L’essai riche et dense d’Achille Mbembe, « Future Knowledges », aborde l’avenir scientifique de l’Afrique en partant du déclencheur que représentent l’Afrique du Sud post-apartheid et probablement le mouvement Rhodes Must Fall, qu’il ne mentionne pas mais qui a fait l’objet d’au moins deux publications (Ndlovu-Gatsheni, Reference Ndlovu-Gatsheni2020 : 192-193 ; Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2016). Il procède à un examen critique de questions fondamentales, pointant les apories et les paradoxes auxquels la production africaine de connaissances est confrontée, tant du point de vue des modes de pensée que des institutions qui les cadrent et les encadrent. L’indigénisation et le relatif repli sur soi que porte en l’état le projet de décolonisation commandent à Mbembe de répudier partiellement ce dessein. De plus, en l’absence d’une théorie de la connaissance et dans le cadre institutionnel actuel, il lui semble vain de « décoloniser » le savoir, l’académie, etc. Et l’africanisation du personnel des universités, l’aménagement des curricula de formation ne suffisent pas à une décolonisation véritable de la production de connaissances. Comment alors envisager les connaissances (scientifiques africaines) du futur ? Elles devraient s’effectuer dans une plurivers(al)ité induisant une révision radicale de la façon de penser la connaissance et la production du savoir. Cela semble incontournable étant donné la fragmentation grandissante des disciplines scientifiques, la vitesse des tournants (ontologique, neurologique, etc.), plus caractérisés par la rapidité de leur exécution que par la profondeur des changements qu’ils induisent, et par les échanges entre ce que l’on peut trivialement appeler les sciences « dures » et les sciences « molles ». Il apparaît que c’est probablement vers le passé précolonial africain que la production de connaissance devrait se tourner. En outre, l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC) et leur appropriation par la jeunesse apparaissent alors à Mbembe comme une planche de salut pour un continent encore plein de ressources et de potentiel. De plus, ces technologies de la communication entrent en résonance (harmonieuse) avec les modes de pensée précoloniaux et offrent par là même une opportunité pour le déploiement de pensées (d’épistémè) authentiquement africaines, en somme d’une décolonisation véritable du savoir dégagée des notions d’indigénéité, d’afro-africanisme, dans une Afrique plutôt « afropolitaine » qui jaillit, à la fin de cet essai, comme une sorte de terre du recommencement, comme un rêve africain.
Cet essai soulève de nombreuses questions qu’il est difficile d’épuiser dans le cadre restreint de ce commentaire. Le questionnement ancien – sur ce qui compte comme « connaissance » et pourquoi – se renouvellerait sous l’influence des technologies de l’information et de la communication. Celles-ci s’accorderaient avec les modes africains précoloniaux de pensée et de connaissance. Les universités africaines, lieux privilégiés de production de connaissance, peuvent-elles relever ce défi ? Un examen critique de ces institutions s’imposait donc. Mais cette interrogation porte-t-elle sur les universités sud-africaines ou sur les universités africaines en général ? L’essai ne le précise pas et tout porte à croire qu’il s’agit d’abord de l’Afrique du Sud, point de départ de la réflexion. Les universités sud-africaines sont-elles des « espaces d’hospitalité radicale » ou ne reproduisent-elles que des relations de pouvoir (dont bon nombre sont) héritées du passé, et notamment de l’apartheid (précisons que l’auteur n’utilise jamais ce mot) ? Il est surprenant que des chercheurs africains, pourtant (re)connus, n’aient pas été cités. L’ouvrage Insiders and Outsiders de Francis Nyamnjoh s’avère très utile pour appréhender globalement les questions de citoyenneté et de xénophobie dans l’Afrique du Sud post-apartheid, et par dérivation saisir le contexte dans lequel évoluent les universités et les universitaires. Au-delà, il permet de réfléchir sur les apories, les paradoxes et les défis auxquels sont confrontés les intellectuels africains (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2006). L’analyse de Mbembe semble ensuite s’éloigner subrepticement du contexte sud-africain pour s’étendre à celle, plus globale, de l’université africaine. Par rapport à ce diagnostic sur la décolonisation des universités africaines, certains écrits ont dû échapper à l’auteur. L’essai aurait pu être actualisé par des textes d’auteurs africains tirés de l’abondante littérature sur la question, comme par exemple des réflexions antérieures sur la résilience de l’enseignement colonial en Afrique, faisant des éduqués des plantes élevées dans des serres (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2012).
On peut se demander s’il s’agit de « blancheur » (terme qui renvoie immédiatement à un référent racial) ou plutôt d’une « blanchitude » en prise directe avec les séquelles de l’apartheid. La notion de « blanchité » ou « blanchitude », quant à elle, outrepasse en effet le critère chromatique premier et, faisant l’objet de (re)définitions multiples, « peut se référer à une domination exercée symboliquement ou socialement par certains groupes sociaux » et « dépasse largement le caractère phénotypique pour se greffer plus globalement à des distinctions de classe » (Quashie, Reference Quashie2015 : 762). Est-ce la « blancheur » ou même la « blanchitude » qui fait l’objet d’une tentative de démystification ou plutôt la lutte contre la violence du colonialisme et de ses effets pervers ? L’auteur semble regretter l’absence d’une théorie (africaine ?) de la connaissance. Ce manque rendrait vaine l’entreprise même de décolonisation du savoir.
