1. INTRODUCTION
Au sein de la recherche linguistique, la distinction massif/comptable peut se flatter de tenir une place confortable: formalistes, logiciens, cognitivistes, philosophes – tous s'y sont intéressés d'une manière ou d'une autre. La question est cependant loin d'être close, et trois points de débat émergent sans cesse:
- la motivation: Quels facteurs – ontologiques, sémantiques, pragmatiques – sous-tendent l'opposition?
- la localisation: A quel niveau – lexical, syntaxique, autre – faut-il la représenter?
- les transferts: Comment rendre compte – en termes de polysémie, métonymie, coercition – de la flexibilité des nombreux lexèmes apparaissant tantôt comme massifs, tantôt comme comptables?
Notre intuition nous laisse croire que massifs et comptables sont simplement deux types de noms distincts, cependant une vision purement lexicale couplée de polysémie et de métonymie (à l'instar, du reste, d'une approche exclusivement syntaxique) s'avère bien vite incomplète au regard des phénomènes de variation régulière au sein de certains champs lexicaux – comme celui des noms d'animaux ou des noms de fruits et de légumes. Si de nombreux auteurs ont fait ce constat (Kleiber, Reference Kleiber1999; Nicolas, Reference Nicolas2002 et références incluses), ils se sont néanmoins trop souvent limités à leurs propres intuitions de locuteurs natifs, dans une démarche introspective plutôt exemplariste que systématique, privant aujourd'hui encore la réflexion théorique sur le sujet d'une validation empirique de type usage-based.
C'est cette ouverture méthodologique que le présent article entend combler, en apportant des réponses originales aux trois interrogations récurrentes ci-dessus, par le biais d'une vaste étude de corpus s'intéressant au comportement morphosyntaxique (massif vs. comptable) de 18 noms de fruits et de légumes, appartenant à trois catégories botaniques différentes (les Allium, les cucurbitacées et les agrumes). Avant de passer à la présentation de nos résultats et à leur discussion, nous justifions au point suivant notre choix des lexèmes étudiés et précisons notre méthodologie.
2. SÉLECTION DES ITEMS ET TRAITEMENT
Notre choix d'étudier le domaine lexical des noms de fruits et de légumes se fonde sur les critères de sélection suivants:
- domaine suffisamment vaste, permettant des comparaisons interlexicales intéressantes
- domaine contenant des noms concrets, permettant la vérification de l'hypothèse ontologique
- domaine présentant des items suffisamment fréquents
- domaine présentant une variation (régulière) du point de vue du comportement morphosyntaxique (massif vs. comptable)
Pour ce dernier point, mentionnons d'emblée l'usage massif pour désigner la substance, le goût, la matière (de la pomme, du concombre, du potiron) contre l'usage comptable pour désigner les référents en tant qu'unités ou ‘occurrences strictement délimitées dans l'espace’ (une pomme, un citron, un cornichon).
Au sein de ce vaste domaine lexical (une énumération exhaustive préalable nous donnait 249 items), nous avons choisi d'orienter notre étude sur une sélection de sous-classes botaniques, afin de pouvoir explorer en profondeur (fût-ce dans un domaine lexical restreint) l'hypothèse du lien entre similarités ontologiques et comportement linguistique, par la comparaison morphosyntaxique de co-hyponymes. Notre choix s'est ainsi porté sur:
- les légumes du genre Liliaceae Allium (que nous rebaptiserons par commodité « les aulx »), pour la grande diversité de leurs dénotations
- les agrumes, pour l'homogénéité relative de leur classe
- les cucurbitacées, pour leur représentation tant parmi les fruits (melon) que parmi les légumes (potiron), montrant d'emblée une différence entre usage et réalité botanique
Parmi ces trois sous-catégories, nous avons sélectionné les items à étudier sur la base du critère de fréquence,Footnote 1 après exclusion des items LIME, CLÉMENTINE et GOURDE, présentant un homonyme dérangeant.Footnote 2 Pour les aulx (légumes) comme pour les agrumes (fruits), nous avons retenu 5 items. Pour les cucurbitacées, nous avons choisi d'en retenir 8, vu la grande taille de la famille et la fréquence élevée des items les plus courants (l'item en huitième position ayant encore une fréquence moyenne par million de mots supérieure à 1). La sélection résultante est la suivante (avec indice récapitulatif de fréquence par million):
- aulx (Liliaceae Allium): oignon (13.82), ail (6.86), échalote (0.99), poireau (0.59), ciboulette (0.45)
- agrumes (Rutaceae Citrus): orange (16.41), citron (8.89), mandarine (1.68), pamplemousse (1.30), cédrat (0.18)
- cucurbitacées (Cucurbitaceae): melon (6.21), concombre (2.76), pastèque (2.48), cornichon (2.46), citrouille (1.96), courge (1.38), calebasse (1.14), potiron (1.03)
Pour chacun de ces items, une triple récolte de données textuelles a été effectuée sur Internet à l'aide de l'outil WebCorp,Footnote 3 ayant respectivement pour objet les expressions régulières suivantes:
1)
a. [nom de l'item: singulier et pluriel + variantes orthographiques], ex. « échalo[t|tt]e[s|] »
b. du / de la / de l’ [nom de l'item], ex. « de l'ail »
c. un peu de / d’ [nom de l'item], ex. « un peu de citrouille »
Dans ce qui suit, les références à ces trois ensembles de données textuelles se feront respectivement en parlant de 1.a, 1.b et 1.c. L'on notera que 1.a est la recherche de base, sous-spécifiée par rapport à l'opposition massif/comptable, tandis que 1.b et 1.c – plus ciblées – visent à maximaliser le repérage de syntagmes massifs. Pour 1.a, le nombre d'occurrences repérées par item varie de 225 à 1 074, avec un nombre total de 10 445 et une moyenne de 580,27 (10 445 ÷ 18).
