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La Politique culturelle du Québec de 1992 et l'Advocacy Coalition Framework (ACF) : Une étude de cas dans le domaine de la culture

Published online by Cambridge University Press:  03 March 2005

Diane Saint-Pierre
Affiliation:
Institut national de la recherche scientifique
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Abstract

Résumé. Cet article porte sur la Politique culturelle du Québec, adoptée en 1992. Outre le fait d'avoir défini une nouvelle mission pour le ministère des Affaires culturelles et modifié ses responsabilités, cette politique constitue un changement majeur dans les orientations gouvernementales, notamment par la création du Conseil des arts et des lettres du Québec et par la mise en place de nouveaux partenariats avec des ministères et sociétés d'État ainsi qu'avec le monde municipal. Un des objectifs de cette étude est de démontrer l'originalité de l'Advocacy Coalition Framework (ACF) pour l'analyse des politiques culturelles. Développé par Paul A. Sabatier et Hank Jenkins-Smith, l'ACF se concentre particulièrement sur le processus résultant du changement dans les croyances et les actions des acteurs impliqués.

Abstract. This article concerns the Politique culturelle du Québec which was adopted in 1992. Besides having outlined a new mission for the Ministry of Cultural Affairs of Quebec, this policy constitutes a major change in governmental orientation, notably through the creation of the Conseil des arts et des lettres du Québec (Provincial Arts Council) and through the establishment of new partnerships with other ministries, public corporations and municipal authorities. One of the objectives of this study is to demonstrate the originality of the Advocacy Coalition Framework (ACF) in the analysis of cultural policies. Developed by Paul A. Sabatier and Hank Jenkins-Smith, the ACF focuses primarily on the process resulting from changes in the beliefs and actions of the actors involved.

Type
Research Article
Copyright
© 2004 Cambridge University Press

Cet article porte sur un domaine d'intervention du gouvernement du Québec, la culture. Il traite plus précisément des acteurs, des enjeux et des événements qui ont concouru à l'adoption par l'Assemblée nationale, en décembre 1992, de la Politique culturelle du Québec (que nous appellerons la Politique pour les fins de ce texte). Débattue puis adoptée au cours d'une période particulière de l'histoire canadienne, celle du débat constitutionnel déchirant des années 1980 et du début des années 1990, cette politique québécoise a suscité l'adhésion d'un grand nombre d'associations, d'organisations et de groupes issus de différents milieux de la société.

Au terme du processus ayant mené à son adoption, la Politique a conduit à une révision en profondeur des modes d'intervention publique dans le domaine de la culture au Québec. Tout d'abord, elle a transformé la vocation du ministère des Affaires culturelles (MAC) : jusque-là axé sur la gestion, ce ministère devint dès lors responsable des grandes orientations. Dans le but d'assurer à l'action culturelle du gouvernement du Québec un nouveau rôle horizontal, le mandat du ministère fut élargi afin d'inciter une vingtaine de ministères et de sociétés d'État, ainsi que les autres partenaires, à couvrir le champ culturel dans le cadre de leurs responsabilités. Bien qu'inspirée par une pratique française qui a cours à l'époque, c'est une réorientation stratégique majeure pour le MAC. Puis, la Politique a imposé une décentralisation fonctionnelle du soutien aux arts grâce à la création du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), ce bras séculier (arm's length) réclamé depuis quarante ans par certains milieux artistiques. Enfin, et c'est là l'un des aspects originaux, elle a établi de nouveaux partenariats avec le monde municipal et les instances régionales.

Au-delà des réformes lancées par la Politique, il y avait lieu de s'interroger sur les facteurs qui étaient à l'origine de ces changements, sur les forces et les intérêts en présence ainsi que sur les systèmes de croyances, les rapports politiques et les comportements des acteurs lors de son émergence et de son élaboration. Pour qui se préoccupe de l'évolution de l'action culturelle des pouvoirs publics, l'adoption de cette Politique a suscité des interrogations dès le départ . Comment se fait-il qu'une politique culturelle d'ensemble n'ait été adoptée par l'Assemblée nationale du Québec qu'en 1992? Pourquoi définir une nouvelle mission du ministère des Affaires culturelles, modifier ses pouvoirs et responsabilités, et créer un conseil des arts qui transfère à une corporation mandataire des attributions assumées jusque-là par le MAC? Qu'est-ce qui explique l'unanimité apparente des différents acteurs impliqués dans le changement politique? Enfin, quelles sont les croyances et les valeurs des acteurs impliqués, de l'élite politique?

Cet article a donc pour premier objectif de cerner les enjeux en présence et de comprendre le rôle des acteurs politiques qui ont uni leurs ressources et développé des stratégies pour rendre leur action plus efficace. Un autre objectif est de démontrer la valeur de l'Advocacy Coalition Framework (ACF), élaboré à la fin des années 1980 par Paul A. Sabatier et Hank Jenkins-Smith, pour l'étude des politiques culturelles, et ce, bien qu'il ait été souvent appliqué à des politiques de l'environnement et de l'énergie2

Selon la dernière recension de Sabatier et Jenkins-Smith (1999: 126), l'ACF a été appliqué à 34 études de cas réalisées par des chercheurs, surtout nord-américains et européens, entre 1987 et 1998 : 23 études portaient sur des politiques de l'environnement et de l'énergie et 11 sur d'autres domaines (notamment transport, sécurité nationale, santé, communications et éducation).

. Qualifié comme l'une des approches théoriques les plus prometteuses pour la compréhension des processus politiques (Parsons, 1995; Schlager et Blomquist, 1996; Bergeron et coll., 1998; Schlager, 1999; Sabatier et Schlager, 2000; et nombre d'autres), l'ACF est aussi considéré comme “ le plus répandu dans le domaine ” (Lemieux, 1998).

