Le Maroc compte aujourd’hui plus d’un million de ressortissants légalement installés dans des pays étrangers, la majorité se trouvant en France et les autres se répartissant dans des proportions moindres entre la Belgique, l’Espagne, les Pays-bas, l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, l’Amérique du Nord et les pays du Golfe. Ces émigrants ont un poids considérable dans l’économie marocaine car les transferts de leurs revenus assurent près de 50 % du déficit de la balance des paiements et représentent plus de 9 % du pib (Charef Reference Charef and Petit2008). Mais au-delà de la manne financière que représente l’émigration, le migrant a pris une place importante dans la figure de la réussite sociale marocaine : l’émigration équivaut à une mobilité sociale et ce, quelle que soit la forme de la migration régulière ou irrégulière. Ces migrants qui ne passent pas plus d’un mois dans leur société d’origine y jouent pourtant un rôle considérable et bénéficient d’une forte visibilité malgré leur absence. L’émigration est un fort levier des aspirations sociales des catégories populaires et moyennes marocaines.
Ayant fait ce constat, nous sommes partis du postulat que, comme toute forme de mobilité sociale, l’émigration doit comporter des procédures de qualification/disqualification des postulants à la mobilité, ce qui viendrait remettre en cause l’idée largement diffusée à partir des pays d’accueil selon laquelle l’immigration est un mouvement anarchique d’individus ou de groupes cherchant à fuir la pauvreté ou attirés par le gain, même au risque de leur vie. Il est vrai que les drames vécus par certains migrants clandestins entassés dans des embarcations de fortunes accréditent cette vision et légitiment en partie les discours de l’immigration choisie développés en Europe et en particulier en France.
Afin d’explorer cette piste, nous nous sommes inscrits dans une logique de compréhension en amont et nous sommes intéressés aux processus de fabrication des migrations en partant des villages marocains pour remonter jusqu’à l’insertion des migrants dans des communautés de Marocains en France.
Si notre démarche n’est pas originale en soi – d’autres études ont en effet utilisé les mêmes cheminements en partant de la source de la migrationFootnote 1 –, elle présente pour nous l’avantage d’opérer un double décentrement. D’une part, relativement au caractère politisé des questionnements sur l’immigration en France (Tribalat Reference Whyte2010), d’autre part relativement à la prédominance des études menées sur l’arrivée dans les pays d’accueil pour expliquer les processus migratoires. L’étude de l’immigration ne peut pas se contenter de passer par le seul prisme des problèmes qu’elle rencontre dans les pays d’accueil (intégration, précarité, communautarisme, discrimination, inhospitalité administrative et juridique, etc.). Si cette sociologie renseigne sur les conditions d’existence des immigrés dans les pays d’accueil, elle ne restitue que le regard unilatéral des pays accueillants et n’apprend rien sur l’ensemble des dynamiques sociales à l’œuvre lors des migrations. Nous ne nions pas les impacts des pays d’accueil, mais nous pensons que les migrations se jouent aussi à travers des dynamiques propres aux pays de départ et que les migrants présentent des capacités d’action qui leur permettent de détourner les obstacles, de domestiquer les incertitudes et l’instabilité qui découlent de la migration (Massey et Espinosa Reference Massey and Espinosa1997). Nous nous inscrivons donc dans une tradition d’étude américano-mexicaine d’étude appliquée aux migrants. Nous concevons les migrations comme une interaction entre les ressources propres des postulants au départ et les opportunités qu’offrent les pays d’accueil (Moras-Torres Reference Moras-Torres2001). L’étude des réseaux familiaux et communautaires des Mexicains qui ont migré aux États-Unis, menée par Victor Zuniga et Rubèn Hernández-León (2004), démontre les capacités des migrants à détourner les législations, les contrôles des pays d’accueil et à utiliser les opportunités de la mobilité géographique pour s’inscrire dans un processus de mobilité sociale.
Douglas S. Massey démontre l’échec des contrôles aux frontières américaines et l’augmentation de la migration clandestine qui en découle (Massey Reference Massey2005). Cette augmentation est liée au fait que les restrictions des pays d’accueil n’ont pas d’effet sur les postulants au départ si ces derniers présentent des capacités d’action pour les détourner (réseaux de passeurs, travail illégal, réseaux familiaux, etc.).
Notre enquête est basée sur une observation et sur des entretiens menés auprès de postulants au départFootnote 2 dans une ville marocaine moyenne, GuercifFootnote 3, dont le taux de migrants est assez importantFootnote 4 ; nous avons suivi une partie de ces migrants dans le sud de la France sur leur lieu de travail ou d’insertion communautaire.
Catégorisation locale et hiérarchisation sociale des émigrants au Maroc
« Là c’est la maison d’un vacanci hollandais, il a quatre enfants, sa fille s’est mariée l’année dernière, c’était un grand mariage, c’était comme Dallas […] A Hamria, tu peux trouver des haragas ; le fils de C. il est en Espagne depuis deux ans, c’est lui qui a construit la maison de son père, et B. il est parti en France avec un ‘contrat’, il est revenu et reparti deux fois » (entretien avec HichamFootnote 5).
Cette distinction entre formes de migrants est communément utilisée pour qualifier tous les villageois partis à l’étranger. À travers cette catégorisation s’opère une hiérarchisation des émigrants allant du statut le plus prestigieux, le plus convoité, celui qui constitue en quelque sorte la finalité de tout postulant au départ, jusqu’au statut le moins prestigieux, celui qui est vécu comme une phase de transition.
Les vacancis
Il s’agit des Marocains résidant à l’étranger familialement et qui reviennent pendant les grandes vacances au pays. Cette catégorie se compose de migrants entrés en France dans les années 1960-1970 et qui ont par la suite fait jouer le regroupement familial. Provenant des milieux ruraux et de la paysannerie marocaine peu lettrée, ces migrants, qui émargent dans les catégories populaires européennes (Tripier Reference Zuniga and Hernández-Léonet Rea 2003), ont connu une forte mobilité sociale dans leurs pays d’origine et sont une référence pour les postulants au départ.
Au sein de cette catégorie, il y a une distinction/hiérarchisation selon le pays d’accueil. Les « Hollandais » bénéficient du statut le plus prestigieux, formalisé par de grandes résidences dans les quartiers les plus riches (souvent des maisons sur trois niveaux d’une superficie importante) et par des voitures luxueuses. Ce statut de « hollandais » correspond aussi aux migrants qui ne sont pas cantonnés au travail salarié dans les métiers les plus déqualifiés : certains ont accédé au statut de commerçant, de gérant de bar alors que les « Franssaouis » (les Français) ont de bons salaires mais sont limités au statut de travailleur et le plus souvent de travailleur agricole (Morice et Potot Reference Morice and Potot2010). Derrière ce duo viennent les « Espagnols », les « Italiens » qui bénéficient d’un moindre prestige lié au classement entre pays européens : les migrants travaillant en Italie ont les salaires les plus bas.
