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Critique de la raison et mystique du réel : le réalisme tragique de Lyotard face au réalisme spéculatif

Published online by Cambridge University Press:  03 July 2017

ISABELLE THOMAS-FOGIEL*
Affiliation:
Université d’Ottawa
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Abstract

In this paper, I relativize the widespread representation of the generalized relativism of 1970s philosophy. I will show how the group of thinkers of this period often referred to as the ‘French Theory’ movement is not always defined by the affirmation of a radical relativism, but rather by the obstinate search for an original ‘reality’ (as thing in itself) capable of competing and denouncing the false ‘reality’ constructed by reason. To demonstrate this, I will focus on the journey of a philosopher who is emblematic of this period, namely Jean-François Lyotard. I will demonstrate that Lyotard claims a form of realism, which I will qualify as ‘tragic realism.’ Then, I will compare this ‘tragic realism’ with the more contemporary forms of realism (speculative, phenomenological, etc.).

Nous voudrions, dans cet article, relativiser la représentation (aujourd’hui largement répandue) d’un relativisme généralisé de la philosophie des années 1970, en montrant comment la constellation formée par les penseurs de cette période ne se définit pas toujours (et pas seulement) par l’affirmation d’un relativisme radical ou conséquent, mais bien plutôt par la recherche obstinée d’un «réel» originaire, susceptible de concurrencer et de dénoncer une «réalité» construite par la raison. Pour le démontrer, nous nous concentrerons sur le parcours d’un philosophe emblématique de la période, à savoir Jean-François Lyotard. Nous montrerons comment il incarne une forme de «réalisme tragique», que nous pourrons, dès lors, comparer avec des formes plus contemporaines de réalisme (spéculatif, phénoménologique, etc.).

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Le XXe siècle philosophique a été le siècle de la critique de la raison, critique à entendre non en son sens kantien d’évaluation des limites, mais en son sens de remise en cause, de déconstruction et de destruction. «La raison, glorifiée depuis des siècles, est l’ennemie la plus acharnée de la pensée» Footnote 1 , écrivait Heidegger, inaugurant ce vaste mouvement de résistance à la raison qui, par la suite, s’exprimera dans les tendances les plus diverses de la philosophie. Cette remise en cause de la raison a pu sembler la condition de l’éclosion d’une forme de relativisme qui aurait dominé la seconde moitié du siècle, de Richard Rorty à Paul Feyerabend, ou des acteurs de la French Theory Footnote 2 jusqu’aux nombreux disciples de Wittgenstein, tenants d’un relativisme anthropologique — relativisme qui paraît avoir connu son acmé dans la facétieuse affirmation de Bruno Latour selon laquelle les faits scientifiques étaient à ce point «construits» que Ramsès II n’avait pu mourir de la tuberculose, le bacille de Koch n’ayant été thématisé que quelques millénaires plus tard.

Nous voudrions, dans cet article, relativiser cette représentation (aujourd’hui largement répandue) d’un relativisme généralisé de la philosophie des années 1970, en montrant comment la constellation Footnote 3 formée par les penseurs de cette période ne se définit pas toujours (et pas seulement) par l’affirmation d’un relativisme radical ou conséquent, mais bien plutôt par la recherche obstinée d’un «réel» originaire, susceptible de concurrencer et de dénoncer une «réalité» construite par la raison. Pour le dire autrement, il nous semble que ce serait une erreur que d’englober les divers mouvements philosophiques des années 1970 (de Rorty à la French Theory en passant par Feyerabend et les adeptes de l’incommensurable variété des formes de vie) sous la bannière du seul relativisme, car certains furent, aussi, des représentants de ce que nous qualifierons, pour le moment, de «réalisme paradoxal». L’enjeu de notre enquête est non seulement de comprendre les véritables gestes conceptuels qui animèrent les années 1970, mais également de mettre en perspective l’actuelle revendication de «réalisme» qui, indéniablement, marque notre début de XXIe siècle. En effet, ce présent souci de réalisme apparaîtra, au terme de notre étude, moins comme une franche rupture d’avec le relativisme de la génération philosophique précédente Footnote 4 que comme la continuation d’un appel à un «réel en soi», qui vectorisait déjà nombre des recherches antérieures. Pour le démontrer, nous nous concentrerons sur le parcours d’un philosophe emblématique de la période, à savoir Jean-François Lyotard. Nous nous attacherons à remonter au geste principiel qui, à notre sens, structure toute sa philosophie, par-delà ses apparentes évolutions, à savoir le nouage qu’il effectue entre l’idée d’une critique de la raison et l’affirmation d’un réel en soi. Ce lien d’implication qui caractérise le premier moment de sa philosophie (I), demeure inchangé dans les années 1980, marquées par sa reprise de Kant (II). Ce geste fait de Lyotard le représentant d’un réalisme tragique, que nous pourrons situer, dès lors, par rapport aux différentes formes plus contemporaines de réalisme (III).

I. De Discours, figure au Différend : le lien d’implication entre la critique de la raison et la quête du «réel» en soi

Lyotard incarne, avec d’autres, ce vaste mouvement de résistance à la raison si caractéristique de la philosophie du XXe siècle. En effet, la notion de résistance, centrale chez lui, est d’abord déterminée comme résistance à une raison qui, réduisant le réel à l’identité, évacue de son horizon le «différend». Pour Lyotard, le sujet rationnel, qui se pensait comme maître et possesseur de la nature, a conduit au monde en lequel nous vivons aujourd’hui. C’est ce monde d’équations matérialisées, de calcul devenu matière, que l’exposition Les Immatériaux Footnote 5 avait pour but de mettre en scène et de dénoncer. Enfin, le terme même de «post-moderne» sanctionne l’échec de cette raison occidentale qui, de Descartes aux Lumières, a vécu dans l’illusion d’une émancipation à venir de l’humanité. La perte de cette idée d’émancipation semble bien frapper de vanité toute tentative d’appel à la raison et engager le philosophe dans une posture que résume l’expression de «résistance à la raison», qui caractérisera tout le parcours de Lyotard.

En effet, le but déclaré de son premier grand Footnote 6 texte, Discours, figure, est clairement d’atteindre «l’outre-logos» Footnote 7 , et ainsi d’aller au-delà du langage et de la raison (selon la double acception du terme grec Logos). Il s’agit d’instruire le procès du Logos en l’ouvrant à ses autres que, nous dit Lyotard, le «Logos a ostracisés» Footnote 8 . Cherchant à accéder à ce qu’il nomme les «soutènements» du dire et de la raison, Lyotard vise à opérer une «trouée dans le plancher» Footnote 9 . Il nous faut retrouver ce qui est en deçà du langage et le conditionne, ce sur quoi il repose en même temps qu’il l’occulte, bref ce que le Logos veut taire pour mieux se déployer. Il faut donc se mettre en quête de «ce qui est irréductible au dire» Footnote 10 .

