Introduction
Pendant près de cinquante ans, les théoriciens des relations internationales et les spécialistes de la politique comparée ont ignoré les stratégies de promotion de la démocratie (SPD) privilégiées par les gouvernements occidentaux et les organisations internationales (OI) parce qu'ils considéraient que la démocratie “is a domestic affair par excellence ” (Schmitter, 1996, 64; les italiques sont de l'original). Le recours à ces stratégies par un nombre croissant d'acteurs internationaux, dans le contexte de l'après-guerre froide, a cependant incité plusieurs auteurs à s'intéresser à cette question. Les travaux publiés sur le sujet depuis le milieu des années 1990 ont permis d'établir une distinction entre la conditionnalité, pratiquée par quelques rares OI, dont l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), la Communauté économique européenne (CEE) et l'Union européenne (UE), et les incitatifs, utilisés par de nombreux acteurs, en particulier les agences d'aide des pays donateurs de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), le Conseil de l'Europe (CDE) et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
La conditionnalité, utilisée par l'OTAN, la CEE et l'UE dans le cadre spécifique de leurs élargissements vers les pays moins développés de l'Europe1
Les ententes signées par ces organisations avec des États tiers non candidats aux élargissements comportent fréquemment des clauses relatives au respect des droits de la personne et de la démocratie. On ne peut cependant considérer que ces ententes reposent sur une véritable conditionnalité puisqu'elles n'incluent pas de mécanismes de sanction effectifs, en cas de non respect de ces clauses.
Les études sur les SPD ont également permis de mesurer l'efficacité respective de la conditionnalité et des incitatifs. Brown (2000), Carothers (1995), Blair (1996), Kelley (2000), et Giroux (2000) ont démontré que les programmes d'aide au développement démocratique (PADD) des donateurs de l'OCDE, du CDE et de l'OSCE n'avaient eu que des effets très modestes sur les progrès de la démocratie dans les États cibles. Whitehead (1986) et Éthier (1997) ont constaté que la décision de la CEE de lier l'adhésion de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal au respect des valeurs, des normes et des institutions démocratiques avait largement contribué au succès des transitions démocratiques survenues dans ces trois pays entre 1973 et 1978. Kubicek (2003) et Smith (2001) ont révélé que la conditionnalité politique de l'UE était plus efficace dans les pays candidats à l'accession que dans d'autres pays tiers. Éthier (2003) a démontré que la conditionnalité politique de l'élargissement de l'Union européenne vers l'est (EUEE) avait contribué, dans des proportions diverses, à la consolidation des nouvelles démocraties des pays de l'Europe centrale et orientale (PECO), au cours de la période 1999–2002, alors que les PADD, mis en œuvre par la United States Agency for International Development (USAID) entre 1994 et 2000, n'ont pas atteint leurs objectifs.
Deux hypothèses se dégagent de l'ensemble de ces travaux : (1) la conditionnalité des élargissements de l'UE est une SPD plus efficace que les incitatifs; (2) l'efficacité de la conditionnalité des élargissements de l'UE varie d'un pays candidat à l'autre. Ces hypothèses sont-elles généralisables à d'autres cas ? Et si oui, quelles théories permettent de les expliquer? Notre article répond d'abord par l'affirmative à la première question. Il montre que le Processus de stabilisation et d'association (PSA) de l'UE, fondé sur la conditionnalité, a contribué de manière inégale au progrès de la démocratie dans les pays des Balkans de l'Ouest (PBO), alors que le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est (PSESE), inspiré d'une stratégie incitative, ne semble pas avoir eu d'effet notable sur la démocratisation des Balkans. Par la suite, il explique les raisons pour lesquelles la conditionnalité des élargissements de l'UE est plus efficace que les incitatifs, en matière de démocratisation notamment, à l'aide d'une synthèse des approches néo-réaliste, néo-libérale et constructiviste des relations internationales. Enfin, en se basant sur la théorie néo-institutionnaliste, il propose une explication de l'avancement inégal des réformes exigées par le PSA et l'EUEE dans les PBO et les PECO.
L'efficacité inégale du PSA et du PSESE
La conditionnalité du PSA
Suite aux Accords de Dayton de 1995 qui ont mis fin à la guerre civile en Bosnie-Herzégovine, l'UE a conçu, en 1996, une Approche régionale avec cinq pays de la région : Albanie, République fédérale de Yougoslavie, Macédoine, Bosnie-Herzégovine (BiH) et Croatie. Cette initiative visait trois objectifs : soutenir la restauration de la paix conclue dans les Accords de Dayton; créer une zone de stabilité politique par l'instauration de régimes démocratiques, l'établissement d'États de droit et le respect des droits de l'Homme et des minorités; promouvoir le développement économique. L'Approche régionale, créée au même moment que la South East Europe Cooperative Initiative des États-Unis était, contrairement à cette dernière, basée sur une logique de conditionnalité. L'accès aux diverses formes d'aide promises par l'UE (participation au programme PHARE, signature d'un accord de coopération commerciale, etc.) était lié au respect par les États cibles des conditions établies par Bruxelles en vue d'atteindre les objectifs de l'Approche régionale. Selon Bartlett et Samardzija (2001), l'aide conditionnelle versée par l'Approche régionale (7 milliards d'euros entre 1991 et 1999) n'a cependant pas contribué à promouvoir la stabilité politique ni le développement économique dans la région. C'est cet échec, conjugué à l'aggravation de la crise au Kosovo et à l'impasse des négociations de Rambouillet présidées par l'UE, qui aurait amené l'UE, en avril 1999, à remplacer l'Approche régionale par le PSA, fondé sur une conditionnalité plus stricte, étroitement inspirée de celle qui existait pour l'EUEE (Vachudova, 2003; Mungiu-Pippidi, 2003; Anastasakis et Bechev, 2003).
