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Les Yes Men. Comment démasquer (en s'amusant un peu) l'imposture néolibérale !
Published online by Cambridge University Press: 15 March 2006
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Les Yes Men. Comment démasquer (en s'amusant un peu) l'imposture néolibérale !, Andy Bichlbaum, Mike Bonanno, Traduction : Marc Saint-Upéry; Paris : La Découverte, 2005, 191 p.
Cet ouvrage ne comporte ni thèse, ni argumentaire. Ce n'est pas un essai à proprement parler, ni entièrement une œuvre de fiction. C'est un livre inclassable, drôle et engagé. Intelligent. Risqué.
- Type
- BOOK REVIEWS
- Information
- Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique , Volume 39 , Issue 1 , March 2006 , pp. 217 - 220
- Copyright
- © 2006 Cambridge University Press
Cet ouvrage ne comporte ni thèse, ni argumentaire. Ce n'est pas un essai à proprement parler, ni entièrement une œuvre de fiction. C'est un livre inclassable, drôle et engagé. Intelligent. Risqué.
Les Yes Men est un résumé format papier et illustré du documentaire du même nom qui est sorti en vidéo en 2003. Il relate les aventures de deux hackers/acteurs (“ hackteurs ” un genre militant inédit?) modernes américains qui entreprennent de démasquer le néolibéralisme en se jouant de l'OMC.
L'ouvrage est divisé en cinq parties qui relatent en ordre chronologique les gestes d'esbroufe bien ficelés et surtout fort rigolos d'Andy Bichlbaum et Mike Bonanno (B&B). Situant leurs actions dans la perspective du mouvement altermondialiste – c'est un ouvrage éminemment militant – ils reprennent à leur façon le mot d'ordre, “ un autre monde est possible ”. Ils lancent leurs opérations sur la toile en 1999 en mettant à profit leur connaissance de l'informatique et leur goût pour le saugrenu. Ensuite, ils se mettent en scène pour le plus grand plaisir d'un large public que le néolibéralisme laisse sceptique. Dès leurs premières manoeuvres et sans qu'ils en soient trop conscients au début, ils amorcent une opération fort réussie d'entrisme distractif des cercles du pouvoir néolibéral.
La première opération a lieu en 1993. Bonnano entreprend des “ rectifications de l'identité ” de poupées Barbie, en bidouillant leurs caractéristiques. Après en avoir subtilisé quelques-unes sur les étagères d'un grand magasin, il remplace les messages que récitent les poupées personnifiant des filles (boniches, évidemment) par ceux de poupées mâles (soldats machos, bien sûr) et vice-versa. De retour sur les étagères, les poupées surprennent les jeunes consommateurs qui les achètent. Le tour est réussi, la presse locale couvre l'affaire, mais les journalistes ne savent pas trop comment la juger. Sans message cohérent de la part de l'auteur de “ l'attentat ludique ”, les commentateurs de l'incident ne retiennent que le comique pour le comique. C'est plus tard, après une réflexion militante plus poussée que l'appareil paradigmatique néolibéral deviendra la cible de B&B. Mais comme première action, c'était réussi.
La seconde opération, virtuelle celle-ci, a lieu en 1999. Les Yes Men, titulaires des droits de l'adresse URL 〈www.gatt.org〉, reproduisent – en prenant soin de trafiquer son contenu – le message de l'OMC tout en conservant le visuel du site officiel (〈www.wto.org〉). Le vrai-faux site et le site original se confondent en tous points. La méprise est réussie et nombreux sont les internautes qui ne savent différencier les deux sites. Mais l'équivoque de B&B est sans grave conséquence jusque là. Elle atteint un autre niveau lorsque B&B doivent répondre au nom des officiels de l'OMC aux requêtes qu'ils reçoivent par courriel.