Mais où chercher cet «outre-logos»? Lyotard, dans ce texte, convoque deux dimensions : celles du sensible avec Merleau-Ponty et celle du désir avec Freud. Merleau-Ponty lui permet de revenir au sensible, au visible par-delà le dicible et le calculable propre à la rationalité classique. Il s’agit donc, pour lui, de poursuivre la critique que Merleau-Ponty fit du sujet de la perspective et de la Dioptrique de Descartes. En effet, l’intervention de Merleau-Ponty montrait comment l’analyse de la vision par Descartes avait pour but de mettre à distance le sensible jusqu’à le faire disparaître comme sensible et apparaître comme figure. Avec Descartes, la réalité n’est plus le sensible délivré par la sensation, mais la largeur et la longueur des figures, projections géométriques de rapports algébriques, indemnes de toute irrégularité, profondeur et obscurité. Dès lors, la figure mathématique, devenue seule réelle, frappe d’irréalité la totalité du sensible. Pour Merleau-Ponty, Descartes a transformé le réel sensible en réalité mathématique. Le code s’est substitué au réel brut et «sauvage». Contre cette transformation du réel en équations, Merleau-Ponty entend revenir au soubassement originaire, qu’il thématise clairement comme un sol d’avant la chute dans l’objectivation, un temps d’avant la manipulation technique et la perte du corps de chair engendrées par la mathématisation cartésienne du monde Footnote 11 . C’est donc dans les pas de Merleau-Ponty et de sa dénonciation d’une raison qui occulte, trahit et mutile que Lyotard s’engage quand, à la figure mathématique cartésienne, il oppose le figural. Ce figural apparaît d’emblée comme une «contre-figure», qui sera comme une protestation et une déconstruction de la notion cartésienne de figures, qui délimitait et découpait le réel pour le transformer en objet appréhendable du fait de sa mesure, représentable du fait de ses contours, discernable du fait de ses limites. Ainsi, dans Discours, figure, le figural devient une énergie irréductible à toute approche discursive, «une trace du primaire dans le secondaire» Footnote 12 . Cette énergie libidinale doit retrouver le cœur même du visible, délivrée d’une raison qui s’épuise dans une mise en figure du réel et une réduction de la chose à la série de ses codes ou rapports algébriques.

C’est ainsi que «le visible» merleau-pontien sera progressivement compris, par Lyotard, en son sens freudien de «chose» (Das Ding Footnote 13 ), c’est-à-dire comme pulsions, désirs et rêves qui échappent à la factualité objectivable et à la maîtrise de la conscience. «L’œuvre du désir résulte de l’application d’une force sur un texte. Le désir ne parle pas, il violente l’ordre de la parole [...], il y a là un voir réfugié au milieu des mots, ostracisé sur leur confins, qui est irrémédiablement irréductible au dire» Footnote 14 . L’énergie est ce qui surgit (Ereignis) et opère un «trou dans le plancher de la raison». De Discours, figure (1971) à L’économie libidinale (1974), le figural s’oppose à la discursivité, l’énergie libidinale à la raison. Dans ces premiers textes, ce qui résiste est précisément «l’autre» de la raison. Il faut donc se mettre en quête du grand dehors de la raison, qui ne dépendrait plus de sa maîtrise ni de ses exigences. Telle est la signification ultime de «l’outre-logos», qui renvoie à un réel (Das Ding) indépendant de la raison, vierge de son emprise, indemne de ses réductions. Le mouvement consiste donc à sortir hors du Logos pour aller vers l’affect, l’énergie qui en est la racine mais que la raison toujours masque, recouvre, dénie. Si Lyotard veut rejoindre toutes les facettes du figural (par exemple la figure-matrice qui n’est présente que dans les affects), c’est pour mieux montrer les distorsions qu’elles font subir au discours, les résistances qu’elles opposent à la raison, les «trouées» qu’elles opèrent dans le continuum de la conscience. Le figural est comme l’ombre faite à la figure mathématique, et l’écho du rêve d’Artaud, qui voulait trouver «une espèce de contre-figure qui serait une protestation perpétuelle contre l’objet créé» Footnote 15 ; c’est cet objet créé pour et par la raison que l’exposition Les Immatériaux se donnait pour but de rendre sensible. En effet, dans cette exposition, Lyotard entendait «donner à voir» le monde d’objets construits par la raison mathématique et la rationalité technicienne. Son but était de faire prendre conscience au spectateur du fait que la «réalité» de notre monde environnant est comme la réification ou la pétrification de cette rationalité devenue toute puissante. Ce que nous appelons la «réalité» du monde, en lequel nous sommes immergés, est, en dernière instance, la projection de la raison calculatrice. Ainsi, Discours, figure opère une distinction entre une réalité entièrement conditionnée par la raison technicienne, pure image de réseaux de relations d’entendement, et un réel originaire, véritable lieu de «l’outre-logos» recherché. Nous avons donc d’un côté une réalité environnante, le monde en lequel aujourd’hui nous vivons, et qui se définit comme un prolongement de la science (réalité construite du monde cartésien), et de l’autre le «réel», qui ne s’atteste que par la «trouée» qu’il opère au sein de nos discours et dont les traces sont, pour Lyotard à cette époque, le sensible merleau-pontien et la «chose» freudienne.

Dans ce premier moment de la trajectoire de Lyotard, la raison apparaît clairement comme l’instance à laquelle il nous faut résister pour tenter d’atteindre un «outre-logos» plus réel que ce que nous appelons communément «réalité», laquelle ne renvoie qu’à notre environnement entièrement sous l’emprise de la raison cartésienne, soit aux objets matériels devenus des «Immatériaux».

Après ces deux livres, Le différend (1983), qui paraît après une maturation de neuf ans, semble opérer une rupture avec les œuvres précédentes Footnote 16 puisqu’il ne s’agit plus de chercher un au-delà du Logos (sensible, désir, Ding), mais bien de rester à l’intérieur des limites du langage. Mais le changement n’est qu’apparent puisque, là encore, la raison reste clairement ce contre quoi il faut résister. Certes, c’est à une autre facette de la raison que Lyotard s’en prend dans ce livre. Il ne s’y s’agit plus tant de la raison calculante et mathématique, mise en place par Galilée et Descartes, que de la raison des Lumières, qui a substitué à la simple raison scientifique la raison universelle des droits et de la morale. Dans un premier temps, nous avions une entente de la raison sous sa forme mathématique; ici nous avons la raison comme ce qui arase le multiple, le réduit à l’identité, à l’unité et à l’universalité. Opérant une sorte de tournant linguistique ou, à tout le moins explicitement wittgensteinien, Lyotard entreprend, tout en restant à l’intérieur des différentes formes de discours, de montrer leur incommensurabilité, c’est-à-dire leur impossibilité à être réduites à un métadiscours qui se voudrait absolu ou universel. Le «différend» consiste donc à exhiber la totale hétérogénéité des régimes de phrases (descriptif, prescriptif, normatif, interrogatif, etc.) comme l’incommensurabilité des types de discours (scientifique, éthique, technique, etc.). Ces discours ne peuvent être hiérarchisés ni catégorisés à partir d’une règle universelle qui en relativiserait l’hétérogénéité. Il n’y a pas de point de vue universel, de «point de vue de nulle part» d’où l’on pourrait juger tous les jeux de langage. La diversité des jeux de langage et leur incommensurabilité deviennent ce qui permet de résister à la raison.

Attardons-nous sur cette nouvelle figure de la raison que critique Lyotard ici, et dont son livre La condition post-moderne (1979) consignait, en écho, l’épuisement historique. Il s’agit bien de la raison des Lumières qui entend, par-delà l’hétérogénéité des cultures, des formes de vie ou des jeux de langage, parvenir à une idée universelle, valable en tout lieu et en tout temps. Cet universel est compris par Lyotard comme étant le propre d’une proposition vraie de tous les individus d’un certain ensemble (les hommes, les actions justes, etc.). L’universel acquiert donc, pour lui, la forme d’une totalité qui se referme. En effet, l’universel se conçoit à partir d’une extension qui serait déjà donnée (les hommes comme exemplification d’une «humanité», une et pérenne, par-delà la diversité de ses instanciations). L’universalité est, dès lors, adossée à un univers présupposé, a priori et nécessaire, puisqu’il n’est pas susceptible d’être falsifié par une expérience contingente. À la faveur de cette définition de l’universel, les individus qui appartiennent à ce domaine deviennent interchangeables dans la mesure même où ils sont tous des instanciations d’une même idée, par exemple celle d’humanité.

À cette conception de l’universel, Lyotard oppose l’incommensurabilité des jeux de langage, qui ne peuvent se subsumer sous un discours absolu qui en établirait les normes intangibles au sein d’un système clos et achevé. Les jeux de langage montrent l’inanité de tout système rationnel et articulé. Or, et c’est ce qui est décisif, cette nouvelle critique de la raison (celle des Lumières plutôt que celle, galiléo-cartésienne, sous-jacente à notre réalité mathématisée) s’accompagne là encore de la thématisation d’un «outre-logos».