Les « dilemmes postcoloniaux » sont de retour (mais avaient-ils disparu ?), notamment pour des institutions (les universités notamment) héritées de la colonisation (et tout particulièrement de l’apartheid) : peut-on les « réformer », les abandonner ou les détruire ?
Certes, les discours en faveur d’une décolonisation ne sont pas nouveaux, rappelle-t-il, et ont eu pour noms les plus célèbres : « africanisation », « indigénisation », « endogénéisation », etc. Rappelons toutefois qu’« indigenous », littéralement traduit par « indigène », négativement chargé (et correspondant mieux à « endogène »), a une connotation négative qui affecte l’expression « indigenous kwowledge ». Celle-ci se traduirait mieux par « savoirs autochtones », « savoirs locaux » (Roué, Reference Roué2012) et, partant, « savoirs endogènes » (Hountondji, Reference Hountondji1994). Mais par-dessus tout, l’expression elle-même renvoie surtout à un discours contre-hégémonique (Ntuli, Reference Ntuli and Odora Hoppers2002). En effet, il faut se rappeler que les colonisateurs européens ont souvent défini les connaissances occidentales, singulièrement les manières de connaître des colonisateurs européens, comme les connaissances légitimes, objectives et universelles (Akena, Reference Akena2012 : 600). Pour autant, loin d’idéaliser ces savoirs à outrance et d’en édulcorer les résultats (Hountondji, Reference Hountondji and Odora Hoppers2002), la question des systèmes de savoirs endogènes contraint la science à prendre part à la lutte pour la restauration de la mémoire collective contre l’oubli (Visvanathan, Reference Visvanathan and Odora Hoppers2002). Or, jouant de l’ambiguïté lexicale induite par la traduction de l’anglais vers le français, Mbembe entend rejeter tout un ensemble de réflexions relatives aux « soi-disant savoirs autochtones » et à leurs épistémologies en les fondant toutes dans le registre de la tribalité ethnique. Certes,
« De telles épistémologies “endogènes” sont principalement dormantes ou invisibles dans les cercles universitaires parce qu’elles sont souvent ignorées, caricaturées ou déformées dans les catégories “magie”, “sorcellerie”, “diablerie”, “superstition”, “primitivisme”, “sauvagerie” et “animisme” inspirés par les origines et la domination des sciences sociales eurocentriques. »
(Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2015 : 3).
L’édification d’une véritable bibliothèque africaine ne peut reléguer dans les « marges de la science » (Hountondji, Reference Hountondji and Odora Hoppers2002 : 24), a fortiori mépriser, les savoirs autochtones, indigènes, locaux, endogènes… C’était une conclusion majeure du colloque « Africa N’Ko, dire l’Afrique dans le monde. La bibliothèque coloniale en débat » organisé par le Codesria et Point Sud à Dakar du 28 janvier au 1er février 2013.
Pour Mbembe, « en ce qui concerne l’Afrique – l’injonction de décoloniser a surtout consisté en une critique de la chaîne du savoir colonial (ce qui est enseigné, produit et diffusé) et en une dénonciation de ses effets néfastes sur la société africaine, la culture et la psyché ». Mais peut-on « décoloniser » le(s) savoir(s) sans critiquer le(s) savoir(s) dominant(s) ? Qu’est-ce que « décoloniser » le savoir ? Est-ce le dépouiller de tous les préjugés, présupposés et épistémè foncièrement ethno-occidentaux usités pendant la colonisation et encore vivaces dans la période dite postcoloniale ? Les critiques faites aux zélateurs des savoirs africains endogènes, d’une part, et à l’anthropologie coloniale et ses succédanés, d’autre part, ne sont pas nouvelles. De même, l’arbitraire des divisions disciplinaires, qui répondent autant à des nécessités de la science normale qu’à des territoires au sein du champ de la recherche, ne constitue pas un fait nouveau.