Le statut de vacanci s’entretient et fonctionne comme une injonction en terme de pratique. Le retour pendant les vacances doit être ponctué par une fête, quel qu’en soit le prétexte – baptême, sadaqa (aumone), fiançailles, etc. – à laquelle une très large partie de la population est conviée ; de même, les vacancis sont les hôtes obligés de toutes les fêtes organisées par n’importe quel membre du village, la participation étant appréciée selon les cadeaux apportés. La prière du vendredi est aussi un passage obligé pour les hommes, qui doivent s’y rendre et montrer leur générosité. Le plus souvent les vacancis, en plus de l’offrande traditionnelle de sucre, rapportent du café venant de France, des savons et autres parfums et surtout de l’argent (Simmel Reference Simmel1987). Ces dons font l’objet de discussions le lendemain dans le village : l’information sur la somme d’argent offerte est l’objet de toutes sortes de spéculations, selon le degré de satisfaction affiché par la famille réceptrice.
Pour les femmes, le prestige s’entretient à travers l’embauche, pendant les périodes de vacances, d’aides ménagères recrutées dans le voisinage ; ces dernières accèdent ainsi à une partie de l’intimité et à la vie quotidienne des vacancis et relatent auprès des autres voisins l’abondance de nourriture, de vêtements, de produits provenant d’Europe.
L’ensemble de ces règles, qui consistent à maintenir une position dans la promotion sociale, ont pour résultat une forme de redistribution d’une partie des revenus des vacancis entre les habitants du quartier restés au Maroc. Les émigrants qui ne répondent pas à ces injonctions de redistribution sont réprouvés par la rumeur : leur intégrité et les sources de leurs revenus font l’objet de commentaires négatifs.
« Tu vois : eux [une voiture Mercédès qui passe à côté de nous], on les voit jamais quand ils viennent […] Il va même pas prier, il est riche, parce qu’il trafique de la drogue. Il amène le haschich du Maroc et le vend en Hollande » (discussion avec un groupe de jeunes au café).
Les contrats
Il s’agit des émigrants saisonniers qui travaillent dans le sud de la France et en Espagne une partie de l’année mais continuent de résider au Maroc. Les « contrats » que nous avons observés étaient dans leur grande majorité mariés, chargés de famille, et étaient eux-mêmes de petits exploitants agricoles au Maroc. Ayant gardé un mode de vie marocain, les « contrats » ne sont pas considérés comme des étrangers contrairement aux vacancis. Mais ils ont les mêmes obligations et subissent une injonction de réussite sociale plus forte du fait d’une présence plus longue au pays entre deux contrats. Ces travailleurs ont un taux d’épargne supérieur aux autres catégories de migrants, ils épargnent près de 80 % de leurs salaires (Charef Reference Charef and Petit2008), qu’ils réinvestissent localement au Maroc. La redistribution des revenus des « contrats » se fait localement par la création d’emplois et le développement d’activités (Petit Reference Petit2008).
« S.B, c’est un contrat : tous les champs vers Nougd [un hameau qui constitue la première ceinture autour de Guercif] et ces deux magasins sont à lui. Il a acheté un tracteur, un pickup et il a même racheté des terres à B. [un grand propriétaire terrien de Guercif]. Lui, il est parti en France trois quatre fois et maintenant il a plus besoin, il a envoyé son fils à sa place ».
Même s’ils n’accèdent pas au prestige social dont jouissent les vacancis, les émigrants saisonniers jouent le rôle de banquiers auprès des autres agriculteurs et artisans, et auprès des membres de la famille. Ils investissent localement le champ religieux (en effectuant le pèlerinage à La Mecque) pour capitaliser le prestige social dont ils bénéficient ; ils ajoutent au rôle de banquier celui de haje (pèlerinage à la Mecque), de sage, dont les conseils sont demandés et écoutés.
Les haragas
Ce terme désigne les clandestins, mais il a un double emploi : il qualifie les Marocains passés en Europe clandestinement, et opère une distinction entre les clandestins qui ont utilisé des passeurs en empruntant les embarcations de fortune – ceux qui font la une des média à chaque drame – et les clandestins ayant utilisé des réseaux individuels.
Ce terme désigne à la fois une forme de migration et un état de migrant. Cette distinction opère une hiérarchisation entre les différents clandestins. Si passer illégalement en Europe n’est pas l’objet d’une réprobation sociale locale, surtout lorsque le projet de passage aboutit, être un haraga c’est être un falss délinquant, un pauvre. Ce qui fait du haraga une désignation négative. D’ailleurs c’est cette dernière catégorie qui est ciblée par les politiques publiques et les contrôles des pays pourvoyeurs.
Les haragas rendent visible un phénomène que beaucoup souhaiteraient maintenir dans l’invisibilité. Ces postulants à la migration sont essentiellement issus des catégories les plus pauvres du Maroc ; ils n’ont aucun réseau ou connaissance à l’étranger et pour eux le départ est le début d’un long périple.
Les haragas qui utilisent les réseaux individuels pour passer en Europe sont souvent issus des catégories populaires les moins pauvres, voire des catégories moyennes (Amerm2008). Leur départ a souvent fait l’objet d’une préparation longue et coûteuse et échoue rarement. Les récits sur les formes de passage en Europe sont très divers mais présentent une caractéristique commune : c’est souvent un membre de la famille résidant à l’étranger qui organise le voyage et l’insertion sur le marché du travail.
La discussion observée dans une soirée que nous relatons ci-dessous donne un exemple des représentations multiples concernant les haragas :
« Le fils de H. est parti en Belgique, c’est son oncle qui lui a fait passer la frontière dans sa fourgonnette. À la frontière il l’a enroulé dans un tapis et ils ont mis des sacs sur lui et il est passé. Ça fait cinq ans qu’il est là-bas, il travaille, il a fait construire sa maison et celle de son père et il va se marier l’année prochaine avec sa cousine qui est en Belgique, si j’avais des connaissances, je ferais pareil, le plus dur c’est passer Tanger, après t’es tranquille, tu vas ou tu veux » (intervention de H.).
« Le fils de C. lui aussi il est passé en Espagne, tu sais comment il a fait, il a payé pour embarquer dans le bateau, ils l’ont fait monter après il est descendu sur le port, ils l’ont fait passer, c’est comme H. lui il a fait un faux passeport, il a pris carrément l’avion, ils ont rien vu et il y en a beaucoup comme ça […] Tous ces gens maintenant, ils travaillent, ils sont corrects, c’est pas des voyous ou des tueurs […] il y a des voyous mais eux ils arrivent pas en France, ils montent dans les barques, ils se font arnaquer, il te fait faire un petit tour dans la mer et il te lâche. C’est comme « Deux cornes » [Rires : les jeunes évoquent cet autre jeune par son surnom ; il est connu dans le village comme étant consommateur de haschich et d’alcool et représente la figure du raté] il a voulu aller en Espagne, ils lui ont pris l’argent [un autre ajoute : et son haschich], ils ont fait un tour et ils l’ont lâché la nuit sur la plage d’où il était parti » (intervention d’un autre jeune).
