Afin de fournir des assises épistémiques solides à l’observation scientifique lorsque celle-ci est effectuée à l’aide de divers appareils techniques et instruments scientifiques, Vincent Israel-Jost soutient, dans L’observation scientifique, que c’est le processus de stabilisation d’une observation qui est garant de sa valeur épistémique. Autrement dit, «[...] l’observation est associée à la stabilité d’une investigation, et la stabilité impose au sujet une obligation rationnelle à accorder la priorité aux énoncés d’observation en cas de conflit avec des énoncés d’origine non observationnelle» (p. 106). Adoptant une posture empiriste et défendant une conception cohérentiste de la justification, Israel-Jost propose ainsi de montrer en quoi la notion d’observation est cruciale dans la démarche de justification rationnelle du travail des hommes et femmes de science. Pour étayer sa proposition, au sein de laquelle se côtoient analyse philosophique classique et considérations pratiques et méthodologiques, l’auteur met de l’avant une nouvelle conception de l’observation. En ressort un ouvrage riche, systématique, profond et d’une grande pertinence pour une variété d’enjeux contemporains en philosophie des sciences.
L’audace de l’entreprise tient au fait qu’Israel-Jost remet en question la thèse selon laquelle il faut adopter une posture fondationnaliste afin de défendre la primauté des énoncés observationnels sur les énoncés non observationnels. En fait, en tant qu’empiriste, il souhaite préserver cette primauté et montrer en quoi elle est compatible avec le cohérentisme. Pour cela, l’auteur propose «l’examen des origines de l’observation dans l’empirisme» (p. 14). Or, toute expérience n’étant pas aussi féconde, précise et satisfaisante au niveau épistémique, la motivation philosophique de l’auteur consiste donc à déterminer les conditions optimales dans lesquelles les observations ont une valeur épistémique de premier plan. Pour ce faire, il porte son attention sur deux thèmes bien distincts : les questionnements classiques de l’épistémologie analytique et le traitement des données expérimentales.
Après une introduction qui énonce les buts de l’ouvrage, le livre, une thèse de doctorat remaniée, est divisé en deux parties. La première traite des conceptions philosophiques de l’observation et évalue les mérites respectifs du fondationnalisme et du cohérentisme en ce qui a trait à la posture empiriste que cherche à défendre l’auteur. La seconde partie traite des pratiques contemporaines de l’observation et sert en quelque sorte à montrer l’adéquation entre la conception philosophique mise de l’avant par l’auteur et les pratiques scientifiques actuelles. Cette seconde partie se concentre sur les liens entre l’analyse des données, les instruments utilisés et les phénomènes étudiés et comporte, qui plus est, une étude de cas portant sur la tomographie d’émission monophotonique (TEMP).
Après avoir exposé les différentes positions classiques sur l’observation, Israel-Jost s’attaque au fondationnalisme et procède à une défense du cohérentisme qui lui sert de base afin d’énoncer la posture à partir de laquelle se déploiera sa conception renouvelée de l’observation : l’empirisme itératif. Suivant cette posture, comme l’écrit élégamment Stéphanie Ruphy en préface, «l’observation doit être conçue comme une limite stable d’un processus itératif, correctif, consistant en une évolution conjointe des énoncés d’expérience et du cadre conceptuel de l’investigateur» (p. 9).
Le fondationnalisme, vicié par la charge théorique de l’observation (Hanson, Reference Hanson1958) et le statut hautement problématique du donné (Sellars, Reference Sellars1956), n’est pas en mesure, à travers sa distinction entre connaissances fondamentales et connaissances dérivées, de fournir un critère de justification satisfaisant pour les connaissances scientifiques. Au contraire, le cohérentisme que défend Israel-Jost, inspiré de BonJour (Reference BonJour1985) et Lehrer (Reference Lehrer1990), procure une telle justification. Celle-ci est à comprendre comme l’acceptabilité épistémique des différentes croyances au sein d’un système donné, qui est dérivée de la cohérence du tout, c’est-à-dire du support mutuel entre les différentes croyances (Elgin, 2010). Dans un tel cadre, chaque nouvelle observation — qui prend ici le rôle de nouvelle croyance potentielle — a le pouvoir de perturber le système en entier. Nous avons donc affaire à un système dynamique de croyances. Cette dynamique se reflète selon Israel-Jost dans le va-et-vient inférentiel qui détermine la valeur épistémique d’une observation donnée. Elle se manifeste également dans les deux fonctions de l’observation, conçue comme 1) accumulation de «connaissances factuelles de laquelle peuvent être tirés d’autres types de connaissances : des généralisations, des lois, des théories, etc.» (p. 15), et comme 2) «force de résistance à la connaissance non observationnelle» (p. 15). Selon l’auteur, l’observation sert «d’apprentissage sur les états de chose du monde et remise en question de la connaissance déjà constituée» (p. 17).
