Parmi les textes néotestamentaires, Ph 2.6 est assurément l'un des plus abondamment commentés.Footnote 1 Cette célébrité est due au rôle qui lui a été donné dans les débats christologiques, mais aussi à quelques difficultés d'ordre philologique. Sans doute est-il normal que les théologiens qui ont pensé l'identité du Christ, particulièrement aux iv e et v e siècles, aient tenté de montrer que ce passage paulinien correspondait à leurs représentations et contestait celles de leurs adversaires. Il me paraît tout aussi normal que l'exégète se préoccupe aujourd'hui avant tout du sens que pouvait avoir ce texte à l'origine, dans un monde où, avant la révolution nicéenne, ne prédominaient pas les questions sur l’être du Christ, un monde où l'on s'intéressait plus à l’économie du salut (la portée du Christ propter nos) qu'aux questions théologiques de type ontologique sur le Christ, sa nature divine et les relations intratrinitaires (la portée du Christ in se). Il est intéressant de voir comment l'analyse philologique peut être affectée et comment l'on peut voir s'ouvrir de nouvelles perspectives lorsque l'on aborde le texte de la manière susdite. Pour le montrer, je commencerai par dégager la structure de l’éloge (Ph 2.6–11) ; c'est nécessaire pour éviter de mauvais choix interprétatifs. Les deuxième et troisième parties seront consacrées à une analyse des vv. 6a et 6b qui sont en étroite interaction, avec une attention toute particulière à la formule τὸ εἶναι ἴσα θεῷ. Enfin, cette expression sera resituée brièvement dans le cadre d'une lettre adressée à des chrétiens d'une colonie romaine au milieu du i er siècle.Footnote 2
1. La structure de l’éloge de Ph 2.6–11
Avant de traiter la question de la structure, je précise brièvement pourquoi je parle d’éloge et non d'hymne, comme on le fait habituellement.Footnote 3 Certes, son utilisation parcimonieuse des mots et son caractère rythmé rangent le texte dans le genre de la poésie plutôt que de la prose. Mais cela ne suffit pas à parler d'un hymne au sens spécifique et liturgique du terme, comme l'a fait Ernst Lohmeyer qui a émis l'hypothèse d'un hymne pré-paulinien utilisé lors de la Cène.Footnote 4 Outre que nous ne savons pratiquement rien de la manière dont fonctionnaient les célébrations liturgiques à l’époque de Paul, ce texte n'est pas adressé à la deuxième personne au Christ qui serait l'objet de la louange, comme ce devrait être le cas dans un hymne.Footnote 5 Ceux qui refusent de parler d'un hymne font parfois l'hypothèse d'un texte catéchétiqueFootnote 6 ou d'un discours de sagesseFootnote 7 sur le Christ. La troisième personne de l'aoriste qui régit les verbes principaux de notre texte relève plutôt du genre narratif. Il me semble, avec d'autres,Footnote 8 qu'il s'agit d'un ἐγκώμιον exprimé en langage poétique et qui fonctionne comme un exemple (παράδειγμα) : Paul invite à partager les dispositions (la ϕρόνησις) du Christ au v. 5, puis il développe son éloge dans une narration d'une extraordinaire sobriété. Le récit y est ramené à une épure où sont mis en valeur les traits de la vie du Christ desquels les Philippiens sont invités à s'inspirer pour leur propre façon de vivre.Footnote 9
Dans l'exégèse récente, deux structures ont été proposées pour Ph 2.6–11. Ernst Lohmeyer a proposé une division en six strophes (A. v. 6; B. v. 7a–c; C. vv. 7d–8; D. v. 9; E. v. 10; F. v. 11),Footnote 10 ce que Markus Bockmuehl a repris, tout en soulignant la répartition entre deux parties (vv. 6–8 et 9–11) composées de trois strophes chacune.Footnote 11 Se basant sur la recherche d'indices formels, notamment de parallelismus membrorum, Joachim Jeremias a proposé une structure en trois strophes (A. vv. 6–7b; B. vv. 7c–8; C. vv. 9–11).Footnote 12 Ma proposition est proche de la sienne, mais veut aussi mettre en évidence le tournant marqué par le διό du v. 9, au moment où le sujet de l'action change : on passe du Christ à Dieu. C'est pourquoi, au lieu de distinguer trois strophes, je préfère diviser le texte en deux strophes (i. vv. 6–8; ii. v. 9–11), la première comportant deux sous-strophes (i.A. vv. 6–7b; i.B. vv. 7c–8). Sur quelles observations se base cette structure?