Face à l’épuisement du modèle académique euro-centrique, il est urgent de trouver une alternative plus ouverte et plus égalitaire dans un monde changeant. Les technologies de l’information et de la communication apparaissent comme incontournables du fait des changements profonds qu’elles permettent d’opérer, à commencer par le « re-cablage » du cerveau humain, la possibilité quasi illimitée de la diffusion d’information, la fin de la pensée linéaire, rendant caducs les modes de pensée et de production du savoir, etc. À chaque avancée technologique, et notamment Internet, l’imaginaire s’enflamme, instaurant un avant et un après, ravivant un cyber enthousiasme. Emporté par l’euphorie des avancées technologiques actuelles et dans la perspective des progrès à venir, Mbembe semble succomber à la tentation du prophétisme. Se profile alors un cybernanthrope africain dont le cerveau serait formaté tel un ordinateur… L’essai tend alors à manquer de vigilance épistémologique, celle-là même qui « s’impose tout particulièrement dans le cas des sciences de l’homme où la séparation entre l’opinion commune et le discours scientifique est plus indécise qu’ailleurs » (Bourdieu et al., Reference Bourdieu, Chamborderon and Passeron1968 : 35). Peut-être ne faudrait-il pas oublier… de se méfier. Malgré tout cela, les défis de nature épistémologique demeurent et la principale controverse est celle qui oppose l’objectivisme aux nouvelles approches de pensée hybrides et aux nouveaux collectifs.
Quoi qu’il en soit, il apparaît à l’auteur que ces appels à décoloniser le savoir se sont traduits par des savoirs ou des systèmes technologiques autochtones, des savoirs que l’auteur qualifie de « savoirs ethniques » en raison de leurs liens avec des politiques d’identité et d’ethnicité. Cependant, indique-t-il, il n’existerait pas de théorie du savoir (de la connaissance) décolonisé(e) à même de fonder l’intimation de décolonisation de l’Afrique (en général). Ainsi, dans la mesure où une telle théorie décolonisée et convaincante du savoir n’existe pas, les intimations à décoloniser le savoir des intellectuels africains (entre autres) lui apparaissent, au mieux, comme une façon de se réconforter et, en réalité, comme l’expression d’une « honte raciale ». À ce sujet, il faut se demander si cette « honte raciale » est toujours effective ou à l’ordre du jour pour des générations africaines qui n’ont pas directement connu l’influence du colonialisme et, pour le dire prosaïquement, n’ont pas « la peur du Blanc ». En outre, toujours concernant cette honte raciale, comment expliquer que des Blancs, en Afrique du Sud, aux États-Unis, en France, etc., appellent à la décolonisation du savoir ? Il faut donc remarquer que les appels à la décolonisation ne sont pas exclusivement négro-africains… L’essai semble donc être quelque peu contradictoire.
Il est certes nécessaire de porter un regard critique sur les questions liées à la décolonisation du savoir. Mais il est aussi important de comprendre pourquoi et comment des questions telles que la décolonisation du savoir sont apparues, afin de les resituer dans leur contexte. Manifestement, le contentieux lié à la colonisation n’est pas résolu et le terme postcolonial cache mal ce malaise. Pourquoi « décoloniser le savoir » ou décoloniser tout court équivaudrait à une « honte raciale » ? Quelle « honte » peut-il bien y avoir à déboulonner les symboles physiques de la domination coloniale en Afrique ? Un article récent de F. Nyamnjoh est pourtant très utile pour saisir le rapport des jeunes Africains du continent aux TIC, et leur refus des dichotomies et de la « pureté » identitaire. Déjà, la notion de frontières physiques ou culturelles n’a plus vraiment de sens pour de tels individus (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2013) sans pour autant qu’ils se considèrent comme des « Afropolitains ». Ils n’acceptent pas la domination avec résignation et ils savent se montrer critiques vis-à-vis des générations précédentes :
« Les jeunes Africains crient haut et fort leurs adieux à l’asservissement passif et à l’opportunisme de leurs parents et grands-parents face aux crises. Ils s’approprient les technologies de l’information et de la communication pour revendiquer, s’exprimer et se procurer du capital social dans des espaces et des lieux qui ne leur étaient pas accessibles auparavant, et sur des questions généralement considérées comme l’apanage de leurs parents ou de l’élite au pouvoir. »
(Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2013 : 130).
Or, au terme de l’essai de Mbembe sur les connaissances (africaines) du futur, doit-on comprendre que cette assignation à décoloniser le savoir, voire à décoloniser tout court, est vaine ? L’Afrique est la dernière réserve de ressources à exploiter pour l’économie capitaliste, et une terre du recommencement où un rêve africain est possible. Alors comment expliquer cette propension des jeunes Africains à gagner l’Europe ou l’Amérique à tout prix, au prix de leur vie, au point que cette tragédie occupe les médias ? Contre cette utopie d’un continent plein des promesses d’une richesse à laquelle ils n’ont pas accès, ces jeunes votent avec leurs pieds… ils partent pour chercher le salut ailleurs qu’en Afrique.
L’université (sud-africaine) est-elle porteuse de l’espoir d’une amélioration de la société sud-africaine post-apartheid ? Cette question semble plus générale et applicable aux universités africaines en général. En effet, au-delà des questions du coût et de la qualité de la formation qu’elle délivre, l’université peut-elle être le creuset d’une société plus égalitaire, plus accueillante, plus solidaire et plus ouverte ?
