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Brève histoire philosophique de l'Union soviétique
Published online by Cambridge University Press: 02 August 2005
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Brève histoire philosophique de l'Union soviétique, Fabrice Bouthillon, Paris : Plon/Commentaire, 2003, 195 p.
Ce petit ouvrage au titre intrigant est iconoclaste sous plus d'un rapport. L'auteur l'a élaboré “ en dépit de toutes les règles du bon sens universitaire ” (15): ne sachant pas un mot de russe, il en a forgé les idées dans un cours de premier cycle (plutôt que dans des séminaires d'études supérieures ou dans des colloques spécialisés) et l'a écrit à Brest (plutôt qu'à Paris, seule ville de France où l'on pense sérieusement, comme chacun sait). Défenseur, comme l'indique le titre de l'ouvrage, d'une “ histoire philosophique ” , c'est-à-dire d'une histoire qui cherche à conceptualiser l'événement à mesure qu'en est exposée la trame, l'auteur n'hésite pas, en outre, à puiser dans l'héritage plus que suspect de la tradition contre-révolutionnaire (Burke, Bonald, Maistre), laquelle insiste sur l'antériorité et la pesanteur des structures dans lesquelles sont enracinés les individus (histoire ou langue). Il en résulte un ouvrage éblouissant d'intelligence et d'une ironie mordante—chose rare dans une université où, comme le relève l'auteur, règne souvent un “ ennui lourd, massif, profond ” (11).
- Type
- BOOK REVIEWS
- Information
- Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique , Volume 37 , Issue 4 , December 2004 , pp. 1037 - 1039
- Copyright
- © 2004 Cambridge University Press
Ce petit ouvrage au titre intrigant est iconoclaste sous plus d'un rapport. L'auteur l'a élaboré “ en dépit de toutes les règles du bon sens universitaire ” (15): ne sachant pas un mot de russe, il en a forgé les idées dans un cours de premier cycle (plutôt que dans des séminaires d'études supérieures ou dans des colloques spécialisés) et l'a écrit à Brest (plutôt qu'à Paris, seule ville de France où l'on pense sérieusement, comme chacun sait). Défenseur, comme l'indique le titre de l'ouvrage, d'une “ histoire philosophique ” , c'est-à-dire d'une histoire qui cherche à conceptualiser l'événement à mesure qu'en est exposée la trame, l'auteur n'hésite pas, en outre, à puiser dans l'héritage plus que suspect de la tradition contre-révolutionnaire (Burke, Bonald, Maistre), laquelle insiste sur l'antériorité et la pesanteur des structures dans lesquelles sont enracinés les individus (histoire ou langue). Il en résulte un ouvrage éblouissant d'intelligence et d'une ironie mordante—chose rare dans une université où, comme le relève l'auteur, règne souvent un “ ennui lourd, massif, profond ” (11).
La thèse principale exposée par Fabrice Bouthillon, comme cela arrive fréquemment dans le cas d'un véritable exercice de pensée, est fort simple. Tout tient à ce qu'il appelle le “ sublime du soviet ” . Une société, quelle qu'elle soit, repose sur un contrat social. Cette notion ne doit pas s'entendre au sens du libéralisme; elle indique plutôt que les institutions et les moeurs font l'objet d'une mise en partage plus ou moins consensuelle entre les habitants de la cité (même s'il peut y avoir des débats ou des conflits autour de leur signification). Ainsi qu'Aristote l'a indiqué l'un des premiers, “ avoir de telles notions en commun [la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre] c'est ce qui fait une famille et une cité ” (Aristote, Les politiques, 1253a –trad. de Pierre Pellegrin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 92). Or l'ère moderne est périodiquement le théâtre de situations où le “ corps politique anciennement constitué vient à imploser ” (10) et où,en même temps, les individus par là rendus à la liberté s'assemblent pour discuter d'un nouvel ordre à fonder. Ces épisodes révolutionnaires donnent tous invariablement naissance à des soviets, qui ne désignent pas seulement pour l'auteur les assemblées apparues en Russie en 1905 et 1917, mais plutôt toutes les assemblées qui visent la refondation de la société (ainsi, “ la Constituante fut un soviet ” —25). Le soviet peut donc être défini comme “ l'exercice immédiat de la souveraineté du peuple ” , de telle sorte que sa “ traduction exacte ” devrait être “ purement et simplement démocratie ” (20, 23). Dans un soviet, la parole et la pensée sont censées être entièrement libres, elles se déploient en dehors de tout ancrage, de tout enracinement dans une tradition qui les enserre ou les étouffe. La logorrhée des orateurs n'est que la manifestation de la raison qui s'exerce à tout repenser selon la justice et le bien. Mais tout cela n'est vrai qu'en principe. Car en réalité, dans un soviet, “ il n'y [a] plus ni pouvoir, ni peuple ” (27). Il n'y a plus de peuple car il n'y a plus de contrat social; il ne reste que des individus, qui, quand ils sont assemblés, ne forment plus qu'une masse, un ochlos comme disaient les Grecs. Par conséquent, il n'y a plus de pouvoir: dans la mesure où il suppose l'autorité, c'est-à-dire la capacité d'être obéi sans recours direct à la contrainte, le pouvoir est en effet dissous du fait que la fin du contrat social marque la fin de toute légitimité: “ s'il n'y a plus aucun pacte qui vaille, il n'y a plus non plus pour personne aucune raison d'obéir ” (28). Le soviet se révèle ainsi anarchie.
