L'ouvrage Le Nationalisme repensé – Essai d'ontologie critique s'attaque à la tâche colossale d'offrir une nouvelle perspective théorique et globale du phénomène «nationaliste». Si on adopte leur perspective – plutôt singulière dans le champ des études sur le nationalisme – les auteurs réussissent bien. Malheureusement, le ton et le vocabulaire véritablement arides des auteurs (cela transparaîtra tout au long de cette recension) donnent au lecteur l'impression qu'il n'est pas le bienvenu dans cette architecture argumentaire. C'est à partir d'une perspective ontologique que Jean-François Payette et Gérard Boulet réfléchissent au nationalisme. L'ouvrage comporte six chapitres réunis à l'intérieur d'une partie théorique et d'une partie empirique comportant quatre études de cas.
Dans le premier chapitre, les auteurs intègrent le phénomène «nationaliste» à l'intérieur de la dynamique propre aux sociétés occidentales se situant au seuil de la modernité. Selon eux, le nationalisme a participé à la sécularisation de ces sociétés en leur permettant d'amorcer leur chute d'un mode civilisationnel religieux (transcendant et sacrificiel) à un mode profane (immanent et antisacrificiel). Le nationalisme possède donc un rôle fonctionnel servant à instituer l'État moderne.
Selon les auteurs, la construction d'un État/Léviathan fut une lourde tâche pour les modernes. Cet État devait à la fois avoir les traits de la transcendantalité (à la fois absolu, total et souverain) tout en étant parfaitement immanent. D'où la nécessité du nationalisme : «[le] nationalisme, sous sa forme originaire, c'est le stade infantile d'édification de l'État antisacrificiel» (23). Ainsi, le nationalisme occupe une place ambivalente, se situant à mi-chemin entre la transcendance (puisqu'il transcende chacun des esprits) et sa prise dans un contexte social immanent.
Pour les auteurs, le nationalisme s'accommode, à cette phase d'élaboration de l'État moderne, d'une prise (temporaire) à l'intérieur d'un groupe social déjà institué avant de parvenir, sous sa forme achevée, à une institution universelle souveraine sur laquelle aucun groupe particulier n'aura prise. Si ce premier chapitre est plutôt convaincant et bien articulé, il souffre d'un manque aigu de clarifications et de définitions conceptuelles. Par exemple, les tableaux de synthèse qui figurent à la fin du chapitre introduisent et agencent de nouveaux concepts chargés de sens qui n'ont pas été définis par les auteurs : «nationalisme symbolique», «nationalisme fervent et exalté», «sentimentalisme», entre autres. (28).
Le deuxième chapitre porte plus spécifiquement sur le nationalisme et poursuit la réflexion amorcée au chapitre précédent. Le nationalisme qui a servi dans un premier temps à entamer la sécularisation de l'État sacrificiel devient un phénomène qui, à l'instar de la nature ontologique de l'État, se transforme dans le temps. Le nationalisme perd graduellement de sa densité sacrificielle et vogue vers sa résorption et sa neutralisation dans un ordre politico-immanent antisacrificiel, jusqu'à sa dilution complète hors de la sphère politique (30). Cette dilution inéluctable n'empêche toutefois pas les consciences humaines de demeurer fascinées par cette «matrice fantasmatique originelle» (31). Ainsi, les schèmes totalitaires et eschatologiques (national-socialisme et bolchevisme) consisteraient en l'espoir d'accroître l'opacité, la densité et la consistance du lien sacré unissant les individus entre eux. Luttant en quelque sorte contre le mouvement de sécularisation, ces phénomènes seraient des «régressions onto-théologiques à grande échelle» (31). Sans toutefois le démontrer, les auteurs insistent pour affirmer que ce genre de «régressions néopaganistes» est de moins en moins probable au fur et à mesure que s'affirme notre sensibilité antisacrificielle et que l'État profane s'enfonce dans l'immanence séculière (39).