L'objectif du PSA est double : conclure d'abord des accords de stabilisation et d'association (ASA) similaires aux Accords d'association européens signés avec les PECO entre 1991 et 1994; favoriser ensuite l'intégration éventuelle des cinq PBO dans l'UE. Toutefois, cette intégration n'est pas assurée car, contrairement aux accords d'association européens, les ASA ne renvoient pas à l'article 310 du Traité sur l'Union européenne. Ce vide juridique laisse deux options à l'UE : faire de l'ASA un simple accord de partenariat et de coopération ou le transformer en un véritable accord d'association menant à l'adhésion (Tucny, 2000).
Dans la mesure où il s'adresse à d'ex-pays communistes qui ont très récemment achevé leur transition vers la démocratie ou la poursuivent encore, dont le niveau de développement économique est comparable ou inférieur à celui de la moyenne des PECO, et qui ont tous été, à des degrés divers, affectés par des guerres civiles récentes, le PSA repose sur une triple conditionnalité2
L'élargissement de l'UE vers le sud reposait sur une conditionnalité unique (l'instauration de régimes démocratiques) et l'EUEE sur une double conditionnalité (le respect des critères de Copenhague et la réalisation des réformes préaccession).
Les modalités d'application de cette triple conditionnalité sont similaires à celles de la double conditionnalité de l'EUEE. Les conditions sont exclusivement définies par la Commission et le Conseil, dans le cadre des Partenariats d'accession annuels. Le suivi du changement est principalement assuré par la Commission et donne lieu chaque année à un rapport de suivi pour chaque pays. Ces rapports intègrent les enquêtes de terrain effectuées par les fonctionnaires de la Commission, les délibérations du Conseil, les rapports et résolutions du Parlement européen et les évaluations effectuées par diverses OI (notamment le CDE et l'OSCE) et plusieurs organisations non gouvernementales. Les progrès accomplis sont jaugés en tenant compte uniquement des décisions effectivement prises, des législations effectivement adoptées et du degré de leur mise en œuvre. Les mesures et législations à différents stades de préparation et d'approbation parlementaire ne sont généralement pas considérées. Le Conseil de Thessalonique de juin 2003 a prévu l'établissement d'institutions de partenariat – les Conseils d'association et les Conseils parlementaires d'association – qui permettront aux PBO d'être associés à la mise en œuvre des réformes. Il a aussi donné son aval à la mise en place de programmes d'aide, comparables à ceux dont ont bénéficié les PECO, auxquels ont eu accès depuis tous les États cibles quel qu'ait été leur niveau de conformité avec le PSA : le jumelage (twinning), qui permet aux fonctionnaires des PBO d'être secondés par leurs homologues de l'UE; le TAIEX qui facilite le transfert d'expertise de l'UE vers les PBO; la possibilité de participer aux programmes PHARE, ISPA et SAPARD; l'accès à une dotation de 5 milliards d'euros du programme CARDS pour la période 2000–2006. Au total les PBO devraient bénéficier d'une assistance de 4,65 milliards d'euros entre 2000 et 2006.
Les impacts du PSA
Deux conclusions principales se dégagent des rapports de suivi de la Commission pour les années 2000 à 2005 (CE, 2000, 2002, 2003, 2004, 2005a, 2005b, 2005c, 2005d, 2005e) : premièrement, les réformes exigées par le PSA ont progressé de manière significative mais inégale dans les cinq PBO; deuxièmement, les conditions des deux premiers stades du PSA n'ont pas été appliquées de manière stricte. L'ouverture de la négociation d'un ASA et la conclusion d'un ASA ont été généralement utilisées comme incitatifs pour récompenser la collaboration d'un pays et l'encourager à poursuivre ses efforts, même si toutes les conditions préalables à l'une ou l'autre étape du PSA n'avaient pas été satisfaites. Cette attitude est similaire à celle qui est employée dans le cadre de l'EUEE (Éthier, 2003). Elle tend à démontrer que la conditionnalité n'est véritablement appliquée qu'au stade de la négociation d'un accord d'adhésion à l'UE. Il faut donc interpréter avec prudence le contenu des rapports de suivi. Quoique fiables, ceux-ci ont également pour but de justifier les calculs stratégiques du Conseil à l'égard des Balkans, calculs qui prennent en compte certains autres éléments en plus de l'avancement des réformes du PSA, en particulier les relations avec les autres partenaires de l'UE dans la région et les intérêts divergents des États membres.
En mars 2003, la Commission a jugé, dans une étude de faisabilité, que la BiH n'était pas encore prête à amorcer la négociation d'un ASA (CE, 2003). Le rapport de suivi de mars 2005 (CE, 2005a) concluait qu'en dépit des progrès accomplis depuis 2000, la BiH n'était toujours pas en mesure d'entreprendre la négociation d'un ASA, le pays demeurant au stade de la reconstruction post-conflit. Le rapport relevait des lacunes très sérieuses, dont l'absence d'État de droit, l'inexistence de pluralisme politique, le respect insuffisant des droits de la personne et de la protection des minorités, l'incapacité des institutions politiques à reconstituer un marché du travail et une structure économique, la lenteur du processus de retour des réfugiés. Pourtant, dans son rapport de suivi de novembre 2005 (CE, 2005c), la Commission jugeait que désormais la BiH était prête à amorcer la négociation d'un ASA, recommandation qui a, par la suite, été entérinée par le Conseil et mise en œuvre en décembre 2005. Bien que ce rapport fasse état de certains progrès depuis 2004 (législations autorisant les réfugiés à récupérer leurs biens, création au sein de la Cour d'État d'une chambre pour juger les crimes de guerre, collaboration avec le Tribunal pénal sur l'ex-Yougoslavie, émergence d'un État capable d'assumer l'entière responsabilité d'un gouvernement, organisation d'élections municipales démocratiques, etc.), il reconnaît d'emblée que l'ensemble des conditions préalables à l'ouverture de la négociation d'un ASA n'ont pas été satisfaites. Il est clair, dans ce cas, que l'UE a voulu utiliser ces négociations comme incitatif à l'accélération des réformes, suite à la décision conjointe de l'UE, de l'OTAN et de l'ONU en 2005 de créer des conditions favorables à la cessation aussi rapide que possible de leurs missions de stabilisation et d'administration en BiH, au Kosovo et en Macédoine, en raison de leurs coûts, de leur efficacité toute relative et de l'opposition de certaines parties des populations concernées à la présence de forces étrangères sur leurs territoires. L'UE, l'OTAN et l'ONU espèrent en effet que la conclusion éventuelle d'un ASA avec la BiH, comme l'aboutissement des négociations sur le statut futur du Kosovo (amorcées en février 2006) et la tenue d'un référendum sur l'indépendance du Monténégro (le 21 mai 2006), permettront de créer une situation propice à l'avancement des réformes exigées par le PSA et à la constitution d'États autonomes ou indépendants capables de prendre en charge entièrement leur avenir.