En effet, Lyotard oppose à la raison des Lumières «la phrase inarticulée» qui, ici, ne sera plus le désir qui «surgit» et «troue», mais le souffrir, dont la Shoah deviendra le paradigme. «Dans le différend quelque chose demande à être mis en mot et souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant» Footnote 17 . Le Logos se heurte maintenant à l’innommable, à ce qui est réel indéniablement (Auschwitz), mais est en même temps l’impossible à dire. Comme le désir était la contre-figure d’une raison mathématicienne, le souffrir devient la contre-figure d’une rationalité universelle. Au discours articulé, le souffrir oppose la résistance de «l’imphrasable», de l’innommable, de l’irreprésentable. Le réel sous sa forme de «souffrance» devient l’autre de la raison; il prend la forme d’un traumatisme qui ne peut être énoncé. Comme le souligne Michèle Cohen-Halimi, il s’agit d’un «réel exclu du sens, impensable, à la limite de l’expérience» Footnote 18 .

Or, comme dans les premiers textes cités, apparaît ici la corrélation effectuée entre la critique de la raison et la quête d’un réel (outre-logos) que le Logos ne peut dire, mais qui pourtant le frappe, le troue, le transit. C’est cette permanence du même geste général d’un livre à l’autre qui nous importe. En effet, la critique de la raison comme dénonciation de l’universel, aurait pu déboucher sur un relativisme joyeux et conséquent, dont on trouve l’expression, à la même époque, dans les écrits d’un Feyerabend, voire dans ceux de Rorty. Or, tel n’est pas le chemin suivi par Lyotard, qui emprunte une voie plus tragique, où la critique de la raison est toujours corrélée à un «réel» en soi, à la fois impossible et effectif, «exclu du sens» mais néanmoins «soutènement» de tout «dire». Lyotard, loin d’incarner le relativisme débridé qu’on lui prête trop souvent, professe bien plutôt ce que l’on pourrait appeler un «réalisme paradoxal». Réalisme, d’une part, parce qu’il est sans arrêt question d’un «réel» comme outre-logos, dont l’art comme la philosophie poursuivent les traces diffractées, et d’autre part parce que ce «réel», comme «chose» à la fois impossible et effective, est le «soubassement» de tout sens et le lieu même à partir duquel la raison peut être critiquée et dépassée. Réalisme, donc, mais réalisme tout à la fois paradoxal et tragique, puisque le réel est ce qui frappe tout sens, conditionne toute existence, mais ne peut se dire. Comme l’écrit Jean-François Nordmann, dans son article «Anamnèse et création», Lyotard entend faire «“surgir [...] un réel encore impensé”», réel qu’il ne s’agit plus «de décrire ou de réfléchir, mais dont il s’agit seulement de témoigner, de donner trace au moyen de “phrases” qui doivent donner à entendre ou à sous-entendre “la voix inarticulée et inarticulable de cet affect”» Footnote 19 .

C’est incontestablement par cette thématique de l’innommable que Lyotard rejoint d’abord Adorno (qu’il objectera à Derrida lors de la décade du colloque de Cerisy de 1980), mais aussi Kant (qu’il prendra comme fil conducteur à la fin des années 1980). De toutes les apparentes évolutions de Lyotard, c’est sans doute celle qui a le plus surpris ses contemporains. De fait, il était encore loisible de repérer une relative continuité entre l’énergie libidinale, de facture phénoménologique et freudienne (1971-1974), et les jeux de langage incommensurables du Différend (1983), qui défont l’idée d’une raison universelle, laquelle se voit objecter un souffrir «imphrasable». La continuité se trouvait précisément dans l’idée d’un philosophe qui se mettait en quête de toutes les formes qui résistent à la raison, et se structurait autour de l’espoir d’atteindre «l’outre-logos», la chose même (Das Ding). Ainsi, à la recherche d’un réel comme désir ou énergie (Freud) de la première période s’était substituée une sorte de «mystique» Footnote 20 du réel comme ce que le discours ne peut dire mais dont nous devons pourtant témoigner (le réel tragique d’Auschwitz). Mais que penser du virage de la fin des années 1980 et de leur allégeance kantienne que traduisent sans ambiguïté Les leçons sur l’analytique du sublime Footnote 21 ? Comment la raison kantienne peut-elle être intégrée dans un parcours qui, jusqu’alors, semblait n’avoir d’autre but que de recenser les différentes formes qui lui résistent (le sensible, l’énergie libidinale, l’incommensurabilité des dires et l’indicibilité du souffrir)? Kant n’incarne-t-il pas, au premier chef, cette raison universelle qui a vécu dans l’illusion d’une émancipation de l’humanité? «Que pouvons-nous faire si nous n’avons plus le projet de l’émancipation? Quelle sorte de ligne de résistance pouvons-nous avoir?» demande Lyotard dans ses travaux sur les «Immatériaux». Essayons de comprendre comment la raison universelle kantienne a pu, paradoxalement, être enrôlée dans le dispositif lyotardien et voyons si le geste principiel de Lyotard (la corrélation entre la critique de la raison et l’appel à un réel en soi) s’en trouve altéré ou non.

II. «Le transformateur Kant» : Idée de la raison ou réel en soi?

Le lien entre le dispositif de Lyotard et la raison kantienne semble moins difficile à faire qu’il n’y paraît si l’on prend comme fil conducteur la notion «d’irreprésentable», cœur même de la dialectique du sublime et possible rappel tant de l’innommable du Différend que de «l’outre-logos» de Discours, figure. Chez Kant, la dynamique du sublime tend à la présentation de l’infini; dans le sublime, «l’imagination du spectateur se sent [...] illimitée en raison de la disparition de ses bornes» Footnote 22 . Mais si l’œuvre sublime vise à présenter l’infini, cette présentation ne saurait être présentation positive; la saisie actuelle de l’infini est impossible; il est à ce titre révélateur que l’énoncé donné comme le plus sublime par Kant soit l’interdit de la représentation du deuxième commandement de l’Ancien Testament. Parce que l’infini ne peut être contenu dans aucune figure, le sublime signe la faillite de la figuration, l’échec de toute représentation. Le sublime est mise en cause de la figure, qui enserre, délimite et clôt; il est sinon présentation de l’imprésentable, ou à tout le moins, selon la juste expression de Lyotard, «présentation qu’il y a de l’imprésentable» Footnote 23 . Le jugement sublime témoigne de l’au-delà de tout rapport au canon de la discursivité. Dans un premier temps, donc, la référence à Kant prend encore la forme d’une résistance au discursif et à la raison conçue comme faculté de représentation et source d’objectivation. Le jugement sublime témoigne à nouveau de la crise de la figure, de la mise en péril de la rationalité discursive, qui ne peut plus figurer (Descartes) ni clore (l’idée d’un système universel, que Lyotard impute à Hegel). Mais cette mise en péril ne vient plus d’une sorte d’outre-logos (Das Ding), mais de la raison elle-même, entendue comme jeu des facultés : imagination/raison que Lyotard traduit par la dichotomie phrasable/inphrasable. C’est la raison elle-même, et non son dehors ou son autre, qui va produire le sentiment du sublime, comme le notait Kant qui parlait d’auto-affection de l’esprit (Gemüt) par lui-même. Tout se passe ici comme si la raison suscitait par elle-même son autre (le sentiment), lequel n’est pourtant rien d’autre que l’information de la raison sur son état : «le sentiment est à la fois l’état de la pensée et l’avertissement fait à la pensée de son état par son état» Footnote 24 . Le sublime est l’état dans lequel l’esprit humain se met du fait de sa propre activité.

