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La voie canadienne : repenser le multiculturalisme

Published online by Cambridge University Press:  03 March 2005

Bernard Gagnon
Affiliation:
Centre de recherche et d'étude sur le Canada et le Québec en sciences sociales, Institut d'Etudes Politiques de Bordeaux
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La voie canadienne : repenser le multiculturalisme, Will Kymlicka (traduit de l'anglais par Antoine Robitaille), Montréal, Boréal, 2003.

Une des qualités des travaux de Will Kymlicka c'est qu'ils conjuguent la réflexion philosophique avec les considérations empiriques dans l'analyse des enjeux politiques touchant de près la situation actuelle et le devenir des démocraties libérales contemporaines. Dans la voie canadienne : repenser le multiculturalisme, le théoricien reprend l'essentiel de sa démarche mais adopte un style quelque peu différent. Plus près de l'essai politique que de l'œuvre scientifique, W. Kymlicka signe un plaidoyer sans équivoque en faveur du modèle canadien de multiculturalisme et d'une conception asymétrique du fédéralisme. Désirant lutter contre le sentiment d'impuissance vis-à-vis des politiques de la diversité culturelle – sentiment ambiant, selon lui, dans l'opinion publique canadienne – le philosophe libéral s'adresse directement aux “ Canadiens ” pour leur démontrer que les politiques publiques canadiennes de la diversité culturelle sont légitimes et efficaces et, à ce titre, qu'elles devraient encore “ nous ” inspirer confiance.

Type
BOOK REVIEWS
Copyright
© 2004 Cambridge University Press

Une des qualités des travaux de Will Kymlicka c'est qu'ils conjuguent la réflexion philosophique avec les considérations empiriques dans l'analyse des enjeux politiques touchant de près la situation actuelle et le devenir des démocraties libérales contemporaines. Dans la voie canadienne : repenser le multiculturalisme, le théoricien reprend l'essentiel de sa démarche mais adopte un style quelque peu différent. Plus près de l'essai politique que de l'œuvre scientifique, W. Kymlicka signe un plaidoyer sans équivoque en faveur du modèle canadien de multiculturalisme et d'une conception asymétrique du fédéralisme. Désirant lutter contre le sentiment d'impuissance vis-à-vis des politiques de la diversité culturelle – sentiment ambiant, selon lui, dans l'opinion publique canadienne – le philosophe libéral s'adresse directement aux “ Canadiens ” pour leur démontrer que les politiques publiques canadiennes de la diversité culturelle sont légitimes et efficaces et, à ce titre, qu'elles devraient encore “ nous ” inspirer confiance.

Le livre tire son origine d'une série de textes préparés à la demande du ministère du Patrimoine canadien dans le but de montrer l'intérêt du débat sur la diversité culturelle pour les politiques publiques canadiennes. Il se divise en deux parties couvrant chacune un aspect fondamental de la diversité canadienne. La première partie de l'ouvrage porte sur le multiculturalisme canadien alors que la seconde s'intéresse à la question plus litigieuse des droits des minorités nationales et de la nécessité d'adopter une fédération asymétrique et multinationale au Canada. Il n'est pas sans signification que ces questions soient traitées séparément, puisque W. Kymlicka les considère bel et bien comme deux réalités distinctes requérant chacune des interprétations et des solutions spécifiques. En d'autres termes, la question des nationalités québécoises et autochtones au Canada n'est pas réductible à la question du multiculturalisme, selon l'auteur. À ce titre, le philosophe, reprenant ses travaux antérieurs, différencie les deux types de droit collectif applicables au cas canadien : les droits des groupes ethnoculturels et les droits des minorités nationales. Les droits ethnoculturels s'adressent aux groupes ethniques issus de l'immigration qui se sont arrachés “ (…) volontairement à leur propre culture avec la perspective de s'intégrer à une nation différente (p. 58) ”. Alors que les droits des minorités nationales s'adressent aux Québécois et aux Autochtones qui sont établis “ (…) depuis longtemps et encore concentré[s] sur un même territoire, qui sont autonomes sur le plan culturel et dont le territoire a été incorporé à un État plus vaste (p. 51) ”.