Après la phase de récolte, et avec l'assistance d'un programme informatique de notre propre confection, nous avons identifié pour chacun de nos items l'ensemble des syntagmes dans lequel il apparaissait, classant ceux-ci en quatre catégories: comptable, massif, neutre et homogène.Footnote 4 Dans les quatre catégories distributionnelles en question, nous rangeons (de manière consensuelle):
- contextes syntagmatiques COMPTABLES: tous les contextes ouvertement pluriels, ainsi que les indéfinis singuliers tels que un, aucun, chaque, etc.
- contextes syntagmatiques MASSIFS: tous les syntagmes introduits par le partitif et la locution un peu de
- contextes syntagmatiques HOMOGENES: les contextes où l'on trouve soit des massifs au singulier (beaucoup de lait) soit des comptables au pluriel (beaucoup d'enfants)
- contextes syntagmatiques NEUTRES (laissés de côté dans le cadre de la présente étude): essentiellement les singuliers définis (article, démonstratif, possessif), qui n'imposent ni la lecture massive, ni l'acception comptable, de même que tous les syntagmes nominaux « nus »Footnote 5
Le résultat de cette analyse et les conclusions qui devront en être tirées font l'objet du reste du présent article. Dans ce qui suit, nous interprétons d'abord les tendances numériques qui se dégagent de notre étude de corpus (phase quantitative). Ensuite, nous nous intéressons au sémantisme profond des noms de fruits et de légumes sur le mode massif, puis à leur réalisation en discours (phase qualitative). Cela nous permettra d'adresser avec une nouvelle pertinence la question de la localisation de l'opposition massif/comptable pour le domaine lexical qui nous intéresse, et de tirer quelques conclusions.
3. ANALYSE QUANTITATIVE: CONSTATS GÉNÉRAUX
La synthèse quantitative des résultats de notre analyse syntagmatique se trouve représentée sous forme d'un tableau récapitulatif (Figure 1). Pour chacun des 18 items étudiés, nous fournissons 6 indicateurs, que nous éclairons ci-dessous (2).
2)
a. TOT – le nombre total d'occurrences pertinentes de l'item dans 1.a
b. C (%) – la proportion d'occurrences de l'item en contexte comptable, dans 1.a
c. M (%) – la proportion d'occurrences de l'item en contexte massif, dans 1.a
d. C / M – le rapport entre le nombre d'occurrences de l'item en contexte comptable et le nombre d'occurrences en contexte massif, dans 1.a (c'est-à-dire C (%) ÷ M (%))
e. Mdu (%) – la proportion d'occurrences de l'item en contexte partitif, donc massif (par opposition à la construction homonymique de (prép) + article) dans 1.b
f. unpeu – le nombre total d'occurrences de l'item avec un peu de dans 1.c
Figure 1. Recapitulatif de l'analyse syntagmatique quantitative (profils distributionnels)
Hormis pour 4 items (marqués par des rayures dans le tableau, et discutés ci-après), et bien que la proportion de syntagmes massifs reste toujours inférieure à celle des syntagmes comptables, il apparait clairement que la tendance morphosyntaxique de nos noms de fruits et de légumes est de varier régulièrement entre les deux types de constructions – c'est-à-dire d'autoriser facilement les deux lectures, pour peu que le contexte s'y prête. Ainsi, par exemple, même si nous n'avons retrouvé aucune occurrence des items PASTEQUE ou MANDARINE en syntagme massif dans 1.a (M (%) = 0.00), les exemples massifs avec un peu de (dans 1.c) ne manquent-ils pas (unpeu = 35 resp. 51), et sont-ils loin de paraître grammaticalement problématiques (3 et 4):
3) un peu de pastèque
a. Ajoutez au centre un peu de pastèque en dés, puis la féta en petits morceaux.Footnote 6
b. En été, nous l'accompagnons d’un peu de pastèque pour la fraîcheur.
c. On a rapidement plié nos affaires, avalé un peu de pastèque, fait nos adieux à David, rendu les clefs à l'agence.
4) un peu de mandarine
a. Mettre de la crème pâtissière et sur le dessus un peu de mandarine et d'orange (sans le jus).
b. Frais, léger, floral, légèrement citrique, malté, sur la vanille, avec un peu de mandarine et de miel.
c. Le soir heureusement, il a mangé un peu de mandarine et de la mâche.
Parmi nos 18 items, seuls quatre se démarquent réellement par un comportement morphosyntaxique plus tranché. D'un côté, et à vrai dire conformément à l'intuition, AIL et CIBOULETTE (indiqués par dans la figure 1) se profilent comme résolument massifs: ils présentent une grande affinité avec le contexte un peu de (unpeu = 86 resp. 76), leurs occurrences massives au sein des données que nous avons récoltées dépassent en nombre leurs occurrences comptables (C/M< 1) et ces dernières (5 et 6) se ressentent facilement comme marquées, correspondent à ce que l'on a appelé le trieur universel (Universal sorter, Bunt, Reference Bunt1985, 5.c et 6.b) et/ou relèvent d'un emploi métalinguistique (5.d).
5) AIL
a. (Sa) faible teneur en composés soufrés (responsable du piquant de certains ails) lui confèrent un goût franc, une finesse et un parfum.
b. Tous les ails produits sont le résultat de la multiplication par voie végétative.
c. L'aillet est un ail immature, qui n'a pas encore formé ses gousses (. . .).
d. Le pluriel, des aulx, d'abord alz (1165–1170), est en concurrence avec ails (. . .).
