Et si le libéralisme, au lieu d'être la condition nécessaire et suffisante de la démocratie, était en réalité une entrave à la réalisation des promesses démocratiques? Et si la logique des droits individuels était un obstacle à l'émancipation de l'humanité? Telle est l'hypothèse qui oriente les contributions réunies par Martin Breaugh et Francis Dupuis-Déri, tous deux spécialistes de pensée politique. De l'hypothèse à la thèse il n'y a qu'un pas et, en un sens, la réponse est contenue dans la question : les articles de cet ouvrage critiquent tous avec plus ou moins de vigueur «l'hégémonie» du libéralisme aussi bien dans la théorie politique que dans l'action concrète des gouvernements. Le but de l'ouvrage est ainsi de montrer, d'une part, que le libéralisme n'est pas la solution, mais la cause profonde de la crise des démocraties actuelles; d'autre part, qu'il est possible de penser la démocratie au-delà du libéralisme, c'est-à-dire avec d'autres schémas d'analyse que ceux qui sont proposés par les théoriciens libéraux, de John Locke à John Rawls, de Montesquieu à Fukuyama.
Dans les huit chapitres que comporte cet ouvrage, les auteurs s'évertuent à réfuter point par point les principales thèses libérales. Dans le premier chapitre, A. Vachet s'attaque à la question centrale de l'État, dont il met bien en évidence le caractère résolument moderne et libéral. En Europe, la démocratie est une création fort ancienne puisqu'elle remonte à l'Antiquité grecque; en revanche, la démocratie libérale, organisée autour de la figure de l'État se substituant à celle du monarque de l'Ancien Régime, est une création de la philosophie moderne (XVIe–XVIIIe siècle). Dans la perspective libérale, l'État est d'abord un instrument créé de toutes pièces par les hommes pour organiser le gouvernement de la société par elle-même. Les citoyens désignent, par l'élection, des représentants qui sont censés exercer le pouvoir au nom de la société et de l'intérêt général. Or, selon A. Vachet, l'État libéral faillit à cette mission essentielle. À l'épreuve du pouvoir, les gouvernants qui conduisent les affaires de l'État perdent de vue l'intérêt des citoyens qu'ils sont censés représenter, et l'État devient finalement un instrument de domination de la société. L'auteur souligne le caractère oligarchique de la représentation politique dans les démocraties libérales, particulièrement sensibles lorsqu'on observe l'évolution des partis politiques. Reprenant les théories classiques de R. Michels et de M. Ostrogorski, A. Vachet note que les partis politiques sont écartelés entre deux fidélités : d'un côté la fidélité à leur rôle de représentation, de l'autre la fidélité à la «ligne» du parti. Or, dans un système libéral, les nécessités de la compétition politique prévalent selm A. Vachet sur l'intérêt du peuple, de sorte que les partis politiques s'éloignent peu à peu de leurs bases sociales et adoptent un fonctionnement bureaucratique qui nuit à la vitalité démocratique. Comme le relève A. Vachet, «la société et ses dynamismes propres sont neutralisés ou servent de terrain pour les luttes de pouvoir dont les finalités ultimes sont ailleurs» (30).
Autrement dit, l'État et les partis politiques confisquent la démocratie à la société alors qu'ils sont supposés en être l'émanation. Cette thèse, qui trouve un écho dans les travaux de Jacques Rancière (La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005), traverse l'ensemble de l'ouvrage. Comme le souligne C. Pateman (chap. 2), la démocratie ne se réduit pas au fonctionnement des institutions représentatives, puisqu'elle est d'abord fondée sur la participation du peuple. De ce point de vue, l'élection fige la démocratie au lieu de la nourrir. La distinction entre sphère privée et sphère publique, fondamentale dans la philosophie libérale, a permis la réalisation des libertés individuelles, mais elle a nui à la réalisation de l'idéal commun. En confiant à l'État le soin de conduire les affaires de la cité, l'individu est libre d'agir comme bon lui semble, mais en contrepartie, la société n'a plus de réelle prise sur son avenir, sauf quand elle se prononce sur le choix de ses dirigeants. L'organisation libérale de la démocratie provoque ainsi le dépérissement de la citoyenneté. Il importe donc, selon C. Pateman, d'élaborer une «conception participative de la citoyenneté» (60–66). Une manière de réinventer la démocratie, expliquent C. Pateman puis D. Lamoureux (chap. 5), serait ainsi de considérer que les questions d'ordre privé (les rapports hommes / femmes par exemple) font partie intégrante de la vie publique. Aujourd'hui, la distinction public / privé tend à se brouiller et selm l'auteur, ce n'est pas forcément le signe d'une crise. Il s'agirait plutôt d'une recomposition, les démocraties tenant compte désormais des rapports de domination dans le domaine économique ou familial pour adopter une nouvelle conception de l'égalité. Mais comme le montre bien D. Lamoureux (chap. 5), la question féministe est aussi une bonne illustration des paradoxes actuels du cadre libéral : d'un côté, les mouvements féministes luttent pour les droits des femmes et pour la reconnaissance dans un cadre libéral; de l'autre, ils considèrent que la démocratie représentative ne réussit pas à leur accorder une place.