Enfin, soulignons que cette étude issue de notre recherche doctorale s'est appuyée sur une analyse documentaire3

Bien que ce choix méthodologique comporte généralement des limites au plan de l'analyse de données et de l'interprétation des résultats, l'analyse documentaire a reposé sur la triangulation des sources de données et des méthodes d'analyse afin de s'assurer de la fiabilité des résultats : utilisation de multiples sources, vérification des sources, saturation de l'information, complétude et cohérence des informations, logique des explications.

. Outre les ouvrages généraux et de synthèse, la documentation scientifique et les documents à caractère plus législatif et politique (textes de loi, projets de loi, débats parlementaires, documents déposés à l'Assemblée nationale, discours ministériels et ainsi de suite), mentionnons le dépouillement des archives du Fonds de la Politique culturelle du Québec de 1992, conservées au ministère de la Culture et des Communications du Québec. Quelque six mètres linéaires d'archives (études et analyses du MAC, correspondance, procès-verbaux, mémoires de groupes d'intérêts et ainsi de suite) et une vingtaine de boîtes de dossiers de presse portant sur la période d'août 1986 à juin 1994 ont ainsi été dépouillés, classés et analysés. Avant de présenter l'ACF, il convient de situer l'action gouvernementale traditionnelle pour mieux comprendre le changement survenu en 1992 dans la conception du rôle de l'État québécois en matière de culture.

1. L'action culturelle traditionnelle du Québec versus la politique culturelle de 1992

Tout d'abord, il faut éviter de réduire la politique culturelle du Québec à la somme des interventions de l'État en matière de culture depuis les années 1960 ou même à la politique culturelle gouvernementale adoptée en 1992. Parce qu'elle est adaptative, la politique culturelle est évolutive dans le temps et progressive dans ses finalités. Elle se définit plus largement comme une combinaison complexe de choix collectifs interdépendants, incluant les actes de non-décision posés par le politique et les différents corps gouvernementaux. Puis, il y a lieu de distinguer les énoncés de politique culturelle (rapports de commission d'enquête, livres blancs, livres verts4

Il en est ainsi du Livre blanc sur la culture (1965) du ministre libéral Pierre Laporte, du livre vert Pour l'évolution de la politique culturelle (1976) du ministre libéral Jean-Paul L'Allier et de La politique québécoise du développement culturel (1978) du ministre péquiste Camille Laurin, qui correspond à ce que l'on peut qualifier de “ politique culturelle gouvernementale ” parce qu'elle soutenait une coordination horizontale s'étendant à un grand nombre de ministères.

), compris ici comme des projets de société que se donnent les gouvernements à différentes époques.

Chose certaine, depuis les années 1960, les pouvoirs publics ont joué un rôle déterminant dans le développement des arts et de la culture. Comme dans la plupart des pays occidentaux, et à l'instar de la France qui sert souvent de modèle au Québec, le gouvernement provincial a adopté un modèle centralisé de développement culturel et de démocratisation de la culture qui oriente les interventions vers le soutien à la création, la mise en place d'infrastructures de production et de diffusion et la promotion de la fréquentation des œuvres par le plus grand nombre. Mais si ces années d'effervescence ont été propices aux initiatives de toutes sortes, aux visées souvent nationalistes, la décennie 1980 s'est, par contre, révélée difficile pour le milieu culturel.

Au printemps 1990, face aux difficultés croissantes qu'éprouve le ministère des Affaires culturelles à soutenir le développement de certains secteurs culturels et face aux pressions du milieu de la culture, la ministre Lucienne Robillard commande une étude à des consultants de la firme Samson Bélair/Deloitte & Touche. Ces derniers ont pour mandat d'étudier la question du financement des arts et de la culture et de proposer de nouvelles avenues en ce domaine (Rapport Coupet, 19905

Les 18 recommandations du Rapport Coupet concernaient des aspects aussi divers que la fiscalité, le renouvellement des organismes non performants, le partenariat public-privé et le développement culturel et artistique régional (Coupet, 1990: 193–217), tout en insistant sur une plus grande implication des municipalités québécoises et des milieux socioéconomiques.

). Toujours aux prises avec le problème du financement des artistes et des producteurs, mais également préoccupée par la nécessité de s'assurer l'appui du milieu, la ministre des Affaires culturelles nouvellement nommée, Liza Frulla-Hébert, met sur pied à son tour, en janvier 1991, un groupe-conseil formé, cette fois-ci, de représentants de différents secteurs culturels6

Outre Roland Arpin, directeur général du Musée de la civilisation de Québec, mentionnons notamment Gaétan Morency, directeur de l'Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ), Marie Tifo, comédienne et représentante du milieu du théâtre, Serge Turgeon, président de l'Union des artistes, Andrée Ménard, directrice de RIDEAU (diffuseurs des arts d'interprétation), et Robert Spickler, directeur de l'orchestre symphonique de Montréal.

. C'est le Rapport Arpin (1991) et ses 113 recommandations qui serviront de base aux travaux de la Commission parlementaire sur la culture, à l'automne 1991, puis à l'élaboration de la Politique et de son plan d'action. Comme le souligne la ministre Frulla-Hébert au moment du dépôt de la Politique, en juin 1992, pour “ la première fois de son histoire ” le Québec se dote d'une politique culturelle soumise à l'approbation de l'Assemblée nationale. Cette politique s'accompagne d'une cinquantaine de mesures associées à un plan d'action et de quelque 58 millions de dollars d'“ argent neuf ”. Cela étant dit, présentons brièvement le cadre d'analyse des “ coalitions plaidantes ”7

On doit la traduction d'“ advocacy coalition ” au politologue Vincent Lemieux.