Les auteurs attirent finalement l'attention du lecteur sur les versants positifs et antisacrificiels du nationalisme (valeurs collectives partagées, des saveurs et des couleurs culturelles spécifiques, entre autres) tout comme sur sa relation à l'Autre. Ils distinguent à cet égard deux types de nationalisme, soit le nationalisme prométhéen et le nationalisme victimaire, et ils attirent notre attention sur la vitalité des nationalismes même en relation victimaire. Le second chapitre ferme la boucle entamée dans le premier chapitre et crée une unité logique intéressante qui ouvre certaines pistes de réflexion.
Le troisième chapitre est, de loin, le plus dense de l'ouvrage de Payette et Boulet. Pour les auteurs, l'«âge d'or du nationalisme» correspond au moment où la densité du «cordon ontologico-politique» (concept qui fait son apparition dans ce chapitre) qui cimente les consciences assujetties est la plus importante. Plus celui-ci est opaque, plus les opérations politiques possibles à partir de lui sont déterminantes et pénétrantes (48). Toutefois, cette épaisseur métaphysique est constamment menacée de part et d'autre par un «lyrisme exalté» (transcendance) ou un «emblématique desséché» (immanence). Le nationalisme est donc constamment menacé de dé-densification au fur et à mesure que progresse la chute de nos sociétés dans l'immanence séculière.
Selon les auteurs, l'armature institutionnelle des démocraties occidentales avancées a fini d'éroder la consistance sacrificielle des premières formes de nationalisme. Ainsi, une fois qu'il a «sombré» définitivement dans l'immanence, le nationalisme devient infusion «d'essence tragique». Les auteurs illustrent ce processus historique de chute dans l'immanence en quatre phases à l'aide d'exemples abondants : le nationalisme vivant, l'idéologie du nationalisme, le nationalisme reconverti en spectacle (simulation) et la verve nationaliste affranchie de son enracinement dans le politique (simulacre) (60).
Les auteurs concluent ce chapitre en observant le dessèchement des symboliques et mythes nationaux (fêtes nationales, drapeau, hymne national) alors qu'ils «ont vu graduellement se dissoudre leur densité métaphysique et s'étioler leur pouvoir de «téléporter», dans l'ordre du politique, les consciences jadis enchâssées «en» leur substrat» (67).
Le quatrième chapitre entreprend une revue critique très ambitieuse de la littérature sociologique portant sur le nationalisme. Selon les auteurs, en dépit de la descente vers l'immanence profane et de sa sortie du politique, le nationalisme a toujours constitué une dimension importante du lien social, donc de la sociologie. Or, cette discipline s'est peu aventurée à l'étudier. Ils critiquent d'abord Hegel, Marx et Durkheim pour ne pas avoir saisi l'importance du phénomène dans la genèse des institutions étatiques occidentales (76). Ils critiquent ensuite les traditions positivistes et fonctionnalistes (Comte, Weber, Parsons) puisqu'elles ignorent les processus ontologiques primaires à la source des phénomènes sociaux qu'ils observent. S'articule ensuite une critique dirigée contre la tradition sociologique étasunienne (Easton, Lazarsfeld, Merton, Buchanan, Tullock, Sennet) pour qui le nationalisme apparaît comme un résidu archaïque et irrationnel venu de mondes anciens (79). Finalement, les auteurs critiquent les sociologues post-modernes (Baudrillard, Bourdieu, Foucault) pour qui poser la question du nationalisme devient absurde dans un monde individualiste entouré par un cadre politique immanent (81).
En somme, les auteurs constatent que si le nationalisme a fasciné, ce fut dans une période où son opacité métaphysique était dense et que ses effets étaient incontournables. Aujourd'hui, les études sur le nationalisme sont notamment remplacées par des études sur l'«identité culturelle», un concept «transportant toute la dégradation métaphysique et l'appauvrissement séminal qu'a connu le phénomène nationaliste» (84).