Si on en juge par le mot le plus répété (θεός à quatre reprises : vv. 6[2x], 9, 11), l'ensemble de l’éloge est placé sous le signe de Dieu. Mais si on regarde qui est sujet des verbes principaux, deux strophes se dégagent. Dans la première, le pronom relatif ὅς (v. 6), qui renvoie à Χριστῷ ᾿Ιησοῦ du v. 5, est sujet de οὐχ ἡγήσατο (v. 6), ἑαυτὸν ἐκένωσεν (v. 7), ἐταπείνωσεν ἑαυτόν (v. 8). Dans la seconde strophe, ὁ θεός (v. 9) est sujet des deux seuls verbes principaux : ὑπερύψωσεν et ἐχαρίσατο (v. 9). La première strophe (vv. 6–8) développe la geste du Christ, tandis que la seconde (vv. 9–11), reliée à la première par la conjonction διό, présente sa ratification par Dieu. Il est d'ailleurs frappant que, dans cette dernière strophe, le nom ᾿Ιησοῦς soit répété aux v. 10 et 11.
En ce qui concerne la première strophe à laquelle je me limite dans le cadre de cet article, il est frappant qu’à deux reprises un même mot encadre les verbes d'action. Tout d'abord, le substantif μορϕή accompagné chaque fois d'un verbe au participe présent ὑπάρχων (v. 6a) ou aoriste λαβών (v. 7b) encadre οὐχ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο (v. 6b) et ἑαυτὸν ἐκένωσεν (v. 7a) ; ensuite, le double participe aoriste γενόμενος (v. 7c et 8b) encadre ἐταπείνωσεν ἑαυτόν (v. 8a). Cela détermine deux sous-strophes (v. 6a–7b et v. 7c–8b) et demande que l'on déplace la ponctuation, qui marque la césure, de la fin du v. 7c (après γενόμενος, comme le proposent Nestle-Aland28, Osty et la Nouvelle Bible Segond) à la fin du v. 7b (après μορϕὴν δούλου λαβών, comme dans la Bible de Jérusalem). Ce découpageFootnote 13 semble s'imposer si on se limite aux indices formels d'organisation du texte. L'interprétation la plus courante lit pourtant le devenir en ressemblance d'humains du v. 7c comme une explicitation de la kénose et de la condition d'esclave qui précèdent au v. 7ab ; cette manière de découper le texte semble bien dépendre davantage d'une interprétation théologique que de l'observation soigneuse des indices formels. Si on se limite à ceux-ci, le v. 7c correspond plutôt au commencement d'un nouveau développement sur le Christ Jésus. Après avoir souligné le parallélisme entre les deux premières lignes de chaque sous-strophe (ἐν μορϕῇ θεοῦ ὑπάρχων / ἐν ὁμοιώματι ἀνθρώπων γενόμενος), entre la fin de chaque partie centrale (ἑαυτὸν ἐκένωσεν / ἐταπείνωσεν ἑαυτόν), ainsi qu'entre les lignes finales de chacune des deux sous-strophes (μορϕὴν δούλου λαβών / γενόμενος ὑπήκοος μέχρι θανάτου), Charles Talbert conclut fort justement : ‘Un tel parallélisme est significatif parce qu'il brise tout lien étroit entre ἑαυτὸν ἐκένωσεν, μορϕὴν δούλου λαβών et ἐν ὁμοιώματι ἀνθρώπων γενόμενος. Selon la structure proposée, un tel lien est absolument impossible.’Footnote 14
La présentation qui suit veut mettre en évidence la structure de la première strophe de l’éloge, en fonction des observations qui viennent d’être faites. Dans ce texte, les verbes d'action (à l'indicatif) des phrases principales sont en italiques, tandis que les mots qui forment inclusion autour d'eux dans les deux sous-strophes de la première strophe sont en caractère gras, ce qui fait mieux apparaître leur caractère structurant.