.

2. L'Advocacy Coalition Framework (ACF)

Depuis les années 1970, le domaine de l'analyse des politiques publiques a suscité une littérature abondante. Plusieurs recherches importantes sur l'action publique sont à la base de l'approche proposée par Sabatier et Jenkins-Smith, qui met l'accent sur l'interaction entre des coalitions plaidantes dans les débats sur les politiques publiques. Cherchant une solution de rechange aux étapes heuristiques popularisées par Charles O. Jones (1970) et James E. Anderson (1975) qui dominent alors les études politiques, Sabatier et Jenkins-Smith souhaitent intégrer les meilleures caractéristiques des approches top-down et bottom-up (voir notamment Bergeron et coll., 1998).

L'ACF a été élaboré dans le but d'apporter une meilleure compréhension des changements de l'action gouvernementale. L'explication fondamentale de ces changements repose sur la compétition entre des coalitions (ou groupes d'acteurs), chacune étant composée d'acteurs issus de multiples horizons (leaders de groupes d'intérêts, agences administratives, élus, chercheurs, journalistes, législateurs) et partageant un même système de croyances. Comme ces coalitions (généralement de 1 à 4) cherchent à influencer les autorités publiques, des conflits apparaissent quant aux changements à introduire. Ces coalitions sont alors sujettes à la médiation des policy brokers qui proposent des compromis pour réduire les conflits. Selon Sabatier (1993: 27), c'est une “ fonction traditionnelle ” de quelques élus politiques, de certains hauts fonctionnaires de l'État, voire des cours de justice. L'une des forces de l'ACF est d'accorder une grande importance aux facteurs cognitifs (comme le rôle des idées dans la policy-making et les croyances des membres d'une coalition), mais aussi aux facteurs non cognitifs (comme les événements socioéconomiques, culturels et institutionnels ou des effets d'autres politiques) qui imposent des contraintes au processus d'élaboration de la politique concernée (Sabatier et Schlager, 2000). L'ACF tient donc compte d'une série de variables affectant le sous-système de la politique et les croyances des élites qui sont classées dans une structure tripartite.

Situées au sommet, les “ croyances fondamentales ” sont les principes fondamentaux des individus, “ leur philosophie de vie ”. Ces croyances sont très résistantes au changement et, si elles changent, c'est par une sorte de “ conversion religieuse ”. Puis, il y a les “ croyances politiques principales ” qui sont les principes plus stratégiques des élites – c'est-à-dire ce à quoi elles croient dans un domaine de politiques publiques –, donc des normes, des valeurs politiques et des représentations restreintes à un sous-système donné. Enfin, les “ aspects secondaires d'un système de croyances ” concernent la mise en œuvre des choix de la politique (Sabatier et Jenkins-Smith, 1999: 121–122).

L'ACF formule aussi des réponses anticipées sous la forme d'hypothèses qui concernent la formation des coalitions, leur maintien, les “ forums professionnels ” et les systèmes de croyances. À la lumière de nos questions de recherche, trois hypothèses ont été privilégiées pour l'importance qu'elles accordent aux facteurs qui sont à l'origine du changement et au comportement des acteurs politiques, ainsi que pour l'accent mis sur l'évolution des systèmes de croyances des élites politiques. L'hypothèse 1 porte sur la stabilité des coalitions, sur l'alignement des acteurs au sein d'un sous-système donné et sur leurs systèmes de croyances. Elle soutient que “ [dans] les controverses majeures au sein du sous-système mature, lorsque sont confrontées les croyances politiques principales, l'alignement des alliés et de leurs adversaires a tendance à être plutôt stable pendant des périodes d'une décennie ou plus ” (Sabatier et Jenkins-Smith, 1999: 129). Les deux autres hypothèses portent sur les impacts du contexte sociétal et sur les modes de changement, notamment celui qui s'effectue par apprentissage. L'hypothèse 2 soutient qu'il existe une grande stabilité des politiques dans le temps car les modifications fondamentales sont rares à court et à moyen terme : “ Les croyances politiques principales d'un programme gouvernemental dans un champ de compétence spécifique ne seront révisées aussi longtemps que la coalition plaidante ayant institué le programme demeurera au pouvoir, sauf lorsque le changement sera imposé par une instance supérieure ” (Sabatier et Jenkins-Smith, 1993: 124). L'hypothèse 3 met l'accent sur l'incidence de facteurs extérieurs au sous-système concerné et sur des modifications fondamentales survenant à long terme au sein du système de croyances des acteurs. Elle suggère “ [qu'une] perturbation importante à l'extérieur du sous-système (par exemple des changements dans les conditions socioéconomiques, l'opinion publique, les coalitions dominantes à l'échelle du système ou les extrants politiques provenant d'autres sous-systèmes) constitue une cause nécessaire du changement, mais non suffisante, dans les croyances politiques rattachées à un programme gouvernemental ” (Ibid.: 147).

3. Le contexte sociétal, son évolution et les événements qui sont à l'origine du changement

Pour comprendre l'origine et les finalités du changement étudié, pour expliquer les prises de position des différents acteurs et leurs stratégies sous-jacentes au cours des ans, pour saisir avec plus d'acuité les mutations fondamentales survenant au sein des systèmes de croyances des élites, l'ACF insiste sur la nécessité de délimiter les conditions géographiques, historiques et socioéconomiques, et de considérer le comportement politique des populations, des élites et des institutions gouvernementales sur une période d'une décennie ou plus.