6) CIBOULETTE
a. N'hésitez pas à raser les ciboulettes au ras du sol (. . .).
b. Les ciboulettes dans mes recettes sont des ciboulettes chinoises qui n'ont rien à voir avec les ciboulettes françaises.
A côté de cela, les items CORNICHON et CALEBASSE (indiqués par ) semblent se revendiquer quant à eux clairement des noms comptables: aucune occurrence en contexte massif ni dans 1.a ni dans 1.b (M (%) = 0 et Mdu (%) = 0) et, pour CALEBASSE, aucune occurrence avec un peu de dans 1.c.
Les profils morphosyntaxiques relativement tranchés de CIBOULETTE, AIL, CORNICHON et CALEBASSE (discutés plus avant au point 5) nous poussent à présent à nous poser, au sujet de tous les autres items de notre étude, une question cruciale: quelle serait, au-delà de la variation, leur acception de base – massive ou comptable? Nous examinons cette question dans la partie suivante, et y proposerons une solution originale à la fin de la présente contribution.
4. ANALYSE SÉMANTIQUE: LES NOMS DE FRUITS ET DE LÉGUMES SUR LE MODE MASSIF
Prenons comme point de départ de notre réflexion la vision intuitive « naïve », selon laquelle les noms de fruits et de légumes seraient tous des noms comptables, et leurs usages massifs ne seraient autres que le résultat marqué de quelque opération de transfert plus ou moins productive. Somme toute, d'un point de vue purement physique, les fruits et les légumes (tels que trouvés dans la nature – c'est-à-dire avant toute modification, culinaire ou autre) sont bien des objets individualisés (individuated objects), sans homogénéité interne, avec des limites strictes et inhérentes – un type d'entité associé généralement à une dénomination comptable (voir e.a. Taylor, Reference Taylor2002: 366‒388). L'on voit bien ce que sont un citron, une citrouille, une échalote, un melon, etc. En outre, comme nous l'apprennent nos données quantitatives (figure 1), l'usage comptable des items qui nous intéressent domine d'un point de vue distributionnel l'usage massif. Il semblerait dès lors de bon aloi d'attribuer au premier une quelconque précédence sur le second.
Vu sous cet angle, la flexibilité des noms de fruits et de légumes serait donc une question de transferts, et l'usage massif serait, a priori, marqué. Dans ce qui suit, nous nous penchons tour à tour sur les deux tenants de cette considération. D'abord, nous retraçons ce qui s'est dit, par nos prédécesseurs, au sujet de la flexibilité de l'opposition massif/comptable, et plus précisément des transferts du comptable vers le massif. Ensuite, nous examinons à la loupe le sens des noms de fruits et de légumes en syntagme massif.
4.1 La flexibilité catégorielle et le recours aux « machines »
Concernant la flexibilité de l'opposition massif/comptable, une position ancienne et célèbre est celle de Damourette et Pichon (Reference Damourette and Pichon1927: 414, cité dans Galmiche, Reference Galmiche, David and Kleiber1988: 65 et Nicolas, Reference Nicolas2002: 7), qui imputent au système une flexibilité absolue, témoignant d'une vision purement grammaticale de l'opposition. Pour eux, ‘il n'est pas de substance nominale qu'il soit interdit à un locuteur plus ou moins hardi de concevoir soit comme numérative (= comptable), soit comme massive’. Cette position est évidemment extrême, néanmoins une semblable vision « grammaticale » de l'opposition massif/comptable, stipulant en essence que les items lexicaux sont sous-spécifiés à ce niveau dans le lexique (le caractère massif ou comptable n'apparaissant qu'au niveau du syntagme nominal), s'est vue relayée par de nombreux linguistes. L'on pourrait classer dans cette veine les approches d'Allan (Reference Allan1980) – qui dit que la comptabilité est une sous-catégorie du SN (a subcategory of the NP), et non des noms, ces derniers ayant seulement des « préférences » –, de Borer (Reference Borer2005) et de De Belder (Reference De Belder2011) – selon qui tous les noms sont massifs par défaut et le caractère comptable n'apparait qu'au travers de structures syntaxiques particulières – ou encore Bale et Barner (2009) – pour qui les radicaux lexicaux ne deviennent massifs ou comptables qu'en combinaison avec une certaine tête fonctionnelle (functional head).
L'on comprendra cependant aisément que ces différentes approches – qui ne prévoient pas de réalité lexicale pour la distinction massif/comptable – ne nécessitent simplement pas de notion de « transferts » pour décrire la flexibilité qui nous intéresse ici, la syntaxe ayant toujours le dernier mot. A cela s'opposent ce que l'on pourrait appeler les visions « lexicalistes » (Pelletier, Link, Bunt, Gillon, Kleiber, Nicolas), plus courantes et sensiblement plus en accord avec l'intuition, selon lesquelles l'opposition massif/comptable relève bel et bien en premier lieu du lexique (certains noms étant fondamentalement massifs, d'autres fondamentalement comptables), et que la flexibilité apparente s'explique soit en termes de polysémie (lorsque les deux acceptions d'un nom sont lexicalisées, comme pour agneau, p.ex., d'après Nicolas, Reference Nicolas2002) soit en termes de transferts plus ou moins productifs et/ou créatifs. Ce n'est bien que dans pareil cadre « lexicaliste » qu'il est possible de parler de transferts – ces derniers supposant quelque encodage lexical transférable.