W. Kymlicka insiste dans son livre pour souligner l'idée que la politique canadienne de multiculturalisme s'appuie sur une volonté d'ouverture, assez largement partagée, des Canadiens à l'endroit des immigrants et des minorités culturelles. Selon l'auteur, les Canadiens demandent simplement en retour que cette diversité culturelle s'exprime selon des normes juridiques et politiques délimitées par les institutions publiques canadiennes. Mais les politiques ethnoculturelles font face aujourd'hui à un certain ressac de la population canadienne, selon W. Kymlicka. Ce ressac ne serait pas attribuable à un changement d'attitude des Canadiens à l'endroit des principes du multiculturalisme, mais à l'existence du sentiment croissant, assez largement répandu dans l'opinion publique et entretenu par certains éditoriaux et essayistes, que ces politiques ont des effets contraires à leurs principes et qu'elles encouragent le séparatisme ethnique et la ghettoïsation des groupes ethnoculturels. S'en prenant plus particulièrement aux écrits de Neil Bissoondath (Le Marché aux illusions : la méprise du multiculturalisme, Montréal-Paris, Boréal-Liber, 1994) et de Richard Gwyn (Nationalism Without Walls : The Unbearable Lightness of Being Canadian, Toronto, McClelland and Stewart, 1995), auxquels il s'efforce d'en démonter les arguments, W. Kymlicka soutient que ce sentiment repose sur une lecture erronée de la réalité canadienne et n'a pour effet que d'entretenir une impression d'impuissance ou le désaveu des Canadiens vis-à-vis de leurs institutions publiques. À l'inverse, le philosophe veut démontrer les vertus et l'efficacité du modèle canadien de la diversité culturelle.

Défendre le multiculturalisme c'est avant toute chose, selon W. Kymlicka, le situer dans le cadre général des politiques publiques, c'est-à-dire en tant que “ (…) système institutionnalisé qui vise à étudier les répercussions de toutes les politiques publiques relatives à l'égalité des groupes ethnoculturels au Canada (p. 78) ”. La visée des politiques ethnoculturelles est l'intégration “ socioculturelle ” des immigrants, et non leur séparation. Le but est d'encourager “ (…) une plus grande participation sociale des individus issus des groupes ethniques et [d']accroître la compréhension et la coopération mutuelles entre ces groupes (p. 38) ”. Bien que cette politique ne soit pas sans faille et qu'elle n'ait pas répondu à toutes les attentes – particulièrement sur les sujets sensibles de l'intégration des noirs et de la représentation sociopolitiques des minorités non-ethniques (les communautés gays et lesbiennes, la communauté des sourds) qui font l'objet de chapitres distincts dans cette première partie – le bilan qu'en fait W. Kymlicka est globalement positif. S'appuyant sur les données empiriques de la participation politique des immigrants (l'accès à la citoyenneté, la connaissance des langues officielles ou, encore, le nombre croissant de mariages interethniques) depuis l'application des politiques multiculturelles, l'auteur réfute la thèse d'une ghettoïsation de la société canadienne et soutient l'efficacité de ces politiques.

Toutefois, si ces politiques légitimes se sont montrées efficaces, il est alors difficile d'expliquer, en retour, la perte de confiance des Canadiens à leur endroit. W. Kymlicka n'aborde pas de front cette question, pourtant elle est latente. L'auteur suggère que la source du problème réside dans une incompréhension des buts du multiculturalisme et dans une mauvaise lecture de ses résultats. Pour lui, les Canadiens demeurent sentimentalement liés aux valeurs de la diversité culturelle mais veulent que l'expression de cette diversité soit compatible avec les institutions politiques et démocratiques. Alors que les droits ethnoculturels ont pour effet de protéger les immigrants dans le processus de leur intégration socioculturelle, plusieurs Canadiens les perçoivent, à tort selon W. Kymlicka, comme les causes d'un séparatisme ethnique et comme une menace pour la cohésion sociale. Mais quel est le sens de cette perception d'une société fragmentée si dans les faits la réalité canadienne est tout autre ? W. Kymlicka note au passage que l'origine du ressac réside dans le ressentiment des Canadiens britanniques envers le multiculturalisme plutôt que dans les effets prétendument ghettoïsants de ces politiques (p. 88). Les mots sont posés noir sur blanc, mais le philosophe reste silencieux quant aux causes profondes de cette relative inimitié de la majorité à l'endroit des effets de la diversité culturelle. Tout au plus, il laisse sous-entendre que les médias et la classe politique du Canada anglais ne furent pas de bons conseillers en la matière et qu'ils seraient partiellement responsables du ressac de l'opinion à l'encontre des politiques ethnoculturelles.