Ainsi, la résistance à la raison (dans sa double acception cartésienne de figure et hégélienne de système) procède bel et bien de la raison elle-même (irreprésentable/sublime) et semble, par un retournement spectaculaire, donner sens à l’expression «résistance de la raison», là où toute l’œuvre antérieure se définissait comme «résistance à la raison». Le sublime ne délivre ni objet ni figure (contre la raison cartésienne), mais un sentiment. Il ne produit ni système universel, ni clôture (contre la raison hégélienne), mais bien plutôt l’ouverture infinie sur le fait «qu’il y a de l’irreprésentable». Par le sublime, la raison elle-même indique l’outre-logos qui, pour Kant, avait pour nom «l’infini», pour Lyotard l’«irreprésentable».

Dès lors, l’étude du parcours de Lyotard semble nous inciter à y distinguer deux moments, quasi contradictoires. Dans un premier temps, Lyotard cherche à résister à la raison en s’orientant vers ses autres (le sensible, le désir, la souffrance, l’innommable, tour à tour désignés comme «le réel»). La trouée de la raison s’y fait à partir de ce qui n’est pas la raison, de ce qui lui échappe ou la contredit. Mais dans un deuxième temps, Les leçons sur l’analytique du sublime semblent avoir intériorisé cette dynamique pour la retrouver au cœur de la raison elle-même. La raison ne subit pas, de l’extérieur, la trouée (d’un désir, d’une énergie, d’une souffrance), mais produit elle-même cette trouée (auto-affection de l’esprit par lui-même chez Kant). La question n’est plus : qu’est ce qui résiste à la raison en la parasitant, mais comment la raison résiste-t-elle d’elle-même à elle-même? Comment oppose-t-elle l’infini sublime à la clôture du système, l’irreprésentable à la représentation réglée?

Cette résistance de la raison signifie donc son propre renoncement à clore et figurer, son dépassement de la notion d’identité figée et son ouverture vers ce qu’elle ne peut «prendre» (capere), conceptualiser, imager, à savoir cet infini vers lequel elle fait signe de l’intérieur d’elle-même.

Il semblerait donc licite de conclure ici à une profonde modification de la doctrine, opérée par le «transformateur Kant», puisque nous assistons indéniablement à la restitution d’un sens positif de la raison. Nous semblons bel et bien être passés d’une résistance à la raison à une résistance de la raison. Néanmoins, en dépit de cette atténuation, au contact de Kant, de la dénonciation de la raison, il nous faut éviter de conclure trop hâtivement et nuancer nos précédentes analyses. En effet, l’acte principiel que nous avons décelé dans les premiers textes (corrélation entre une dénonciation de la raison et un appel à un réel en soi) demeure inchangé dans l’œuvre tardive. La prise en considération de Kant n’a pas modifié en profondeur le réalisme tragique de Lyotard. Établissons cette thèse en apparence paradoxale en revenant plus précisément encore sur la manière dont Lyotard interprète Kant, c’est-à-dire sur les infléchissements qu’il fait subir à la doctrine initiale, qui sont autant d’indices qu’il s’agit moins, pour lui, de revenir au penser kantien que de le faire consonner avec le dispositif lyotardien initial, que nous avons caractérisé comme réalisme tragique.

Tout d’abord, «l’irreprésentable» chez Lyotard ne sera plus l’infini, mais très précisément l’innommable qui a pour incarnation Auschwitz. Par un court-circuit entre Adorno et Kant, il associe l’irreprésentable au souffrir radical qui, en dernière instance, ne peut être dit («phrasé»), mais peut simplement être montré («témoigné») par le silence. En 1988, il écrit : «d’une certaine façon le différend est là pour témoigner que le témoin ne peut pas parler, que le silence est son seul témoignage» Footnote 25 . La seule possibilité qui nous semble offerte ici est de donner, à travers nos œuvres, le silence à entendre, en une sorte d’attestation muette et toujours recommencée, comme si Lyotard retrouvait encore ici la mystique du taire, qui terminait le Tractatus et dominait Le différend.

Ensuite, Lyotard délie le jugement réfléchissant de toute possibilité de connaissance. Chez Kant, en effet, le jugement réfléchissant a un rôle non négligeable à la fois dans la production et l’organisation de nos connaissances (rôles des idées régulatrices, y compris en physique), mais aussi dans la juste appréhension de notre véritable destination. Le sublime nous ouvrant à l’infini nous renseigne par là-même sur notre véritable destination morale. À l’inverse, Lyotard conçoit le sublime uniquement comme l’épreuve ressentie de l’impossible. Il ne s’agit plus, comme chez Kant, de relativiser le jugement déterminant (la représentation scientifique) en nous ouvrant à d’autres possibilités de pensée, mais de nous concentrer sur la seule dimension esthétique (au sens premier de ce qui est senti, ressenti). C’est ce que Derrida appelait le «pathos» de Lyotard Footnote 26 qui, saturant d’affect l’espace de la faculté de juger, semble lui ôter toute possibilité de juger autrement qu’en se taisant et en éprouvant sans cesse le traumatisme initial (Auschwitz), sous la forme d’un «réel» comme «outre logos» indépassable et à jamais indicible.

Enfin, Lyotard ne retient que l’échec du sentiment du sublime et non la promesse d’une joie éprouvée devant un monde possible qui apparaît grâce et à partir de cette épreuve même de l’échec. Il écrit : «avec le beau c’est bonheur, pur miracle de la promesse. Mais avec le sublime c’est son impossibilité... Le beau, événement de la naissance, le sublime, de la mort» Footnote 27 . C’est ce qui explique, dans son œuvre, l’omniprésence de la thématique du chagrin, de la perte et de la dette : «il y a une défaite de l’esprit, elle est de toujours» Footnote 28 . Le réel absolu demeure à jamais ce qui est exclu du sens et en signe la défaite. L’inadéquation ressentie entre le sens et le réel traumatique ne nous conduit à rien d’autre qu’au sentiment de peine (chagrin). Les œuvres artistiques comme philosophiques doivent donner ce «chagrin» ou ce «désarroi» à ressentir. Parce qu’elles doivent dire un réel impossible, les œuvres, comme écriture du réel hors sens, s’apparentent à ce que Maurice Blanchot thématisait à la même époque comme «l’écriture du désastre». L’œuvre est comme une manière de faire, une façon de négocier avec un réel impossible; l’écriture devient la marque de ce qui ne peut être dit. Nous sommes ici face à une sorte de «théologie négative» (l’impossibilité à dire ce qu’il faut dire), comme le remarque J.-M. Rey, qui écrit : «cela ressemble à une esthétique négative qui serait, peut-être, le pendant de la très vieille théologie négative» Footnote 29 . Le style de l’artiste, comme du philosophe, devient la marque d’un réel à jamais innommable.

Il s’agit donc de produire, par nos œuvres, l’écriture d’un réel impossible. Dans ce cadre, la création théorique comme artistique devient une critique éternellement recommencée des formes précédentes, critique qui a pour finalité un témoignage quasi impossible qui s’abime dans l’épreuve du chagrin et de la dette. Nous retrouvons là les deux dimensions, déjà évoquées, conférées par Lyotard à son «œuvre d’art», Les Immatériaux : dimension critique (faire prendre conscience en dénonçant) et esthétique (provoquer un sentiment de chagrin, de peine). La tonalité tragique de la philosophie de Lyotard, loin de disparaître, s’est bien plutôt accentuée avec l’analyse du sublime kantien.

De fait, la mystique du réel (au sens wittgensteinien, qui imprégnait Le différend) non seulement n’a pas disparu, mais la critique de la raison est maintenue malgré le détour par Kant. Cette analyse nous permet de faire saillir les trois traits ou actes principaux de la lecture de Kant par Lyotard, traits qui montrent combien il a conservé jusqu’au bout sa posture initiale, que nous avons résumée sous le syntagme de «réalisme tragique».

