No CrossRef data available.
Article contents
Interventions, 1961-2001. Science sociale & action politique
Published online by Cambridge University Press: 03 March 2005
Extract
Interventions, 1961-2001. Science sociale & action politique, Pierre Bourdieu. Textes choisis par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Collection “ Contre-feux ”, Marseille et Montréal : Lux Éditions, Agone, Comeau et Nadeau, 2002, 487 p.
“ J'ai toujours pour principe de dire ce qu'il y a de plus difficile à avaler pour le public auquel je parle - ce qui est le contraire de la démagogie. ” (Bourdieu, 2002 [1989] : 74). Cette devise véhémente résume éloquemment l'esprit de cet ouvrage colossal de plus de 80 entretiens, conférences et articles, rapports et documents d'archives, tous écrits (ou quelquefois co-rédigés) par le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002). La plupart de ces textes étaient initialement parus dans diverses revues, françaises ou étrangères (et même au Japon), et à l'occasion dans Les Actes de la recherche en sciences sociales, revue dont Bourdieu a été le fondateur en 1975. Or, presque aucun de ces textes choisis n'était jusqu'ici disponible sous forme de livre, ce qui rendra son contenu pratiquement inédit.
- Type
- BOOK REVIEWS
- Information
- Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique , Volume 37 , Issue 3 , September 2004 , pp. 778 - 780
- Copyright
- © 2004 Cambridge University Press
“ J'ai toujours pour principe de dire ce qu'il y a de plus difficile à avaler pour le public auquel je parle - ce qui est le contraire de la démagogie. ” (Bourdieu, 2002 [1989] : 74). Cette devise véhémente résume éloquemment l'esprit de cet ouvrage colossal de plus de 80 entretiens, conférences et articles, rapports et documents d'archives, tous écrits (ou quelquefois co-rédigés) par le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002). La plupart de ces textes étaient initialement parus dans diverses revues, françaises ou étrangères (et même au Japon), et à l'occasion dans Les Actes de la recherche en sciences sociales, revue dont Bourdieu a été le fondateur en 1975. Or, presque aucun de ces textes choisis n'était jusqu'ici disponible sous forme de livre, ce qui rendra son contenu pratiquement inédit.
Le lecteur familier des livres de Pierre Bourdieu retrouvera ici l'univers conceptuel que le sociologue avait forgé au cours des décennies: le champ, le capital symbolique, la doxa, l'habitus. A quelques exceptions près, les articles ici réunis sont présentés chronologiquement, sur cinq décennies, et font souvent écho aux principaux livres de Bourdieu: d'abord une première partie sur l'Algérie, les populations berbères et la guerre (à la suite de son premier livre, un “ Que sais-je ? ” sur l'Algérie, sorti en 1958); puis, des écrits sur la méthodologie sociologique (Le métier de sociologue), et surtout sur la reproduction sociale, telle qu'exprimée dans des ouvrages célèbres comme Les Héritiers (1970, co-écrit avec Jean-Claude Passeron), La Distinction (1979), Homo academicus (1984), La Misère du monde (1993).
On pourrait subdiviser l'ouvrage en trois grandes parties: la première, contenant des articles datant d'avant 1980, le seconde regroupant des publications rédigées entre 1980 et 1995, et la dernière partie composée de lettres et des textes plus brefs couvrant les années 1995-2001. Quelques repères autobiographiques sont brièvement évoqués (pp. 51 et sq.): la courte expérience du jeune Bourdieu comme enseignant au Lycée Moulins en 1954, son séjour en Algérie dès 1955, d'où seront prises les photographies de Kabyles réalisées par Bourdieu en 1958-1960, reproduites en p. 43.
Ce livre demeure l'un des plus engagés de son auteur, qui s'attaque sans relâche aux processus de reproduction sociale, aux dominants et à leur idéologie. Bourdieu a toujours rejeté le constat passif devant les faits rapportés, même les plus révoltants : “ C'est comme ça ”, disent implicitement le commentaire du journaliste ou la légende de la photo d'un quotidien, dont le ton neutre apparaît comme une fatalité, une légitimation tacite de situations par ailleurs condamnables (p. 77). Sur le plan théorique, Bourdieu refuse de considérer le processus électoral comme étant un agrégat d'actions individuelles ou la somme des votes exprimés : “ La philosophie libérale identifie l'action politique à une action solitaire, voire silencieuse et secrète, dont le paradigme est le vote ” (p. 82). Avec ironie, Bourdieu compare le vote à un “ achat ” d'un parti par l'électeur qui se sent pleinement maître de ses choix politiques (p. 82). Pourtant, en dépit de cette impression illusoire, Bourdieu affirme dès 1973 que l'opinion publique demeure façonnée par le pouvoir en place : “ La question politique est de savoir comment dominer l'anarchie des stratégies individuelles et produire une action concertée ” (p. 83).
Avec habileté, le sociologue fournit au passage quelques définitions utiles et parfois provocatrices des concepts qu'il utilise fréquemment. Ainsi, l'opinion publique ne serait que la pensée de la minorité dominante, “ l'expression publique des opinions personnelles d'une fraction limitée mais importante de la population ” (p. 87). Par ailleurs, l'action politique serait “ l'art d'utiliser un ensemble de techniques élaborées par les spécialistes de la communication politique pour faire bouger l'opinion publique ” (p. 89). Dans ce contexte particulier, le “ champ ” selon Bourdieu serait une “ sorte d'espace de jeu ”, avec ses règles, son langage, sa culture et la possibilité (ou non) d'obtenir le droit de jouer (p. 99). Quant à la culture, celle-ci demeure avant tout, “ à tous les moments, l'enjeu d'une lutte ” (p. 106).