La deuxième partie du livre, consacrée aux droits des minorités nationales et à l'idée d'une fédération multinationale et asymétrique, propose davantage de réponses à la question de la perte de confiance des Canadiens envers leurs institutions publiques ; bien qu'à regret, elle n'aborde pas suffisamment de front cette question. Pour W. Kymlicka, il ne fait aucun doute que le Canada est une fédération multinationale et que les Québécois et les peuples autochtones constituent des nations, “ (…) c'est-à-dire des sociétés complètes et fonctionnelles qui possèdent leur territoire, leur langue, leurs institutions et leur culture propres (p. 209) ”, et dont l'existence est antérieure à la formation du Canada. En tant que minorités nationales, les revendications de ces groupes nationaux ont pour objet d'assurer leur autonomie politique par l'entremise “ (…) d'une représentation garantie dans les institutions et organismes judiciaires ou intergouvernementaux où se négocie, s'interprète ou se modifie le partage des pouvoirs (…) (p. 183) ”. Le but étant d'accorder aux Québécois, et éventuellement aux Autochtones – pour ces derniers, selon des formules qu'il reste encore à définir – la capacité de “ se définir soi-même ” en tant que groupe national (p. 213) ”. Mais la pleine reconnaissance des droits des minorités nationales au Canada reste tributaire, précise W. Kymlicka, de l'acceptation par la majorité, canadienne anglophone, non seulement de la légitimité des nationalismes minoritaires (Québécois et Autochtones), mais aussi de la nécessité d'abandonner une vision unitaire et symétrique de la fédération canadienne au profit d'une vision multinationale et asymétrique. L'auteur critique le gouvernement canadien pour avoir entretenu, par ses politiques centralisatrices et son idéologie pancanadianiste, l'idée d'une seule nation canadienne malgré la réalité multinationale du pays.

Reprenant l'opposition entre la conception, majoritaire au Canada anglais, d'un fédéralisme territorial et la conception, majoritaire au Québec, d'un fédéralisme asymétrique, W. Kymlicka, qui se montre favorable à la seconde option, recherche les solutions qui permettraient aux Canadiens, plus particulièrement aux Canadiens anglais, d'abandonner l'idée d'une nation canadienne unique au profit de la vision, plus conforme à la réalité canadienne, d'un État multinational. La solution réside partiellement dans la responsabilité politique des élites canadiennes mais plus profondément dans un changement des attitudes et des mentalités de la majorité canadienne anglaise. Selon W. Kymlicka, le Canada anglais devrait abandonner la voie d'une nation pancanadien pour en venir à se considérer, lui-même, comme une communauté nationale particulière, une parmi d'autres, au sein d'une fédération multinationale. Sans qu'il leur soit nécessaire d'adopter un quelconque discours nationaliste, ce qui serait contraire à leur tradition politique, les Canadiens anglais devraient néanmoins reconnaître qu'ils constituent, eux aussi, par leur langue, leur histoire, leurs institutions propres, une communauté d'individus partageant des intérêts commun et que le groupe qu'ils forment détient, dans les structures politiques et juridiques canadiennes, la capacité de se définir soi-même. En se percevant comme une nation, partageant un même État avec d'autres nations, les Canadiens anglais seraient mieux à même de comprendre les privilèges que leur accorde leur poids majoritaire dans la fédération et plus aptes à comprendre la légitimité des revendications d'autonomie politique des Québécois et des peuples autochtones. En d'autres termes, que la majorité se dévoile à elle-même comme le groupe national majoritaire et qu'elle reconnaisse, de ce fait, le rôle historique et actuel des institutions canadiennes qui, loin d'être neutres, favorisent et promeuvent les intérêts nationaux de la majorité (canadienne anglaise), d'où la nécessité d'adopter des droits protecteurs, ethnoculturels ou nationalistes minoritaires, pour défendre les intérêts des minorités culturelles ou nationales.