Si les récits, que nous ne pouvons vérifier, sur les clandestins passés en Europe par leur propre réseau sont l’objet d’admirations et d’envies et sont présentés comme de véritables exploits, les haragas utilisant les départs collectifs sont l’objet de moqueries et d’une forme de réprobation.
Les clandestins passés en Europe restent le plus souvent plusieurs années avant d’effectuer le premier retour, ils sont invisibles y compris au Maroc. On raconte leur histoire, bien que les membres de leur famille observent une grande discrétion. La reconnaissance de la mobilité des clandestins doit se faire par la preuve : ils n’accèdent au statut d’émigrant que lorsque leur famille arborent les fruits des premiers transferts de revenus : construction de maison, achat de véhicule, élévation du niveau de vie exprimé à travers la consommation courante. La vraie mobilité sociale des clandestins s’acquiert par la légalisation à l’étranger et dans ce cas le premier retour au pays est souvent une manière d’officialiser auprès de la communauté locale l’accès au statut de migrant. La pression sociale locale pousse les clandestins à développer des stratégies d’installation définitive à l’étranger. Ce qui se fait souvent par le mariage en France et les régularisations en Espagne, Italie, Belgique.
Les Marocains distinguent les différents migrants, les hiérarchisent en fonction de la reconnaissance accordée à leur mobilité sociale. L’existence de paliers dans la mobilité sociale par la migration crée une forme d’injonction à atteindre le sommet. Cette logique de l’ascension sociale se heurte en partie aux restrictions des statuts de migrants stables développés dans l’espace Schengen et met au centre la stabilisation par le mariage et les formes de mobilité transnationales (passage de l’Espagne vers la France, la Belgique ou l’Italie si cela permet d’être stabilisé dans son statut) (Simon Reference Simon, Stora and Temime2007).
Cette distinction entre les différents types de migrants agit aussi comme une forme de régulation des postulants au départ, crée une procédure de la mobilité par la migration et des formes de qualification et de disqualification des postulants à ces différents statuts.
Qualification et procédures de sélection locales des postulants au départ
Migrer en Europe reste l’une des principales aspirations des jeunes Marocains ; dans toutes les discussions, un temps est consacré au récit de la migration d’une personne, d’une famille du quartier. Pour autant le choix du départ ne relève pas d’une décision individuelle mais d’une qualification sociale collective. Les procédures de cette qualification sont d’autant plus restrictives que le contexte est défavorable à la migration (restrictions des visas, limitation du regroupement familial, contrôles accrus aux frontières de l’Europe) (Fassin, Morice et Quiminal Reference Fassin, Morice and Quiminal1997). L’envie n’aboutit pas forcément au départ et ce pour plusieurs raisons :
- la première est financière : partir nécessite de l’argent ; nous verrons que les sommes peuvent être conséquentes selon le type de départ ;
- la seconde est qu’il faut obtenir l’aval de la famille élargie, voire être sélectionné par elle ; nous verrons que le rôle de la famille est primordial dans le départ ;
- la troisième est liée aux deux premières : c’est le non-droit à l’échec en cas de départ. Si l’on rate son départ, que l’on se fait refouler au Maroc et qu’en plus on revient dans la famille, on a là une certitude d’accéder au statut de haraga (raté) que nous avons décrit plus haut.
Cette pression sur le non-droit à l’échec pèse fortement sur les postulants au départ des catégories moyennes et populaires stablesFootnote 6, et dissuade ceux qui n’ont pas suffisamment de garantie sur la réussite de leur voyage.
« Tout le monde veut partir, je suis sûr même celui qui a une bonne place ici […] Le problème c’est pas l’argent, tu trouves quelqu’un qui te prête. Mais si ça marche pas il faut rembourser et là si t’as pas l’argent tu fais comment? tu te caches, tu sors plus. Les gens disent : où il est H. ? il est chez lui, il sort plus. Depuis qu’il est revenu, il est fou […] tu vois, des choses comme ça. C’est arrivé au fils de S., il a voulu passer dans les barques, il s’est fait attraper, il paraît que la guardia l’a frappé, ils l’ont mis en prison, ensuite ils l’ont renvoyé. Depuis il sort plus, il parle à personne, quand il sort c’est pour aller à la mosquée. Il fait la mosquée, la maison, on dirait qu’il a perdu la parole » (entretien avec H.).
Les seuls postulants au départ qui s’exonèrent de cette pression sont ceux qui ont déjà une mauvaise image dans le quartier, ce qui leur confère une certaine liberté vis-à-vis de la pression sociale locale. Pour ces derniers, un départ raté ne changera pas leur position, par contre un départ réussi est une garantie pour sortir des catégories négatives et réintégrer la communauté des « gens bien ».
Nous avons relevé trois types de départsFootnote 7 (hiérarchisés ici du moins valorisé au plus valorisé) distinguant les différents candidats à la migration tout en recoupant les différentes catégories sociales de Guercif :
- les départs illégaux (clandestins) : cette catégorie comprend différentes formes de migration que nous développerons ;
- les départs par contrats saisonniers ;
- les départs par regroupement familial, principalement des mariages avec des résidents appelés vacancis Footnote 8.
La distribution des différents types de départ nécessite la mobilisation de ressources économiques, culturelles et sociales plus ou moins importantes. Ces différentes formes de migration jouent un rôle de contrôle correspondant à des formes de qualifications pour les postulants. Cette qualification s’appuie sur le statut social dans le village, le poids de la famille, les réseaux transnationaux, les capacités individuelles des candidats, le CV social il s’agit de leur classement sur une échelle allant de « bon garçon » à « mauvais garçon » (Whyte Reference Whyte1996).
La sur-sélection des postulants au départ clandestin
La sélection des clandestins pauvres : une entreprise individuelle
Comme nous l’avons déjà évoqué, la migration clandestine comprend différentes formes que nous pouvons distinguer suivant leur finalité. Une partie des départs qui sont le fait des catégories les plus pauvres ont pour objectif de passer en Europe et de voir sur place les possibilités de travail. Le candidat part sans aucune connaissance de la suite du voyage. Ni où se baser, ni où chercher du travail, ni où se loger. La plupart du temps, il ne bénéficie que d’informations acquises au gré des discussions et des rumeurs, ce qui lui permet de constituer un bagage minimal d’information : il s’agit souvent de la localité qu’il souhaite atteindre parce que la rumeur faisait état d’employeurs prêts à les embaucher. Parfois, il a aussi le nom d’un proche qui n’est pas au courant de son périple, et qu’il pense être en mesure de l’aider une fois sur place.