C'est ici que la satire passe au registre de la réalité. Dans les réponses qu'ils fournissent par courriel aux internautes, sous couvert de l'absurde, ils malmènent les politiques néolibérales de l'OMC. C'est curieux, le représentant de l'OMC estime que le capitalisme est méchant…
Mais le canular va plus loin. Invité à prendre part au nom de l'OMC à un colloque international, Andy Bichlbaum devient Andreas Bichlbauer, représentant de l'OMC à Vienne. Sous le couvert de l'identité virtuelle que lui confère le site 〈www.gatt.org〉, Bichlbaum participe en octobre 2000 à une conférence organisée par l'OMC à Salzbourg en Autriche. Son discours est franc. Tentant de jeter une lumière neuve sur les défis que pose la mondialisation à l'industrie textile, il propose de but en blanc de délocaliser la production en Afrique afin de bénéficier du statut de semi-esclavage des travailleurs du continent. La réaction est timide. Après tout, c'est quand même un représentant de l'OMC qui parle…
La troisième opération a lieu en juillet 2000. Granwyth Hulatberi (Bichlbaum) prend part à un débat télévisé à Paris où sont commentées les manifestations qui s'organisent en Europe en prévision du sommet du G-8 de Gênes. Ses convictions au sujet de l'infaillibilité du libéralisme frappent ceux avec qui il partage l'antenne. Mais personne ne peut lever le masque de Bichlbaum.
La quatrième opération date d'août 2001. Hank Hardy Unruh (Bichlbaum) donne une conférence sur l'industrie du textile à Tempere en Finlande. Lors de sa prestation, il revêt un maillot ajusté doré qui lui permet – dit-il – de commander à distance les employés d'une multinationale à l'aide d'un appareil en forme de phallus géant. L'auditoire est impassible et personne ne semble révolté par l'absurdité de la proposition du présentateur emmailloté. De toute évidence, l'endoctrinement néolibéral est tellement fort que ceux qui sont sous son emprise ont perdu toute capacité de jugement; à preuve, ils ne peuvent réagir face à une telle ânerie. Au raffinement des mises en scène, B&B associent à ce stade une critique plus structurée du néolibéralisme. Finie la mascarade pour la mascarade.
Mars 2002 : cinquième opération. Dr Kinnithrung Sprat (Bichlbaum) prononce une conférence à l'Université de Plattsburgh aux États-Unis dans le cadre d'un cours d'économie. Invité par un professeur qui connaît la véritable identité du présentateur, celui-ci propose comme solution au problème de la faim dans le monde de recycler les excréments humains dans des hamburgers qui seraient vendus par Mcdonald's. Après tout, il y a une grande ressemblance entre la “ viande ” des sandwichs de l'arche dorée et les déjections humaines ! Alors que la réaction finlandaise avait été inexistante, la salle remplie d'étudiants américains s'esclaffe bruyamment face aux propos ouvertement racistes – car ce menu devait être proposé aux populations du Sud – et surtout insensés de Sprat. Bon nombre de hamburgers qui avaient été servis aux hôtes finirent comme projectiles destinés aux deux échappés de Charenton : l'opération avait fonctionné. Les étudiants américains ne semblent pas encore atteints par la pandémie néolibérale.
Le dernier coup d'éclat a lieu en mai 2002. Invité à Sydney en Australie par l'association des comptables de la ville pour un déjeuner-débat, Kinnithrung Sprat (Bichlbaum), à grand renfort de statistiques fort éloquentes et surtout de sources reconnues, même par le public présent, annonce qu'en raison de ratés significatifs des politiques libérales mises en place par l'OMC, celle-ci sera démantelée en septembre 2002. Naîtra une nouvelle organisation qui reposera sur l'unique fondement de la Déclaration universelle des droits de l'homme. L'annonce percutante est bien accueillie par les participants en dépit de leur surprise. Ayant décidé de mettre un terme à leur “ carrière de représentants “rectifiés” ”, B&B avaient conclu d'en finir également avec l'OMC. Ce dernier coup d'éclat fit la manchette et un député canadien protesta même à la Chambre des communes contre le démantèlement de l'organisme. Le quiproquo était réussi. L'absurde avait atteint son paroxysme.
Que penser de l'ouvrage ?
L'esprit vaudevillesque de l'œuvre, le burlesque des gestes posés, mais aussi la parole contestataire des auteurs qui présentent leurs exploits invitent plusieurs questions. L'absurde constitue-t-il un outil efficace de désaliénation ? Un vecteur d'engagement ? Ébranle-t-il les sphères du pouvoir de Davos ? Permet-il d'ouvrir le débat entre les vecteurs et les réfractaires de la mondialisation libérale ? Sur quel axe des possibles de résistance faut-il placer l'œuvre des Yes Men ?