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i. A. 6a ὅς ἐν μορϕῇ θεοῦ ὑπάρχων
6b οὐχ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο τὸ εἶναι ἴσα θεῷ,
7a ἀλλὰ ἑαυτὸν ἐκένωσεν
7b μορϕὴν δούλου λαβών·
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i. B. 7c–d ἐν ὁμοιώματι ἀνθρώπων γενόμενος καὶ σχήματι εὑρεθεὶς
ὡς ἄνθρωπος
8a ἐταπείνωσεν ἑαυτὸν
8b γενόμενος ὑπήκοος μέχρι θανάτου, θανάτου δὲ σταυροῦ.
2. Le sens de ἐν μορϕῇ θεοῦ ὑπάρχων (Ph 2.6a)
Quel est le sens de l’état du Christ tel qu'il est décrit au v. 6a : ἐν μορϕῇ θεοῦ ὑπάρχων? La difficulté d'une telle proposition participiale, c'est qu'aucune conjonction ne vient en préciser l'orientation. Elle est susceptible d'une interprétation dans un sens causal (‘puisqu'il est’), concessif (‘bien qu'il soit’), temporel (‘alors qu'il était’). Le verbe ὑπάρχειν est plus fort que le simple verbe εἶναι, même si la différence s'estompe dans le grec hellénistique.Footnote 15 Des quatre participes de la strophe i, c'est le seul qui soit au présent. Si l'intention de Paul avait été d'insister sur la préexistence,Footnote 16 une relative avec un verbe à l'imparfait aurait mieux convenu – la comparaison avec Jn 17.5 (voir aussi Jn 1.1–2) le montre. Certes le participe présent ὑπάρχων n'exclut pas l'idée de préexistence, mais là ne va pas son insistance. Son sens premier est plutôt la description d'un aspect permanent :Footnote 17 Christ Jésus est et demeure ‘en forme de Dieu’. Autrement dit, il l'est en vérité. Rien n'indique que cela ne subsisterait pas quand il va prendre ‘forme d'esclave’ au v. 7b.Footnote 18 Les deux doivent pouvoir coïncider. Pierre Grelot insiste à juste titre ‘sur la coexistence de la “forme de Dieu” et de la “forme d'esclave”’Footnote 19 dans le Christ Jésus. Selon lui, ce n'est donc pas l'idée de préexistence qui est affirmée ici, même si elle l'est ailleurs chez Paul. En fait, l'idée n'est pas que le Christ a été la forme visible de Dieu, mais plutôt qu'il est durablement cette forme et que celle-ci est compatible (‘coexiste’, dirait Grelot) avec celle d'esclave.
Mais que signifie dans ce contexte le mot μορϕή? L'histoire de l'interprétationFootnote 20 fait ressortir combien grande a été l'influence d'Augustin et d'autres Pères de l’Église, puis plus tard celle d'exégètes s'inscrivant dans la même tradition de pensée,Footnote 21 pour lire μορϕή θεοῦ au sens d'essence ou nature divine, alors que ce n'est pas vers cette signification qu'oriente la littérature grecque antérieure.Footnote 22 Lorsqu'il cherche, dans cette littérature, à cerner le réseau sémantique dans lequel s'inscrit le mot μορϕή, Johannes Behm le met en parallèle avec εἶδος (‘image’) et σχῆμα (‘figure, aspect’), mais pas avec οὐσία (‘essence, substance’) ou ϕύσις (‘nature’).Footnote 23 Si Paul avait voulu suggérer quelque chose de ce genre, il eût été plus efficace d'employer simplement le mot Dieu sans s'encombrer de μορϕή.Footnote 24 S'il emploie ce mot dans une formule originale ἐν μορϕῇ θεοῦ ὑπάρχων – jamais ni lui ni aucun auteur du Nouveau Testament n'emploie cette expression ailleurs –, c'est parce qu'il veut mettre en contraste dans la personne du Christ les expressions μορϕὴ θεοῦ et μορϕὴ δούλου.Footnote 25 À l’évidence, c'est dans ce contraste que réside la pointe de ce qu'il affirme dans la première strophe de cet éloge. Une des contraintes pour déterminer le sens de μορϕή est que celui-ci devra convenir à la fois pour ‘Dieu’ et pour ‘esclave’. Le sens d'une ‘apparence visible’ pourrait convenir pour parler du Christ, ‘apparence visible de Dieu’, mais aussi de son apparence visible d'esclave qui ‘était claire pour tous ceux qui observaient le Christ’.Footnote 26 Néanmoins, le sens qui convient le mieux au contexte dans lequel le mot est utilisé est celui de ‘manière d'exister’Footnote 27 ou ‘condition, statut’.Footnote 28
3. Le sens de οὐχ ἁρπαγμὸν ἠγήσατο τὸ εἶναι ἴσα θεῷ (Ph 2.6b)
Celui qui partage dans la durée la condition divine n'a pas considéré comme un avantage d’être traité à égalité avec un dieu (ou Dieu). Les deux points délicats dans l'interprétation du v. 6b sont la signification de ἁρπαγμός et celle de τὸ εἶναι ἴσα θεῷ.