Depuis les années 1960, l'étatisation de la culture (et sa politisation) a suivi son cours. Les initiatives du fédéral ont favorisé la promotion de l'identité canadienne et de l'unité nationale, alors que celles du gouvernement du Québec ont fait de la culture une “ affaire d'État ”, une question de souveraineté nationale et de survivance culturelle. Au début des années 1980, la nécessité de soutenir et d'amplifier le sentiment d'appartenance à la nation (canadienne ou québécoise) est plus omniprésente que jamais, d'autant plus qu'on assiste à un débat constitutionnel déchirant (échec du référendum de 1980 et rapatriement de la Constitution en 1982) et que s'imposent l'idée d'un traité de libre-échange avec les États-Unis, la mondialisation des marchés et la redéfinition des institutions publiques d'un Welfare State que l'on dit en crise.

En fait, pris dans ce jeu qu'il faut bien nommer de nos jours la nouvelle idéologie de l'État libéral, les débats sur la culture changent de nature de manière tangible en l'espace de quelques années…. La décennie 1980 est marquée par des initiatives qui visent à repenser l'ensemble des stratégies culturelles. Tant au fédéral qu'au provincial, on cherche à appliquer des critères plus économiques, axés sur la rentabilité et l'autofinancement. Malgré de vives protestations, les gouvernements procèdent à une rationalisation de leurs programmes d'aide financière aux artistes et revoient leur soutien aux associations professionnelles et aux regroupements d'artistes. Les sociétés d'État et les organismes culturels ne sont pas exemptés et nombre d'entre eux voient leur mandat réévalué.

De par son autorité publique, l'État se met à discriminer et à allouer les ressources disponibles. Cette situation entraîne des réactions et des actions de groupes d'intérêts issus des milieux culturels. Producteurs, diffuseurs, gestionnaires d'organismes et d'institutions à vocation culturelle, artistique ou patrimoniale, créateurs, artistes, travailleurs culturels tentent tous “ de tirer leur épingle du jeu ” (voir Coupet, 1990). Les problématiques auxquelles fait face le milieu de la culture suscitent parmi les acteurs concernés des rivalités et des tiraillements, mais elles provoquent également des alliances stratégiques. Il en est ainsi de la Coalition du monde des arts et de la culture (aussi appelée Coalition du 1 %8

La Coalition a été lancée par des “ têtes d'affiche ” de différents secteurs culturels québécois (arts de la scène, littérature, arts visuels, muséologie et syndicats d'artistes) ainsi que par une cinquantaine de représentants d'organismes culturels.

), mise sur pied en 1986, qui constitue le “ largest arts lobby group Quebec has known ” (Fraser, 1986). Demandant d'être associés aux discussions sur l'élaboration d'une politique culturelle au Québec, les membres de la Coalition rappellent également la promesse électorale faite par le Parti libéral, à l'automne 1985, soit de porter à un pour cent du budget global de l'État le budget du ministère des Affaires culturelles.

Jusqu'au début des années 1990, la Coalition du 1 % évolue en vase clos. Elle regroupe presque exclusivement des institutions, organismes et associations professionnelles du milieu de la culture et des arts, ainsi que des journalistes et des intellectuels préoccupés par le débat. D'ailleurs, le milieu culturel québécois est présent sur d'autres fronts : accord de libre-échange, compressions dans les organismes culturels fédéraux, commission parlementaire sur le statut de l'artiste. Durant cette période, les acteurs issus du monde municipal, des communautés culturelles et du milieu socioéconomique sont peu présents dans les discussions et surtout peu sensibles aux revendications du milieu culturel. On retrouve donc d'un côté la Coalition, de l'autre le gouvernement libéral et, entre les deux, la ministre des Affaires culturelles (Lise Bacon, puis Lucienne Robillard). Certains événements contribuent cependant à élargir le débat et à inclure un plus grand nombre d'acteurs politiques au début des années 1990.

Mis en vedette par l'échec de l'Accord du lac Meech (1987) et les travaux de la Commission Bélanger-Campeau sur l'avenir constitutionnel du Québec (1990), le débat constitutionnel s'intensifie et contribue à susciter une prise de position quasi unanime du milieu culturel en faveur du rapatriement des pouvoirs en matière de culture et des fonds publics fédéraux qui y sont associés. À cette époque, c'est l'ensemble de la société canadienne qui est interpellée alors que certains partis politiques vivent des déchirements : scission au sein du Parti conservateur du Canada et création du nouveau groupe parlementaire souverainiste à Ottawa, le Bloc Québécois. Au Parti libéral du Québec, des militants plus revendicateurs produisent le Rapport Allaire en mars 1991. Devenu le programme officiel du parti, ce rapport représente un “ changement de cap radical ” parce que “ carrément centré sur une nouvelle répartition des pouvoirs qui aurait considérablement accru les compétences du Québec au dépens du Parlement fédéral ” (Hurley, 1994: 10–11). Il suggère également la tenue d'un référendum sur la souveraineté : le 20 juin 1991, la Loi sur le processus de détermination de l'avenir politique et constitutionnel du Québec (projet de loi 150) est sanctionnée.

Entre-temps, les provinces et la population font de plus en plus les frais des compressions budgétaires du ministre fédéral Wilson, tandis que les journaux font état, en mars 1990, de nouvelles coupures dans les budgets du MAC. Peu de temps après, des consultations sont entreprises par l'équipe responsable de l'étude sur le financement des arts (Rapport Coupet). Alors que les milieux de la culture et des affaires s'inquiètent des objectifs de cette étude commandée par la ministre Robillard, que les journaux rappellent les “ pirouettes ” et les “ jeux de mots ” des libéraux quant à leur promesse du un pour cent, le président du Conseil du Trésor du Québec annonce, en octobre 1990, que l'on devra éliminer quelque 700 millions de dollars du budget des ministères. L'arrivée de la nouvelle ministre des Affaires culturelles, Liza Frulla-Hébert, à l'automne 1990, coïncide avec un vent de changement. C'est à cette époque que la culture devient une priorité pour le gouvernement. Peut-il en être autrement ? Meech a échoué et les sondages d'opinion font régulièrement état de la croissance de l'option souverainiste au Québec. Le rapprochement amorcé entre le milieu culturel et le gouvernement se concrétise : les deux camps sont désormais unis par un objectif commun, le rapatriement des pouvoirs en matière de culture.