Le fait que les sociétés précoloniales ne se soucient pas de questions telles que la décolonisation du savoir semble normale puisqu’alors il n’y avait pas de colonisation, du moins pas dans la forme violente et abjecte que l’on a connu durant l’esclavage de masse et le XIXe siècle impérialiste. Cet essai sur les connaissances (africaines) du futur semble suggérer que les sociétés/cultures africaines actuelles sont moins réceptives que par le passé, où elles avaient « une grande réceptivité à la nouveauté » ; pourtant, tout le discours de Mbembe sur les usages des technologies de la communication, cette « afro-computation » et notamment la façon dont ces sociétés se transforment, tend à indiquer le contraire.
L’invocation d’une Afrique précoloniale « mieux préparée » que l’Afrique postcoloniale a des émanations de rétro-afrocentrisme où le stéréotype du « bon sauvage » n’est pas bien loin. Par la mobilisation d’une Afrique précoloniale implicitement mythifiée, l’auteur de l’essai Future Knowledges semble aussi ethnocentré « que les idéologues européens, et notamment français, qui transforment le terme “Afrique” en une entité générale et abstraite pour désigner des réalités très particulières et particularistes » (Copans, Reference Copans2019 : 229).
Ces « soi-disant » savoirs endogènes (jusque-là dédaignés) ont traversé le temps en se transformant inévitablement. Mais Mbembe semble alors tomber dans l’illusion d’« une culture africaine universelle à l’abri de l’espace et du temps (immunisée contre l’espace et le temps) » (Mafeje, Reference Mafeje, Devisch and Nyamnjoh2011 : 40). Là, il chasse l’épistémologie occidentale monochromatique (Odora Hoppers, Reference Odora Hoppers and Odora Hoppers2002 : vii) par la porte pour la faire rentrer par la fenêtre en la convertissant en une épistémologie précoloniale africaine tout aussi monochrome que celle qu’il combat. Il s’agit toujours d’« ethnocentrisme épistémologique » (Mudimbe, Reference Mudimbe1988 : 15).
Par ailleurs, comment comprendre cette expression « afro-computation » ? Les usages et l’appropriation de ces technologies par les Africains tels que présentés dans l’essai – des relents d’animisme et des effluves McLuhanniennes – montrent surtout une ouverture sur le monde et des comportements qui ne semblent pas spécifiquement « africains ». À la lecture de l’essai, une question reste posée : ces considérations sont-elles « africaines » ou ces réflexions sont-elles générales, valables pour l’humanité ? Là encore, des travaux récents (de Bruijn et al., Reference de Bruijn, Nyamnjoh and Brinkman2009 par exemple), notamment sur le téléphone cellulaire comparé à un nouveau tambour parlant, auraient pu être convoqués mais ils sont passés sous silence.
L’impression générale qui se dégage de cet essai est celle d’un véritable black-out sur les chercheurs africains ayant produit des réflexions sur les questions soulevées, construisant ainsi une sorte de désert épistémique.
Hormis quelques rares auteurs africains, comme Ngugi wa Thiong’o, Paulin Hountondji ou Njabulo Ndebele, cités par Mbembe, le lecteur assiste à un incontestable éclairage discriminatoire, comme si rien – ou très peu, si peu que cela serait insignifiant – n’avait été fait par les intellectuels et les chercheurs africains. À croire que ces chercheurs africains, leurs groupes de recherche, leurs objets de recherche, les lieux et terrains de recherche, leurs échanges et discussions ne constituent pas (ou ne participent pas à la constitution d’) une « communauté épistémique » à même de produire « des connaissances nouvelles sur la base de critères scientifiques » et de créer, de refléter et d’influencer les débats et les enjeux publics (Atenga, Reference Atenga2019 : 5). Pourtant des intellectuels ou tout au moins des chercheurs, tels que C. A. Diop, J. Ki-Zerbo (Reference Ki-Zerbo2013 : 92-93), Mongo Beti, A. Mafeje, T. Mkandawire, V. Y. Mudimbe, M. Mamdani, A. Mama, F. Nyamnjoh ou F. Sow, pour ne citer que ceux-là, ont produit des réflexions qui méritent attention et considération. Cheikh Anta Diop aussi, semble-t-il, et avant Ngugi wa Thiong’o, a prôné l’enseignement des langues africaines comme moyen de se défaire de l’emprise de l’imaginaire occidental (Diop, Reference Diop1979 : 415).
L’éclairage n’est pas seulement discriminatoire pour les auteurs en général. Il l’est aussi dans l’interprétation des idées des auteurs sélectionnés. Il faut rappeler que le projet de Ngugi wa Thiong’o n’est pas le rejet des langues occidentales mais la valorisation des langues locales/nationales, à commencer par le Kikuyu, ainsi que la nécessité de toucher le plus grand nombre. La théorisation sous-jacente semble être inspirée de l’hypothèse de Sapir-Whorf qui motivait alors les projets ethnolinguistiques d’écriture et d’enseignements des langues africaines, tout au moins en Côte d’Ivoire sous la houlette de l’Institut de linguistique appliquée (ILA).