1) Tout d’abord, notons l’implication stricte qu’il effectue entre la notion de sublime et celle d’échec. Le sublime déboucherait sur un échec et cet échec serait ressenti sous la forme du chagrin. Indéniablement, Lyotard se fait ici le symbole de la conscience tragique que les analyses de Hegel par Kojève avait déjà fait résonner dès ses cours d’avant-guerre, et dont la figure hantera toutes les années 1970 Footnote 30 . Le thème de l’impossible (le réel) et ceux, corollaires, du chagrin, de la perte et de la dette (soit ce que nous ressentons d’un réel que nous ne pouvons ni thématiser discursivement, ni mettre à distance dans un mouvement de connaissance) prédomineront, de fait, dans bon nombre de productions artistiques comme philosophiques de cette période.

2) Ensuite et corollairement cet échec est, pour Lyotard, l’impossibilité à dire le «réel», c’est-à-dire — à la fin de son œuvre — Auschwitz. La différence avec l’analyse de Kant est ici aussi subtile que décisive. En effet, chez Kant, l’échec était l’échec de l’imagination à présenter une idée de la raison. Il ne s’agissait donc pas d’un réel en soi et hors de la pensée, mais bien d’une idée, celle de l’infini. Cela permettait à la notion d’échec (sentiment de peine) de se transmuer en son contraire : la joie d’être informé ainsi de la grandeur de notre destination (sentiment de plaisir). À une idée de la raison Lyotard a donc substitué le réel. On voit clairement ici combien il est resté, sa vie durant, obnubilé par la notion d’un «réel» en soi (Das Ding), qui toujours trouerait le Logos mais ne pourrait jamais se «phraser». Dans sa lecture de Kant, Lyotard interprète l’infini comme une chose en soi, une sorte de «grand autre» ou de «grand dehors» indépendant de nous. Il reste constamment dépendant de son tropisme «réaliste», qui toujours se met en quête d’un outre-logos, comme chose que l’esprit devrait atteindre et pouvoir refléter. L’échec naît, en fait, de cette attente réaliste et d’une conception, jamais frontalement assumée, du dire vrai comme saisie d’une chose originaire telle qu’en elle-même, saisie qui, parce qu’elle est impossible, conduit précisément à cette thématique du chagrin et de la perte. Kant est intégré à un horizon réaliste (atteindre l’outre-logos, dire le réel, rejoindre le soubassement du sens) avec lequel il n’a que peu de consonance. À ce titre, il est important de noter que Lyotard lui-même souligne sa constance en déclarant que sa lecture de Kant retrouve des thématiques qu’il avait auparavant développées. Il écrit ainsi : «le sublime tel que Kant l’analyse dans la Critique de la faculté de juger offre des traits analogues, dans une autre problématique, à ceux de l’affect inconscient et d’après-coup dans la pensée freudienne» Footnote 31 . Toujours et partout il s’agit de tenter de rétrocéder à l’outre-logos, au non-conscient, à ce qui est exclu du sens tout en en étant la condition souterraine. La philosophie de Lyotard se conçoit comme une sorte d’archéologie qui entreprendrait de débusquer, sous la réalité factice créée par la raison, le réel authentique. Réalisme donc (il y a un réel), mais réalisme tragique (il est impossible à dire). Nos œuvres philosophiques comme artistiques ne sont donc pas des explicitations rationnelles de ce réel souterrain (ce qui correspondrait à la figure classique d’un réalisme épistémologique, optimiste et confiant), mais des manières d’éprouver (et non de connaître) cet impossible comme impossible. Le réel ne se dit pas, il frappe, et c’est cette frappe ou marque que nous attestons par le biais «du chagrin et du désarroi», que nos œuvres ne doivent pas «apaiser» mais «réactiver».

3) Enfin, Lyotard maintient sa critique de la raison par le biais de sa dénonciation constante de l’universel; le contact de la Critique de la faculté de juger et de la Dialectique négative d’Adorno (1978 [1966]) — qui tentaient toutes deux, de manière différente, une redéfinition de l’universel — ne lui fait pas modifier sa position dans ses derniers textes. Là encore, la continuité est totale. En effet, Lyotard définit toujours l’universel comme une collection, un ensemble qui serait déjà donné et donc clos. Par exemple, il y aurait une idée d’humanité (ou de justice) en général et les individus (ou actions) seraient les instanciations possibles de ce «type» ou «genre» déjà là, prédéterminé. Son universalité apparaît ainsi comme un souvenir du ciel intelligible de Platon : une idée est là, fixée de toute éternité, et les individus en sont des exemplifications concrètes. Pour lui, l’universel est donc, d’une part, compris à partir de la notion d’univers (comme collection exhaustive de X interchangeables), et d’autre part pensé dans le sillage de la classique notion de vérité comme adéquation de notre jugement à une chose préalable et indépendante de notre jugement. L’idée de l’humanité, par exemple, serait une idée, un genre ou une mesure à partir de laquelle nous jugerions de la conformité de tel groupe à cette idée. C’est ainsi que certains groupes (tels ceux par exemple, relevant de la mentalité primitive) pouvaient être dits, au XIXe siècle, moins conformes à l’idée d’humanité que d’autres (par exemple la société occidentale). L’universel, ainsi conçu comme totalité achevée et fait prédéterminé, est rejeté comme illusion au même titre que les grands récits. La raison, pourvoyeuse d’universels trompeurs, demeure donc bien ce qui doit être dénoncé et dépassé.

Ces trois traits saillants montrent à quel point la philosophie tardive de Lyotard, en dépit de sa proximité revendiquée avec Kant et Adorno, et en dépit du «tournant», parfois supposé, de sa pensée, demeure la même et se structure bien, de façon plus générale, autour d’un geste unique : établir un lien d’implication entre la critique de la raison et la recherche d’un réel en soi, d’un hors-logos. Cette postulation qu’il existe un réel en soi (outre-logos) participe bien d’une forme de réalisme puisque nous y trouvons un engagement ontologique clair : il y a un réel = X (désir, souffrance) qui ne dépend pas de la raison ni de ce qu’elle peut en dire, mais qui bien plutôt troue et frappe cette raison. Mais ce réalisme est un réalisme tragique puisque le réel est l’impossible et en même temps cela même qui, exclu du sens, le conditionne de part en part. Le réel ne peut donc être thématisé (sous la forme, par exemple, d’une proposition apophantique), il ne peut être élucidé par un discours épistémologique et rationnel; il peut être simplement senti sous la forme du chagrin et de la perte.

Cette restitution de l’exacte position de Lyotard dans le champ philosophique des années 1970 nous permet de proposer une autre histoire du réalisme récent.