Une autre manière de renouer avec l'exigence démocratique serait de revisiter les expériences alternatives à la représentation, comme, par exemple, les pratiques d'autogestion. C'est un point que développe J.-P. Couture dans sa contribution (chap. 6), à partir des analyses d'H. Arendt consacrées aux conseils ouvriers. La démocratie des conseils offre selon l'auteur une alternative à la démocratie libérale : lorsque les partis pratiquent une politique «par le haut» éloignée des préoccupations citoyennes, l'autogestion ouvre des perspectives pour une démocratie «par le bas» qui ne se réduit pas à l'usage du bulletin de vote. Selon F. Dupuis-Déri (chap. 7), cette forme d'organisation non hiérarchique, fondée sur «l'anarchie délibérative», n'a rien d'idéaliste. Elle est déjà à l'œuvre dans les mouvements altermondialistes et de manière générale dans les luttes politiques antilibérales. Au contraire, c'est le libéralisme qui est idéaliste en croyant gommer les inégalités de pouvoir par l'établissement de la Loi et de la volonté générale. Le réalisme est du côté de l'autogestion, qui fonde la délibération sur l'expression réelle des conflits.
Ces analyses des problèmes politiques actuels reposent sur un fondement anthropologique : les êtres humains aspirent naturellement à la démocratie. La démocratie n'est pas un moyen, mais une fin en soi. Elle n'est pas fondée sur les droits individuels établis par convention et garantis par l'artifice de l'État; elle repose avant tout sur le désir universel de l'égalité. Or, le libéralisme, sur le plan économique, nourrit les inégalités. Comme le note J. Townshend à partir d'un commentaire de C. B. MacPherson (chap. 3), la démocratie est «nécessaire à l'humanité», mais les tensions générées par l'économie capitaliste empêchent la réalisation de ce but moral (91). Ici l'analyse libérale est critiquée sur le terrain économique, dans une perspective marxiste. Pour MacPherson, la démocratie n'est pas compatible avec la propriété individuelle, car celle-ci nourrit les inégalités entre la classe dominante des propriétaires et la classe dominée des prolétaires. F. Dupuis-Déri va plus loin encore : selon lui, le libéralisme est un système autoritaire, car l'égalité par le droit qu'il proclame masque une inégalité de fait sur le plan économique. Pour les auteurs qui se réclament du marxisme, les théoriciens actuels de la démocratie ont le tort d'évacuer le capitalisme de leur champ d'analyse, alors que celui-ci constitue en réalité le principal obstacle à la réalisation de la démocratie. Par exemple, les partisans de la délibération (J. Habermas, J. Cohen), qui adhèrent pour la plupart aux thèses sociales-démocrates, considèrent que la lutte des classes fait partie du passé. C'est la raison pour laquelle ils croient le consensus possible entre les différentes classes sociales. Or, selon MacPherson, le consensus est impossible puisque la lutte des classes n'a pas de fin.
Le consensus, entre les «Grands» et le «peuple» (pour parler comme Machiavel) ou entre le «petit nombre» et le «grand nombre» (pour reprendre Aristote), est-il même souhaitable? Non, répond Martin Breaugh (chap. 5), car cela priverait la démocratie de son ressort essentiel : le conflit. L'indétermination et la «division originaire du social» (C. Lefort) caractérisent les régimes démocratiques et c'est précisément ce qui les distingue des totalitarismes, lesquels prétendent mettre un terme à l'incertitude et rétablir l'ordre social une fois pour toutes. En ce sens, la démocratie est beaucoup plus qu'un régime politique, explique M. Abensour dans une perspective arendtienne, c'est «d'abord une action, une modalité de l'agir politique» (chap. 8). La démocratie ne peut se réduire au fonctionnement des institutions et du gouvernement, car c'est avant tout une expérience sociale qui engage le peuple tout entier. Comme le dit W. Godwin cité par M. Abensour au terme de son article, «le gouvernement est l'éternel ennemi du changement» (192), alors que le peuple est au fond son seul vrai ami.