Le terme de « transfert » se veut transparent: une forme ayant une certaine nature intrinsèque (p.ex. comptable) se comporte, dans un certain contexte, comme une forme de nature différente (p.ex. massive). L'on reconnaîtra ici un mécanisme que les linguistes (en particulier les adeptes de la Construction Grammar) décrivent volontiers en terme de « coercition » (Pustejovsky, Reference Pustejovsky1995; Goldberg, Reference Goldberg2006). Ce concept, s'il connait des applications variées tant chez les formalistes que chez les cognitivistes (voir Lauwers et Willems, Reference Lauwers and Willems2011), se laisse néanmoins définir assez simplement, comme « le résultat d'une inadéquation entre lexique et syntaxe, se résolvant par le biais d'un certain effet sémantique ». Si cette définition est encore trop large pour être réellement fonctionnelle, on y décèle néanmoins une grande pertinence pour l'étude de la flexibilité massif/comptable: d'un côté, nous avons le lexique et les prédispositions comptables ou massives des noms, de l'autre nous avons la syntaxe, et ses contextes syntagmatiques se prêtant à l'une ou l'autre conception. Lorsqu'un nom d'une catégorie se retrouve dans un syntagme propre à l'autre, l'on observe – moyennant un contexte global adéquat – un phénomène de coercition, la combinaison a priori malheureuse se résolvant par le biais d'un « enrichissement sémantique ».
Que la description de cet enrichissement peut être systématisée n'a pas échappé aux chercheurs se penchant sur la question – avant même, d'ailleurs, que l'on ne parlât de la chose en termes de « coercition ». C'est ainsi que, pour justifier que n'importe quel nom (concret) puisse être utilisé comme nom massif, le philosophe Pelletier (Reference Pelletier1975, Reference Pelletier, Smith and Burkhardt1991) imagine un Broyeur Universel (Universal Grinder), qui permettrait de broyer n'importe quel objet naturel ou artificiel, et d'en obtenir une masse continue.Footnote 7 Galmiche (Reference Galmiche, David and Kleiber1988) – qui reconnait par ailleurs à l'hypothèse de Pelletier quelques lacunes (un livre broyé serait du papier ou du carton, plutôt que du livre) – ajoute à cela, pour le français, un Multiplicateur Universel, machine imaginaire se nourrissant d'unités résistant au broyage (et demeurant donc comptables), mais les présentant en nombre indéterminé (comme dans Ce week-end, on a fait du kilomètre, exemple tiré de Galmiche, Reference Galmiche, David and Kleiber1988: 70).
Cette ‘fiction des machines’ (pour emprunter les termes de Galmiche) est néanmoins trop générale pour rendre compte des phénomènes de variation régulière au sein de certains champs lexicaux, comme celui des noms d'animaux (le comptable pour l'animal, le massif pour sa viande, sa fourrure, etc.), qui s'est vu décortiqué par des auteurs tels qu'Ostler et Atkins (1991), Nunberg et Zaenen (Reference Nunberg and Zaenen1992), Copestake et Briscoe (1995), Kleiber (Reference Kleiber1999), et Nicolas (Reference Nicolas2002). Ce dernier, en retraçant les approches des précédents (que nous ne détaillerons pas ici), repose la question de la frontière entre sémantique et pragmatique: dans quelle mesure les transferts du comptable vers le massif, au sein d'un certain domaine lexical, relèvent-ils de conventions sémantiques encodées dans le système linguistique, dans quelle mesure sont-ils imputables à des facteurs d'inférence pragmatiques? (voir Nicolas Reference Nicolas2002: 99–124) Voilà un questionnement que nous devrons garder à l'esprit dans notre étude des noms de fruits et de légumes – un autre domaine jouissant d'une semblable flexibilité régulière, mais quelque peu négligé dans la littérature.Footnote 8
4.2 Les noms de fruits et de légumes sur le mode massif: un sens fondamental
Au regard de nos données de corpus, il apparait bien vite que le tableau sémantique offert par les noms de fruits et de légumes en contextes massifs est varié, et certainement plus nuancé que ne le suggérerait une simple analyse en termes de Broyeur et/ou de Multiplicateur. Les quatre exemples ci-dessous (7) se veulent représentatifs de la plupart des centaines d'autres que nous avons récoltés: l'on retrouve des phrases du même genre avec pour ainsi dire chacun des items.Footnote 9 Observons:
7)
a. Couper un peu de poireau en fines tranches et râper le radis blanc (ou noir).
b. Les paysans étaient tenus d'offrir de la pastèque aux voyageurs assoiffés.
c. L'idée du flan me plait beaucoup et il me reste un peu de courge dont je ne savais que faire.
d. Nos politiques se seraient engagés a (sic) manger du concombre a (sic) tous les repas dans leurs cantines.
Ce qui doit nous frapper en premier lieu, c'est l'impossibilité de réduire le sens du moindre des syntagmes massifs ci-dessus aux effets de l'une de nos deux machines: dans aucun des cas n'y a-t-il de raison d'imaginer que les fruits et légumes dont il est question soient broyés (le poireau de 7.a ne l'est certainement pas, puisqu'il faut encore le couper, tandis que dans 7.c il pourrait sans problème être question de deux courges entières, p.ex.), ni qu'une interprétation en vertu du Multiplicateur de Galmiche ne s'impose (la phrase 7.b, p.ex., fonctionne pour un scénario où les paysans donnent aux voyageurs des morceaux de pastèque, issus d'un ou plusieurs fruits, ce qui n'est plus le cas si l'on remplace le syntagme massif par un syntagme au pluriel). Si l'on peut se permettre un instant de laisser libre cours à son imagination (en l'absence d'un contexte plus étendu), l'on dirait peut-être que dans 7.a il s'agit de moins d'un poireau entier, que dans 7.b l'on parle de pastèque en morceaux, que dans 7.c il est question des restes, déjà préparés, de la courge de la veille et que dans 7.d le concombre consommé est servi en salade.