Ces postulants à la migration entreprennent le voyage par leur propres moyens et sans aide de leur famille ; pour eux, le pays d’accueil ciblé est le plus proche : l’Espagne atteignable en barque. Ils ont recours au réseau des passeurs malgré les risques que cela comporte (Simon Reference Simon, Stora and Temime2007). Une fois qu’ils ont payé, ils reçoivent très peu d’informations et doivent se tenir prêts à partir. Le voyage leur coûteFootnote 9 entre 2 000 et 4 000 euros (20 000 à 40 000 dirhams) selon les réseaux ; certains bénéficient d’une meilleure réputation que d’autres du fait de la réussite de passage qu’on leur impute. Tout cela est véhiculé par ouï-dire, sans que les candidats ne puissent le vérifier. Nous retrouvons ici les principes de confiance classique du marché. Rassembler une telle somme sans bénéficier d’aide, nécessite une capacité d’épargne assez élevée, surtout avec un salaire marocain. Ces candidats ont travaillé pendant plusieurs années et occupé plusieurs postes à la fois pour payer ce passage. Même s’il s’agit d’une catégorie stigmatisée localement, une sélection s’opère au profit de ceux qui arrivent à se discipliner et à avoir une vie minimaliste pendant plusieurs années (en consommation, loisirs, etc. ; pas de mariage, pas d’enfants).
Parmi les dix postulants au départ que nous avons rencontrés, la majoritéFootnote 10 étaient des aînés de familles éclatées (divorce, veuvage, première femme délaissée par un mari polygame) dont le parcours était fait de petits boulots avec une forte mobilité à l’intérieur du Maroc pour aller chercher les emplois les plus rémunérateurs. Le travail prenait une grande partie de leur vie : après l’emploi en tant que salarié la journée, ils effectuaient des « gâches », ou pratiquaient « la vente à la sauvette » (cigarettes, restaurations ambulantes) pour compléter leurs revenus.
M. qui envisage de partir prochainement est l’aîné des garçons d’une famille de cinq enfants dont le chef de famille est une femme séparée suite au remariage de son mari. Ils résident dans le quartier le plus populaire de Guercif (Chouibir) fait de petites maisons en terre sans eau courante. Au moment où nous le rencontrons, il a réussi à rassembler plus de 2 000 euros. Mais conscient qu’il lui faut plus pour s’assurer un minimum d’autosuffisance, s’il venait à passer, il souhaite rassembler au moins 3 000 euros. Menuisier la journée, il devient vendeur de cigarettes au détail et de céréales à grignoter à partir de 20 h, jusqu’à ce que la rue se vide la nuit. Le dimanche, il travaille auprès de particuliers pour qui il refait les menuiseries ou propose de retaper des meubles.
Il souhaite aller en Espagne, il a entendu dire par un de ses amis qu’il y a du travail dans l’agriculture.
M. : — L’Espagne c’est bien, dès que t’arrives, tu trouves du travail, et ils demandent pas si t’as les papiers ou pas. C’est sûr tu gagnes moins que celui qu’a les papiers, mais tu peux travailler plus. Toute façon, même s’il m’attrape, je retourne, tant que j’arrive pas.
Une discussion s’engage avec H. qui m’accompagne :
H. : — T’es fou, tu connais même pas l’espagnol, tu parles pas français, tu connais personne là-bas et tu vas payer tout ce que t’as gagné à des gens dont tu sais même pas s’ils vont te laisser monter dans leur barque…
M. : — Il y en a plein ici qui sont partis et qui parlent toujours pas français et ils ont les papiers, la retraite et tout ce qu’il faut. Pourquoi moi j’arriverais pas. Toute façon on sera nombreux, on sera tous là-bas et il y en aura toujours un qui parlera l’espagnol.
H. : — Tu comprends pas, là c’est chacun pour soi, tu crois qu’ils vont t’attendre. Tout le monde va courir dans un sens et celui qui n’arrive pas, la guardia le ramasse.
M. : — La guardia, j’ai pas peur, ils peuvent te taper et alors ici on a pris l’habitude. Le makhzen, c’est pire que la guardia. On est entraîné.
H. : — Mon frère, j’espère pour toi qu’il t’arrivera rien. Mais t’as peu de chances de passer et tu reviendras ici vendre tes pois chiches. À ta place, cet argent je ferais une boutique avec, plutôt que de le donner à des gens dont tu connais rien.
M. : — Non, non, c’est un réseau sûr, ils font pas d’entourloupes, tu les paies ce qu’ils te demandent, tu la ramènes pas et ils t’emmènent. Tous ceux qui les ont payés, ils sont en Espagne.
H. : — Qui tous ? Combien…?
M. : — C’est Z. qui me l’a dit, il a un frère qui est passé par eux.
L’échange, retranscrit ici en partie, traduit assez bien la relation au départ clandestin qu’entretiennent les différentes catégories sociales. H. notre interlocuteur qui est d’une famille de catégorie moyenne basse voit dans le comportement de M. une forme d’inconséquence, celle qu’il attribue au haraga. Après cet entretien, il revient sur le sujet, pour m’expliquer l’irresponsabilité et l’ignorance de ces autres jeunes Marocains qui font le choix du départ « coûte que coûte ». Nous retrouvons dans ses propos des jugements régulièrement entendus dans certains milieux marocains comme le confirme une étude récente menée par l’Amerm (2009) : Harag est donc synonyme de mauvais garçon ; ce type de départ, comme nous l’avons déjà évoqué, concerne uniquement ceux qui sont déjà classés dans cette catégorie. Pour les autres, l’entrée a un coût social important, d’où la préférence pour les départs clandestins qualifiés par la société locale et en particulier la famille élargie.
La sélection des clandestins de « bonne famille » : une entreprise familiale et collective
Nous avons recensé une centaine de départs illégaux réussis vers l’Europe (entre 1997 et 2007), à savoir vers les pays suivants, par ordre de destination : Espagne, Pays-Bas, Belgique, France, ItalieFootnote 11. La plupart de ces migrants sont aujourd’hui régularisés soit par les différentes vagues de régularisation, soit par le mariage.
Contrairement aux haragas, ces postulants au départ clandestin passent par une procédure de sélection et de qualification familiale stricte. L’objet affiché de leur départ est une stratégie d’installation définitive en Europe. Il s’agit de partir pour obtenir une régularisation et non pas seulement pour travailler. La perspective du départ s’inscrit dans le moyen voire le long terme, ce qui renforce la sélection des candidats.
Plus coûteux, ce type de migration nécessite la collaboration de la famille élargie, parents, oncles, tantes, cousins, parfois amis de la famille ainsi que l’aide d’un migrant déjà installé en Europe. Si la famille du postulant au départ veut bénéficier de la collaboration d’autres proches, il lui faut présenter une candidature crédible, bénéficiant d’une bonne réputation dans le village. Les éléments constitutifs de cette bonne réputation portent aussi bien sur des critères moraux et physiques qu’intellectuels.
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L’entreprise du voyage est jugée sur ses possibilités de réussite, l’enjeu étant de maîtriser le plus possible les incertitudes afférentes à la migration clandestine. En plus du sérieux du candidat, l’aide des vacancis ou des « contrats » déjà installés en Europe est primordiale. Cette aide se présente à différentes étapes : faire passer en Europe le candidat, lui assurer un emploi avant le départ, l’accueillir au domicile en Europe ; dans la majorité des cas, ces aidants sont des membres de la famille : ils assurent donc le tout à la fois.
