Pour 2014, les chercheurs du Uppsala Conflict Data Program (UCDP) dénombraient 28 zones de conflits armés dans le monde impliquant un État partie; l'Afrique comptant douze États visés. Cette donnée démontre que ce continent reste le terrain de prédilection de la violence organisée. Elle soulève l'interrogation relative aux moyens existants pour faire face aux différentes menaces pesant sur la stabilité de la région. À cet égard, l'Afrique y fournit ses propres réponses, qu'elle conjugue avec des solutions étrangères, à savoir des dispositifs étrangers, dont les forces d'intervention européenne.
S'intéressant au sujet, l'ouvrage L'Union européenne et le maintien de la paix en Afrique s'insère justement dans le sous-champ d'analyse dédié aux études de sécurité et de sociologie militaire. Dans une perspective d'analyse européenne, Antoine Rayroux nous livre le fruit de ses recherches doctorales. Abordant l'européanisation de la défense en tant que « processus de changement politique », en général et « processus sociologique » plus spécifiquement, il présente les différents facteurs qui rendent complexe « l'européanisation des opérations militaires de maintien de la paix », un phénomène qui varie en fonction de l'intention, de l'objet, des stratégies des acteurs, des mécanismes de mise en œuvre et des ressources déployées. Jusque-là rien de nouveau à apprendre, diraient certains, puisqu'il s'agit là d'angles propres à l'analyse des politiques publiques. Il n'empêche que, du point de vue de l'intention, l'ouvrage amène à réfléchir sur ce qui se cache derrière les opérations militaires en Afrique : maintenir la paix ou tester la capacité politico-militaire des acteurs (214)?
L'ouvrage a le mérite de mettre en lumière des tensions de diverses natures, dont celle entre logiques militaire et civile et la tension générationnelle. La première concerne les « clivages professionnels » (215). La deuxième, une des conclusions principales de l'auteur, permet de saisir le phénomène d'européanisation comme le reflet de la transformation plus globale des forces armées européennes depuis les années 1990 (216).
L'ouvrage est organisé en six chapitres, les deux premiers pouvant être considérés comme théoriques et les quatre autres pratiques. Le premier chapitre du livre aborde l'histoire de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l'Union européenne comme un objet théorique pas comme les autres, plus justiciables non seulement des approches théoriques de moyenne portée (gouvernance, constructivisme social), mais aussi du cadre sociohistorique de l’évolution de l’État (47). Cette PSDC revient dans le deuxième chapitre, dans lequel l'auteur s'intéresse à la dialectique entre les préférences ou politiques nationales et la PSDC. L'auteur inscrit la problématique de l'européanisation de la politique de sécurité dans une perspective sociologique, avec une emphase sur la question des structures de la mobilité, des réseaux (51).
Le troisième chapitre, une étude des cas français et irlandais qui examine les discours nationaux sur la défense, demande de l'attention. Autant il transparaît que les discours nationaux sur la défense sont tributaires de la culture de sécurité des acteurs et de leurs réseaux professionnels d'insertion, autant une définition des niveaux d'analyse aurait permis une meilleure lecture du concept de discours dans le cas d'espèce.
La projection de ces discours à l’échelle européenne et leur impact sont analysés, dans le quatrième chapitre, sous l'angle des capacités des acteurs intervenant dans un ordre politique multiniveau. L'auteur manie avec aisance une notion centrale en politique étrangère, soit la notion d'influence, qu'il associe à celles d'initiative et de leadership. On y retrouve une réflexion proche de celle des auteurs comme Anders Wivel (2005) distinguant « grands » et « petits États ». Il s'agit d'une analyse des conditions permettant de parvenir à l'exercice d'une influence dans une situation de « déséquilibre capacitaire », laquelle oblige les « petits États » à opter pour des stratégies particulières, allant de la restriction du champ d'intervention à la construction des coalitions (97).
On n'est pas loin de l'examen des principales dynamiques à l’œuvre; ce à quoi est consacré le cinquième chapitre, plus empirique, portant sur la socialisation européenne lors d'EUFOR Tchad/RCA. Défini comme un ensemble de dynamiques d'interactions sociales à l’œuvre dans la conduite des opérations militaires de l'Union européenne (166), le concept de socialisation est le truchement qui permet à l'auteur de mettre en relief la tension entre des logiques nationales et une logique de compromis caractéristiques du processus décisionnel bruxellois, d'une part; et entre une logique professionnelle et une logique nationale d'autre part.
Le dernier chapitre aborde la question de l'européanisation des pratiques et usages de maintien de la paix chez les militaires. Ce sixième chapitre est une esquisse et une quête de repérage d'une identité européenne (propre) de type militaire, qui transcende les expériences nationales (françaises et irlandaises, en l'occurrence) et qui se distingue des usages observés dans des contextes différents (OTAN ou ONU, par exemple).
Bien que cette dimension de l’« Europe militaire » (210) soit la porte d'entrée pour discuter des questions aussi importantes que la rénovation des opérations de maintien de la paix de l'Union européenne, le lecteur très curieux restera sur sa faim lorsqu'il s'agira de comprendre le lien direct ou causal entre les aspects d'identité, d'innovation et de performance ultime des opérations. Antoine Rayroux, qui reprend le procès-verbal établi par la doctrine spécialisée, oriente plutôt le regard du lecteur sur le rôle et les trajectoires de l'Union européenne à travers les méandres du maintien de la paix en Afrique.
Sur le plan analytique, l'auteur réussit le délicat exercice, pour ce genre de livre, de concilier, sans les fondre, l'objet et la démarche d'analyse. Et ce n'est pas la pauvreté des références francophones exploitées qui empêchera que les internationalistes et les personnes qui s'intéressent à la sécurité internationale et plus spécialement au paradigme de l'européanisation appliquée à la défense européenne, puissent trouver dans ce volume l'occasion d'un enrichissement intellectuel des plus séduisants.