Rien de tout cela n'est cependant contenu dans le sémantisme des syntagmes massifs que nous observons: les mêmes phrases, avec le même sens, pourraient s'appliquer à d'autres scénarios que ceux que nous venons d'imaginer. Si 7.a est tiré d'une recette pour 300 personnes, un peu de poireau correspond probablement à plus d'un légume. Dans 7.b, qui dira si la pastèque est servie en morceaux ou en purée – voire même sous forme de jus? Pour 7.c, la phrase est tout aussi applicable à une situation où il reste dans le frigo une demi-courge non encore préparée, ou deux courges entières. Finalement, pour 7.d, il est évident qu'il y a plus d'une façon de consommer du concombre – et la phrase n'en suggère aucune (ou les suggère toutes à la fois).
Le sens de l'acception massive des noms de fruits et de légumes – dans des phrases telles que (7) – est dès lors à rechercher à un degré moindre de spécificité. En termes de conceptualisation (voir entre autres Taylor, Reference Taylor2002: 366‒388), l'on pourra dire qu'à côté d'un usage comptable qui permet de profiler nos fruits et légumes comme des ‘entités sans homogénéité interne, avec des limites strictes et inhérentes’, l'on trouve un usage massif – parfaitement grammatical – permettant, précisément, de parler d'un fruit ou d'un légume en faisant disparaître à l'arrière-plan ce niveau de l'unité individuelle. Dès lors, l'on devra dire que, plutôt que plusieurs effets de sens possibles (celui du Broyeur, celui du Multiplicateur, voire d'autres), nous avons, en l'occurrence, affaire à un seul sens profond: celui de l'acception homogène, indéterminée en quantité, se déclinant le long d'une échelle de nuances contextuelles.Footnote 10 Ainsi, le sens d'un syntagme massif contenant un nom de fruit ou de légume n'est pas une multiplication d'entités en nombre indéterminé, ni un ensemble de morceaux, ni une présentation sous forme de purée ou autre préparation culinaire, etc., mais la possibilité d'être réalisé contextuellement comme chacune de ces choses, en vertu d'un mécanisme d'homogénéisation général se limitant sémantiquement à effacer le niveau de l'entité individuelle. Dans (8), la mise en contraste est bien au niveau de la quantité, pas du nombre:
8) un peu de vs. beaucoup de (+ massif)
a. Salade du jour avec un peu de pamplemousse et beaucoup de tomate.
Pour préciser encore notre définition du sens fondamental d'un nom de fruit ou de légume sur le mode massif, soulignons qu'il se distingue du comptable à deux niveaux (toute inférence pragmatique ultérieure mise à part):
- du point de vue quantitatif: l'individu s'efface, et la notion de compte (d'aucuns diraient de « Partie Minimale »Footnote 11) disparaît complètement; l'on ne sait pas si l'on a affaire à la « matière » issue d'une unité, ou d'une portion d'unité, ou d'un ensemble
- du point de vue qualitatif: la forme sous laquelle se présente le référent est éminemment indéterminée; l'on ignore s'il jouit encore de son intégrité physique ou s'il a été transformé de quelque manière que ce soit
Nous dirons donc qu'un fruit ou un légume nommé dans un syntagme massif est présenté a priori en « quantité et forme indéterminées », sans qu'il ne soit généralement possible (ni même nécessaire) de trancher plus avant l'effet de sens entendu.
Cependant, en discours, le recours à cette homogénéisation fondamentale n'est pas aléatoire: certains contextes s'en accommodent plus volontiers, voire même la requièrent. La flexibilité des noms de fruits et de légumes ne s'accompagne donc pas d'une variation arbitraire en surface, mais bien d'une variation motivée, au sens de Wierzbicka (Reference Wierzbicka1988).Footnote 12 C'est ce que nous examinons au point suivant, en identifiant (par l'analyse des réalisations contextuelles de nos items sur le mode massif) les scénarios ou les facteurs sémantiques et formels récurrents semblant favoriser – voire nécessiter – cette présentation en quantité et forme indéterminées
5. ANALYSE QUALITATIVE DU CORPUS: LES RÉALISATIONS CONTEXTUELLES DU MODE MASSIF EN DISCOURS
Dans les phrases en (9), les scénarios avancés sont parfaitement univoques et non ambigus (en vertu de nos connaissances encyclopédiques) quant à la forme ou à la caractéristique homogène du référent qui est mise en avant:
9) Jus et odeur
a. Est-ce que mélangerdu citron avec de l’eau fait maigrir?
b. Nez très ananas, un peu de melon et de pêche, de grillé (. . .).
c. Légèrement tourbé, sec gourdonneux (sic), avec un peu de mandarine, sel, brise marine et un zest (sic) d'orange.
d. (. . .) Des arômes de citron et de melon, avec juste un peu de pamplemousse et une touche de fruits tropicaux.
Par du citron dans 9.a, il est entendu du jus de citron: les éléments mélanger et eau permettent de ne laisser aucun doute quant à cette interprétation. Dans les deux exemples subséquents (9.b-c), l'on se trouve dans le domaine de l'œnologie, et c'est l'odeur – une caractéristique homogène s'il en est – du melon et du pamplemousse qui sont évoqués. Le dernier exemple (9.d), sans être tiré d'une critique d'œnologue, présente la même interprétation, guidée sans équivoque par le mot arômes. Précisons encore que ces exemples ont une particularité: la caractéristique homogène mise en avant (le jus, respectivement l'odeur) rend obligatoire l'emploi d'un syntagme massif – le remplacement par un équivalent comptable est impossible sans attenter profondément au sens de la phrase.