Rare dans le grec extrabiblique, le substantif ἁρπαγμός n'apparaît qu'ici dans le Nouveau Testament et pas du tout dans la LXX. Sur base du verbe ἁρπάζω dont il dérive, on lui reconnaît deux sens possibles : (1) un sens actif : l'action de voler, le rapt, l'usurpation ; (2) un sens passif où le mot désigne l'objet de l'action. Ce sens passif a été compris de trois manières: (a) au cas où l'objet de l'action a été volé : ‘proie, chose usurpée’ (res rapta) ; (b) au cas où l'objet est à usurper : ‘proie à ravir’ (res rapienda) ; (3) au cas où l'objet est déjà possédé : ‘proie à retenir’ (res retinenda).Footnote 29 Les interprétations variées du sens passif ont fait débat parmi ceux pour qui l'expression τὸ εἶναι ἴσα θεῷ était considérée comme équivalente à ἐν μορϕῇ θεοῦ ὑπάρχων, les deux désignant la condition divine du Christ. Bien que linguistiquement possible, l'hypothèse isolée de Jean Carmignac pour qui la négation οὐχ modifierait ἁρπαγμόν et non le verbe ἡγήσατο (‘Christ a estimé que ce n’était pas une usurpation d’être à l’égal de Dieu’)Footnote 30 est peu vraisemblable et elle n'est guère compatible avec le ἀλλά qui suit. Elle n'a eu aucun succès.Footnote 31 L’étude déterminante en la matière est celle de Roy Hoover.Footnote 32 Se plaçant sur un plan philologique plutôt que théologique, il a souligné l'importance de ne pas étudier le mot ἁρπαγμός de manière isolée et sur base étymologique, mais à l'intérieur du syntagme οὐχ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο. Pris comme une expression idiomatique, ce syntagme signifie que le Christ n'a pas considéré l’être à égalité avec Dieu comme quelque chose dont il pourrait tirer avantage ou mieux ‘comme quelque chose à utiliser pour son propre avantage’.Footnote 33 La question n'est donc pas de savoir ‘si on possède ou non quelque chose, mais si on choisit ou non de l'utiliser à son propre avantage’.Footnote 34 Cette enquête philologique n'a pas été fondamentalement remise en question et ses conclusions sont aujourd'hui largement partagées.
Mais Hoover lisait τὸ εἶναι ἴσα θεῷ comme un renvoi à la condition divine du Christ, à ‘un statut qui appartenait au Christ préexistant’.Footnote 35 Est-ce si évident? Est-il vraiment question ici de la condition ontologique du Christ ? Rien n'est moins sûr. Si Paul avait voulu parler d'une égalité avec Dieu, n'aurait-il pas plutôt utilisé l'adjectif ἴσος, à la manière de Jn 5.18 : les Juifs y reprochent à Jésus d'appeler Dieu son propre Père, ‘se faisant lui-même égal à Dieu’ (ἴσον ἐαυτὸν ποιῶν τῷ θεῷ)? Au lieu de quoi, Paul emploie l'adjectif ἴσος au neutre pluriel dans un sens adverbial. Pourquoi ? L'explication la plus simple est qu'il ne pense nullement à une égalité avec Dieu en soi, mais plutôt au fait d’être considéré, traité, honoré comme un dieu, à l’égal d'un dieu. Ce type d'usage est confirmé par l'emploi de formules semblables dans la littérature grecque ancienne.