Dans l'Union de la Serbie et du Monténégro (USM)3
En 2003, la République fédérale de Yougoslavie a été remplacée par l'Union de la Serbie et du Monténégro, une structure fédérale beaucoup plus décentralisée que la précédente.
Les rapports dédiés à l'Albanie et à la Macédoine démontrent que la capacité des forces politiques de négocier des compromis ou de coopérer entre elles est un facteur décisif de l'avancement du PSA. En dépit du fait que ni l'Albanie, ni la Macédoine ne respectaient entièrement les conditions préalables à la négociation d'un ASA, notamment la tenue d'élections justes et libres et le respect de l'État de droit, Tirana a pu amorcer la négociation d'un ASA en 2002 parce que les dirigeants des deux principales formations, Fatos Nano, dirigeant du Parti socialiste albanais et Sali Berisha, dirigeant du Parti démocratique albanais, ont accepté de coopérer, ce qui a mis fin à la paralysie du système politique. La Macédoine, pour sa part, a pu signer un ASA en 2001, parce que les partis macédoniens et albanais ont accepté de former une large coalition gouvernementale et d'entériner l'Accord d'Ohrid proposé par l'UE, qui concédait de nouveaux droits à la minorité albanaise4
Reconnaissance officielle de la langue albanaise; augmentation de la représentation de la minorité albanaise au sein de l'administration publique, de la police et des services municipaux; octroi d'un statut de seconde nation à la minorité albanaise dans la constitution; reconnaissance de l'Université albanaise de Tetovo.
En Croatie, la défaite de l'Union démocratique croate (HDZ) ultra-nationaliste de Franjo Tudjman et la victoire d'une coalition formée par le Parti social démocrate (SDP) et le Parti croate social libéral (HSLS) lors des élections législatives de 2000 ont favorisé l'avancement des réformes conditionnelles à la conclusion d'un ASA en 2001, le respect des conditions inhérentes à cet accord en 2002 et le dépôt de la candidature d'adhésion à l'UE en février 2003. Le retour au pouvoir d'une coalition dominée par le HDZ, en novembre 2003, n'a compromis ni la poursuite des réformes, ni l'acceptation de la candidature de la Croatie par l'UE en 2004, comme certains le croyaient, car le nouveau premier ministre et leader du HDZ, Ivo Sanader, a neutralisé les éléments nationalistes les plus radicaux de son parti. À l'exception de ces derniers, toute la classe politique croate souhaite désormais une intégration rapide dans l'UE. Pour que cet objectif se réalise, il faudra que Zagreb, parallèlement à la négociation de son traité d'adhésion amorcée en 20055
Dans une entrevue accordée à la radio de Radio-Canada le 3 octobre 2005, Paul Magnette, directeur de l'Institut des études européennes de Bruxelles, a soutenu que le Conseil avait accepté d'ouvrir les négociations d'adhésion avec la Croatie parce que l'Autriche en a fait une condition sine qua non de son appui à l'amorce des négociations d'adhésion avec la Turquie.
La stratégie incitative du PSESE
Le PSESE a été créé en même temps que le PSA, en avril 1999, et adopté officiellement à Cologne en juin 1999. Il s'agit d'un régime d'aide international qui vise à établir une paix durable, à promouvoir la démocratie et à relancer le développement économique dans les PBO, la Roumanie, la Bulgarie, la Moldavie, la Hongrie et la Slovénie6
Ces deux derniers pays n'étaient pas considérés comme des bénéficiaires du PSESE au même titre que les autres pays, car ils étaient d'ores et déjà candidats à l'adhésion à l'UE.
La structure du PSESE est fort complexe et difficile à décrire avec précision car elle a évolué au fil du temps. À l'origine, les montants d'aide octroyés par les donateurs étaient déterminés par le High Level Steering Group (HLSG) constitué des ministres des finances des pays donateurs et des représentants de la BERD, de la BEI, du FMI, de l'ONU, de la Banque mondiale et de la Commission européenne. Les propositions d'aide et la coordination de cette dernière étaient assurées par le European Commission World Bank Joint Office for South East Europe (OSEE, 2001). Les propositions soumises par l'OSEE aux donateurs n'étaient pas déterminées par les progrès de l'atteinte des objectifs du pacte dans les États cibles, mais par les besoins de ceux-ci selon le diagnostic établi par la conférence régionale des partenaires du pacte. Le PSESE, en effet, comprend trois tables responsables des principaux objectifs du pacte : la Table 1 “ démocratisation et droits humains ”, la Table 2 “ développement économique ”, la Table 3 “ sécurité ”. Chaque table est axée sur un certain nombre de priorités supervisées par divers groupes de travail (task-force). Les trois tables sont chapeautées par une table régionale dirigée par le coordonnateur spécial du pacte et son équipe. C'est la conférence annuelle de cette table régionale, à laquelle participent les États cibles et les donateurs, qui sélectionne les projets soumis par les gouvernements, organisations non gouvernementales (ONG) et OI donatrices pour chacune des trois tables. Le financement des projets retenus est déterminé par le HSLG, sur recommandation de l'OSEE. Lors de la première conférence régionale, en septembre 1999, des centaines de projets soumis pour les trois tables ont été examinés. Les quelque 235 projets sélectionnés ont été rassemblés dans un Quick Start Package (QSP) d'une durée de 12 mois et soumis par l'OSEE à la première conférence du HSLG en mars 2000. En 2000 et 2001, environ 1 milliard 658 millions d'euros ont été octroyés au QSP (SC-SPSEE, 2001a). L'analyse des impacts du PSESE sera limitée aux projets du QSP, car ce sont les seuls pour lesquels il existe des documents d'information. Compte tenu du sujet de l'article, nous concentrerons notre attention sur les projets du QSP alloués à la Table 1, “ démocratisation et droits humains ”.