La migration dans ce cadre est une véritable entreprise collective : la famille mise sur le plus performant (selon les critères présentés dans le tableau suivant) avec l’idée qu’il va ouvrir la voie à d’autres (cousins, cousines par le mariage), et rétribuer les autres selon leur participation. À travers la mobilité d’un individu, c’est la mobilité sociale d’un collectif qui est programmée.
Le droit à l’échec dans de telles conditions est proscrit et fait peser sur le candidat une injonction à la réussite. Les mauvais candidats, les départs présentant trop d’incertitudes, sont écartés ou alors ils sont supportés par les seuls parents proches, avec le risque social que représente l’échec.
Le degré de réussite supposé de ce type de départ agit à la hausse sur le coût financier qui oscille entre 3 000 et 7 000 euros (soit 30 000 dirhams à 70 000 dirhams environ). Ce coût comprend la commission versée à l’organisateur du passage (même lorsqu’il s’agit d’un membre de la famille) et aux différents intervenants rémunérés sous forme de bakchich.
Dans le parcours des deux migrants clandestins que nous allons présenter on voit apparaître les différentes formes de sélection intra-familiale et villageoise ainsi que les procédures de passage en Europe. A., actuellement installé régulièrement en Espagne, est l’aîné d’une famille de commerçants de Guercif composée de sept enfants (six garçons et une fille). Il a migré clandestinement en 2001 après une longue hésitation. Sa famille est classée parmi les bonnes familles du village, le père est régulièrement sollicité localement pour jouer l’intermédiaire dans des litiges entre voisins car les autres habitants lui attribuent le fait d’être juste et intègre. Son fils aîné bénéficie de la même image ; après quelques années d’études (arrivée dans ce que nous qualifions de lycée) A. arrête les études et travaille pour aider son père. Peu présent parmi les autres jeunes et rarement visible, A. est qualifié de « bon garçon ». L’entretien avec A. illustre le rôle que joue la famille dans le départ à l’étranger.
« Mon père au début, il était pas d’accord, il m’a dit que c’était dangereux et que je savais pas comment je passerais la frontière. Alors, on en a plus reparlé, mais lui il en parlé à sa sœur et son frère. Et sa sœur lui a dit que c’était une bonne idée. Ils sont venus à la maison un soir et ils m’ont posé la question si j’étais sûr que je pouvais passer, je leur ai expliqué que le cousin connaissait un patron qui voulait m’embaucher et que je pouvais avoir des papiers si je passais et que je travaillais. Alors ma tante m’a demandé combien ça coûterait […]
J’avais un copain qui travaillait à l’époque dans les ferries qui faisaient passer de l’Espagne à Tanger et lui connaissait des Marocains qui étaient passés par leur bateau.
Il fallait payer 4 millions (40 000 dirhams, 4000 euros) si on voulait passer, alors lui il s’est occupé de tout.
Alors ils m’ont prêté de l’argent […] Il fallait que j’arrive à passer, mon cousin devait me récupérer de l’autre côté et ensuite me conduire chez lui et me présenter à son patron. Il m’a dit à l’époque que si je trouvais un contrat et que travaillais sérieusement, je pouvais avoir des papiers. Si moi, je réussissais, on devait envoyer mon autre frère après et un autre cousin (le fils de mon oncle).
Alors quand tout était prêt j’ai donné l’argent à mon collègue et je l’ai payé lui aussi pas beaucoup, je crois que je lui avais donné 500 dirhams. Il a payé les gens du bateau, je suis monté avec un uniforme.
J’ai travaillé au noir […] Le patron m’a fait un contrat et j’ai eu les papiers quelques mois après.
J’ai pu rentrer pour voir la famille ».
A., après son retour a fait construire une maison et a fait rénover celle de ses parents, il a aussi investit dans le magasin de son père et finance un autre frère qui est resté au Maroc. Il s’est marié avec sa cousine qui vit avec lui en Espagne, ce qui constitue pour sa tante un retour sur investissement.
B. est le cadet d’une famille de quatre garçons et deux filles dont le père était maçon ; il a migré en Belgique avec l’aide de son oncle vacanci.
Si B. a été sélectionné pour partir au lieu du grand frère (qui est souvent le candidat naturel), c’est parce que ce dernier a été disqualifié par les membres de la famille.
Le grand frère souffrait d’une image de grand dadaisFootnote 12 (agoun) dans le village, cette étiquette était en partie liée au physique ingrat de M. et au fait qu’il avait la charge de ses deux petites sœurs et participait au ménage, ce qui le classait dans des catégories féminines (mraoui).
« Pour partir à l’étranger, il faut être débrouillard et travailleur. B. est un dur, déjà quand ils étaient petits, il prenait le dessus sur les autres et quand je leur mettais la raclée pour les bêtises, lui il pleurait jamais […]
Son oncle lui a proposé de construire sa maison et en échange il l’amènerait avec lui en Belgique […] Alors, on ajoutait un peu d’argent pour manger, pour la frontière, ça a coûté 1 million (1000 euros environ). Il est monté en voiture avec son oncle et sa famille jusqu’à la frontière, après, ils l’ont enroulé dans un tapis, ils ont mis les affaires sur lui et ils sont passés. Personne n’a rien vu. Il travaille depuis dix ans maintenant en Belgique, il s’est marié avec sa cousine. Il a ses papiers » (père de B.).
La disqualification de certains postulants aux départs illégaux, les plus accessibles à tous, dans les territoires observés élabore une autorégulation des postulants à la migration. La pression sociale joue comme une limitation des candidatures et pousse au développement de stratégies de réussite. C’est ce qui rend visible les clandestins les plus pauvres pour les pays d’accueil, et rend invisible cette autre sorte de migrant qui utilise des réseaux transnationaux individuels.
La migration par cooptation des « contrats »
Partir par contrat constitue l’autre possibilité encore ouverte pour les Marocains d’accéder au statut de migrant. Les contrats saisonniers ne constituent pas une nouveauté ; une partie des migrants qui sont actuellement vacancis sont entrés en Europe avec un contrat de travail. D’ailleurs certains d’entre eux ont conservé ce mode de migration, même après l’obtention de leur carte de séjour. Le rythme de vie qui consiste à passer six à huit mois de travail en France et le reste au Maroc a permis de lier les avantages de la migration au maintien du lien avec le pays d’origine, le double statut d’ouvrier en France et d’exploitant au Maroc. Mais la restriction, y compris dans ce domaine, et l’arrivée de migrants concurrents (pays de l’Est, Amérique latine) (Morice et Potot Reference Morice and Potot2010) rend plus difficile l’accès à ce mode de départ et improbable cet équilibre fait d’aller-retours entre le pays d’accueil et le pays d’origine.
L’obtention d’un contrat de saisonnier convoque les mêmes ressources locales que le départ illégal et nécessite aussi des liens avec des Marocains eux-mêmes saisonniers (saisonniers stables) ou avec des vacancis porteurs de demandes patronales des pays d’accueil.
