant va-et-vient dans les propos stoïciens entre le niveau du temps cosmique et celui du temps vécu. Comme l’indique Goldschmidt,
Il serait très insuffisant de ramener ce “passage” [du temps cosmique au temps vécu] à un artifice, ou même à un procédé pédagogique [...]. L’univers est un “tout organique” (Ζῶον) dont les parties sont “unifiées”. Ainsi, de la tendance primitive [du stoïcisme, qui incluait la connaissance de la physique,] à la conduite raisonnable, il n’y a aucune “discontinuité”; c’est par un déploiement, un “accomplissement” (effectio), que celle-ci sort de celle-làFootnote 64.
Sur la base de la figure de l’homéoseFootnote 65, à laquelle pourtant s’oppose Foucault pour caractériser l’éthique stoïcienne, nous pouvons envisager que le vécu d’une double temporalité par le sujet humain puisse équivaloir à un sentiment de participation à la rythmique ou au jeu de l’univers : le sujet éprouve, alternativement ou simultanément, le temps comme déliquescence (disparition, dissipation, dispersion) et comme ordonnancement (structuration, restauration, concentration). Tandis que le premier type de vécu temporel renverrait à la puissance du cosmos envisagée sous son jour destructeur, la temporalité progressive équivaudrait quant à elle à la phénoménalisation de cette même puissance, appréhendée cette fois en tant que force organisatrice.
Conclusion. L’amor fati : le pourquoi de l’activation du temps progressif et de la polarisation positive de la vieillesse
Au terme des considérations qui précèdent, nous voyons se dessiner deux versions de l’amor fati stoïcien, la seconde ouvrant un champ de réflexion plus vaste en ce qu’elle nous amène à admettre la coexistence de différentes conceptions du temps en interaction les unes avec les autres et nous pose le défi d’en penser les articulations. À un premier niveau, l’amor fati consiste dans le consentement à la perte de soi, à la disparition du vivant, à la fuite de ce qui a été, soit à une certaine direction du temps phénoménal, lui-même émanation, sur le plan du vécu humain, d’une puissance cosmique de destruction imaginée comme un embrasement périodique de l’univers. Le philosophe consent ici à la vieillesse comme à une irrépressible tendance de l’être au mouvement de disparition. Une version plus complexe de l’amor fati se profile une fois que l’on a saisi que le temps cosmique n’est pas seulement à envisager comme un néant vorace, mais aussi comme une puissance régénératrice de cela qu’elle détruit constamment. Métaphoriquement, l’amor fati stoïcien serait la performance thérapeutique ultime par lequel le sujet infirmeFootnote 66, c’est-à-dire celui qui ne vit le temps, sans doute parce qu’il le redoute, qu’en le subissant sous sa modalité de déliquescence, se convertit en un être sain, qui accepte de bonne grâce sa dissolution et procède à l’activation d’une temporalité active, progressive, miroir cette fois du temps cosmique envisagé dans sa puissance génératrice. C’est en regard de la temporalité progressive que l’on peut comprendre ce fascinant élément de la théorie du dernier Foucault, qui est le phénomène de valorisation de la vieillesse, en tant que pôle attractif de l’existence et point de culmination du processus d’esthétisation de soi. L’assignation d’une polarité positive à la représentation antique de la vieillesse est ultimement ce qui permet au sujet humain de procéder à l’inversion du cours du temps vécu comme déliquescence moyennant l’application constante de principes éthiques exigeants.