Les meilleurs pages de ce livre sont peut-être des répliques, assez nombreuses et acérées, qui permettent à Bourdieu de réagir à vif (dans des entretiens et d'autres exposés) aux critiques agressives dont ses livres (et sa personne) ont toujours fait l'objet. Ainsi, il s'attaque au sociologue français Michel Wieviorka qu'il accuse de racisme (p. 335), puis consacre à la revue Esprit un article mordant intitulé “ Heureux les pauvres en Esprit ” (p. 109); ailleurs, il lance des polémiques avec nombre d'intellectuels et de journalistes français, particulièrement sur la télévision française en tant que lieu de reproduction des discours dominants. Comme on l'a vu dans le documentaire du cinéaste français Pierre Carles intitulé La sociologie est un sport de combat (C-P Productions, 2001, et en Amérique : First Run Films, 2002), les conflits entre Bourdieu et les journalistes ont été particulièrement stigmatisés à partir de 1995, lorsque celui-ci a publié sa conférence sur le conservatisme de la profession journalistique (Sur la télévision, 1996). On y trouve ici un écho assez détaillé de ces polémiques, par exemple lorsque Bourdieu explique ce qui s'est passé lors de son passage à l'émission “ Arrêt sur image ” de janvier 1996 : ce qu'il n'avait pas eu le loisir de dire et ce qui aurait dû être dit (pp. 409-416). Pour Bourdieu, la télévision n'est pas un lieu où les intervenants peuvent exprimer entièrement le fond de leur pensée, car le temps est condensé et les interruptions constantes entre les invités et l'animateur. On se coupe continuellement la parole, ce qui est le contraire de l'approfondissement des idées. A la suite de ses critiques envers les journalistes et ce qu'il nommait les “ sous-philosophes ”, beaucoup d'intellectuels français - dont ceux qui s'étaient reconnus - s'étaient alors presque unanimement soulevés contre Bourdieu: Philippe Sollers, Alain Finkielkraut, Claude Lanzmann, Olivier Mongin (le rédacteur de la revue Esprit). En guise de réponse, dans un entretien incisif intitulé “ La misère des médias ” (dont le titre paraphrase son livre “ La misère du monde ”, paru en 1993), Bourdieu identifie le milieu des journalistes comme étant devenu intouchable, un “ sujet tabou par excellence ” (p. 405), souvent réticent à la critique qui émanerait de non-journalistes. A cette même époque, Bourdieu avait vilipendé ceux qu'il appelait ironiquement “ les philosophes journalistes ”, c'est-à-dire ces essayistes populaires qui se prennent au sérieux et qui hurlent contre le système à toutes les tribunes et à la télévision française (p. 335).
Il faut reconnaître à Bourdieu son sens de la formule et sa capacité à forger des phrases particulièrement élaborées. Ses attaques fréquentes visaient également les disciplines et les universitaires, à qui il reprochait leur manque de rigueur et parfois même leur complaisance face aux pouvoirs et à l'État : “ Toute la science politique n'a jamais consisté qu'en un certain art de renvoyer à la classe dirigeante et à son personnel politique sa science spontanée de la politique, parée des dehors de la science ” (p. 84).
Du point de vue épistémologique, Bourdieu a toujours rejeté la sociologie américaine, la microsociologie et l'École de Chicago. Pour distinguer sa position théorique de celle de l'individualisme méthodologique et de l'ethnométhodologie, Bourdieu insiste sur la distinction entre ce qu'il nomme “ l'expérience naïve du monde social ” et “ la science du monde social ” (p. 97). Il rappelle cette citation du philosophe Gaston Bachelard qu'il aimait tant répéter (déjà dans Le Métier de sociologue, dès 1968) : “ Il n'y a de science que du caché. ” (p. 97).
Sur le Québec, on trouve un ardent message de soutien, adressé par Pierre Bourdieu lors des manifestations anti-mondialisation du 4 avril 2001, à l'occasion du Sommet des Amériques ayant eu lieu à Québec, dans lequel il est entre autres question du “ rôle des femmes québécoises dans l'élaboration de la magnifique Charte de la Marche mondiale des femmes ” (p. 463).
Ouvrage important et difficile à trouver en librairie, ce recueil d'Interventions est cependant inégal dans son travail éditorial : les têtes de chapitres fournissent des éléments utiles sur l'origine des textes et la pensée de Bourdieu à des moments précis; mais parfois, dans certains passages, on ne sait plus si ce sont les responsables de l'ouvrage qui écrivent ou si c'est Bourdieu lui-même, car ceux-ci n'emploient pas systématiquement les caractères italiques (pp. 128-9). Néanmoins, à l'instar des autres recueils d'articles parus auparavant (comme Questions de sociologie, en 1980 ; Choses dites en 1987; Réponses en 1992), ce livre étoffé constitue une présentation très diversifiée et accessible de l'œuvre de Pierre Bourdieu : tour à tour théoricien, pédagogue, polémiste, citoyen engagé, mais avant tout l'un des sociologues français les plus influents de son siècle, comme le prouve le nombre de livres qui lui ont été consacrés uniquement dans le monde anglo-saxon. Selon le magazine français Lire, Pierre Bourdieu serait toujours le sociologue le plus cité au monde et demeure celui sur qui il existe le plus grand nombre de pages sur Internet.