Que peut-on dire d'un ouvrage emblématique de cette forme nouvelle de contestation et de ce schème discursif novateur? Plusieurs éléments du livre obligent à recourir à un double niveau de lecture. Ce double niveau de lecture n'est pas sans conséquence sur la portée du geste contestataire : il brouille le message.
À un premier niveau, un certain nombre d'éléments convient le lecteur à juger l'action des Yes Men comme l'invention d' “ Américains moyens ” et non d'économistes ou de contestataires professionnels. Autrement dit, en situant leur message dans un registre populaire et en se présentant comme amateurs, les auteurs cherchent à rendre plus crédibles leur message et leurs gestes. Ce qualunquisme, très ancré dans la mentalité étasunienne, où tout est possible malgré des origines modestes, et popularisé notamment par Michael Moore, laisse transparaître une certaine allergie au monde intellectuel et universitaire. La parole populaire, parce que plus proche de la “ réalité ” aurait plus de poids que celle des intellectuels. D'un point de vue strictement factuel, ce principe est discutable.
En revanche, d'un point de vue militant, le recours explicite à une position de profane sert un objectif. Le ton boétien des B&B permet, c'est leur souhait, d'acquérir une certaine légitimité auprès des jeunes militants. N'étant “ pas encore enchaînés à des obligations professionnelles et [n'éprouvant] pas un respect paralysant pour l'autorité ”, il serait plus facile pour les jeunes de passer du rire à l'action. Le populisme des Yes Men serait en fait une stratégie militante. Cet appel est peut-être mieux entendu par ceux qui préfèrent faire l'économie des critiques que les auteurs adressent aux tenants de la mondialisation tous azimuts que par ceux qui sont à la recherche d'un solide contre-argumentaire anticapitaliste.
Pourtant, contrairement à ce qu'ils aiment affirmer, le contenu de leurs présentations n'est pas factice ; il est tout à fait du calibre attendu par les organisateurs des conférences auxquelles ils sont invités. Il n'est donc pas nécessaire, ce nous semble, d'envelopper d'insanité leur propos comme c'est le cas ici. Le lecteur qui saisit le sens et la portée de la dérision, comprend également que l'œuvre des Yes Men n'est pas celle d'“ Américains moyens ”. Il n'accordera pas davantage de crédit à la fumisterie parce qu'elle surgit de la tête de deux “ glandeurs, voués au chômage et au sous-emploi ”.
Au-delà de la dimension tactique du registre populaire, celui qui s'attarde à un second niveau de lecture sera, en contre-partie, agacé par la faiblesse évidente du renvoi explicite à l'argument du “ citoyen moyen ”. Pour lui, malgré un certain travail d'analyse, la critique qu'adressent B&B au néolibéralisme ne va pas assez loin. Elle ne permet pas de démasquer la puissance du dogme de la rationalité technique, celui même qui permit, après avoir transité par l'école de Chicago sous le couvert de l'économicisme, d'installer “ l'imposture néolibérale ”.
Du point de vue de la science politique, cet ouvrage est certes novateur. La singularité de l'action menée par les Yes Men reflète les formes nouvelles qu'emprunte la contestation contemporaine et oblige à repenser ses modalités. Le genre de l'absurde pause un défi épistémologique au politologue qui cherche à décrire l'action de ceux qui en font usage selon les typologies contestataires politologiques et sociologiques classiques. Au recours habituel des groupes de pression à l'argument de la raison, du nombre et du scandale, il faut aujourd'hui ajouter celui de l'absurde. L'opération des Yes Men nous en convainc.
Ce livre présente une facette peu étudiée de la contestation altermondialiste pourtant bien ancrée dans le mouvement. Le festif est très présent au sein du Forum social mondial (FSM) et l'absurde et l'humour contestataire fleurissent chez les néomilitants. Ils sont constitutifs des Zapartistes, du parti Rhinocéros et de la campagne Destituons Patapouf, pour ne nommer que les formes québécoises les plus connues de militantisme humoristique. Ils sont également présents dans plusieurs webzines et blogues qui s'associent au mouvement pour “ un autre monde est possible ”.
Enfin, l'usage de plus en plus fréquent de l'absurde comme schème discursif laisse-t-il préfigurer une radicalisation de la critique du capitalisme ?