Il s’agit principalement de contrats émis par le secteur agricole où les patrons délèguent généralement le choix de ces « contrats » à quelques anciens ouvriers de l’exploitation jugés sérieux. Si cette délégation offre des avantages, c’est aussi une forme de contrainte pour le « parrain », qui n’a pas le droit à l’échec dans son choix. Il se porte garant en acceptant cette délégation, sur les capacités de travail du migrant qu’il suggère. La cohabitation entre ces différents statuts se régule en partie par ce système de délégation des contrats à d’autres ouvriers stables. Aux relations classiques entre salariés vont se substituer d’autres relations hiérarchisées équivalant à des codes de réciprocités entre les vacancis, les stables et les contrats. Ces intermédiaires de la migration se font rétribuer financièrement pour leur rôle, par les postulants au départ (entre 2 000 et 4 000 euros) et symboliquement par les patrons auprès de ceux qui constituent des « hommes de confiance ».
« Ici on travaille dans le melon et la tomate. Les jeunes ici, ils veulent pas faire ce travail, et quand ils travaillent, ils viennent le premier jour et après ils se mettent en maladie. Alors, les patrons, ils préfèrent les Marocains qui viennent du Maroc, ils travaillent plus et ils ont l’habitude du travail difficile. Il nous demande si on connaît quelqu’un qui travaille bien, moi je sais que les gens que je donne travaillent bien. Ils viennent et je leur dis, si tu fais pas comme il faut, c’est moi qui aurai des problèmes et toi c’est fini. Le patron lui, ça le regarde pas, si celui que tu fais venir travaille pas, c’est ta faute et c’est toi qui fais le travail à sa place […]
Mais si tu veux pas avoir de problèmes, il faut faire venir les gens que tu connais, que tu es sûr, vraiment sûr qu’ils vont pas poser de problèmes » (entretien avec un ouvrier agricole installé en France).
Nous avons rencontré plus d’une cinquante de saisonniers marocains en France (Saint-Martin-de-Crau, Miramas, Cavaillon) et une quinzaine au Maroc. Tous présentaient deux caractéristiques communes : ils avaient obtenu un contrat grâce à un proche vivant en France ou en Espagne et tous étaient exploitants ou fils d’exploitants agricoles au Maroc. Ces deux caractéristiques limitent les candidatures des postulants à ce type de départ à une partie des Marocains. Le contrat est ici assimilé à une forme de patente qu’on transmet ou qu’on revend. Le recrutement de ces travailleurs se fait principalement dans les catégories moyennes rurales au Maroc pour lesquelles les stratégies de mobilité sociale se jouent transnationalement comme nous l’évoquions.
La tranche d’âge des saisonniers rencontrés était comprise entre 32 et 60 ans avec une majorité se situant entre 35 et 45 ans. Outre les caractéristiques communes, les saisonniers que nous avons rencontrés présentaient trois finalités à leur migration suivant leur âge.
- Les moins de 40 ans présentent comme principal objectif l’obtention d’un travail durable en France ou en Espagne et leur installation dans les pays d’accueil en tant que salarié.
- Les 40-50 ans présentent comme priorité de dégager le plus de revenus possible afin de les réinvestir dans une activité au Maroc (agriculture ou tourisme).
- Les plus de 55 ans visent l’installation définitive afin d’obtenir leur retraite en France.
Les trois cas de « contrats » que nous allons présenter illustrent la migration par contrat des Marocains.
S. B. 51 ans, est marié et a quatre enfants, il est exploitant agricole et propriétaire terrien. Il possède une oliveraie de 1 800 arbres, et cultive du blé et a du bétail. Il revient d’un troisième contrat effectué dans le sud de la France dans l’agriculture maraîchère.
« J’ai obtenu mon premier contrat grâce à un ami qui est en France, j’ai payé 2000 euros pour partir, c’est pas élevé, parce que c’est comme quelqu’un de la famille. Le travail c’est moins difficile qu’ici, là-bas tu travailles pas tous les jours, mais moi je voulais travailler le plus possible. Je restais 6 mois, il fallait des heures en plus, sinon tu rapportes pas beaucoup.
Le travail en France m’a permis de rassembler de l’argent pour racheter des terres et équiper l’exploitation, j’ai par exemple acheté un tracteur.
L’année d’après, j’ai ouvert une boutique, c’est mon fils qui y travaille.
J’ai maintenant plusieurs salariés, je vends des olives, du blé en grande quantité, il y a les magasins ; voilà il y a plus besoin de partir. »
S.B. a mutualisé ses activités de salarié et de petit patron au Maroc pour étendre son exploitation et diversifier la source de ses revenus. Il n’a pas souhaité transmettre son contrat à son fils, parce qu’il estime que le mode de vie en France ne convient pas à un jeune Marocain car il existe différentes incitations à la déviance. En revanche, S.B., n’a pas hésité à marier sa fille à un fils de vacanci. Ce qui constitue un beau mariage et répartit l’héritage entre les enfants. Aux garçons la mobilité par la transmission des biens au Maroc et aux filles la mobilité par le mariage.
Après ses différents contrats, S.B. a accédé au statut de notable à Guercif, son point de vue est écouté localement, d’autant qu’il légitime sa non-installation en France par son enrichissement et par des choix de mode de vie (respect des traditions, de la religion) qu’il présente comme un refus de trahir les origines. Le réinvestissement dans l’économie locale et le champ des traditions et de la religion rend acceptable la non-transformation du contrat en installation définitive et évite l’étiquetage par l’échec.
R. un jeune de 34 ans encore célibataire, quatrième d’une fratrie de quatre garçons a bénéficié d’un contrat grâce à son frère, qui lui-même occupe le poste de saisonnier chez un exploitant à Saint-Martin-de-Crau où leur père a travaillé pendant plus de 30 ans.
Un autre de ses frères est installé en Hollande avec sa famille. R. s’occupe de l’exploitation familiale avec l’aîné de ses frères et souhaite transformer son emploi de saisonnier par une installation stable en France. Le coût du contrat se limite pour lui aux charges payées par le patron pour le faire venir en France et qui lui seront retirées sur ses salaires (soit 500 euros).
« C’est mon frère qui m’a obtenu un contrat, le patron connaît toute la famille. Il sait qu’on travaille ; avant nous, c’est mon père qui a travaillé. Maintenant, il est retraité, mais il peut pas rentrer parce qu’il se soigne et pour la retraite. Un de mes frères a commencé comme contrat en France et puis il s’est marié au Maroc avec une fille de Hollande et il est parti là-bas […]
Il faut que j’arrive à trouver une femme en Europe, c’est le mieux et pour ça, il faut connaître. Mon frère m’a dit qu’il allait me présenter, on verra. »
M. 60 ans, c’est un saisonnier qui a une carte de séjour de trois ans et qui ne compte plus ses aller-retours entre la France et le Maroc. Exploitant agricole au Maroc, il a occupé un double statut comme la plupart des saisonniers (ouvrier agricole en France, exploitant au Maroc). Cet énième contrat est motivé par une demande de retraite en France. La plupart de ses enfants sont mariés et sont aussi exploitants agricoles. Le départ ici s’accompagne d’une revendication pour la reconnaissance des années travaillées en France. M. a entendu parler du mouvement des saisonniers marocains (Mesini Reference Mesini2008) qu’il traduit comme un mouvement de demande de retraite pour les vieux contrats.