Les impacts du PSESE
À l'origine, la Table 1 était composée de sept groupes de travail responsables des priorités suivantes : protection des droits des minorités, bonne gouvernance des administrations publiques, égalité des femmes et des hommes, aide au retour des réfugiés, création de médias d'information indépendants, amélioration de l'efficacité et de la coopération des parlements, développement d'une culture démocratique chez les jeunes. Les OI et les gouvernements et ONG des pays donateurs étaient à la fois les bailleurs de fonds et les maîtres d'œuvre des projets de la Table 1. Le QSP a retenu 125 projets pour la Table 1 et leur a alloué 309,5 millions d'euros. Ils devaient être terminés en septembre 2000, mais en mai 2001, le rapport du coordonnateur spécial révélait qu'à cette date, 11 projets avaient été abandonnés, 51 demeuraient en préparation, 46 étaient en cours et 28 étaient terminés (SC-SPSEE, 2001b).
Ce rapport, seul document d'information disponible sur le QSP, ne permet pas de savoir si les projets en cours et complétés ont contribué à la réalisation des priorités de la table 1. Les fiches projets annexées au rapport se contentent en effet de décrire brièvement le nombre et la nature des actions réalisées dans le cadre de chaque projet. Dans la majorité des cas, il s'agit de cours de formation offerts aux clientèles cibles et de rencontres (séminaires, ateliers de travail, conférences) qui ont permis de réunir diverses catégories d'acteurs (parlementaires, journalistes, jeunes universitaires, militantes d'organisations féministes) de plusieurs États cibles du PSESE. Deux indicateurs permettent toutefois de présumer que les projets de la Table 1 n'ont pas eu d'impacts positifs significatifs. Premièrement, suite au resserrement du contrôle de l'UE sur le PSESE en novembre 2001 et à la nomination d'un nouveau coordonnateur spécial, en janvier 2002, il a été décidé d'exclure des priorités du PSESE tous les objectifs de la Table 1, à l'exception du retour des réfugiés, afin de mettre l'accent sur le développement économique, la libéralisation des échanges, la construction des infrastructures, l'approfondissement de la coopération régionale et la lutte contre le crime organisé. Deuxièmement, en 2003, les interventions de la Table 1 ont été recentrées sur deux missions prioritaires : le développement de médias indépendants et de journalistes compétents et le renforcement de la démocratie locale et de la coopération transfrontalière entre gouvernements locaux et acteurs de la société civile (SC-SPSEE, 2003a).
Selon certains membres bien informés de l'équipe du coordonnateur spécial du PSESE7
Entrevues réalisées avec Roland Bless et Vera Budway au quartier général du coordonnateur spécial du PSESE à Bruxelles, mai 2002.
Les principaux bailleurs de fonds des projets du QSP de la Table 1 étaient les gouvernements des États membres de l'UE, le CDE et la Commission européenne. Les maîtres d'œuvre, très diversifiés, incluaient notamment le CDE, l'UNESCO, l'OSCE, la Fédération d'Helsinki des droits humains, le Département d'état américain, la World Association of Newspapers, la European Broadcast Union, l'Institut Goethe, la KulturKontakt d'Autriche, l'OCDE, le Ministère des affaires étrangères de Hongrie.
L'efficacité inégale de la conditionnalité et des incitatifs
L'évaluation comparative du PSA et du PSESE confirme l'hypothèse de départ : la conditionnalité de l'UE, lorsqu'elle est utilisée dans le cadre des élargissements vers des pays européens moins développés, est efficace, à des degrés divers, dans tous les États cibles, alors que les programmes d'aide incitatifs des OI ne semblent pas avoir d'effet notable. Comme nous le soulignions en introduction, seule la synthèse de plusieurs théories des relations internationales permet d'expliquer ce constat d'une manière satisfaisante.
L'approche néo-réaliste : importance et crédibilité des coûts et bénéfices
Le rôle de l'UE en matière de promotion de la démocratie a été fort peu théorisé. C'est la conditionnalité politique de l'EUEE qui a été à l'origine des premiers efforts en ce sens (Whitehead, 1996; Pridham et Gallagher, 2000; Tucny, 2000; Kubicek, 2003; Anastasakis et Bechev, 2003; Vachudova, 2003; Éthier, 2003; Spendzharova, 2003). Les auteurs expliquent d'abord l'efficacité de la conditionnalité de l'EUEE par la théorie de l'acteur rationnel ou la théorie néo-réaliste des relations internationales. Selon cette théorie, les États cibles se conforment aux réformes préaccession exigées par l'UE, d'une part, parce que l'adhésion est pour eux d'une importance cruciale et qu'ils n'ont pas de réelle alternative; d'autre part, parce qu'ils savent que la perte de cette récompense est certaine s'ils n'obtempèrent pas aux prescriptions de l'UE. Les diverses aides, incitatives ou conditionnelles, qui accompagnent les réformes préaccession ont un impact nettement moins décisif que la perspective de l'adhésion sur l'attitude des candidats formels ou potentiels. Les chercheurs qui ont évalué les PADD des agences d'aide, du CDE et de l'OSCE recourent largement à cette théorie pour expliquer leur inefficacité. Les États cibles ne font pas les réformes demandées, d'une part, parce que les avantages inhérents à ces programmes leur sont concédés gratuitement (c'est le cas des aides financières et techniques allouées à la réalisation de projets axés sur la bonne gouvernance, la démocratie locale, la protection des minorités, l'accessibilité, l'efficacité du système judiciaire, l'adhésion au CDE et à l'OSCE, etc.); d'autre part, parce qu'ils savent que les promoteurs de ces programmes ne les sanctionneront pas s'ils ne coopèrent pas (ils n'encourent ni réduction de l'aide, ni suspension, ni exclusion de l'organisation). Cette logique permet également d'expliquer pourquoi la conditionnalité des élargissements est plus efficace que la pseudo conditionnalité des accords de coopération de l'UE.