Si cette revue de la littérature ratisse très large, les critiques demeurent intéressantes. Cependant, le lecteur cherchera en vain les études classiques portant sur le nationalisme (Anderson, Hobsbawm, Gellner, Smith). Ainsi, le chercheur sur le nationalisme – à qui s'adresse généralement le genre de théorie que proposent les auteurs – risque d'être fortement désorienté dans cette littérature peu commune pour un ouvrage portant sur le phénomène «nationalisme». Ne pouvant situer leur théorie à l'intérieur d'aucune littérature «classique», le chercheur aura du mal à s'approprier les concepts et les propositions des auteurs pour les appliquer à des études ultérieures.
Les cinquième et sixième chapitres offrent quatre études de cas : Québec-Canada, Angleterre, France et États-Unis. Le cas Québec-Canada est exploré à la lumière de certains concepts développés dans la première partie de l'ouvrage et de plusieurs nouveaux concepts qui ne seront pas définis. Les auteurs affirment que le Québec souffre d'insuffisance de substance métaphysique puisqu'il n'a jamais pu, à l'instar des autres peuples occidentaux, se fonder sur l'agrégation «en faisceau d'une multitude de transferts substantiels et positifs d'énergie spirituelle nécessaires à l'édification d'institutions souveraines inaliénables» (91). Ils expliquent cette insuffisance, notamment par le fait qu'une part importante des ressources métaphysiques «canadiennes-françaises» ont été canalisées puis divisées en deux afin de construire l'État antisacrificiel canadien et l'État antisacrificiel (mais subordonné) québécois. Pour les auteurs, le complexe canadien a acquis au cours de l'histoire, par la stricte répression politique et militaire, tout comme par son intégration politique juste et conséquente, une amplitude métaphysique supérieure à celle du Québec.
Après avoir posé ces balises, les auteurs traitent très succinctement, mais explicitement du nationalisme canadien et s'attardent plus longuement sur le nationalisme québécois. Ils posent et analysent ensuite cinq caractéristiques particulières du nationalisme québécois et tentent de cerner son évolution historique. Les auteurs observent une dé-densification du nationalisme québécois au cours des années 1980 et 1990, attribuable notamment à l'élection de René Lévesque en 1976. Un plaidoyer en faveur de la restimulation du nationalisme et de l'indépendance du Québec clôt ce chapitre. Malheureusement, plusieurs positions normatives éminemment controversées, dont la position soutenant que l'indépendance politique est le «destin inhérent à toute nation» (123), ne sont pas justifiées ni défendues par les auteurs.
Finalement, le sixième chapitre propose trois études de cas succinctes. Si quelques concepts des chapitres théoriques sont repris dans les chapitres empiriques, le «modèle théorique» des auteurs est très loin de transcender ces études de cas. De nouveaux concepts font leur apparition (par exemple, celui de «vecteur d'essence», 93) et d'autres continuent d'évoluer à l'intérieur de ces deux chapitres sans développement théorique suffisant. Autrement dit, les études de cas n'utilisent pas le cadre théorique élaboré dans la première partie de l'ouvrage. Notons au passage que la bibliographie de Payette et Boulet ne comprend aucune source portant sur le nationalisme canadien et étasunien. Il va sans dire que la démonstration empirique des auteurs perd alors beaucoup de son rayonnement.
L'ouvrage de Payette et Boulet s'adresse principalement à des lecteurs avertis, intrigués par une perspective ontologique du nationalisme. Cependant, les chercheurs risquent d'y trouver difficilement leur compte. L'ouvrage propose un cadre théorique flou et difficilement applicable en raison de la grande quantité de concepts et de leur transformation constante au cours du texte. De plus, les auteurs, qui prétendent implicitement cerner la globalité des phénomènes entourant le nationalisme, laissent ainsi peu de place à des recherches ultérieures.
Bien que franchement aride, cet ouvrage permet de jeter un regard original sur le nationalisme; plusieurs propositions s'avèrent très intéressantes. Il apparaît toutefois largement présomptueux d'affirmer être parvenus à une «théorie universelle et achevée du nationalisme» (143), comme le font les auteurs à la fin de l'ouvrage. Il appartiendra aux lecteurs, avec le temps, de juger de la véracité de cette affirmation.