La proposition de Ngugi wa Thiong’o (Reference wa Thiong’o2011), tout comme celle de Cheikh Anta Diop (Reference Diop1979 : 415-422) d’ailleurs, et de bon nombre de chercheurs et intellectuels africains qui lui ont emboîté le pas, s’appuie certainement sur les modèles/paradigmes linguistiques dominants de l’époque. D’abord Wilhelm von Humboldt, dont la pensée a été importante pour la description des langues africaines, comme en témoignent les instituts et les départements d’ethnolinguistique du continent. En voulant cerner le rapport nation-langue, il définissait la langue dans des rapports de dépendance avec la pensée, l’homme et la nation : « le langage se trouve de fait naturellement associé à la structuration de la pensée et va servir de médiation avec la réalité », chaque langue propose une vision du monde, organisant la réalité extralinguistique afin de permettre à l’homme « d’appréhender cette réalité, de s’y situer et de s’y référer » (Chabrolle-Cerretini, Reference Chabrolle-Cerretini2017 : 22). Ensuite, et surtout, la théorie de Sapir-Whorf qui est un des héritages qui doit beaucoup à la théorie linguistique de W. von Humboldt, notamment l’idée que « la langue et la culture déterminent la pensée des individus » et que la langue construit une vision du monde (Meyran, Reference Meyran2017 : 46).
Cette fameuse hypothèse Sapir-Whorf, comme on le sait, fut popularisée dans les années 1950 : toute pensée serait fondée sur une logique pré-langagière et universelle mais le système linguistique fait exister et met en forme les idées du locuteur, et « est le programme et le guide de l’activité mentale de l’individu, de l’analyse de ses impressions » (Ibid. : 46). Plus encore, « les structures propres à chaque langue sont incommensurables, et influencent la manière de penser et d’agir des individus » (Ibid. : 47). Les rapports entre langue et pensée sont extrêmement complexes et l’hypothèse de la relativité linguistique fait son retour.
Pour le reste, Ngugi wa Thiong’o cherche d’abord à élargir l’audience locale, Kikuyu, en raison d’un taux d’analphabétisme élevé en anglais à cette époque-là. Dans Decolonising the Mind (1986), Ngugi wa Thiong’o (Reference wa Thiong’o2011) revisite une conférence prononcée en 1962. Il y déplore le fait que les langues européennes dominantes (anglais, français, portugais…) soient les langues par défaut de l’expression littéraire africaine. Une telle littérature apparaissait comme l’appendice mineur du courant littéraire européen dominant et le débat sur les langues africaines comme instrument d’expression littéraire est ancien. Ngugi wa Thiong’o n’est d’ailleurs pas le premier à formuler une telle critique (Ndlovu-Gatsheni, Reference Ndlovu-Gatsheni2020 : 191 ; wa Thiong’o, Reference wa Thiong’o2011).
Mais pourquoi se focaliser sur Ngugi wa Thiong’o et sur Paulin Hountondji alors que tant d’autres intellectuels africains ont réfléchi et contribué à cette question ? D’abord Ngugi wa Thiong’o : c’est certainement dû au fait qu’il a lié la langue et la culture au travail matériel de la colonisation et de la décolonisation (wa Mukoma, Reference wa Mukoma2018). De même que la coercition (par les armes notamment) assujettissait physiquement le colonisé, la langue était le moyen d’assujettissement spirituel (wa Thiong’o, Reference wa Thiong’o2011). En bref, il est très important de resituer les idées de Ngugi wa Thiong’o dans leur contexte.
Paulin Hountondji, pour sa part, distingue les discours « endogènes » des discours « exogènes » (pour ainsi dire). Son horizontalisme est un refus des rapports verticaux et vise à briser ce qu’il convient d’appeler la subalternisation des « sachants » locaux et la subalternité des savoirs locaux. Les termes de P. Hountondji sont d’ailleurs moins péremptoires :
« Le préalable à toutes ces questions, le préalable à toute réflexion sur les conditions actuelles de production, de gestion et de capitalisation du savoir, c’est une réflexion théorique sur ce que la “science” veut dire, et singulièrement la science moderne. Il faudra bien commencer par reconnaître ce qui a manqué aux savoirs endogènes, au stade, du moins, où s’est figé leur développement […]. Il faudra donc, loin de toute démagogie, examiner les conditions d’une réappropriation critique des savoirs endogènes, et d’une intégration de ces savoirs dans le mouvement de la recherche vivante »
(Hountondji, Reference Hountondji and Hountondji2007 : 3-4).