Ce sont ces traits propres au soviet qui suscitent le “ sentiment du sublime ” (Kant, Burke) et qui font immanquablement émerger une Gauche et une Droite, selon l'auteur. Le sentiment du sublime tient au rappel de la “ différence entre la capacité bornée de notre sensibilité et celle de notre esprit qui est illimitée ” (29). Notre finitude nous empêche de faire directement l'expérience de la totalité du cosmos ou de l'immensité de l'océan, par exemple, mais cela ne nous empêche pas d'avoir un sens de l'infinitude qu'ils incarnent et qui dépasse toute capacité de représentation (on ne peut que se forger à leur sujet l'idée d'un “ tout autre ”). Si le soviet suscite pareillement le sentiment du sublime, c'est qu'il place soudain les individus devant le vertige de la “ liberté absolue ” (30), c'est qu'il fait miroiter devant eux la possibilité d'être comme des dieux, de se faire “ cause de soi ” , commencement absolu d'eux-mêmes, refondation à neuf de l'ordre social et politique à partir du seul exercice de la raison. Rousseau ne disait-il pas que la démocratie ne convenait qu'aux dieux (Du contrat social, Livre III, ch. III, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 106)? La Gauche est par définition maximaliste (au moins à sa naissance): elle refuse toute stabilisation de l'ordre puisque la raison ne cesse jamais de faire comparaître devant le tribunal qu'elle incarne les institutions et les moeurs qu'on cherche péniblement à recomposer et qui ne réussissent jamais à ses yeux à réaliser pleinement la liberté, la justice et le bien. La Droite, à l'inverse, oppose au vertige de la parole qui s'épuise à chercher un fondement ultime et qui ne découvre qu'un abîme sans fond, la valeur de ce que l'auteur appelle le “ local ” , c'est-à-dire le particulier, la tradition. À l'esprit libre, elle oppose le corps, ses ancrages, ses pesanteurs, ses enracinements. Elle ne peut ainsi que s'opposer dans un combat à mort à la Gauche pour restaurer ce qui a été perdu et dont l'absence désoriente, selon elle, les individus. La logique du soviet contient ainsi en elle la potentialité de la guerre civile.
Une telle analyse ne conduit à aucune morale du type “ il faut être contre-révolutionnaire ” , “ la révolution est toujours un échec ” , etc. Elle évoque plutôt d'abord une anthropologie, Gauche et Droite logeant en définitive en chacun: “ En chaque homme, il y a l'ouverture sur l'universel que lui procure sa raison, mais il n'est homme, et non pas pur esprit, que parce que cette ouverture s'opère à travers la dimension locale que lui confère le corps qui se situe hic et nunc, dans un lieu et un temps que nul n'occupera à sa place ” (110). De telles formulations renvoient, on l'aura compris, à l'héritage du christianisme, qui lie indissolublement la chair et l'esprit—le “ Verbe s'est fait chair ” (Jean, 1;14)—tout en les opposant (113).