III. Réalisme tragique et réalisme contemporain : la véritable innovation du réalisme spéculatif

Indéniablement, la «constellation conceptuelle» qui domine le début du XXIe siècle est celle du «réalisme». Aucun courant de la philosophie n’y échappe (phénoménologie, métaphysique analytique, ontologie continentale, doctrine du langage ordinaire), comme nous l’avons montré dans Le lieu de l’universel, impasses du réalisme dans la philosophie contemporaine (2015). Il ne s’agit pas ici de revenir sur ce diagnostic, mais de proposer une généalogie du réalisme actuel autre que celle qui a cours dans les œuvres réalistes. En effet, une idée s’est installée, largement insufflée par les différents acteurs de ce réalisme «nouveau» : le réalisme contemporain ferait rupture, car la période précédente aurait été entièrement relativiste et sous l’emprise, toutes tendances confondues, de la «corrélation» Footnote 32 . Or, ce n’est pas exactement ce que nous avons pu constater ici en relisant Lyotard. Il convient en effet, si l’on souhaite être historiquement et conceptuellement précis, de distinguer trois lignes de pensée dans les années 1970, dont les deux premières seulement sont relativistes. La première, que l’on pourrait caractériser d’un terme goodmanien comme les «faiseurs de mondes», soutient explicitement qu’il n’y a pas de «monde», ni de «réel» garant, mais simplement diverses constructions ou codifications, qui soit peuvent être ordonnées selon leur plus ou moins grande consistance ou cohérence interne (Goodman, voire les structuralistes), soit se situent toutes sur le même plan (Feyerabend et son fameux «n’importe quoi vaut»), soit enfin peuvent être dites, non pas plus ou moins cohérentes, mais plus ou moins utiles pour moi (pragmatisme de Rorty). La deuxième est formée par la cohorte des wittgensteiniens de l’époque, particulièrement représentés dans les études esthétiques, qui avaient toutes en commun de nier qu’il existât une «vérité hors sol» ou «une réalité en soi», et s’attachaient donc à restituer le contexte, à chaque fois particulier et contingent, de telle ou telle œuvre ou proposition (voir la «théorie institutionnelle» de l’art particulièrement en vogue, aux États-Unis, dans les années 1970 à 1980 Footnote 33 ). Mais la troisième tendance, incarnée par Lyotard Footnote 34 , n’est nullement relativiste puisque l’affirmation d’un «réel» en soi (Das Ding) y est toujours maintenue, basse continue d’un engagement ontologique fort qui tranche avec le relativisme qui, pour sa part, nie que la notion de réel puisse avoir un sens autre que construit Footnote 35 . Lyotard échappe, en fait, à la thèse corrélationniste de par sa position d’un outre-logos, c’est-à-dire ce «grand dehors» que nous éprouvons sous la forme d’un sentiment (le chagrin). Certes, nous ne pouvons thématiser ce grand dehors, c’est-à-dire le connaître par les moyens de la science ou du discours apophantique, mais ce réel «est», et fait trace dans nos œuvres et nos discours. Lyotard soutient un réalisme ontologique classique (il y a un réel indépendant de nos schèmes cognitifs), mais non un réalisme épistémologique traditionnel (nous pouvons le connaître par le biais de procédures rationnelles : physiques, mathématiques, philosophiques). Néanmoins, que nous ne puissions dire ce réel par la raison ne signifie pas que Lyotard postule, à la manière des relativistes, que nous n’avons pas accès à ce réel ou, à la manière des kantiens, que nous le «constituons» (comme expérience pour nous). En effet, nous restituons ce réel par de nouveaux moyens (le sentiment, le désarroi, le chagrin) et nos œuvres philosophiques et artistiques ne sont que les manières de porter témoignage de ce réel indicible. En revanche, la science (physique, mathématiques) se contente, pour Lyotard, de construire une réalité (destitution cartésienne du sensible) qui n’est que la pétrification de la raison calculatrice (selon la guise heideggérienne, jamais abandonnée par Lyotard, de la dénonciation de la science). Dès lors, la différence entre Lyotard et le réalisme contemporain peut être mieux caractérisée, par-delà les actuelles revendications de rupture radicale et de bouleversement sans précédent (revendications souvent excessives quoique inhérentes à chaque génération). Le réalisme phénoménologique contemporain Footnote 36 est proche de Lyotard dans sa structure la plus générale : il s’agit de rechercher une expérience originaire ou un sol sensible ou authentique, ce qu’appelait déjà de ses vœux Merleau-Ponty. Le geste principiel, par-delà les variations propres à chaque élaboration, y est identique et signale une approche, de fait, «réaliste» (il y a un réel, un sol, et il faut revenir à cet «originaire» d’une manière ou d’une autre). Il en est globalement de même pour les multiples tendances actuelles du réalisme wittgensteinien (l’incommensurabilité des jeux de langage) Footnote 37 , position dont Lyotard présentait déjà une figure précise dans Le différend. Ces deux formes de réalisme n’innovent donc en rien par rapport aux thèmes des années antérieures. Il convient ici de ne pas se méprendre sur notre jugement : en prétendant que les mouvances phénoménologique et wittgensteinienne ne font pas rupture par rapport aux thématiques de la génération précédente, ni même par rapport à de plus anciennes (Heidegger des années 1930, Wittgenstein des années 1950), nous ne prétendons pas qu’elles ne valent rien. Après tout, l’une de ces deux formes, quoiqu’appartenant au passé, pourrait se révéler la véritable voie d’avenir de la philosophie; nous n’en jugeons pas ici, mais nous contentons de dire qu’il n’y a pas rupture, mais continuation.

Tel n’est pas le cas du réalisme spéculatif, qui, de fait, représente une réelle rupture par rapport à la génération de Lyotard. Néanmoins, ce qui est nouveau n’est pas du tout la revendication du «grand dehors» (réalisme), ni une supposée sortie hors du «corrélationnisme» que nul, hormis le réalisme spéculatif, n’aurait jamais tentée depuis Kant. En effet, Lyotard est clairement un anti-corrélationniste en ce qu’il affirme d’une part qu’il y a un réel qui ne dépend pas de la raison et de ses schèmes (l’outre-logos), et d’autre part que nous devons et pouvons attester de ce «réel». Nous le pouvons par l’épreuve du chagrin manifestée dans nos modes d’écriture — poétiques, picturales, philosophiques Footnote 38 . En revanche, ce qui est nouveau est la claire revalorisation de la science, à tel point que ce mouvement philosophique, du moins pour Meillassoux, aurait pu tout aussi bien se nommer «un scientisme Footnote 39 spéculatif». L’opération de Meillassoux consiste clairement à dépasser l’antienne heideggérienne d’une science qui nous vole le réel en construisant une réalité factice et menaçante. Pour ce faire, il restitue à la pensée cartésienne sa puissance réaliste (par-delà les attaques dont Descartes, tenu pour grand responsable des «temps modernes», a pu faire l’objet). Pour Meillassoux, la réalité Footnote 40 est absolument indépendante de nous (réalisme ontologique), et la science (exemplairement les mathématiques) peut l’atteindre et la dire (réalisme épistémologique). Là se situe la claire différence avec Lyotard et, à notre sens, la véritable innovation du réalisme spéculatif. L’innovation est en effet d’importance, car il a fallu rompre avec un thème qui dominait une bonne partie de la philosophie depuis Heidegger : la critique de la raison et de la science à partir d’un lieu supposé plus «originaire» (le sensible chez Merleau-Ponty, le désir chez le premier Lyotard, le pré-théorique chez le premier Heidegger) Footnote 41 . Descartes et son «réalisme soustractif» Footnote 42 (capacité des mathématiques à dire le réel en soi) a remplacé le réalisme tragique (et esthétique) de la génération précédente. Néanmoins, on se méprendrait en pensant qu’il s’agit là d’une simple reconduction du rationalisme classique, c’est-à-dire en peignant Meillassoux sous les traits d’un cartésien qui aurait simplement décidé de se passer de Dieu et de ses bienveillantes garanties. De fait, le réel indépendant pour Meillassoux est la contingence absolue (tragique du hasard mallarméen) et non la somme de lois nécessaires (optimisme leibnizien). Par ce biais, il retrouve une caractérisation du réel (ce qui est sans raison et surgit) qui, paradoxalement, n’est pas sans rapport avec celle de la génération de Lyotard. Pour autant, pour Meillassoux, le réel n’est pas exclu du sens, mais son sens ultime est de n’être pas nécessaire. La nuance ici est assurément capitale : le réel peut être dit (par la raison mathématique), mais son sens est la contingence, à la fois ultime et nécessaire. La différence entre le réalisme tragique et le réalisme spéculatif se situe donc bien dans la place que chacun accorde à la science, c’est-à-dire à la raison et ses pouvoirs.