« J’ai travaillé en Corse au noir en 1970 et ensuite je suis allé en Hollande, là je me suis fait arrêter et je suis revenu. J’ai obtenu mon premier contrat en France en 1980 […]
J’ai 60 ans, […] mais il m’ont dit t’as pas assez travaillé tu peux pas ; alors il faut que je travaille encore. Si j’arrête maintenant, c’est bête, je toucherai pas de retraite. Je suis vieux, le travail c’est un peu difficile, mais les jeunes m’aident et le patron que je connais bien maintenant me fait travailler à la taille, c’est moins fatigant que la cueillette. »
Si la migration par contrat offre plus de confort que la migration clandestine, elle n’assure pas pour autant la stabilité dans la migration. La pression locale et les finalités des saisonniers eux-mêmes les incitent à l’installation définitive en Europe. D’autant plus que les exploitants européens délèguent le recrutement de ces salariés marocains à d’autres Marocains, ce qui contribue à consolider les stratégies de stabilisation qui s’appuient sur les réseaux familiaux ou les réseaux de proches, par l’accès à la retraite ou par le mariage. La volonté de l’Europe de faire de l’instabilité une norme de l’accueil des migrants se heurte aux logiques sociales propres aux pays pourvoyeurs de saisonniers comme le Maroc.
Le départ par le regroupement familial : partir pour rejoindre sa famille ou créer une famille pour partir
Depuis la décision de suspension de l’immigration, prise par la France en 1974 (Tripier et Rea Reference Zuniga and Hernández-Léon2003), le regroupement familial est devenu le principal moyen pour accéder au statut de migrant légal stable. Les recensements de 1975 et de 1982 (Insee 1990) ont fait apparaître pour la première fois en France le dépassement des migrations de travailleurs par les migrations familiales. Ce mouvement de migration a principalement touché les familles des migrants entrés en France dans les années 1960-1970. Mais les années 1990 ont ralenti ces flux migratoires, d’une part parce que les migrants installés durablement ont été rejoints par leurs familles et d’autre part parce que la France et plusieurs pays européens ont légiféré pour freiner les regroupements (Laurens Reference Laurens2009).
Malgré ces restrictions, le regroupement familial offre l’avantage d’un accès à un statut stable d’immigré et permet aux Marocains d’accéder au statut recherché de vacanci. Les principaux regroupements familiaux qui ont cours sont permis par le mariage entre une fille ou un fils de la seconde génération d’immigré européen et un Marocain. Les récits relatant ce type d’union et surtout ses effets (le passage de Marocain à vacanci sans passer par les étapes intermédiaires que connaissent les clandestins ou les saisonniers) sont souvent présentés comme un conte, une chance pour celui ou celle qui en a bénéficié. Ce qui est souligné dans ce cas, c’est le peu d’effort fourni par le postulant au départ pour accéder à ce nouveau statut, contrairement aux autres migrants (le terme de chance a été utilisé dans tous les récits sur les migrants bénéficiaires du regroupement familial après mariage).
Mais les mariages « mixtes » communautaires décroissent aussi : d’une part ils font l’objet de lois plus restrictives notamment en France ; d’autre part les jeunes filles vivant en France se détournent de ces pratiques traditionnelles et refusent les mariages familiaux (Ltaief Reference Ltaief, Stora and Temmine2007) en particulier avec les cousins germains. Cette raréfaction du mariage augmente sa valeur et le limite à un échange au sein de la famille élargie (en l’inscrivant dans des stratégies patrimoniales classiques), ou entre des familles aisées du village ou de la ville d’origine et des vacancis . Même si les migrations par le mariage que nous avons observées (une cinquantaine) ne répondent pas aux critères statistiques de la représentativité, nous constatons une logique sexuée des échanges matrimoniaux.
Lorsqu’une famille marocaine marie une de ses filles avec un fils de migrants, il s’agit souvent de migrants dans les pays d’accueil les moins valorisés : Espagne, Italie ou avec un migrant dont les qualifications sont très inférieures à la fille. En revanche, lorsque le mariage concerne le fils d’une famille marocaine et la fille d’un migrant, il s’agit de migrants de Hollande, de France ou de Belgique. Plus la mobilité sociale par le mariage avec les migrants est estimée élevée plus la famille recherche à marier un garçon.
Nous nous sommes intéressés à deux types de mariage : le mariage au sein de la famille et le mariage avec les familles aisées.
Le mariage au sein de la famille : stabilité des traditions contre stabilité dans la migration
Comme nous l’avons évoqué, les mariages intrafamiliaux observés se sont élargis aux cousins lointains, surtout lorsqu’ils sont contractés entre des filles de migrants et des Marocains. Le mariage avec un cousin germain devient hors norme pour les filles éduquées dans la culture européenne, même lorsqu’elles se préparent encore à un mariage traditionnel.
Ce type de mariage est généralement organisé dans le but de conserver des liens avec la culture du pays d’origine – en évitant le glissement des enfants vers la culture européenne et le mariage mixte « ethnique » (Boumedienne-Thierry, Reference Boumedienne-Thierry2002) –, avec les traditions et le clan familial. Conscient que ce type de mariage débouchera sur le regroupement familial, les parents migrants incitent leurs enfants à faire profiter un membre de la famille qu’ils connaissent. Ce sont les familles vivant en Europe qui sont à l’origine de ces unions.
« N. voulait se marier, son père lui a parlé de M. c’est le fils du cousin de mon mari. C’est un garçon bien, on le connaît depuis qu’il est petit, il est sérieux. C’est mieux que de se marier avec quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui cherchera que les papiers et après il partira. Là, on est sûr, N. l’a rencontrée et elle a été d’accord, son père lui a bien dit que c’est elle qui devait choisir » (entretien avec la mère de N., migrante vivant à Manosque).
Mais ce type de mariage ne se limite pas à ces finalités ; il s’inscrit dans un échange qui vise à préserver le patrimoine au sein de la famille contre l’accès au statut « d’immigré ». D’ailleurs ce type de mariage est souvent le fait de familles vivant en zone rurale ou semi-rurale.
Comme pour les clandestins, le garçon marié est celui qu’on estime être le meilleur, le plus capable de respecter le contrat implicite, à savoir de répondre aux attentes des parents migrants, aux attentes de la jeune épouse et aux attentes des parents restés au Maroc.
« M . est un garçon bien, il est moderne, il sait que N. est une Franssaouia (française), elle est née là-bas, c’est pas une Marocaine. C’est pas la même mentalité, elles sont plus libres. Non, il va vite s’adapter, en plus c’est un travailleur, il va pas faire honte à son oncle et nous faire honte. Il sera bien avec sa femme, il marche tout droit » (entretien avec les parents du jeune marié).
Les nombreuses injonctions qui pèsent sur le jeune marié l’inscrivent dans un rapport d’obéissance à la famille de son épouse, d’autant plus qu’il ne s’acquitte pas d’une dot comme cela est exigé dans les mariages hors familles.
