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L'État rentier. Le cas de la Malaysia, Isabelle Beaulieu, Les Presses de l'Université d'Ottawa, Ottawa, 2008, 268 pages.

Published online by Cambridge University Press:  28 May 2010

Stéphane Bernard
Affiliation:
Université d'Ottawa
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Abstract

Type
Reviews / Recensions
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2010

À la suite de son indépendance, en 1957, la Malaysia a connu des progrès économiques rapides qui ont conduit au rehaussement des conditions de vie d'une large part de sa population. Ces tendances lui permettaient même d'envisager d'atteindre prochainement le rang des pays «développés», un projet ambitieux clairement énoncé dès 1991 dans sa politique Vision 2020. Objet d'attention et de curiosité croissante de la part des théoriciens et analystes du développement, ce petit État devenu un véritable laboratoire de la «modernisation économique» représenterait-il un cas singulier? Il pose à tout le moins, en brouillant un peu les cartes, des défis importants aux théories et aux cadres d'analyse «classiques» dans le domaine de l'économie politique. Comment expliquer les succès tous azimuts de ce pays, mais aussi sa stabilité et sa résilience sur le plan politique malgré les crises successives qui ont affecté la jeune fédération située dans la région du Sud-Est asiatique plutôt caractérisée par l'instabilité? Voilà la nature de la question posée par ce livre.

Isabelle Beaulieu nous présente dans L'État rentier. Le cas de la Malaysia – avec en filigrane la recherche des fondements du processus accéléré de modernisation et des succès économiques de la Malaysia – une thèse fort à propos visant à éclairer sous un angle nouveau les assisses de sa stabilité politique. D'emblée l'auteure démontre judicieusement que la Malaysia est loin d'être un pays où les succès du développement économique se conjuguent avec la démocratisation des institutions. Bien au contraire, l'exercice du pouvoir n'y présente ni les caractéristiques d'un système démocratique libéral classique ni celles d'un régime totalitaire. On le qualifie plutôt de régime autoritaire car : i) l'espace public y est limité par des lois et des institutions fortement coercitives; ii) le recours à la force y est utilisé, bien que parcimonieusement; iii) la même coalition y détient le pouvoir depuis l'indépendance – le Barisan National dans les faits dirigé par le parti malais majoritaire, le United Malays National Organisation (UMNO) –; et iv) l'opposition ne dispose pas de facto d'une place équitable pour se faire entendre.

Le livre, en quatre chapitres, répond à la question posée en faisant appel à la théorie de l'État rentier. L'argumentaire se fonde sur l'analyse des institutions et des structures économiques. Après une recension des clés factuelles de l'histoire politico-économique résolument ancrée dans un fédéralisme qualifié à juste titre de «centralisateur et de ségrégationniste», Beaulieu conclut son premier chapitre en nous livrant les éléments constitutifs des États rentiers qu'elle appliquera à l'analyse du cas de la Malaysia. La rente et les institutions qui la gèrent représenteraient les piliers de la stabilité et de la prospérité malaisienne. D'après la théorie, l'État rentier est fondé sur : i) une proportion élevée des revenus provenant des marchés étrangers; ii) ces derniers étant en grande partie dérivés de l'exportation de ressources naturelles (étain, bois, gaz naturel et pétrole notamment en Malaysia) et / ou provenant de l'agriculture commerciale (caoutchouc et huile de palme); alors que iii) les dépenses publiques représentent une part importante de l'économie nationale; iv) l'État y jouant le rôle de re-distributeur. Une rente bien gérée, même concentrée entre les mains d'une élite, assurerait la légitimité de l'État ou permettrait de la «monnayer». Dans l'État rentier, v) les dépenses publiques ne dépendent pas de la taxation des citoyens, mais leur part relative dans l'économie est élevée. Or, comme le démontre efficacement Beaulieu, la Malaysia répond à tous ces critères. Le rôle de pourvoyeur de l'État à l'égard de la majorité malaise demeure au cœur des politiques développementalistes du pays. En témoigne l'ampleur des plans de sauvetage et de relance économiques déployés lors de la crise financière de 1997–1998, et plus récemment lors de la récession de 2009, qui ont assuré la pérennité de plusieurs banques et grandes entreprises locales. Or cela n'a été possible que grâce à l'injection massive de fonds publics dans un contexte où l'économie rentière assurait à l'État cette marge de manœuvre.