L'attitude des États cibles à l'égard des SPD est intimement reliée à la crédibilité de la récompense promise et de la sanction prévue, une variable souvent négligée par les rares études sur le sujet. Comme nous l'avons expliqué dans une étude précédente (Éthier, 2003), cette crédibilité dépend du degré de cohésion et de détermination des décideurs à l'égard des réformes démocratiques demandées aux États cibles. Dans le cas des élargissements de l'UE vers des pays nouvellement démocratisés ou en voie de démocratisation, tous les États membres de l'Union s'entendent sur la nécessité impérative des réformes préaccession et sur le report automatique de l'adhésion des candidats incapables de réaliser ces réformes. C'est cette cohésion qui explique leur capacité de voter à l'unanimité, au sein du Conseil, tant le contenu des stratégies préaccession que leur issue, c'est-à-dire l'achèvement ou non de la négociation des traités d'adhésion. Dans le cas des accords de coopération signés avec les États tiers, la cohésion des États membres est beaucoup moins grande, ce qui explique qu'ils ne puissent s'entendre sur l'application des sanctions prévues en cas de non respect des clauses démocratiques de plus en plus fréquemment intégrées à ces ententes (Tucny, 2000). Les PADD des OI, tels le consortium des agences d'aide de la Banque mondiale, le CDE, l'OSCE et le PSESE sont de nature incitative parce que les gouvernements impliqués ont des opinions divergentes quant au contenu des réformes à préconiser, aux modalités de leur mise en œuvre et à la nécessité de sanctionner les pays receveurs moins coopératifs9
Selon Nelson et Eglinton (1992), l'inefficacité des PADD promus par le comité des donateurs de la Banque mondiale est largement due aux conflits d'intérêt et aux divergences idéologiques entre les agences nationales d'aide d'une part, et entre les acteurs et institutions qui élaborent les politiques d'aide dans chaque pays donateur, d'autre part.
L'approche néo-libérale : le niveau d'interdépendance des décideurs
La théorie néo-réaliste ne permet pas d'expliquer la cohésion et la détermination des décideurs dans le cas des élargissements de l'UE et la faible cohésion des décideurs dans le cas des SPD incitatives. Selon cette théorie, en effet, la coopération des États dépend essentiellement du leadership d'une puissance hégémonique. Or, tant le Conseil de l'UE que les regroupements de gouvernements et OI qui promeuvent des SPD incitatives sont de nature pluri-hégémonique. La théorie néo-libérale des relations internationales est plus éclairante à cet égard puisqu'elle soutient que plus l'interdépendance, principalement économique mais aussi technologique, politique et culturelle, des États est prononcée, plus leurs intérêts particuliers tendent à converger et plus ils sont enclins à coopérer (Keohane, 1984). L'interdépendance des États promoteurs des PADD est très faible : l'OSCE et le CDE rassemblent les pays occidentaux et les ex-républiques de l'Union soviétique; les principaux donateurs de la Banque mondiale sont les pays développés d'Europe, d'Amérique du Nord et d'Asie; le PSESE est formé de 40 États, OI et ONG appartenant à divers continents et régions. Les États membres de l'UE, en revanche, ont atteint un niveau d'intégration supérieur à celui de tout autre bloc régional. Leur intérêt commun à promouvoir la démocratie est cependant beaucoup plus marqué dans le cas des élargissements que dans celui des accords de coopération, car l'admission de nouveaux partenaires dans l'Union peut entraîner soit des coûts élevés soit des bénéfices importants pour chacun d'entre eux, selon que les réformes préaccession sont réalisées ou non. Par contre, le respect ou non des clauses démocratiques des accords de coopération par les États tiers n'a pas d'incidence très prononcée sur le fonctionnement interne de l'Union et les intérêts de ses membres.
L'approche constructiviste : clarté, monitoring et internalisation des règles prescrites
Selon la théorie constructiviste des relations internationales, la soumission des États aux règles et aux normes des OI est principalement déterminée par la compatibilité de ces dernières avec leurs propres règles et normes domestiques (Checkel, 1997; Duina, 1999, Keohane et Underbald, 1998; Risse, Ropp et Sikking, 1999; Featherstone et Radaelli, 2003). À première vue, cette théorie ne permet pas d'expliquer l'inégale efficacité des SPD, puisque les réformes politiques qu'elles exigent sont totalement ou largement incompatibles avec les règles et normes en vigueur dans les États cibles. De nombreux constructivistes (dont Checkel, 1997) reconnaissent que, dans un tel cas, la coopération des États cibles dépend principalement de calculs rationnels, c'est-à-dire des avantages qu'ils peuvent obtenir et de la sévérité des coûts qu'ils risquent d'encourir. Toutefois, d'autres facteurs encouragent également les États cibles à coopérer : (a) la clarté des règles prescrites; (b) le monitoring rigoureux de leur mise en œuvre; (c) l'existence d'institutions transnationales permettant aux États cibles d'internaliser les règles et les normes prescrites en participant à leur élaboration et à leur application. L'analyse comparée du PSA et du PSESE tend à confirmer l'incidence de ces trois variables sur les impacts de ces SPD. Il semble tout à fait plausible que la clarté des règles prescrites par les partenariats d'accession, le monitoring serré effectué par la Commission et ses partenaires dans les rapports réguliers annuels et la participation des pays candidats non pas à l'élaboration mais à l'application des partenariats d'accession à travers les Conseils d'association et les Conseils parlementaires d'association contribuent tant à l'avancement des réformes préaccession qu'à l'internalisation des normes et règles de l'UE par les élites politiques des États cibles. Dans le même ordre d'idées, il est logique de penser que l'inefficacité des stratégies incitatives de promotion de la démocratie, comme celles des PADD et du PSESE, est liée à la portée aussi vaste qu'imprécise de leurs objectifs, à l'inexistence de procédures de supervision et d'évaluation et à l'absence de structures permettant aux donateurs et aux receveurs de participer, de façon régulière et systématique, à la réalisation des réformes souhaitées par les promoteurs de ces programmes.