Par ailleurs, des réflexions ont été initiées qui n’ont manifestement pas retenu l’attention de Mbembe pour ce texte à l’ambition généraliste. Là également, il faut constater avec Paul Zeleza que les récriminations contre l’Afrique ainsi que les justifications à son égard « ont peu changé depuis la fin du XIXe siècle, héritage de la persistance du pouvoir de l’eurocentrisme, grâce à l’hégémonie occidentale dans le système mondial capitaliste, rappel qui incite à penser que la lutte pour la libération des Africains, chez eux et à l’étranger, doit continuer » (Zeleza, Reference Zeleza and Mkandawire2005 : 218). Il reste que les universités et universitaires des pays africains sous-développés sont confrontés à d’énormes défis en plus de satisfaire à l’exigence d’être une intelligentsia socialement responsable et réactive, rappelle A. Mama. De plus, poursuit-elle, « alors que nous entrons dans la “société de la connaissance”, une préoccupation majeure doit être les inégalités globales qui se jouent dans l’arène de la production de la connaissance, dans laquelle j’inclus la production féministe de la connaissance » (Mama, Reference Mama and Mkandawire2005 : 97). L’essai sur les connaissances (africaines) du futur passe sous silence la question du genre dans la production de telles connaissances. Étant donné que Future Knowledges est (littéralement) un « travail en progression », il faut espérer que les travaux des nombreux chercheurs africains y seront davantage pris en compte dans le futur.
L’époque des décennies post-indépendance en Afrique subsaharienne était marquée par des débats sur l’aliénation culturelle, l’authenticité et la nécessité de penser « africament ». Mais l’enseignement en Afrique est victime d’une épistémologie coloniale résiliente et active qui prend la forme d’une idéologie scientifique hégémonique destinée à sortir les Africains de l’obscurité (voire de l’obscurantisme). « Les élites africaines postcoloniales justifient cette résilience par une rhétorique sur la nécessité d’être compétitif sur le plan international. Il en résulte souvent une dévaluation de la créativité africaine, des systèmes de pouvoir et de valeurs, et un sentiment d’inadéquation intériorisé » (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2012), négligeant les systèmes populaires de connaissance, ignorant les « hommes et femmes ordinaires […] qui contestent le regard normatif et l’emprise d’une élite stérilisée » (Ibid.). Les « techniciens (africains) du savoir pratique » (Sartre, Reference Sartre1972), de l’expert-consultant au mandarin d’université en passant par l’expert consultant, sont tous susceptibles d’être déconnectés de leur « environnement institutionnel, social et politique naturel » (Atenga, Reference Atenga2019 : 8). Ils devraient aussi « cesser d’être des pourvoyeurs de discours intellectuels aliénés » (Mafeje, Reference Mafeje, Devisch and Nyamnjoh2011 : 33) et d’être confondus avec ces « Africains continentaux qui font le commerce de la “culture” africaine en Amérique pour leurs propres fins opportunistes » (Ibid. : 39).
Aujourd’hui, nul n’a le monopole de la pensée ou de la réflexion scientifique sur l’Afrique : « Le Tiers-Monde ne produit pas seulement des “cultures” à étudier par des anthropologues et des ethnohistoriens mais aussi des intellectuels qui génèrent des théories et réfléchissent sur leur propre culture et histoire » (Mignolo, Reference Mignolo2012 : 5). Écrire sur les connaissances du futur en Afrique revient à engager une conversation ou une discussion avec les chercheurs locaux travaillant sur ces questions en œuvrant pour « une science mondiale pluraliste et complémentaire » (Okere, Reference Okere, Devisch and Nyamnjoh2011 : 5), et beaucoup plus égalitaire.
Il y a une impérieuse nécessité de sortir de la subalternité dans laquelle les dominés sont confinés et dans laquelle, pour des raisons d’arrivisme carriériste, certains chercheurs africains s’inscrivent stratégiquement. En bref, cet essai, décontextualisé et aux allures de sermon, tend à ignorer ou à banaliser les réflexions initiées par les Africains et semble déconnecté des réalités d’un continent africain en mouvement.
L’essai riche et dense d’Achille Mbembe, « Future Knowledges », aborde l’avenir scientifique de l’Afrique en partant du déclencheur que représentent l’Afrique du Sud post-apartheid et probablement le mouvement Rhodes Must Fall, qu’il ne mentionne pas mais qui a fait l’objet d’au moins deux publications (Ndlovu-Gatsheni, Reference Ndlovu-Gatsheni2020 : 192-193 ; Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2016). Il procède à un examen critique de questions fondamentales, pointant les apories et les paradoxes auxquels la production africaine de connaissances est confrontée, tant du point de vue des modes de pensée que des institutions qui les cadrent et les encadrent. L’indigénisation et le relatif repli sur soi que porte en l’état le projet de décolonisation commandent à Mbembe de répudier partiellement ce dessein. De plus, en l’absence d’une théorie de la connaissance et dans le cadre institutionnel actuel, il lui semble vain de « décoloniser » le savoir, l’académie, etc. Et l’africanisation du personnel des universités, l’aménagement des curricula de formation ne suffisent pas à une décolonisation véritable de la production de connaissances. Comment alors envisager les connaissances (scientifiques africaines) du futur ? Elles devraient s’effectuer dans une plurivers(al)ité induisant une révision radicale de la façon de penser la connaissance et la production du savoir. Cela semble incontournable étant donné la fragmentation grandissante des disciplines scientifiques, la vitesse des tournants (ontologique, neurologique, etc.), plus caractérisés par la rapidité de leur exécution que par la profondeur des changements qu’ils induisent, et par les échanges entre ce que l’on peut trivialement appeler les sciences « dures » et les sciences « molles ». Il apparaît que c’est probablement vers le passé précolonial africain que la production de connaissance devrait se tourner. En outre, l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC) et leur appropriation par la jeunesse apparaissent alors à Mbembe comme une planche de salut pour un continent encore plein de ressources et de potentiel. De plus, ces technologies de la communication entrent en résonance (harmonieuse) avec les modes de pensée précoloniaux et offrent par là même une opportunité pour le déploiement de pensées (d’épistémè) authentiquement africaines, en somme d’une décolonisation véritable du savoir dégagée des notions d’indigénéité, d’afro-africanisme, dans une Afrique plutôt « afropolitaine » qui jaillit, à la fin de cet essai, comme une sorte de terre du recommencement, comme un rêve africain.