Au cours des travaux de la Commission parlementaire sur la politique culturelle de l'automne 1991, des dissidences apparaissent. Le milieu culturel est de plus en plus partagé “ entre la fleur de lys et la feuille d'érable ”, pour paraphraser l'écrivain Yves Beauchemin (1991). À l'hiver 1992, Ottawa passe à l'offensive : deux comités fédéraux s'attellent à la tâche (Comité des communes sur les communications et la culture et Comité Beaudoin-Dobbie). La presse écrite souligne les coûts exorbitants d'un rapatriement éventuel des pouvoirs. La ministre Frulla-Hébert réplique et maintient ses positions, alors qu'au sein du MAC des équipes travaillent activement à l'élaboration de la politique.

Au début de 1992, de nouvelles discussions sont entreprises au Canada anglais pour tenter de dénouer l'impasse constitutionnelle. Le premier ministre Robert Bourassa revient sur sa décision de l'après-Meech de ne plus participer aux rencontres fédérales-provinciales et accepte de collaborer aux pourparlers de Charlottetown qui débouchent, en juillet 1992, sur un nouvel accord. Malgré de nombreuses réticences et oppositions au Québec, Robert Bourassa signe cet accord en août 1992. Quelques jours plus tard, soit le 3 septembre, la loi relative au référendum sur la souveraineté du Québec du 26 octobre suivant (projet de loi 150) est amendée pour porter plutôt sur les propositions de Charlottetown. Entre-temps, le 5 juin, une première fuite dans les journaux laisse entendre que la ministre Frulla-Hébert “ ne tient plus au rapatriement ”, que la souveraineté culturelle n'est plus une priorité. Quelques jours plus tard, la politique culturelle est déposée sans mention du rapatriement des pouvoirs. La ministre annonce du même coup, et à la satisfaction générale, l'ajout de 58 millions de dollars “ d'argent neuf ” pour la culture.

Bref, à ces facteurs conjoncturels que sont la crise des finances publiques, l'élection des libéraux en 1985 (et la promesse du un pour cent) et la consolidation des groupes d'intérêts, notamment à la faveur des lois provinciales sur le statut du créateur et de l'artiste de 1987 et de 1988, s'est ajoutée cette donnée structurelle : le débat constitutionnel et le partage des pouvoirs en matière de culture. À la lumière de l'évolution du contexte sociétal, il y a lieu maintenant de faire état des changements survenus dans les systèmes de croyances des élites politiques.

4. Les acteurs du changement et les systèmes de croyances des élites politiques

Sabatier et Jenkins-Smith distinguent en ces termes les deux grands groupes généralement en présence lors de débats sur des politiques publiques :

The reasoning here is that purposive groups are espousing a tightly integrated set of beliefs, and thus, group leaders will be selected on the basis of their adherence to those beliefs and will be encouraged to espouse all aspects of the belief system, lest they risk losing members. In contrast, material groups focus on promoting their members' material self-interest, and members seem willing to give their leaders a fair amount of latitude in determining exactly how to promote that objective (1999: 134).

Parmi les positions et les croyances associées plus facilement aux attentes et aux demandes de groupes idéologiques [purposive groups] qu'ont soulignées, lors de la Commission parlementaire de l'automne 1991, la presse écrite, les mémoires de groupes d'intérêts et les études du MAC, mentionnons le rapatriement des pouvoirs d'Ottawa en matière de culture et la nécessité d'une définition plus large de la culture. En fait, on souhaite une définition qui touche “ les citoyens dans leur vie de tous les jours ”, qui s'apparente davantage à une conception anthropologique de la culture. Il faut ajouter la non-reconnaissance d'un Québec pluraliste parce que, selon des intervenants, le projet de politique (Rapport Arpin) fait peu état du “ visage interculturel ” de la société. Enfin, il y a la notion de création et la question de la liberté d'expression du créateur qui doivent être préservées.

Les positions politiques et les croyances associées aux attentes des groupes orientés vers des intérêts concrets [material groups] sont de six ordres. Tout d'abord, de nombreux intervenants soulignent l'urgence de mesures permettant de faire face aux enjeux concernant l'éducation culturelle : plus de programmes d'art et d'enseignants qualifiés, des bibliothèques mieux équipées et ainsi de suite. Certains souhaitent corriger la “ sur-valorisation des industries et institutions culturelles ” et la sous-valorisation de certains secteurs, comme le patrimoine et la langue française. Plusieurs groupes rappellent que des mesures doivent être adoptées afin d'enrayer l'appauvrissement des créateurs et des artistes. La consolidation financière des organismes culturels, l'amortissement des répercussions éventuelles de la décentralisation vers les municipalités et, enfin, la réduction du risque “ d'une bureaucratisation et d'un dirigisme étatique accrus ” font aussi partie des demandes de plusieurs intervenants.

Le tableau 1 présente les croyances “ normatives ” fondamentales ainsi que les croyances politiques principales promues par les élites politiques, soit les leaders de groupes d'intérêts du milieu culturel, du monde municipal, du milieu socioéconomique et des communautés culturelles, des politiciens et de certains hauts fonctionnaires ainsi que des journalistes, des intellectuels et des chercheurs qui prennent part au processus menant à l'adoption de la Politique culturelle du Québec. Rappelons que, si les croyances “ normatives ” fondamentales s'apparentent généralement aux “ grands principes ” des individus, indépendamment de leur rattachement à une coalition ou à une autre, les croyances politiques principales sont, selon Sabatier et Jenkins-Smith, les plus importantes car elles contribuent à définir une coalition : elles sont “ le ciment fondamental […] parce qu'elles représentent les engagements normatifs et empiriques fondamentaux dans le domaine de spécialisation des élites politiques ” (1999: 122).