Ceci dit, l'approche constructiviste est problématique dans la mesure où elle ne permet pas d'expliquer pourquoi la conditionnalité de l'UE comporte de tels mécanismes, alors que les programmes incitatifs d'aide à la démocratisation en sont dépourvus. L'analyse des stratégies préaccession démontre pourtant clairement que l'adoption de ces mécanismes de contrôle et de partenariat découle directement de la volonté unanime des États membres d'assurer le succès des réformes dans les pays candidats. En revanche, l'absence de cohésion et de détermination des promoteurs des SPD incitatives est à l'origine du peu d'importance accordée à la clarté des règles prescrites, à leur monitoring, à leur évaluation et à leur mise en œuvre dans un cadre de partenariat.
L'efficacité inégale de la conditionnalité de l'UE
Si le modèle théorique proposé ci-dessus permet d'éclairer les raisons pour lesquelles la conditionnalité des élargissements de l'UE est plus efficace que les incitatifs en matière de promotion de la démocratie, il n'explique pas pourquoi la Roumanie et la Bulgarie n'ont pas réussi à compléter les réformes préaccession de l'EUEE en 2002 comme les autres PECO. Bien que ces réformes aient par la suite progressé suffisamment pour que soient signés les traités d'adhésion fin 2004, l'accession des deux pays à l'UE en 2007 demeure conditionnelle à l'achèvement des réformes dans cinq domaines, dont l'administration publique, le système judiciaire et la lutte contre la corruption, objectif dont l'atteinte sera mesurée par un rapport de la Commission a l'automne 2006. Ce modèle n'explique pas non plus les raisons pour lesquelles la Croatie a répondu à toutes les exigences du PSA entre 2000 et 2004, alors que l'Albanie et la Macédoine en sont encore au second ou au troisième stade des réformes exigées par le PSA.
Tous les observateurs et spécialistes reconnaissent que seules les élites politiques des gouvernements centraux des États cibles sont responsables de la mise en œuvre des réformes préaccession exigées par l'UE (Perron, 2003). Il est donc logique de présumer que l'attitude de ces acteurs à l'égard des réformes prescrites est la principale variable explicative du succès inégal de la conditionnalité de l'UE. Les théories permettant de tester cette hypothèse sont rares cependant. Les travaux sur les processus de transition et de consolidation démocratique dans les PECO et les PBO (Dawisha et Parrott, 1997a, 1997b; Berg-Schlosser et Vetik, 2001) ne traitent pas de cette question, puisqu'ils s'intéressent aux changements politiques survenus avant l'amorce de l'EUEE et du PSA, en 1998 ou 2000. Les études sur la diffusion des normes et des valeurs de l'UE, comme celle de Featherstone et Radaelli (2003) ignorent les PECO et les PBO, puisqu'elles sont circonscrites aux seuls États membres de l'UE. Quant aux analyses sur les élargissements de l'UE et d'autres OI européennes, elles négligent les conditions qui font que les États candidats se conforment ou non aux exigences préaccession de ces organisations (Schimmelfennig et Sedelmeier, 2002).
Compte tenu de l'état actuel des recherches sur le sujet, il nous semble que le cadre d'analyse le plus approprié est celui qu'ont élaboré les néo-institutionnalistes pour expliquer l'échec ou le succès de la conditionnalité du FMI durant les années 1980 et 1990, à savoir l'attitude réfractaire ou coopérative des États débiteurs à l'égard des mesures de stabilisation et d'ajustement structurel exigées par le FMI en contrepartie de l'octroi de nouveaux prêts et d'un rééchelonnement des dettes (Nelson, 1990; Haggard et Kaufman, 1992; Williamson, 1994; Éthier, 1997). Selon ce modèle, quatre facteurs principaux expliquent le succès de la conditionnalité du FMI : (1) le désir des élites partisanes d'obtenir la récompense promise; (2) la conviction de tous les partis au pouvoir, quelle que soit leur allégeance idéologique de droite, de centre ou de gauche, que les réformes demandées sont nécessaires et leur détermination subséquente à les mener à terme; (3) la capacité des partis au pouvoir à coopérer en vue de l'adoption et de la mise en œuvre des réformes, en dépit des divergences de leurs intérêts et idéologies et des rivalités personnelles ou factionnalistes existant en leur sein; (4) l'absence d'un mouvement anti-réformes bien organisé au sein du parlement et de la société civile. La vérification de notre hypothèse, à l'aide de cette théorie, est désormais possible grâce à l'existence de quelques travaux empiriques qui permettent de comparer l'évolution des attitudes et des comportements des élites partisanes et des systèmes de partis, dans tous les PECO et PBO, au cours de la période de mise en œuvre de l'EUEE et du PSA : 1998/2000–2005. (De Waele, 2004; Bugajiski, 2002; Berglund, Ekman et Aarebrot, 2003; Rupnik et Zielonka, 2003; EIU, 2000–2005)
Le désir des élites partisanes d'obtenir la récompense promise
À la lumière de ces travaux, il s'avère que la première variable du modèle néo-institutionnaliste ne peut pas expliquer l'efficacité inégale de l'EUEE et du PSA. Selon toutes les études consultées, tous les partis politiques des PECO et des PBO, tant les anciens partis communistes convertis à la social-démocratie, que les nouveaux partis de droite, de centre et de gauche, nationalistes, cosmopolitistes ou eurosceptiques, pluralistes ou représentatifs de certains groupes (minorités nationales, paysans, chrétiens, etc.) se sont montrés favorables à l'adhésion de leur pays à l'UE dès le début des années 1990, à l'exception de quelques groupes marginaux (comme le Parti de la Grande Roumanie), du parti nationaliste croate (HDZ) et du Parti socialiste bulgare (PSB). La volonté de protéger la souveraineté de leur pays contre les velléités dominatrices de la Russie ou de la Yougoslavie, un sentiment d'appartenance historique à l'Europe et l'aspiration à la sécurité, à la stabilité politique et à la prospérité économique sont considérées comme les principales motivations de ce désir presque unanime des élites est et sud-européennes de se joindre à l'UE.