Nos analyses ont donc fait apparaître le «réalisme de Lyotard» et sa nature exacte : il s’agit d’un réalisme à la fois tragique — le réel est, mais est impossible à «phraser» — et esthétique — le réel peut s’attester par le sentiment de chagrin, dont nos œuvres philosophiques et artistiques doivent porter témoignage. Cette restitution de l’exact type de «réalisme» de Lyotard (qui le révèle très étranger au relativisme qu’on lui prête trop souvent) nous a permis de le mettre en perspective avec les diverses formes contemporaines de réalisme et de faire ainsi saillir les véritables innovations du réalisme spéculatif incarné par Meillassoux, réalisme qui apparaît comme le seul à faire véritablement rupture par rapport aux générations précédentes. Mais cette rupture introduite par le réalisme spéculatif ne doit pas s’interpréter comme la rupture d’avec un corrélationnisme qui aurait été unanimement mis en œuvre avant lui, car comme nous l’avons montré, la position de Lyotard est une claire sortie du corrélationnisme, du fait de sa postulation d’un grand dehors (Das Ding), d’un réel absolu car indépendant de la raison et de ses exigences («l’outre-logos»). La rupture véritable du réalisme spéculatif réside dans la revalorisation de la raison et de ses procédures contre le thème, d’origine heideggerienne Footnote 43 , de destitution de la raison. En ce sens, le réalisme spéculatif a bien inauguré un nouveau moment philosophique, qui peut se donner les moyens d’en finir avec l’idée même de modernité et de post-modernité, c’est-à-dire avec l’idée d’une raison (et d’une science) ennemie qui ne chercherait qu’à nous asservir. Ce moment nous invite tous (réalistes ou non) à penser autrement l’histoire des inventions de la raison (scientifiques, philosophiques) en nous détachant définitivement de l’attitude heideggérienne de la déploration et de la condamnation de la rationalité.

Footnotes

1 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part (1980 [1950], p. 322).

2 Le terme renvoie à la configuration formée par des philosophes français des années 1970 (M. Foucault, J. Derrida, G. Deleuze, J.-F. Lyotard), ainsi que par des théoriciens des sciences humaines ou sociales (B. Latour, J. Lacan), de la littérature (J. Kristeva), ou encore par certains romanciers (H. Cixous), qui connurent un grand succès dans les universités américaines et furent, dès lors, regroupés sous cette expression anglaise. Sur cette appellation devenue courante, voir François Cusset, French Theory (2003). C’est cette French Theory qui est prise à partie par Alan Sokal et Jean Bricmont dans les Impostures intellectuelles (1997); elle se caractérise, aux yeux des auteurs, par le rejet de la tradition rationaliste des Lumières et un relativisme cognitif et culturel débouchant sur l’irrationalisme et le nihilisme.

3 L’unité de la philosophie, dans cette période qui court de 1965 à 1985, est effective et les noms cités suffisent à suggérer l’idée d’une configuration intellectuelle structurée autour de principes et de problèmes communs. C’est pourquoi il nous semble que certains tenants actuels de la philosophie analytique (par exemple P. Engel ou K. Milligan) commettent une erreur historique en voulant dissocier, à tout prix, la constellation anglo-saxonne de cette époque de la French Theory. Ils oublient que dans ces années-là dominait, outre-Atlantique, un Wittgenstein, peint sous les traits du relativisme ou du scepticisme, et que Feyerabend comme Rorty partageaient bien des thèmes avec Derrida, Lyotard ou Foucault. Il est donc erroné de prétendre que le relativisme et la déconstruction seraient la particularité d’une France devenue fiévreuse, là où les anglo-saxons de l’époque auraient continué à philosopher à l’ombre de la logique de Russell ou des analyses épistémologiques de Carnap. Comme le note Daniel Dennett, acteur réel de cette période, la génération montante du milieu des années 1960 promouvait, contre l’institution universitaire américaine (qui continuait à se référer aux figures historiques du début du siècle : Russell, Carnap et le premier Wittgenstein), une nouvelle manière de penser, certes encore issue de Wittgenstein (le second), mais très proche des thèmes déconstructeurs.

4 L’actuel engouement pour le «réalisme» s’autorise en premier lieu de son opposition et de sa rupture proclamée d’avec le relativisme de la génération précédente. Sur le réalisme actuel voir notre livre Le lieu de l’universel. Impasses du réalisme dans la philosophie contemporaine (2015), ainsi que notre étude «Tristes réalismes, étude d’un tropisme philosophique contemporain» (2017a). Le réalisme «nouveau» est donc d’abord présenté comme un dépassement du relativisme des années 1970, comme le souligne clairement par exemple le livre de Maurizio Ferrarris Manifeste du nouveau réalisme (2014).

5 Il s’agit d’une exposition qui eut lieu à Beaubourg en 1985 et dont Lyotard fut à la fois le commissaire et le théoricien. Il s’agissait initialement de montrer comment les technosciences étaient devenues «monde», soit notre «réalité» quotidienne. Ces technosciences ne pouvaient plus s’entendre sur le mode du siècle précédent, c’est-à-dire comme machines, outils ou industrie (soit comme «matériaux» extérieurs). Parce qu’elles sont, aujourd’hui, logiciels ou services (c’est-à-dire des «immatériaux» intériorisés), elles apparaissent comme le socle même et la condition de notre relation au monde, là où la machine ou l’automate étaient, auparavant, de simples objets ajoutés dans un espace déjà là. Cette exposition se voulait à la fois une manière de susciter une réflexion chez le spectateur (dimension critique) et de produire un sentiment (dimension esthétique), que Lyotard définit comme «un sentiment de chagrin, ou de mélancolie vis-à-vis des idéaux de l’époque moderne, un sentiment de désarroi» («Conversation avec J.-F. Lyotard», entretien en anglais réalisé en 1985 par B. Blistène, traduit dans F. Coblence et M. Enaudeau, dir., Lyotard et les arts (Blistène, 2014 [1985], p. 182). Ajoutons que Lyotard concevait cette exposition comme une œuvre collective d’artiste/philosophe : «Je tiens tout particulièrement à faire de l’exposition elle-même une œuvre d’art» (ibid., p. 186).

6 Le beau texte de 1954, La Phénoménologie, paru aux Presses universitaires de France, est un texte d’histoire de la philosophie et non une élaboration qui se présente comme neuve.

7 J.-F. Lyotard, Discours, figure (1971, p. 56).

8 Ibid., p. 239.

9 Ibid., p. 21. La métaphore de la «trouée» est récurrente dans tous les textes de cette époque.

10 Ibid., p. 239.

11 Sur ces aspects de la critique de Merleau-Ponty contre la mise en code ou en figure de la Dioptrique de Descartes, voir notre article «Merleau-Ponty : de la perspective au chiasme, la rigueur épistémique d’une analogie» (2011, p. 381-405).

12 J.-F. Lyotard (1971, p. 239).

13 Comme le note Michèle Cohen-Halimi, qui commente cette reprise par Lyotard de la «chose» freudienne, «[d]ans la théorie freudienne, la chose (Das Ding) définit le cœur de l’être, qui échappe au système représentatif et en même temps le fonde» (Stridence spéculative. Adorno, Lyotard, Derrida, 2014, p. 233). Sur la relation, abondamment commentée, entre Lyotard et la psychanalyse, voir entre autres Jean-Claude Rolland, «L’inconscience de la langue; l’apport de Discours, figure à la théorie analytique» (2014) et Jean-Michel Rey, «De Freud à Kant» (2014). Rappelons que de tous les penseurs de la French Theory (Foucault, Deleuze, Derrida), Lyotard était le plus proche de la psychanalyse que, contrairement aux autres, il ne critique ni ne met à distance, mais intègre comme base même de sa philosophie.

14 J.-F. Lyotard (1971, p. 239).

15 Lettre de Artaud, février 1947, citée par Alain Bonfand dans L’expérience esthétique à l’épreuve de la phénoménologie (1995, p. 65).