Chez Homère, on voit par exemple dans Odyssée 15.520 (Εὐρύμαχον, Πολύβοιο δαΐϕρονος ἀγλαὸν υἱόν, τόν νῦν ἶσα θεῷ ᾿Ιθακήσιοι εἰσορόωσι)Footnote 36 que l'adverbe ἴσα signifie ‘de même que’, ‘à égalité avec, sans avantage à l'un des deux côtés de la comparaison’.Footnote 37 Didier Fontaine considère à juste titre que l'expression τὸ εἶναι ἴσα θεῷ ‘ne désigne pas un état, mais un traitement, c'est-à-dire l'exercice des privilèges liés à un état’.Footnote 38 Autrement dit, ‘on peut être “dans la forme de Dieu” sans être traité “à égalité avec Dieu”’.Footnote 39 C’était déjà ainsi que comprenait Ceslas Spicq : ‘La formule εἶναι ἴσα θεῷ … = être sur un plan d’égalité, n'est pas synonyme de ἴσος θεῷ = être égal à Dieu (identité de nature), elle met l'accent sur l'“égalité de traitement, de dignité manifestée et reconnue” de Celui qui était et restait de “condition divine”.’Footnote 40
En revanche, rien ne justifie l'opinion de Tom Wright qui déduit de l'article τό devant εἶναι que la phrase τὸ εἶναι ἴσα θεῷ doit renvoyer à quelque chose qui a déjà été mentionné, à savoir le ὅς ἐν μορϕῇ θεοῦ ὑπάρχων du stique précédent.Footnote 41 Denny Burk a fort justement déconstruit ce raisonnement fallacieux.Footnote 42 Grammaticalement, le τό est simplement l'article nécessaire pour débuter une phrase infinitive dépendant de ἡγήσατο, sans qu'il faille lui donner d'autre importance. La seconde expression peut dès lors sans aucune difficulté renvoyer à une réalité distincte de la première.Footnote 43 Les honneurs divins rendus à des êtres humains n’étaient du reste pas inconnus à l’époque de Paul. Toutefois, il importe de reconnaître qu'il s'agit d'une analogie :Footnote 44 ‘accorder à un souverain des isotheoi timai, des honneurs “égaux à ceux des dieux”, impliquait que ce souverain lui-même n’était pas un des dieux ; si tu retournes au combat, les Achéens t'honoreront à l’égal d'un dieu (ison theôi), dit Phénix à Achille au chant ix de l'Iliade’.Footnote 45
Selon Joseph Hellerman, en utilisant l'expression τὸ εἶναι ἴσα θεῷ, Paul ferait allusion aux honneurs auquel l'empereur prétendait dans le culte qui lui était rendu ; la motivation de ce culte n'est pas d'ordre ontologique, c'est plutôt l'expression d'un pouvoir impérial semblable à celui d'un dieu.Footnote 46 Bref, la portée de l'expression ‘n'est pas d'ordre métaphysique, mais social’.Footnote 47
4. Le sens de Ph 2.6b replacé dans son contexte historique
Il est important de déterminer de quoi le Christ n'a pas voulu tirer avantage. En fonction de l'analyse qui précède, ce dont Christ s'est vidé (ἐκένωσεν) apparaît clair : c'est de la prétention à être traité à l’égal d'un dieu. La kénose n'est pas un abandon sous quelque forme que ce soit de la condition divine. C'est au contraire la révélation ‘révolutionnaire’ de ce qu'est en vérité la condition divine quand elle s'exprime en humanité et prend la condition d'esclave.