Puisque le mode massif des noms de fruits et de légumes est celui qui efface le niveau des unités individuelles, il n'est pas étonnant non plus qu'on le retrouve abondamment dans des contextes où la forme de quelque manière « préparée » du référent est sous-entendue, voire explicitée. C'est ce que l'on observe dans les exemples suivants (10):
10) Forme « préparée », plus ou moins explicitée
a. Ajouter un peu d'échalotehachée, puis un peu de porto et de fond brun.
b. Déposez au milieu de chaque assiette un peu de poireaufinement émincé.
c. (. . .) Un peu de concombre réduit en purée (. . .).
d. Dans le dernier verre ajoutez un peu de pastèquemixée et une cuillère de sucre.
e. Sauce moutarde (. . .) relevée d'un peu de cornichonen julienne.
f. Ajoutez au centre un peu de pastèqueen dés, puis de la féta en petits morceaux.
g. Disposezun peu de poireau dans le fond du plat, ajoutez les fruits de mer.
h. Dans des verrines, disposer un peu de meloncaramélisé, le melon nature, 3 ou 4 mini quenelles de fromages et arroser d'une cuillère à café de miel.
i. Décorer avec du pamplemousse, de l'orange et une cerise (. . .).
Dans les exemples 10.a-f, la nature hachée, émincée ou autrement mixée des référents est explicitée. Dans les phrases 10.g-i, il n'y a pas la même explicitation, mais la situation est néanmoins peu ambiguë: le contexte d'une recette de cuisine, de même que notre connaissance encyclopédique, nous dictent qu'une verrine ne peut recevoir au mieux qu'un ou quelques bouts de melon, que du pamplemousse en décoration, ce sont forcément des morceaux, etc.
L'exemple 10.i illustre également un autre mécanisme (récurrent dans nos données) motivant la présentation massive d'un nom de fruit ou de légume, à savoir la mise en contraste. Dans cet exemple, le comptable de une cerise répond au massif de du pamplemousse et de l'orange, indiquant immanquablement une présentation « non unitaire » (en morceaux, probablement) des deux premiers, par opposition au troisième. L'on trouvera quelques exemples semblables en (11). L'on remarquera qu'au contraste conceptuel correspond généralement une différence réelle, en termes de taille ou de quantité; en 11.b, p.ex., il y a sans aucun doute plus de champignons que d'échalote, tandis que bien entendu la pomme de 11.f est plus petite qu'une pastèque.
11) Mise en contraste
a. Couper l'oignon en fines lamelles, sur 4 tranches de pain de mie, mettre du saumon, 1 tranche de fromage, des câpres, un peu d'oignon.
b. Dans un wok, faire revenir les champignons avec un peu d'échalote.
c. Ajoutez 100g de germes de soja, un peu d'échalote émincée et des herbes ciselées (. . .).
d. Je l'ai faite avec du saumon, des oignons, du poireau, du (sic) coriandre et des épices à poisson.
e. Cuisses de poulet cuites avec des figues et du citron pour un délicieux plat méditerranéen plein d'effet.
f. Il dîne d'une pomme, d'un peu de pastèque, d'un thé, de quelques amandes.
Dans d'autres exemples, la coordination de plusieurs syntagmes massifs permet, à l'inverse, de montrer la similarité ou le parallélisme entre différents éléments. Ainsi pourrait-on dire que dans (12), c'est l'aspect homogène « condimentaire » de l'oignon et de l'échalote qui sont mis en avant, par la coordination avec [un peu] d'ail d'un côté, et un peu de gingembre frais et un peu d'ail de l'autre.
12) Parallélisme (aspect condimentaire)
a. Sur un feu vif, jeter successivement: de l'huile de sésame, un peu d'oignon et d'ail, un mélange de poulpe, seiche et calamar coupés.
b. J'émince très finement un peu d'échalote, un peu de gingembre frais et un peu d'ail.
La présentation massive d'un nom de fruit ou de légume se justifie aussi lorsque, sans nécessairement plus de spécification quant à la forme, le référent est mis en avant comme « substance comestible » (13). Notons que dans ces exemples, l'interprétation est guidée principalement par le verbe:
13) Substance comestible
a. Il est bien pour la santé de mangerun peu d'oignon cru pour la personne arrivant nouveau dans un pays.
b. Un soir, au bout de cinq jours, il a mangéun peu de potiron.
c. J'ai mangéun peu de melon et j'ai abandonné les peaux dans un coin.
d. A force d'en entendre parler, c'est décidé, je vais inclure un peu de citron dans mon alimentation chaque jour.
e. Difficile de consommerde l'oignon en grande quantité, c'est un accompagnement fort en goût.
Dans ces scénarios, allusion est faite à la consommation du fruit ou du légume dont il est question, sans qu'il ne soit pertinent de préciser si la consommation concerne un ou des morceaux, une unité entière, voire un ensemble d'entités.Footnote 13 Pour s'en convaincre, l'on appréciera la différence de sens entre les phrases (13) et leurs équivalents sur le mode comptable. Dans certains cas, cet exercice de substitution permet par ailleurs de creuser le sens contextuel plus précis du syntagme massif: dans 13.a et 13.b, un peu d'oignon cru et un peu de potiron font sans doute référence à la matière de moins d'un légume entier (notons, pour potiron, que la taille du légume joue ici aussi un rôle certain), tandis que dans 13.c l'on peut supposer qu'il s'agissait de plusieurs morceaux de melon (comme le laisse supposer la référence aux peaux) – un scénario ne s'accommodant ni de l'expression J'ai mangé un melon, ni de J'ai mangé des melons.