« J’avais déjà vu la fille de mon oncle […] normalement je la rejoins dans six ou sept mois pour vivre en France. Son père m’a trouvé un travail. Au début on va vivre chez son père, je crois et après on ira dans notre maison. Je voulais pas aller en France à tout prix, […] là, c’est plus simple, j’ai une raison d’aller en France et si ça me plaît pas, je pourrai toujours revenir, mais pas maintenant. »
Le mariage des fils des familles aisées : partir pour éviter le déclassement social
Si pour une partie des Marocains le regroupement familial par le mariage permet une mobilité sociale, pour d’autres l’enjeu est d’éviter le déclassement de certains de leurs enfants. Comme nous l’avons évoqué, le ralentissement de ce type d’union en augmente la valeur et instaure une spéculation autour du mariage. Les familles cherchant à marier un de leurs enfants (généralement un fils), démarchent les migrants de retours pendant les vacances et n’hésitent pas à pousser leurs enfants pour qu’ils séduisent les jeunes migrantes.
Toutes les familles de retour pendant les vacances ont été démarchées (et ce par plusieurs familles) soit directement par les familles demandeuses, soit par le biais d’intermédiaires proches de la famille des migrants. Ces demandes sont évidemment faites sur la base d’une dot assez importante qui oscille entre (5 000 et 10 000 euros), ce qui exclut de fait les familles les moins fortunées et limite l’accès à la migration par ce type de mariage aux jeunes garçons des catégories sociales les plus élevées localement. Les familles qui espèrent aboutir au départ de leur enfant par le regroupement familial ont comme caractéristique commune d’être de la bourgeoisie locale. Il s’agit souvent de grandes familles regroupées en clan, propriétaires terriennes ou commerçantes.
La procédure de sélection de ces postulants au mariage et donc à la migration ne se base pas sur les mêmes critères que les autres formes de départ. Le sérieux, les capacités de travail ou encore le classement parmi les bons garçons ne sont pas ici une condition.
Le garçon à marier est celui qui ne s’est pas inséré professionnellement à la hauteur des attentes des parents ou parce qu’ils l’estiment en échec. Le marier avec une fille de migrant c’est lui permettre d’avoir un niveau de vie qu’il ne conserverait pas en restant au Maroc et le remettre sur le droit chemin (Charef Reference Charef and Petit2008).
« Il a l’âge d’être marié, plutôt que de le voir traîner toute la journée de café en café, il va partir voir autre chose et peut-être que le mariage va l’arranger […] de toute façon il a arrêté l’école, il ne travaille pas. Là il va avec une fille de bonne famille, elle est sérieuse » (entretien avec le père d’un postulant au mariage).
D’autres familles nombreuses ne pouvant assurer l’insertion de tous les enfants décident de marier un des garçons pour assurer une mobilité pour tous.
« Les grands frères sont tous casés, il a un frère qui est en Hollande, il ne reste que lui, c’est notre plus jeune garçon. Il va se marier le mois prochain et il partira l’année prochaine si tout va bien. Ça nous enlève un souci, ça devient difficile au Maroc de faire travailler tous les enfants […] c’est pas quelqu’un qui va travailler dans les champs » (entretien avec la mère d’un jeune qui va se marier).
Les familles de migrants, assaillies par les nombreuses demandes ne peuvent refuser d’en étudier certaines, même si aucune suite n’est donnée. Les jeunes filles qui acceptent ce type de mariage négocient le respect des traditions contre un beau mariage avec les enfants de ces familles aisées. Les jeunes postulants ont un niveau de vie généralement élevé et se rapprochent des modes de vie européens, ce qui voile le mariage traditionnel. Les commentaires récurrents de la part des jeunes filles de la seconde génération lorsqu’elles s’inscrivent dans un mariage mixte communautaire sont : « il est d’une grande famille », puis « il est moderne ». Les rapports sociaux entre ces familles se différencient de ceux observés pour les mariages intrafamiliaux. Les familles de postulants au mariage se libèrent des rapports de hiérarchie en s’acquittant d’une dot élevée et par leur statut social. Cette liberté offre au jeune marié une indépendance vis-à-vis de la famille de la mariée.
L’accès au statut de migrant stable, voire à la naturalisation rapide en France est un luxe que peuvent s’offrir les catégories les plus aisées. Par le mariage avec les enfants de la seconde génération de l’immigration en Europe, les catégories les plus fortunées s’assurent le maintien de leur position sociale et celles de leurs enfants par des échanges matrimoniaux transnationaux. Ces bénéficiaires du regroupement familial ne constituent pas une migration de travailleurs au même titre que ceux qui entrent par contrat ou clandestinement. Ils n’aspirent pas au travail à n’importe quel prix et s’inscrivent assez rapidement dans les niveaux de vie des catégories populaires hautes ou moyennes européennes.
Ces trois types de départ vers l’étranger que nous venons de présenter jouent comme trois formes d’assignation identitaire pour les migrants. Il s’agit de trois formes de régulation des relations entre les migrants et le reste de la population locale au Maroc mais aussi en FranceFootnote 13. L’ouvrier agricole originaire de Guercif et travaillant dans les Bouches-du-Rhône n’a pas le même statut de migrant selon qu’il est clandestin, résident ou saisonnier. Le même statut d’ouvrier en France donne naissance, s’il est conjugué avec le type de départ, à trois statuts bien distincts dans le pays d’origine. Ces statuts distribués dès le pays de départ cadrent les ambitions, les attentes et les demandes sociales des migrants dans les pays de destination, en ce qui concerne l’exigence des conditions de travail, des conditions de logements ou encore des salaires. La hiérarchie observée dans le pays de départ perdure dans les pays d’accueil. Cette hiérarchie faite de cooptation en France par les réseaux familiaux, communautaires ou par les mariages « mixtes » permet en partie la cohabitation des statuts en situation de travail en France (Brun Reference Brun2003). Faire cohabiter sur la même exploitation agricole un clandestin, un saisonnier et un migrant stable n’est possible que si ces relations de travail sont remplacées par d’autres régulations, telles que celles que nous venons de présenter dans cet exposé.
Pour conclure, nous pouvons dire que les migrants ont développé un système de régulation singulier, dont l’ancrage social assure la durabilité et la stabilité. Ce système se base sur une qualification/disqualification sociale des postulants à la migration et donne la primauté à la migration durable en rétribuant ses titulaires par un prestige social élevé dans le pays d’origine. À la figure du migrant misérable, isolé et passif, nous voyons se substituer celle d’un migrant stratège, qualifié par des procédures sociales localisées et porteur d’un projet collectif. Ces migrants présentent des capacités d’action dont les effets sur les migrations sont aussi, voire plus importants que les politiques de l’immigration des pays d’accueil.
Cette construction d’un migrant socialisé dès le pays de départ agit comme une mutualisation des risques et des avantages de la migration ; elle explique en partie l’échec de la volonté d’individualisation du contrôle des flux migratoires que souhaitent mettre en œuvre les pays d’accueil comme les pays d’origine (Stora et Temime Reference Tripier and Rea2007).