Dans sa lettre, Paul s'adresse à une communauté de disciples du Christ vivant au cœur d'une colonie romaine qui est comme une Rome en miniature.Footnote 48 Le cursus honorum joue un rôle important dans cette colonie de vétérans romains. C'est une société timocratique, obsédée par la quête des honneurs. Ceux-ci s'y étaient multipliés pour exprimer la reconnaissance publique envers les œuvres de bienfaisance des couches aisées de la population; ils vont de la simple acclamation à l'identification du patron avec les dieux, les ἰσόθεοι τιμαί (‘honneurs égaux à ceux accordés aux dieux’), et ils ont pour fonction de légitimer les élites et leur pouvoir.Footnote 49 En refusant d’être honoré à l’égal d'un dieu, Jésus récusait implicitement tout un système de course aux honneurs, culminant dans ceux qui étaient rendus à des humains traités à l’égal de dieux. Il est sans doute exagéré de lire en Ph 2.6 ‘une critique acérée de ceux qui ont choisi le contraire, c'est-à-dire ceux qui couraient après les honneurs au plan civil et impérial’ et de considérer que ‘c'est l'empereur qui est ainsi pointé du doigt en premier lieu’.Footnote 50 Mais il est tout à fait probable que les chrétiens de Philippes aient perçu dans ce texte combien le système de valeurs du Christ différait de celui qui prévalait dans la colonie romaine qu'ils habitaient. C’était une révolution dans leur monde symbolique.
Dans la foulée de ce refus d’être traité à l’égal d'un dieu (ou de Dieu), il est précisé qu'au lieu de cela Christ ‘s'est vidé lui-même’ (ἑαυτὸν ἐκένωσεν, v. 7a). Ce n'est pas à dire que le Christ aurait échangé la forme de Dieu contre celle d'un serviteur ; cela signifie plutôt qu'il a manifesté la forme de Dieu dans celle d'un serviteur.Footnote 51 Le pronom réfléchi placé de manière emphatique devant le verbe ‘se vider’ souligne qu'il s'agit d'une démarche volontaire d’‘évidement de l’ego, de décentrement de l’être’.Footnote 52 C'est un décentrement qui oriente vers le service d'autrui. Paul l'explicite au v. 7b en disant que Jésus a pris la condition d'esclave (δοῦλος). Dans ses lettres, c'est la seule fois que Paul utilise le terme δοῦλος pour parler de Jésus.Footnote 53 Aux honneurs, le Christ a préféré la condition d'esclave, de celui qui sert sans récompense.
Conclusion
L'expression τὸ εἶναι ἴσα θεῷ a une portée métaphorique, et différentes hypothèses ont été proposées sur ce dont Christ s'est vidé lui-même, sur l'objet de la kénose. Du contexte il ressort que Christ s'est délibérément vidé de toute prétention à être traité à l’égal d'un dieu et à exercer la forme de puissance ordinairement liée à un tel statut. Cette attitude du Christ est citée par Paul en appui de son exhortation à considérer les autres comme supérieurs à soi-même et à se soucier de leurs intérêts (Ph 2.3–4). Ils sont invités à adopter les mêmes dispositions que celles révélées par le Christ: τοῦτο ϕρονεῖτε ἐν ὑμῖν ὅ καὶ ἐν Χριστῷ ᾿Ιησοῦ (Ph 2.5). En effet, lui qui est leur Seigneur (Ph 1.2, 14 ; 2.11 ; etc.)Footnote 54 manifeste, en renonçant à être traité comme un dieu et en prenant la condition d'esclave, sa propre volonté de considérer les autres comme supérieurs à lui-même. Cela justifie la demande adressée aux chrétiens en Ph 2.3 de ‘ne pas suivre la norme culturelle en s'occupant de leurs propres droits ; ils sont plutôt appelés à la soumission mutuelle en adoptant la mentalité et l'agir d'un δοῦλος’,Footnote 55 donc en accordant la priorité aux autres, fût-ce au risque de leur propre vie. La révolution christique ne réside pas dans la promulgation directe d'un nouvel ordre social; elle se joue plutôt dans une nouvelle disposition d'esprit, jusqu’à une forme d'esclavage pour la promotion d'autrui.