Les exemples 13.d et 13.e, quant à eux, sont un peu particuliers. Si le nom alimentation ou le verbe consommer permettent de guider l'interprétation vers celle de la « matière comestible », l'on est néanmoins tout autant dans une acception fortement généralisée: la phrase évoque quelque chose qui concerne le fruit ou le légume en général. En (14), l'on retrouve d'autres cas du même type, où c'est l'aspect généralisant de la phrase qui permet de dépasser le niveau de l'occurrence spécifique, et donc de justifier la présentation du fruit ou du légume « en forme et quantité indéterminées ».
14) Homogénéisation généralisante (substance)
a. Recette avec du poireau.
b. Pour la première fois j'ai cuisiné de la courge spaghetti.
c. Avec du citron confit, cette recette est bien tentante.
d. L'hiver, on trouve facilement du potiron ou de la citrouille, j'en mets partout dans le pot-au-feu.
e. Si vous trouvez encore du potiron sur le marché, lancez-vous avec cette tarte au potiron toute douce.
f. [Ils] cultivent aussi de l'oignon vert (à botteler), de l'échalote française et de l'oignon espagnol.
Pour 14.d et 14.e, l'on pourrait être tenté un instant de reconnaître l'effet du Multiplicateur de Galmiche, car ce sont généralement bien à la pièce, et en nombre, que les potirons et citrouilles sont vendus. Cependant, il n'en est rien, car l'inférence de multiplication est contextuelle, et dépend de notre connaissance du monde: elle est ultérieure au sémantisme compositionnel du syntagme, qui se contente de manière inhérente à effacer l'individu, et à présenter le référent sous une forme indéterminée. La différence est claire entre 14.d-e et des phrases telles que Il y aura encore du touriste à Paris cette année, où le nom comptable touriste est « coercé » dans un contexte massif, avec l'effet de sens multiplicateur bien reconnaissable, qui homogénéise « au-delà » des individus – ceux-ci restant néanmoins présents dans le sémantisme du SN (un peu à l'instar des massifs tels que du mobilier).
Cette différence ne fait que mettre en avant le caractère systématiquement ambivalent des noms de fruits et de légumes, pour lesquels les deux acceptions – comptable en termes d'entités, et massif en termes d'indétermination en forme et quantité – sont disponibles. Ainsi, l'emploi massif ne parviendra jamais à évoquer la multiplication indéterminée d'une entité comptable (Multiplicateur Universel), car il évoque d'abord le sens homogène entériné. La « première généralisation » proposée par Bale et Barner (2009) traduit élégamment l'intuition dont découle cette observation: ‘Tout nom qui s'accommode tant de la syntaxe massive que de la syntaxe comptable (p.ex. pierre, corde, pomme, eau) dénote toujours des individus lorsqu'il est utilisé comme comptable, mais jamais lorsqu'il est utilisé comme massif (p.ex. trop de pierres vs. trop de pierre).’Footnote 14 Cette généralisation confirme notre intuition que l'interprétation « multiplicative » d'un nom de fruit ou de légume en contexte massif ne sera jamais intrinsèque au sémantisme du syntagme nominal, mais au contraire toujours contextuelle, post hoc.
Il en va de même pour 17.f, un peu particulier car évoquant une situation de culture agricole, absente de nos autres exemples. Ici aussi, les syntagmes de l'oignon vert, de l'échalote française et de l'oignon espagnol sont intrinsèquement sous-spécifiés quant à ce qu'ils dénotent précisément, si ce n'est qu'ils réfèrent aux légumes nommés de la manière homogène que l'on sait. C'est ensuite le contexte phrastique (en particulier le verbe cultiver) qui permet d'identifier plus avant que l'on parle d'oignons et d'échalotes comme produits de culture. Cette sous-spécification au niveau de la dénotation se traduit entre autres par le fait que l'interprétation de la phrase ne nécessite aucune connaissance encyclopédique particulière quant à la culture de ces légumes: il serait dès lors erroné de postuler que les syntagmes massifs observés ici dénotent, au niveau de leur sémantisme intrinsèque, spécifiquement des « plants » d'oignons ou d'échalotes – cette précision étant pragmatique et ultérieure.