La détermination et la coopération des dirigeants face aux réformes
La seconde et la troisième variables du modèle néo-institutionnaliste sont beaucoup plus susceptibles d'expliquer la diversité des attitudes à l'égard de la conditionnalité de l'EUEE et du PSA. Dans tous les PECO (sauf dans les trois républiques baltes où le système des partis était largement dominé par quelques formations de droite, de centre-droite ou de centre-gauche), les réformes associées aux accords d'association européens, signés entre 1991 et 1993, ont suscité maintes oppositions de la part des partis. Les réformes visant à instaurer des économies de marché libérales ont été appuyées par les nouveaux partis de droite, mais contestées par les anciens partis communistes et les nouveaux partis de gauche. Les réformes portant sur la protection des minorités, la limitation du pouvoir exécutif et le transfert d'une partie des compétences du gouvernement central aux administrations locales ont été soutenues par les partis libéraux et cosmopolitistes, mais entravées par les partis nationalistes de tendance autoritaire. Au cours de la seconde moitié des années 1990, les anciens partis communistes, les nouveaux partis de gauche et les partis nationalistes ont toutefois modifié leurs attitudes et adopté des positions beaucoup plus conciliantes vis-à-vis des réformes préaccession conditionnelles à l'avancement de la négociation des traités d'adhésion amorcée en 1998 ou 2000. Cette évolution a été moins marquée et plus tardive, cependant, en Roumanie et en Bulgarie.
En Roumanie, la première défaite électorale des anciens communistes du Parti social-démocrate roumain (PSDR) depuis la chute du régime de Ceaucescu, au profit de la Convention démocratique, coalition de 14 partis libéraux favorables aux réformes, lors du scrutin législatif de 1996, a favorisé l'adoption d'une vaste série de mesures économiques et politiques (coupures des subventions aux entreprises, programme ambitieux de privatisations, lois en faveur des minorités, dévolution de pouvoirs aux gouvernements locaux, etc.). Cependant, cette nouvelle dynamique s'est rapidement essoufflée en raison des divergences parmi les membres de la coalition sur les orientations et les modalités d'application des réformes, divergences largement alimentées par les intérêts clientélistes de chaque parti. La décision du Conseil européen d'amorcer les négociations d'adhésion avec la Roumanie, en décembre 2000, a incité le PSDR à adopter une position favorable aux réformes préaccession, ce qui a contribué à son retour au pouvoir lors des élections de 2000. Quoique dirigé par Adrian Nastase, ardent promoteur des réformes, le gouvernement minoritaire du PSDR s'est toutefois avéré incapable de les achever en 2002, en raison principalement de la persistance de la corruption et des luttes clientélistes en son sein.
En Bulgarie, l'obtention d'une majorité absolue de sièges par l'Union des Forces démocratiques (UDF), coalition anti-communiste plus favorable à la libéralisation économique et à la démocratisation politique que le PSB, lors des élections de 1997, a constitué une rupture avec la conjoncture des années 1990–1997, dominée par la forte influence des anciens communistes du PSB et de leurs alliés. Ce changement de garde a sans doute influencé la décision du Conseil européen d'amorcer les négociations d'adhésion avec Sofia en 2000. Cependant, en dépit de sa politique résolument pro-OTAN et pro-UE, l'UDF ne parviendra pas à faire avancer les réformes d'une manière concluante en raison de l'opposition du PSB et de ses dissensions internes de nature factionnaliste et clientéliste. La victoire électorale, en 2001, du Mouvement national Simeon II (MNSII), nouveau parti résolument pro-européen et pro-occidental, partisan d'une politique de compromis entre les visions de la droite et de la gauche, suscitera une relance et une accélération des réformes. Le MNSII ne réussira pas, toutefois, à conclure les négociations d'adhésion de la Bulgarie en 2002, en raison de plusieurs facteurs : son accession tardive au pouvoir, l'incompétence, le manque de transparence, la corruption, les pratiques clientélistes et l'incapacité à travailler en équipe de nombreux ministres et députés, l'inexpérience et le manque de leadership de Simeon II.