Cet essai soulève de nombreuses questions qu’il est difficile d’épuiser dans le cadre restreint de ce commentaire. Le questionnement ancien – sur ce qui compte comme « connaissance » et pourquoi – se renouvellerait sous l’influence des technologies de l’information et de la communication. Celles-ci s’accorderaient avec les modes africains précoloniaux de pensée et de connaissance. Les universités africaines, lieux privilégiés de production de connaissance, peuvent-elles relever ce défi ? Un examen critique de ces institutions s’imposait donc. Mais cette interrogation porte-t-elle sur les universités sud-africaines ou sur les universités africaines en général ? L’essai ne le précise pas et tout porte à croire qu’il s’agit d’abord de l’Afrique du Sud, point de départ de la réflexion. Les universités sud-africaines sont-elles des « espaces d’hospitalité radicale » ou ne reproduisent-elles que des relations de pouvoir (dont bon nombre sont) héritées du passé, et notamment de l’apartheid (précisons que l’auteur n’utilise jamais ce mot) ? Il est surprenant que des chercheurs africains, pourtant (re)connus, n’aient pas été cités. L’ouvrage Insiders and Outsiders de Francis Nyamnjoh s’avère très utile pour appréhender globalement les questions de citoyenneté et de xénophobie dans l’Afrique du Sud post-apartheid, et par dérivation saisir le contexte dans lequel évoluent les universités et les universitaires. Au-delà, il permet de réfléchir sur les apories, les paradoxes et les défis auxquels sont confrontés les intellectuels africains (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2006). L’analyse de Mbembe semble ensuite s’éloigner subrepticement du contexte sud-africain pour s’étendre à celle, plus globale, de l’université africaine. Par rapport à ce diagnostic sur la décolonisation des universités africaines, certains écrits ont dû échapper à l’auteur. L’essai aurait pu être actualisé par des textes d’auteurs africains tirés de l’abondante littérature sur la question, comme par exemple des réflexions antérieures sur la résilience de l’enseignement colonial en Afrique, faisant des éduqués des plantes élevées dans des serres (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2012).
On peut se demander s’il s’agit de « blancheur » (terme qui renvoie immédiatement à un référent racial) ou plutôt d’une « blanchitude » en prise directe avec les séquelles de l’apartheid. La notion de « blanchité » ou « blanchitude », quant à elle, outrepasse en effet le critère chromatique premier et, faisant l’objet de (re)définitions multiples, « peut se référer à une domination exercée symboliquement ou socialement par certains groupes sociaux » et « dépasse largement le caractère phénotypique pour se greffer plus globalement à des distinctions de classe » (Quashie, Reference Quashie2015 : 762). Est-ce la « blancheur » ou même la « blanchitude » qui fait l’objet d’une tentative de démystification ou plutôt la lutte contre la violence du colonialisme et de ses effets pervers ? L’auteur semble regretter l’absence d’une théorie (africaine ?) de la connaissance. Ce manque rendrait vaine l’entreprise même de décolonisation du savoir.
Les « dilemmes postcoloniaux » sont de retour (mais avaient-ils disparu ?), notamment pour des institutions (les universités notamment) héritées de la colonisation (et tout particulièrement de l’apartheid) : peut-on les « réformer », les abandonner ou les détruire ?