Ceci clôture notre tour d'horizon qualitatif des noms de fruits et de légumes sur le mode massif. Il reste néanmoins quatre items sur lesquels nous ne nous sommes pas encore penché: AIL et CIBOULETTE d'une part, CORNICHON et CALEBASSE de l'autre. L'analyse qui précède nous permet cependant à présent de leur donner une place dans notre discussion. D'un côté, du point de vue des pratiques culinaires (c'est-à-dire, d'un point de vue « sémantico-pragmatique »), AIL et CIBOULETTE ne sont jamais utilisés comme des légumes (que l'on préparerait en julienne, bouillis, blanchis, à l'étuvée, à la friture), mais font en réalité partie de la classe sémantique des « condiments » (au même titre que SEL, POIVRE, KETCHUP, etc.), que l'on reconnaîtra être tous résolument massifs, d'où leur comportement particulier. CORNICHON et CALEBASSE partagent cette même caractéristique de ne pas être, dans la pratique, réellement des légumes. Si le CORNICHON est néanmoins consommé, et que son statut varie potentiellement entre celui de légume et d'exhausteur de goût – justifiant que l'on trouve quand même quelques occurrences, non problématiques, en contexte massif – la CALEBASSE quant à elle, bien que comestible, est essentiellement utilisée séchée, comme récipient ou tambour. Son appartenance pratique à la classe des « fruits et légumes » est dès lors fortement à remettre en doute – ce qui se traduit par son comportement morphosyntaxique particulier, exclusivement comptable dans nos données.Footnote 15
6. BILAN ET DISCUSSION: LE PRINCIPE DE DOUBLE HÉRITAGE
Reprenons brièvement les observations et considérations principales qui nous ont mené jusqu'ici. Premièrement, la classe des noms de fruits et de légumes présente à l'intuition une variation intéressante entre usage comptable (fruit ou légume en tant qu' « objets ») et massif (substance, matière). Or, les fruits et légumes étant « physiquement » d'abord des objets délimités dans l'espace, l'on serait tenté d'accorder « naïvement » à leur dénominations un statut principalement comptable. Néanmoins, au travers de notre étude de corpus, nous avons constaté: 1) que dans l'usage réel, les noms de fruits et de légumes s'utilisaient bel et bien couramment sur le mode massif, avec diverses implications de sens (pouvant toutes se ramener à une homogénéisation fondamentale, en « forme et quantité indéterminées »), et 2) que ces occurrences sur le mode massif, bien que moins fréquentes que les occurrences comptables, ne posaient aucun problème d'acceptabilité – certains contextes les préférant, voire les exigeant même. En outre, au niveau de la cohérence interne de la classe des noms de fruits et de légumes, nous avons observé: 1) que chaque item avait un profil distributionnel propre, le seul dénominateur commun étant un certain degré de flexibilité, 2) que néanmoins, les effets de sens liés au massif (et dès lors les contextes propices à cet usage) se recoupaient pour les différents éléments étudiés, et 3) que le comportement morphosyntaxique différent de quelques outsiders allait de pair avec une appartenance moindre (d'un point de vue sémantico-pragmatique) à la classe étudiée.
Pour rendre compte de ces différentes observations, nous postulons ce que nous baptiserons le « Principe de Double Héritage ». Selon nous, les items appartenant à la classe des noms de fruits et de légumes sont:
- COMPTABLES en tant qu'entrées lexicales (disons « à titre individuel »), en vertu des caractéristiques ontologiques intrinsèques de leurs référents non modifiés (c'est-à-dire en leur condition d' « objets strictement délimités dans l'espace »)
- MASSIFS en vertu de leur appartenance à une certaine classe sémantique (ou sémantico-pragmatique), celle des « fruits et légumes », au sens culinaire de l'appellation, qui permet de faire abstraction de leur individualité
Ainsi, les noms de fruits et de légumes possèdent d'emblée les deux acceptions, sans qu'il ne doive être question de polysémie ou de transferts: ils les héritent toutes deux du « système » linguistique (sémantique), mais par deux biais différents, l'un lexical, l'autre supra-lexical.Footnote 16 Cette description nous semble assez élégante, et permet d'expliquer aisément nos diverses observations empiriques. Ainsi, la flexibilité morphosyntaxique des noms de fruits et de légumes, le déséquilibre au niveau de la fréquence entre massif et comptable mais l'égale acceptabilité des deux découlent-t-ils tous très naturellement de ce système d'héritage double. De même, l'existence de certains contextes plus propices au massif se justifie en cela que ce sont ceux-ci, précisément, qui mettent en avant le caractère consommable, ou autrement culinaire (au sens large) de nos items – soulignant leur appartenance à la classe dont ils héritent leur caractère massif. Pour finir, l'on s'explique désormais sans peine que ce sont les outsiders CALEBASSE et CORNICHON qui ont le plus de mal à s'accommoder du massif, puisque précisément leur appartenance à la classe des fruits et des légumes – dont découlerait leur massivité – est remise en question.
Voilà comment l'on peut, pour le domaine lexical des fruits et des légumes, résoudre la question de la localisation de l'opposition massif/comptable. Quant à celle des « transferts », elle se résout d'elle-même: les noms de fruits et de légumes étant à la fois massifs et comptables, de la manière dont nous venons de le dire, les machines traditionnelles du Broyeur et du Multiplicateur ne s'appliquent simplement pas (du moins pas au sens où elles permettent d'habitude d'expliquer métaphoriquement le sens de constructions « coercées » ponctuelles).
Bien entendu, l'histoire ne s'achève pas là. Du point de vue de la théorisation, notre Principe de Double Héritage devrait être examiné plus avant, notamment pour ce qui est de ses nombreuses implications et de son application potentielle à d'autres domaines du lexique (p.ex. les noms d'animaux). Plus généralement, la possibilité de représenter des caractéristiques lexicales (comme le caractère massif ou comptable) à un niveau supra-lexical (par le biais de catégories pragmatico-sémantiques), et d'ainsi les incorporer au système linguistique sans supposer de lexicalisation pure et dure, nous semble prometteuse.
D'autre part, des considérations et expériences psycholinguistiques nous permettraient de renforcer encore notre approche et notre modèle, en y donnant une base empirique d'autant plus robuste. Ainsi, si l'emploi massif des noms de fruits et de légumes vient d'un niveau supra-lexical, et est lié à certains contextes propices, il devrait être toujours interprétable avec une égale aisance, pour n'importe quel item, sans se distinguer à ce niveau-là du comptable. Plus précisément, la grande variation distributionnelle au niveau des profils morphosyntaxiques ne devrait-elle pas se traduire en termes de temps de réaction (jugements de grammaticalité sous la pression du temps) ou de lecture (lecture à rythme libre), moyennant seulement un contexte adéquat. Ce sont ces perspectives que nous entendons poursuivre dans la continuation de notre recherche.