16 La question de l’évolution de Lyotard a souvent été posée. Voir, entre autres, les actes du colloque Les transformateurs Lyotard (Enaudeau et al., dir., 2008), qui évoquent à diverses reprises ce problème d’un possible «tournant». Nous postulons au contraire ici une continuité totale puisque nous montrerons que l’acte principiel de Lyotard (l’implication entre la critique de la raison et la position d’un réel non «phrasable») demeure inchangé dans toute son œuvre.

17 J.-F. Lyotard, Le différend (1983, p. 30).

18 M. Cohen-Halimi (2014, p. 233). Le réel comme à la fois tangible et impossible est un thème très courant dans les années 1970. M. Cohen-Halimi rappelle dans son commentaire sur Lyotard les développements parallèles de Lacan («le réel c’est l’impossible») à la même époque. L’origine de cette thématique commune et emblématique des années 1970 est sans doute heideggérienne. Cette distinction entre un «réel» originaire qui troue la raison et la destitue et une «réalité» qui n’est que de la raison pétrifiée a pour condition, d’une part, l’acceptation du diagnostic de Heidegger sur la science et la métaphysique et, d’autre part, la reprise de la thématique de l’Ereignis (ce qui surgit soudain et dont l’angoisse est souvent le signe).

19 J.-F. Nordmann (2014, p. 112 et 107).

20 «Mystique» est pris ici au sens précis où l’entend Wittgenstein à la fin du Tractatus, et dont Lyotard est, dans Le différend, clairement le continuateur. Dans sa contribution à Lyotard et les arts. Christine Buci-Gluksmann opère un rapprochement avec la «topologie mystique» de Michel De Certeau (2014, p. 42). Cela est tout à fait possible, néanmoins il nous semble que ce que Wittgenstein appelle le «mystique» est la source d’inspiration initiale de Lyotard.

21 Comme le note J.-M. Rey (2014, p. 22), «dans les articles des années 70, le nom de Kant n’apparaît pour ainsi dire pas», alors qu’il sera le pivot de la réflexion tardive de Lyotard.

22 E. Kant, Critique de la faculté de juger (trad. A. Philonenko, 1979 [1781], p. 110).

23 J.-F. Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime (Reference Lyotard1991a, p. 214).

24 Ibid., p. 242.

25 «À propos du différend [entretiens de Lyotard avec C. Buci-Glucksmann]», (Lyotard, Reference Lyotard1988a, p. 46).

26 Derrida utilisa l’expression lors des décades de Cerisy (1980-1982). Nous sommes évidemment redevable ici des profondes analyses de M. Cohen-Halimi dans son livre déjà cité (2014) et qui détaille avec précision la relation entre Lyotard, Derrida et Adorno.

27 J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance (Reference Lyotard1991b, p. 75).

28 Ibid., p. 78. Les thèmes, récurrents, du chagrin, de la perte, du sentiment de peine ou encore du désarroi, voire de la mélancolie ou du «mal-être», ont été abondamment soulignés par les commentateurs de Lyotard. Comme le note Jérôme Glicenstein dans son article paru dans Lyotard et les arts, «Les Immatériaux : exposition, œuvre et évènement», ces thèmes, qui iront crescendo dans les derniers livres, ne doivent pas être compris comme ce qu’il nous faudrait dépasser, mais «réactiver plutôt que de l’apaiser» (2014, p. 206). Ce sont ces thèmes qui nous autorisent à parler du «réalisme tragique» de Lyotard. Nous devons, en tant qu’humains, faire avec ce réel indicible et nos actes ou œuvres ne sont que des manières de réagir à l’impossible.

29 J.-M. Rey (2014, p. 22).

30 M. Cohen-Halimi a, dans l’ouvrage déjà cité (2014), montré cette omniprésence de Hegel (et notamment de sa lecture par Kojève) à cette période.

31 J.-F. Lyotard, Heidegger et «les juifs» (1988b, p. 59).

32 Quentin Meillassoux, dans Après la finitude (2006), résume, par cette expression, la position selon laquelle la philosophie, depuis Kant, aurait renoncé à dire le «grand dehors», et se serait contentée de n’envisager le réel que comme un produit de la corrélation sujet/objet.

33 Sur le contexte américain et wittgensteinien de cette période précise (1960 à 1980), voir notre article «Cohérence de l’ontologie de l’art, Danto ou l’anti-Wittgenstein» (2016).

34 Il n’est pas le seul : nous avons croisé, au cours de notre étude, Blanchot et Lacan, autres figures dominantes de cette période. Derrida n’en est pas si loin (par exemple dans sa thématique de la «trace»), même si, comme le montre M. Cohen-Halimi (Reference Cohen-Halimi2014), les deux auteurs s’éloignent considérablement l’un de l’autre sur bien des points.

35 Il convient d’opérer ici une distinction entre la position de Kant, qui prétend aussi que le réel est construit mais n’est pas relativiste en ce qu’il maintient une notion forte de vérité, laquelle se définit à partir de l’universalité (nous construisons tous le phénomène de la même manière), et la position relativiste, qui récuse à la fois l’idée d’un réel extérieur et garant (refus du réalisme) et l’idée d’une vérité universelle (refus de l’idéalisme de Kant à Husserl).

36 Par exemple celui de Claude Romano. Voir son article «Pour un réalisme du monde de la vie» (2016).

37 La «wittgenstanie» est traversée par deux tendances, l’une relativiste, très représentée par les philosophes américains des années 1970, et la seconde réaliste, qui est plus en vogue aujourd’hui. Pour un approfondissement de ce type de réalisme wittgensteinien, voir notre conférence «Tristes réalismes, étude d’un tropisme philosophique contemporain» (2017a), où nous tentons d’expliquer l’énigme que pose ce nouveau «réalisme» revendiqué par les actuels wittgensteiniens. En effet, en quoi est-ce du réalisme et non pas une forme non assumée de relativisme? Telle est l’interrogation de nombreux critiques, par exemple Pascal Engel qui, dans différentes interventions, demande par quels biais Charles Travis (et son défenseur français, Jocelyn Benoist) ou Stanley Cavell (et son interprète, Sandra Laugier) peuvent encore se dire réalistes? Nous essayons de répondre à cette question que, de fait, on est en droit de leur poser.

38 C’est également la position de Blanchot pour qui la «littérature absolue» n’a d’autre finalité que de témoigner de son échec à dire le réel, ce que symbolise pour lui Mallarmé, figure poétique particulièrement mise en avant dans ces années 1970, et au demeurant reprise par le réalisme spéculatif qui, via Meillassoux, en fournit une autre interprétation (non celle de l’échec, mais significativement du cryptage calculatoire, quoique encore sacrificiel).

39 Nous ne prenons pas ce terme de manière péjorative mais en son sens simplement étymologique (qui fait confiance à la science). On aurait tout aussi bien pu dire «mathématisme spéculatif» puisqu’en fait les procédures de la raison mathématique y sont pleinement valorisées.

40 Meillassoux, comme bon nombre de réalistes contemporains, ne fait plus la distinction, emblématique des années 1970 et clair héritage de Heidegger et Merleau-Ponty, entre un réel (originaire et authentique) et une réalité (construite par les codes scientifiques et donc inauthentique). Le réel est le grand dehors, et comme la science n’a jamais occulté ce grand dehors, il n’est plus utile de faire apparaître cette distinction, qui n’a de sens que dans le cadre d’un réalisme tragique.

41 Sur ce geste de Heidegger, voir notre article «En quoi la philosophie de Heidegger est-elle originale?» (2017b).

42 L’expression est de Meillassoux. Voir, entre autres, sa conférence «Principe du signe creux» (2016).

43 La distinction chez Lyotard entre un réel originaire et authentique et une réalité scientifique et construite est le pendant de la distinction heideggérienne que nous évoquions au début entre «raison» et «pensée». La raison construit une réalité factice car scientifique, là où la pensée nous délivrerait une voie d’accès au «réel», voie d’accès qui, chez Lyotard, s’exprime par un sentiment, «le chagrin», que nos œuvres doivent «réactiver» sans cesse.

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