La solution de W. Kymlicka peut apparaître à première vue d'une simplicité déconcertante pour ceux et celles qui ont à l'esprit les crises constitutionnelles à répétition que connaît le Canada depuis quatre décennies. L'issue de nos querelles intestines repose sur la conviction de W. Kymlicka de la supériorité de la raison publique sur toute autre considération. Le philosophe se montre enthousiasme à l'idée que les Canadiens anglais accepteront, une fois les explications et les démonstrations faites, des modifications à leur statut de groupe majoritaire et qu'ils adopteront, par le fait même, une conception asymétrique du fédéralisme. Le théoricien ne semble pas tenir compte de la possibilité que le ressac actuel des Canadiens envers le multiculturalisme et le fédéralisme asymétrique s'explique peut-être par le refus conscient ou inconscient d'apporter des modifications à des structures politiques qui, par le passé et encore aujourd'hui, leur furent avantageuses. Ainsi, le grand inconnu de ce livre ce sont les causes profondes du ressentiment des Canadiens anglais envers les modèles de la diversité culturelle. Les propos du philosophe sur le caractère raisonnable et la sincérité des parties en présence – quelles soient issues du Québec, du Canada anglais ou des Autochtones – apportent peu de réponses. Les convictions de W. Kymlicka concernant les vertus du débat public canadien donnent une image faussement consensuelle de la réalité politique canadienne. En insistant peu sur le caractère conflictuel de l'histoire politique, W. Kymlicka offre une solution attrayante et en apparence accessible aux maux constitutionnels du Canada, mais il omet que les ressentiments des uns et des autres peuvent aussi reposer sur des fondements politiques, tels que la quête du pouvoir ou le maintien d'une position hégémonique, qui sont moins vertueux que le voudrait la raison publique. Il faut souligner que W. Kymlicka ne propose pratiquement aucune piste constitutionnelle qui permettrait d'initier ou d'accompagner ce changement de mentalité des Canadiens anglophones, pas plus qu'il n'identifie davantage les fondements qui permettraient à un éventuel État multinational d'éviter, à son tour, les crises constitutionnelles à répétition. En dernier recours, le philosophe mentionne l'existence d'une identité canadienne commune, historiquement fondée sur “ la conversation ” entre nation canadienne anglaise, québécoise et autochtones, mais le théoricien n'avance aucun argument de fond à cette lecture “ convenable et sympathique ” de l'histoire politique canadienne.

Malgré quelques critiques, ce livre demeure important pour sa description des enjeux du débat public concernant la diversité canadienne et pour son caractère accessible aux lecteurs peu familiers aux théories du multiculturalisme. Si l'objectif essentiel du livre était de démontrer à un large public l'intérêt d'une démarche théorique pour comprendre les enjeux des politiques publiques canadiennes, l'entreprise est réussie. Le livre s'adresse plus généralement à tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, s'intéressent au débat canadien sur la diversité. En ce sens, renouant avec une tradition trop souvent absente dans le débat public, l'universitaire signe un texte engagé, généraliste dans sa visée mais que ne cède en rien sur les plans de la rigueur et de l'honnêteté intellectuelles. Certains lui reprocheront peut-être de s'en être maintenu à des définitions sommaires dans l'explication des concepts théoriques – les habitués de la pensée du philosophe ne trouveront pas dans cet ouvrage de grandes nouveautés théoriques par rapport à ses écrits antérieurs – mais les positions que défend W. Kymlicka dans ce livre ont, dans le cadre d'un débat public qui dépasse le cercle des spécialistes, l'avantage d'être précises et sans ambiguïté.