Tableau 1: Les principales positions (ou croyances) des élites politiques en matière de culture

Au lendemain de l'adoption de la Politique, les grands gagnants demeurent somme toute ceux qui ont fait valoir adroitement leurs propres intérêts. Mieux disposés à négocier au besoin certains aspects de leurs revendications, les associations et les regroupements du milieu de la culture obtiennent gain de cause quant à plusieurs de leurs demandes initiales. Un aspect important qui témoigne d'une prise en compte sérieuse de l'offre culturelle (ou, si l'on veut, des producteurs, y compris ici les artistes et les créateurs, et des diffuseurs) est celui de l'attribution des crédits budgétaires supplémentaires de 57,8 millions de dollars. Le tableau 2 donne un ordre de grandeur de la répartition de ces crédits, identifie les bénéficiaires et résume les principales mesures à prendre au cours des trois années budgétaires suivant l'adoption.

Tableau 2: Répartition des crédits budgétaires additionnels de la Politique culturelle du Québec, selon les bénéficiaires, en juin 1992

Au terme de cette présentation de la répartition des crédits additionnels, il est manifeste que les grands gagnants de tout ce processus d'élaboration et d'adoption de la Politique demeurent les créateurs et les artistes, mais aussi les municipalités locales et régionales. En effet, si l'on inclut la part des budgets consacrée aux institutions muséales accréditées, très majoritairement soutenues ou gérées par les municipalités, ce sont 47,1 des 57,8 millions de dollars supplémentaires qui doivent profiter à ces interlocuteurs et partenaires privilégiés.

5. La valeur heuristique de l'ACF dans l'analyse de la Politique culturelle de 1992

Il convient maintenant de se prononcer sur la valeur heuristique, les points forts et les limitations de l'Advocacy Coalition Framework, notamment en ce qui a trait à ses différentes notions et par rapport aux trois hypothèses retenues.

Tout d'abord, et de façon plus manifeste dans notre thèse (Saint-Pierre, 2001), la notion de sous-système de politique comme unité d'analyse s'est révélée suffisamment flexible et éclairante. Elle a permis de détailler et de comprendre le processus de changement menant à l'adoption de la politique culturelle à l'étude. Elle a mis au jour les facteurs (ou variables exogènes) qui sont à l'origine du changement initié en 1992. Enfin, elle a contribué à cerner la structure des systèmes de croyances des groupes concernés et de leurs élites, qui sont centraux dans l'ACF. Conceptualiser les systèmes de croyances permet d'identifier les valeurs fondamentales, les hypothèses causales et les perceptions de la gravité du problème qui déterminent les choix et les actions. Chose certaine, dans la présente étude, les systèmes de croyances, du moins certaines croyances politiques, et les préférences des acteurs ont changé au cours des années. Tout comme les politiques qui en sont le reflet, ces croyances sont donc sujettes à des changements. Deux autres notions centrales de l'ACF sur lesquelles il y a lieu de revenir sont celles de coalition plaidante et de policy broker.

D'une part, cette analyse a démontré la présence d'une seule et grande coalition québécoise composée du gouvernement provincial, des partis politiques d'opposition et de nombre d'acteurs issus des milieux culturels, socioéconomiques et municipaux. Cette coalition a favorisé l'adoption d'une politique gouvernementale, et ce, malgré la réticence de certains membres quant au rapatriement des pouvoirs d'Ottawa. Par contre, ces membres ne rejetaient aucunement les autres aspects de la politique d'ensemble. D'autre part, cette analyse a relaté les rôles joués par Roland Arpin, avec l'élaboration d'un projet de politique culturelle (le Rapport Arpin), et la ministre Frulla-Hébert, lesquels ont tenté de rallier l'ensemble des acteurs du milieu culturel et autres intervenants à un projet de politique culturelle. Mais ces deux acteurs clés n'ont pas assumé, comme le préconise la notion de policy brokers de l'ACF, une médiation entre deux coalitions ou plus. Ils ont plutôt été des membres actifs de la coalition et partie prenante du processus politique. En cela, on se rapproche beaucoup plus de la définition du médiateur de Pierre Muller, qui a “ à la fois une fonction cognitive ([il aide] à comprendre le monde) et une fonction normative ([il définit] des critères qui permettent d'agir sur le monde, c'est-à-dire les objectifs des différentes politiques publiques) (1995: 164) ”. Dans ce cas, comment concilier la définition de policy broker de l'ACF avec les rôles joués par Arpin et Frulla-Hébert ? Selon Bergeron, Surel et Valluy, la notion de médiateur serait mieux définie que celle de policy broker : “ les médiateurs constituent une catégorie d'acteurs placés non [pas] en relais ou à l'intersection de coalitions concurrentes ”, mais ils seraient plutôt des acteurs ou des leaders “ qui parviennent à gérer les croyances, les valeurs et les intérêts propres à un sous-système donné en liaison avec la société dans son ensemble ” (1998: 209).