Le christianisme doit d'ailleurs être compris comme une tentative, non d'harmoniser dans une synthèse (cela est impossible, la tension est irréductible), mais de réaliser une sorte d'équilibre entre le Verbe (la raison) et la chair (le corps, les lieux, le temps). Par définition, de tels équilibres sont instables, même si ceux qui les promeuvent aiment les croire définitifs. Le totalitarisme s'inscrit dans la longue histoire de la recherche de tels équilibres entre l'esprit et le corps—entre la Gauche et la Droite. Lénine n'est pas le père fondateur du régime totalitaire soviétique, comme on le dit très souvent maintenant. Les dernières années de sa vie le montrent plutôt douloureusement conscient de la déchirure entre, d'un côté, la représentation d'une liberté absolue qui nourrit la volonté du Parti de modeler la société et, de l'autre, la pesanteur du local, sous la forme, en particulier, de l'“ impensé le plus radical ” de la Gauche et du marxisme, soit la nation (c'est à propos de l'affaire de Géorgie que Lénine chercha en 1923 à constituer une coalition avec Trotsky contre Staline, qui ne réussit cependant pas). Le totalitarisme en U.R.S.S. naît plutôt avec Staline, dont la formule “ le socialisme dans un seul pays ” indique bien la volonté de trouver un équilibre stable entre le local et l'universel (en ce sens, le totalitarisme est, bizarrement peut-être, un “ centrisme ” —112–113). Ce qui distingue l'entreprise de Staline des tentatives antérieures de conciliation des contraires, c'est que Staline croit qu'il revient à la volonté de réaliser cet équilibre en “ moulant ” la totalité du tissu social (institutions et moeurs), considéré comme un matériau entièrement plastique (Mao dira plus tard que la Chine est une “ page blanche ”). Le totalitarisme, en définitive, prétend ainsi “ rien de moins qu'à s'élever au divin ” (125), en refondant un “ homme nouveau ” , une humanité “ une ” par delà les déchirements entre Gauche et Droite.
Régime fragile, contrairement aux apparences, le totalitarisme ne peut, par définition, admettre le moindre déchirement et c'est pourquoi la volonté s'y incarne dans un seul homme. Le “ petit père des peuples ” mort, le régime commence d'ailleurs à vaciller presque immédiatement (révolte de Berlin-Est, 1953). Mais il a aussi fallu que des hommes de l'intérieur agissent. Avant Gorbatchev, il y eut Khrouchtchev. Figure énigmatique, assez oubliée maintenant, qu'on a peu étudiée pour elle-même, selon F. Bouthillon. À la fois homme d'appareil, compromis autant qu'on voudra avec le stalinisme, Khrouchtchev est aussi une sorte de “ rebelle ” —mais au sens, il faut le préciser pour éviter l'équivoque, d'Ernst Jünger (Traité du rebelle, ou le recours aux forêts, Paris, Seuil, 1986). Le rebelle est celui qui, sans être croyant (peut-être simplement parce qu'il a vu trop de choses déplaisantes), se plie à la volonté du maître tant qu'il le faut (“ Quand Staline dit Danse!, le sage danse ” , écrit Khrouchtchev dans ses Souvenirs) tout en conservant intacte en lui la possibilité d'une parole qui, soudain, déchire le voile. Même s'il n'a rien d'un philosophe ou d'un “ grand homme ” , en disant au XXe Congrès que Staline voulait le bien de son peuple mais lui avait fait un mal incommensurable et en concluant que “ là […] réside la tragédie ” (159), Khrouchtchev envoie (quasi-innocemment) toute la dialectique de l'histoire dans le mur. Il n'y a en effet aucune conciliation possible entre le tragique et la philosophie de l'histoire marxiste pour laquelle les événements les plus sanglants prennent un sens après-coup, comme des moments de l'avènement du bien. Après Khrouchtchev, c'est fini, l'effondrement du régime, sans être programmé, est un possible que rappelle sans cesse la brèche ouverte en 1956. Brejnev et consorts ne parleront pas la langue de bois pour rien, c'est la seule qui leur reste.
Il y a trop peu de livres comme celui de F. Bouthillon. L'univers de la subvention de recherche et de la carrière programmée se prête mal à l'audace. Il en faut beaucoup, à l'ère où la démocratie fait l'objet du consensus que l'on sait, pour la présenter comme une visée de l'impossible (l'autofondation)—comme, disons-le, un fantasme. Il en faut aussi pas mal pour proposer à la fois une anthropologie et une esquisse de philosophie politique qui s'ancrent, même si ce n'est que médiatement, dans une partie de la tradition contre-révolutionnaire (on aime mieux oublier aujourd'hui que Bonald et compagnie ont été très importants dans la naissance de la sociologie au XIXe siècle—et donc, par extension, de toutes les sciences sociales) et dans l'héritage chrétien (le rapport entre le Verbe et la chair). Mais par delà l'audace, ce qu'il faut peut-être surtout relever est que le livre de F. Bouthillon fait penser; dans l'université d'aujourd'hui, ce n'est tout de même pas si courant.