L’observation étant donc le résultat d’un processus, et non seulement une interprétation d’un mythique donné, il semble que les instruments scientifiques soient tout à fait en mesure de fournir des observations, à condition que leur emploi soit inclus dans l’évaluation du processus menant à une observation. C’est dire que l’opposition traditionnelle entre observation et inférence, qui n’était due qu’au fondationnalisme, tombe avec ce dernier. Ainsi, comme toute observation est inférentielle — sans que l’inverse soit vrai —, l’observation médiate requiert un processus inférentiel incluant, outre bien entendu le système de croyances des investigatrices et les énoncés observationnels, des considérations sur les caractéristiques, les capacités et les limites des instruments utilisés. Ajoutons que ces instruments ne se limitent pas aux capteurs et divers appareils scientifiques, mais comprennent également, à l’heure des technologies de l’information, les ordinateurs, programmes et algorithmes de plus en plus utilisés avec les données massives, l’apprentissage machine et l’intelligence artificielle. Comme ces nouvelles technologies dépendent très fortement de diverses méthodes statistiques, et que l’observation constitue la donnée de base des statistiques (Sprenger, Reference Sprenger2009), l’établissement de critères d’évaluation des diverses observations est une étape nécessaire dans l’analyse critique de l’acceptabilité épistémique des inférences faites à l’aide de ces technologies. L’aspect dynamique de l’empirisme itératif que propose Israel-Jost se manifeste également en regard de ces nouvelles technologies, où le rôle des considérations théoriques, qui prennent la forme de croyances établies au sein du système, se traduit, par exemple, par l’établissement des probabilités a priori dans l’apprentissage machine à l’aide de réseaux de neurones.
Admettant, avec Bogen (Reference Bogen and Zalta2013), que les théories guident les observations (p. 77) sans toutefois les contraindre, Israel-Jost affirme que le dispositif expérimental, itératif et perfectible, est ce qui attribue aux données le statut d’observation. Cela étant, ces données diffèrent quant à leur qualité. Certaines sont inexploitables, d’autres informatives, mais difficilement interprétables, alors que d’autres sont produites par un instrument hautement calibré et permettent une interprétation aisée. Ces différences, qui caractérisent ce qu’Israel-Jost appelle les «types» de données, sont dues aux différents niveaux de stabilité des observations. La stabilisation s’effectue en trois étapes : 1) l’amélioration des instruments de collecte, 2) l’amélioration du protocole expérimental et 3) l’établissement de règles d’interprétation précises (p. 160-161). La notion de stabilité est garante, dans un cadre empiriste, de la valeur épistémique des observations, c’est-à-dire qu’une observation a une grande valeur épistémique lorsqu’elle est le résultat d’une procédure d’investigation stable. De plus, sa valeur augmente lorsqu’elle remplit un critère additionnel, soit la capacité à faciliter la discrimination entre différentes hypothèses (p. 161).
Israel-Jost nous dit qu’une fois rejeté, le fondationnalisme laisse place au cohérentisme, et donc que toutes les croyances se soutiennent et forment un tout cohérent. Il soutient en outre que l’intégration de nouvelles observations au système de croyances se fait en quatre étapes, et qu’il faut insister sur la globalité et non sur la localité des croyances. Bien que ses arguments soient convaincants, nombre de questions demeurent, notamment quant au processus d’intégration proprement dit. Les nouvelles observations sont-elles à concevoir comme des données probantes dans un cadre bayésien de mise à jour du système entier, ou l’auteur a-t-il un autre cadre en tête? Ensuite, dans les laboratoires contemporains et dans le cadre de projets scientifiques d’envergure, le système de croyances est partagé par une communauté d’investigatrices et d’investigateurs. Comment alors ces aspects externalistes et interpersonnels (Goldberg, Reference Goldberg2010) sont-ils considérés lors de l’ajustement du système de croyances? Et comment les différents niveaux de données probantes (Christensen, Reference Christensen2010) sont-ils pris en compte dans le processus d’évaluation et d’intégration des nouvelles croyances?
L’ouvrage d’Israel-Jost a le mérite de jumeler des questions fondamentales sur la nature de la connaissance et des problèmes contemporains en philosophie des sciences. En ce sens, il est un incontournable pour quiconque s’intéresse à la nature de l’observation en sciences. Après avoir exposé l’argument qui est fatal au fondationnalisme, c’est-à-dire celui rappelant que toute connaissance implique une dépendance à un cadre préexistant, Israel-Jost montre en quoi le cohérentisme est compatible avec l’empirisme et en quoi il est pertinent de bien définir ce qu’est une observation, qu’elle soit directe, indirecte ou médiate, au moment où l’opacité épistémique (Humphreys, Reference Humphreys2004) s’installe de façon toujours plus marquée entre les femmes et les hommes de science et leurs objets d’étude.