L'ACF a également éclairé l'idée d'apprentissage dans les politiques publiques, une source importante de changement politique. Dans cette analyse, cet apprentissage a porté sur le contenu de la politique : acquisition d'une meilleure compréhension de la gravité d'un problème et de ses causes, ainsi que des bénéfices et des coûts des solutions proposées. Il s'est aussi traduit par l'identification des ressources cruciales pour la mise en œuvre de la politique, pour élaborer des stratégies ou, éventuellement, contrer celles des opposants à la politique (voir Saint-Pierre, 2001). L'apprentissage dans les politiques publiques a donc contribué à modifier des perceptions. Pensons à la question du rapatriement des pouvoirs, d'abord primordiale, puis finalement évacuée du débat. L'Accord de Charlottetown et les pressions croissantes en faveur du maintien du lien fédéral ont procuré aux décideurs d'alors les arguments nécessaires pour éliminer cette question de la politique en voie d'achèvement.

Enfin, il convient d'examiner l'idée de manipulation des institutions gouvernementales par les coalitions plaidantes, qui cherchent à “ modifier les comportements des individus et les conditions du problème ” (Sabatier et Jenkins-Smith, 1999: 154). L'analyse de la politique a tout d'abord montré les efforts des acteurs du milieu de la culture pour obtenir un financement public plus important – l'atteinte du fameux un pour cent. Puis, elle a permis d'expliquer l'apparition d'une coalition élargie qui, cette fois, contribue à modifier la réceptivité des politiciens, fonctionnaires et leaders du monde municipal et autres groupes d'intérêts. Ainsi, ce n'est plus le sous-financement public qui est la cause du problème, du moins la cause principale, mais bien l'action et la coordination gouvernementale en matière de culture.

Un autre aspect qui permet de juger de la valeur heuristique de l'ACF, c'est la capacité de maintenir ses avancées, même si le sous-système concerné ne comporte qu'une seule coalition, comme ce fut le cas dans la présente étude. D'ailleurs, dans leurs publications, Sabatier et Jenkins-Smith ne rejettent pas cette éventualité, quoique le postulat pluraliste sur lequel ils s'appuient laisse présager qu'une telle possibilité serait cependant plutôt rare. Dans une version révisée de leur modèle (1999: 150), ils soulignent qu'une autre forme du processus de changement “ jusqu'alors négligée par les chercheurs ” peut résulter de situations où toutes les coalitions sont d'accord sur le fait que le problème qui prédomine est inacceptable. Il en résulte donc non pas une coalition dominante et des coalitions minoritaires, mais un pouvoir partagé, “ analogue à une grande coalition dans les systèmes parlementaires ”.

Dans cette étude, l'absence de différences dans les croyances “ normatives ” fondamentales des acteurs ou groupes d'acteurs en présence – alors que ces différences existent quand, par exemple, les “ développeurs ” s'opposent aux “ environnementalistes ” – pourrait expliquer, du moins en partie, pourquoi on se trouve en présence d'une seule et grande coalition. Il faut également ajouter la permanence de ces croyances dans le temps. En effet, quoique cet article en fasse peu mention, ces croyances sont depuis très longtemps présentes dans les énoncés de politique culturelle (Laporte, 1965; L'Allier, 1976; Laurin, 1978) et dans différentes politiques sectorielles, comme le montre notre thèse (Saint-Pierre, 2001). Cela dit, force a été de constater l'unanimité qui s'est dégagée au cours de l'année 1991 sur la nécessité d'élaborer une politique d'ensemble. Ainsi, d'une première coalition plus exclusive, celle du un pour cent, l'évolution du processus politique a mené à une deuxième coalition, élargie et plus inclusive.

Un dernier aspect permettant de statuer sur la valeur de l'ACF concerne les trois hypothèses retenues. Liée aux systèmes de croyances et aux dynamiques cognitives, l'hypothèse 1 concerne la stabilité des coalitions plaidantes au sein d'un “ sous-système mature ”9

Le sous-système mature correspondrait à une période “ où les coalitions deviennent très distinctes et très stables durant quinze à trente ans ”, selon Sabatier et Jenkins-Smith (1999: 129). Dans cette étude, cette période coïncide avec les années 1980 et début 1990 où les groupes du milieu de la culture sont devenus – notamment à la faveur des deux lois provinciales sur le statut des créateurs et des artistes en 1987 et en 1988 – mieux organisés et plus structurés.

pendant des périodes d'une décennie ou plus et la confrontation des croyances politiques principales lors de “ controverses majeures ”. À ce propos, rappelons que le contexte fédéral-provincial a eu une incidence importante sur l'élaboration de la politique. C'est d'ailleurs cette incidence qui lui a donné son caractère de controverse majeure.

En effet, à l'origine, le milieu culturel insiste surtout sur l'augmentation du financement du secteur de la culture. Par contre, au terme du débat, les préférences politiques s'alignent, d'une part, sur la nécessité de rapatrier d'Ottawa les pouvoirs en matière de culture, de débureaucratiser et de décentraliser les pouvoirs du MAC, et, d'autre part, sur le maintien d'un lien avec le fédéral. C'est finalement l'adhésion du premier ministre Bourassa et de son gouvernement à l'Accord de Charlottetown qui tranche. Incidemment, il y a donc une sorte de statu quo, chacun des paliers de gouvernement conservant ses prétentions et/ou ses prérogatives en matière de culture et chacune des factions issues du milieu culturel enregistrant des gains : les uns obtiennent le maintien du lien (financier) avec le fédéral, les autres une politique culturelle d'ensemble impliquant tout l'appareil gouvernemental et créant un conseil des arts. Bref, l'“ alignement des alliés et des adversaires ”, pour revenir à ce passage clé de l'hypothèse 1, a donc “ tendance à être plutôt stable sur une décennie ou plus ”.