En Albanie, la stagnation des réformes conditionnelles à la conclusion d'un ASA est liée au fait que les fonctionnaires et les élites partisanes n'en comprennent pas la nécessité. Un sondage réalisé par l'Albanian Institute for International Studies (AISS, 2003) a démontré, en effet, que les uns et les autres conçoivent l'adhésion à l'UE comme une décision qui doit être prise par Bruxelles et non comme le résultat d'efforts accomplis par leur pays en vue de satisfaire aux normes économiques, politiques et sociales de l'UE. En outre, les deux partis principaux, le Parti socialiste albanais (ex parti communiste) et le Parti démocratique albanais, de tendance libérale, sont profondément divisés par des luttes factionnalistes et clientélistes. De plus, ils sont incapables, depuis 1990, de s'extirper d'une logique de confrontation, motivée davantage par des luttes de pouvoir et des rivalités personnelles que par des dissensions idéologiques. En Macédoine, ce sont également la corruption, les pratiques népotistes et le factionnalisme des partis, plutôt que leurs affiliations ethniques (comme l'a démontré leur commune détermination à résoudre la crise de 2001), qui ont hypothéqué l'avancement des réformes exigées par la conclusion d'un ASA. L'exception à la règle parmi les PBO est la Croatie. L'achèvement des réformes exigées par le PSA est dû à la victoire d'une coalition cosmopolitiste et pro-européenne de six partis de centre-droite et de centre-gauche, lors des élections de 2000. Cette victoire a succédé à la crise du parti nationaliste HDZ, après le décès de son leader Franjo Tudjman. Le retour au pouvoir du HDZ, en 2003, n'a pas hypothéqué la poursuite des réformes exigées par le PSA, car ce parti a adopté des positions plus modérées et centristes sous le leadership de Ivo Sanader. Ce dernier a réussi à marginaliser les éléments les plus ultra-nationalistes, comme le démontre l'extradition par le HDZ du général Gotovina, accusé de crimes de guerre contre la minorité serbe, conformément à l'exigence du Tribunal international sur l'ex-Yougoslavie, quelques semaines après la décision du Conseil d'amorcer les négociations d'adhésion avec Zagreb, en octobre 2005.
L'absence d'un mouvement anti-réformes au sein du parlement et de la société
Les études récentes sur les PECO et les PBO tendent à démontrer que ce sont les querelles partisanes et électoralistes entre les partis au pouvoir et les partis de l'opposition, ainsi que les conflits suscités par le factionnalisme et le clientélisme des partis (Fatic, 2000), plutôt qu'une opposition idéologique de ces derniers aux réformes, qui ont ralenti, sinon paralysé, le progrès des changements revendiqués par l'UE après 1998–2000, en Bulgarie, en Roumanie, en Albanie et en Macédoine. Dans les huit PECO qui ont adhéré à l'UE en 2004, ces problèmes étaient au départ moins aigus (notamment dans les Républiques baltes) ou se sont atténués de manière significative concurremment à la négociation des traités d'adhésion. Par ailleurs, la documentation disponible ne permet pas de relier le rythme inégal des réformes à l'existence ou à l'absence d'un vaste mouvement d'opposition au sein des sociétés civiles. Le grand nombre des partis, le faible enracinement des nouveaux partis dans la société, l'absence de groupes de pression structurés dans la plupart des PECO et des PBO, ont considérablement limité l'organisation de mouvements de protestation citoyens significatifs et durables à l'égard des réformes. Les sondages d'opinion révèlent par ailleurs que le mécontentement des citoyens, qui a atteint des taux élevés durant certaines périodes, était dû à leur absence de confiance envers les élites politiques. Les populations jugeaient ces élites incapables de réaliser les réformes économiques d'une manière cohérente et d'en répartir les coûts de manière équitable en raison de leur égoïsme et de leurs pratiques corrompues et partisanes, (Éthier, 1998; Rose et Munro, 2003). Très critiques à l'égard des mœurs de leurs dirigeants, les populations ont généralement appuyé les réformes politiques visant à démocratiser et à assainir la gouvernance des institutions étatiques.
Conclusion
Dans l'ensemble, notre article démontre que les réformes politiques exigées par le PSA ont produit des résultats plus significatifs que celles que prône le PSESE dans les Balkans de l'Ouest. Ce constat confirme l'hypothèse avancée par plusieurs études antérieures selon laquelle la conditionnalité des élargissements de l'UE est une stratégie de promotion de la démocratie plus efficace que les programmes incitatifs des agences d'aide des principaux pays donateurs et de nombreuses OI. Les causes de ces performances inégales demeuraient largement inexpliquées. Notre étude soutient que les réformes prescrites par l'UE, dans le cadre de ses élargissements vers les pays moins développés de l'Europe du Sud, de l'Est et du Sud-Est ont davantage d'impacts que les programmes incitatifs d'aide au développement démocratique : premièrement, parce qu'elles offrent aux États cibles un avantage beaucoup plus crucial et sans alternative; deuxièmement, parce que cet avantage est concédé après et non avant la réalisation des réformes; troisièmement, parce que les réformes sont étroitement monitorisées et qu'elles sont assorties de diverses formes d'aide, également conditionnelles; quatrièmement, parce que des institutions de partenariat permettent aux États cibles d'être associés à la mise en œuvre des réformes, ce qui encourage l'internalisation des valeurs et des normes qui les sous-tendent.
Cette théorie ne permet pas, cependant, d'expliquer le succès inégal de la conditionnalité de l'UE, notamment l'incapacité de la Bulgarie et de la Roumanie à compléter les réformes de l'EUEE en 2002, comme les autres PECO, et le fait que les réformes prescrites par le PSA ont progressé davantage en Croatie qu'en Albanie et en Macédoine. En se fondant sur la théorie néo-institutionnaliste, notre article propose une réponse à cette question non investiguée par les chercheurs jusqu'à maintenant. Il avance que ces performances inégales sont principalement dues à l'aptitude ou à l'inaptitude des élites au pouvoir à coopérer entre elles en vue de faire progresser les réformes exigées par l'UE, une variable étroitement dépendante de l'ampleur du factionnalisme et du clientélisme qui caractérisent les partis dominants. Il faut espérer que les chercheurs s'intéresseront davantage dans l'avenir aux facteurs historiques susceptibles d'éclairer les raisons pour lesquelles la prévalence de ces comportements, typiques de l'ensemble des partis des PECO et des PBO au début des années 1990, a régressé par la suite en Hongrie, en Slovaquie, dans la République tchèque, en Pologne, en Slovénie et en Croatie, alors qu'elle est demeurée vigoureuse en Bulgarie, en Roumanie, en Bosnie, dans l'USM, en Albanie et en Macédoine.