Ayant présenté les composantes institutionnelles de cet État rentier et par la suite, dans le deuxième chapitre, les modalités de son déploiement, Beaulieu en vient, dans le troisième chapitre, à décrire le rôle qu'y joue le secteur public. Ce faisant, elle suggère que les succès économiques et la stabilité politique découleraient avant tout de la façon dont la rente nationale serait déployée par l'État pour asseoir sa légitimité. Sa démonstration semble juste à l'examen des projets de développement des infrastructures publiques, mais aussi des politiques d'appui de l'État au secteur privé, ce dernier étant en quelque sorte imbriqué dans le premier. Elle permet de souligner au passage le caractère résolument entrepreneur de l'État malaisien (Malaysia Inc.). L'auteure fait aussi allusion à l'importance de la création des entreprises d'État et des sociétés contrôlées par les «bras d'investissements» de l'État entre 1970 et 1980. Elle affirme que le choix d'un capitalisme d'État par les élites politiques locales a atteint ses objectifs de croissance et permis d'assurer la redistribution de la rente dans le cadre de la nouvelle politique économique (NEP) mise en place dès 1971. La NEP visait à forcer le rattrapage de la majorité malaise en retard économiquement par rapport aux deux autres principaux groupes composant la population du pays (les Chinois et les Indiens) par une politique de discrimination positive systématique à l'égard des Malais appliquée à tous les secteurs d'activités. L'acquisition d'entreprises privées par les grands fonds d'investissements publics tels que PERNAS et PNB et leur transfert à des intérêts malais fut au cœur de ce grand rattrapage toujours inachevé. L'appropriation quasi systématique des rentes dégagées par le secteur des plantations par des rachats en bourse de compagnies privées étrangères, doublée de la création de Petroliam Nasional Berhad (PETRONAS) en 1974, ont permis d'assurer le contrôle des dividendes de l'industrie pétrolière et gazière, livrant ainsi de larges pans de l'économie aux mains de l'État et de sa classe politique dirigeante. Beaulieu souligne également le faible niveau d'endettement du pays à l'égard des créanciers internationaux, la dette publique ayant été majoritairement contractée à l'interne. Une telle situation renforce la mainmise du gouvernement sur l'économie nationale en cas de crise et lui a d'ailleurs permis, par le passé, de se soustraire avantageusement aux pressions et aux demandes d'ajustements structuraux des grands bailleurs de fonds internationaux. Le gouvernement conserve donc les moyens d'agir directement dans l'économie en cas de crise, ce qui contribue à la stabilité politique du pays, à la différence de l'expérience de nombreux autres pays du «Sud classique».

Par contre, l'intensité des politiques de développement appliquées à l'agriculture ainsi que les parts des budgets de développement qui y ont été consacrées ont peut être été sous-estimées par l'auteure. Il n'en demeure pas moins que la classe «paysanne» malaise qui en a le plus bénéficié représente une part importante de l'électorat traditionnel. Mais cela ne contredit en rien le rôle fondamental de la rente comme facteur de stabilité politique. Au contraire, le secteur agricole voué à l'exportation est au cœur de l'État rentier en raison des profits qu'il lui apporte, ainsi qu'à une catégorie de citoyens pour qui les progrès réalisés depuis 50 ans témoignent de la pertinence des projets de développement ayant touché ce secteur. L'intensité des investissements publics n'en demeure pas moins la clé des succès du développement et de la stabilité politique de la Malaysia, n'en déplaise aux défenseurs du désengagement de l'État. C'est également de cette façon que se déploie l'État rentier sur le versant oriental de la Malaysia. Au nord de l'île de Bornéo, les États de Sabah et de Sarawak sont devenus depuis les années 1980 la frontière de ressources par excellence du pays. Riche en gaz naturel, pétrole, bois et grandes plantations de palmiers à huile, la mise en valeur des richesses naturelles de ce territoire «excentré» demeure cruciale pour le développement de la péninsule. Sabah et Sarawak ont en effet fortement contribué à l'État rentier. Or, le livre ne s'attarde pas à cette région alors qu'un traitement accru lui aurait permis d'étayer sa thèse.

Mais la stabilité politique (ou la continuité) à l'étude est peut-être aussi celle qui puise dans l'héritage culturel de la société malaise dominante sur le plan politique. Car au-delà des volontés de construction d'une identité nationale collective dans le discours de l'État, l'idéologie du développement de la Malaysia est de plus en plus ancrée dans le nationalisme identitaire. L'État rentier a bien sûr donné au gouvernement les moyens de ses politiques et contribué à ses succès, mais le beau rêve serait-il en voie de se désintégrer? La trajectoire de stabilité décrite par Beaulieu s'achèverait-elle? Les crises politiques et sociales récentes, la montée des contestations dans l'espace public de même que l'intolérance religieuse et les clivages ethniques qui s'intensifient seraient-ils en voie de remettre en question le compromis bâti sur l'État rentier. Chose certaine, des sources importantes de financement de l'État rentier, comme le pétrole et le gaz naturel et les ressources forestières, se tarissent. Encore une fois, plusieurs prédisent l'éclatement prochain du gouvernement en place. Dans le contexte de la diminution de la rente, qui nécessitera impérativement une hausse des taxes et des impôts des contribuables, les défis qui attendent l'État rentier malaisien dans un proche avenir sont de taille. Bref, l'ouvrage de Beaulieu propose une vision éclairante d'une histoire de compromis et de stabilité politique à suivre.