Pour leur part, les hypothèses 2 et 3 soutiennent que les processus internes d'un sous-système ne seraient pas suffisants en eux-mêmes pour altérer de façon importante les aspects centraux d'une politique gouvernementale. De fait, comme le suggèrent ces hypothèses, le changement politique requiert généralement des perturbations externes au sous-système. Il est indéniable que le revirement du Parti libéral du Québec, qui multiplie d'abord ses actions à teneur “ souverainiste ” au début des années 1990 (déclarations du premier ministre et de la ministre des Affaires culturelles, Rapport Allaire, Commission Bélanger-Campeau, projet de loi 150), représente un changement important dans les croyances politiques des libéraux d'alors : est-ce vraiment le cas ou s'agit-il de stratégie politique ? Cela importe peu. Dans les faits, comme le souligne le journaliste Bruno Dostie (1991), “ c'est le contexte politique [d'alors], où le débat constitutionnel fait de la culture le fondement même de la “ société distincte ” ”, qui semble faire tourner le vent. Il en résulte des rapprochements importants entre le gouvernement libéral et le milieu culturel qui, dès lors, s'entendent sur deux objectifs communs : le rapatriement des pouvoirs et l'adoption d'une politique culturelle d'ensemble. Ces changements sont suscités par les positions du fédéral et par le débat constitutionnel canadien. Mais si, pour l'hypothèse 2, c'est la ministre des Affaires culturelles qui prend l'initiative du changement (création du groupe-conseil Arpin, embrigadement du personnel du MAC) et que cette dernière réagit dans un contexte où le fédéral suscite des prises de position par le Québec, rappelons que l'hypothèse 3 soutient qu'une perturbation importante “ constitue une cause nécessaire du changement, mais non suffisante ”.

En effet, malgré plusieurs bouleversements survenus entre 1986 et le début des années 1990 (crise des finances publiques, négociation du libre-échange, coupures budgétaires), la cause de la Coalition du 1 % n'a jamais été suffisante pour faire bouger le gouvernement provincial. Il aura fallu la combinaison d'autres événements, habilement récupérés par les parties en présence, pour que s'opère un changement dans les croyances politiques des libéraux du Québec. Ce n'est que lorsque le débat constitutionnel atteint un point culminant après l'échec de Meech que la culture et, incidemment, les problèmes vécus par les associations et les regroupements du milieu de la culture deviennent prioritaires dans le programme gouvernemental.

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Que conclure, sinon que l'Advocacy Coalition Framework a procuré la “ lentille conceptuelle ” propre à clarifier la complexité du changement survenu en 1992. Il a mis l'accent sur des éléments clés influençant le processus : l'interaction entre les acteurs, les facteurs externes à l'origine du changement, l'approfondissement de la structure des systèmes de croyances, différents aspects soulevés dans nos questions initiales de recherche. Cette analyse a permis d'étayer l'adéquation du cadre d'analyse de l'ACF – du moins en ce qui concerne les notions centrales de coalition plaidante, de policy broker et de système de croyances – et les trois hypothèses retenues. La prise en compte des facteurs cognitifs et de variables exogènes, comme la crise constitutionnelle et la crise des finances publiques, a été éclairante pour expliquer l'origine et les causes du changement majeur. La dynamique issue du processus de négociation a entraîné plusieurs décisions politiques qui correspondent au système de croyances des élites politiques en vigueur à ce moment-là. L'ACF a permis de saisir la gravité du problème et d'en cerner les principales causes. Il a contribué à analyser la répartition du pouvoir entre les niveaux de gouvernement, à cerner les instruments de l'action publique et la participation des différents acteurs, ainsi que le rôle des idées et des croyances.

Dans l'étude de la Politique culturelle du Québec, l'utilisation de l'ACF a été appropriée pour l'analyse d'une politique particulière qui avait tant éveillé la sensibilité et suscité les attentes des acteurs concernés. Soulignons que, depuis des décennies, la notion même de culture – et incidemment celle de politique culturelle – est étroitement associée à des croyances fondamentales et politiques qui ont soulevé très souvent (et soulèvent toujours) des débats passionnés. Il ne fait pas de doute que la prise en compte de facteurs cognitifs et non cognitifs revêtait une importance cruciale dans l'analyse de la présente politique. En cela, l'ACF n'a pas failli à la tâche.

Enfin, mentionnons que l'application ou la confrontation des hypothèses de l'ACF10

Dans cet article, seulement trois des douze hypothèses de l'ACF, si on omet les six sous-hypothèses relatives à la coordination et au forum professionnel (Fora), ont été testées.

serait susceptible d'apporter des éclairages nouveaux dans le domaine de l'analyse des politiques culturelles canadiennes, tant fédérales que provinciales. En effet, la recension des écrits réalisée dans le cadre de notre recherche doctorale a permis de constater que les groupes d'intérêts et les coalitions dans le domaine de la culture ont été, jusqu'à ce jour, très peu étudiés au Canada. Pourtant, depuis les années 1960 et de façon plus évidente encore depuis le milieu des années 1980, ces acteurs sont maintes fois intervenus lors de débats publics les concernant. Par leurs actions, leurs prises de position et les stratégies élaborées pour arriver à leurs fins, les groupes d'intérêts et les coalitions ont influencé les policy makers (les “ faiseurs ” de politique). En ce sens, l'application de l'ACF et de ses hypothèses à d'autres politiques culturelles contribuerait à améliorer nos connaissances dans ce domaine, tout comme elle concourrait à améliorer celles des policy stakeholders (les acteurs intéressés par la politique). Les politiques culturelles pourraient ainsi bénéficier d'une attention plus grande des chercheurs et l'ACF constituerait un des moyens d'en améliorer la compréhension.

References

Ouvrages de référence

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Figure 0

Tableau 1: Les principales positions (ou croyances) des élites politiques en matière de culture

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Tableau 2: Répartition des crédits budgétaires additionnels de la Politique culturelle du Québec, selon les bénéficiaires, en juin 1992