Certes, les discours en faveur d’une décolonisation ne sont pas nouveaux, rappelle-t-il, et ont eu pour noms les plus célèbres : « africanisation », « indigénisation », « endogénéisation », etc. Rappelons toutefois qu’« indigenous », littéralement traduit par « indigène », négativement chargé (et correspondant mieux à « endogène »), a une connotation négative qui affecte l’expression « indigenous kwowledge ». Celle-ci se traduirait mieux par « savoirs autochtones », « savoirs locaux » (Roué, Reference Roué2012) et, partant, « savoirs endogènes » (Hountondji, Reference Hountondji1994). Mais par-dessus tout, l’expression elle-même renvoie surtout à un discours contre-hégémonique (Ntuli, Reference Ntuli and Odora Hoppers2002). En effet, il faut se rappeler que les colonisateurs européens ont souvent défini les connaissances occidentales, singulièrement les manières de connaître des colonisateurs européens, comme les connaissances légitimes, objectives et universelles (Akena, Reference Akena2012 : 600). Pour autant, loin d’idéaliser ces savoirs à outrance et d’en édulcorer les résultats (Hountondji, Reference Hountondji and Odora Hoppers2002), la question des systèmes de savoirs endogènes contraint la science à prendre part à la lutte pour la restauration de la mémoire collective contre l’oubli (Visvanathan, Reference Visvanathan and Odora Hoppers2002). Or, jouant de l’ambiguïté lexicale induite par la traduction de l’anglais vers le français, Mbembe entend rejeter tout un ensemble de réflexions relatives aux « soi-disant savoirs autochtones » et à leurs épistémologies en les fondant toutes dans le registre de la tribalité ethnique. Certes,
« De telles épistémologies “endogènes” sont principalement dormantes ou invisibles dans les cercles universitaires parce qu’elles sont souvent ignorées, caricaturées ou déformées dans les catégories “magie”, “sorcellerie”, “diablerie”, “superstition”, “primitivisme”, “sauvagerie” et “animisme” inspirés par les origines et la domination des sciences sociales eurocentriques. »
(Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2015 : 3).L’édification d’une véritable bibliothèque africaine ne peut reléguer dans les « marges de la science » (Hountondji, Reference Hountondji and Odora Hoppers2002 : 24), a fortiori mépriser, les savoirs autochtones, indigènes, locaux, endogènes… C’était une conclusion majeure du colloque « Africa N’Ko, dire l’Afrique dans le monde. La bibliothèque coloniale en débat » organisé par le Codesria et Point Sud à Dakar du 28 janvier au 1er février 2013.
Pour Mbembe, « en ce qui concerne l’Afrique – l’injonction de décoloniser a surtout consisté en une critique de la chaîne du savoir colonial (ce qui est enseigné, produit et diffusé) et en une dénonciation de ses effets néfastes sur la société africaine, la culture et la psyché ». Mais peut-on « décoloniser » le(s) savoir(s) sans critiquer le(s) savoir(s) dominant(s) ? Qu’est-ce que « décoloniser » le savoir ? Est-ce le dépouiller de tous les préjugés, présupposés et épistémè foncièrement ethno-occidentaux usités pendant la colonisation et encore vivaces dans la période dite postcoloniale ? Les critiques faites aux zélateurs des savoirs africains endogènes, d’une part, et à l’anthropologie coloniale et ses succédanés, d’autre part, ne sont pas nouvelles. De même, l’arbitraire des divisions disciplinaires, qui répondent autant à des nécessités de la science normale qu’à des territoires au sein du champ de la recherche, ne constitue pas un fait nouveau.
Face à l’épuisement du modèle académique euro-centrique, il est urgent de trouver une alternative plus ouverte et plus égalitaire dans un monde changeant. Les technologies de l’information et de la communication apparaissent comme incontournables du fait des changements profonds qu’elles permettent d’opérer, à commencer par le « re-cablage » du cerveau humain, la possibilité quasi illimitée de la diffusion d’information, la fin de la pensée linéaire, rendant caducs les modes de pensée et de production du savoir, etc. À chaque avancée technologique, et notamment Internet, l’imaginaire s’enflamme, instaurant un avant et un après, ravivant un cyber enthousiasme. Emporté par l’euphorie des avancées technologiques actuelles et dans la perspective des progrès à venir, Mbembe semble succomber à la tentation du prophétisme. Se profile alors un cybernanthrope africain dont le cerveau serait formaté tel un ordinateur… L’essai tend alors à manquer de vigilance épistémologique, celle-là même qui « s’impose tout particulièrement dans le cas des sciences de l’homme où la séparation entre l’opinion commune et le discours scientifique est plus indécise qu’ailleurs » (Bourdieu et al., Reference Bourdieu, Chamborderon and Passeron1968 : 35). Peut-être ne faudrait-il pas oublier… de se méfier. Malgré tout cela, les défis de nature épistémologique demeurent et la principale controverse est celle qui oppose l’objectivisme aux nouvelles approches de pensée hybrides et aux nouveaux collectifs.
Quoi qu’il en soit, il apparaît à l’auteur que ces appels à décoloniser le savoir se sont traduits par des savoirs ou des systèmes technologiques autochtones, des savoirs que l’auteur qualifie de « savoirs ethniques » en raison de leurs liens avec des politiques d’identité et d’ethnicité. Cependant, indique-t-il, il n’existerait pas de théorie du savoir (de la connaissance) décolonisé(e) à même de fonder l’intimation de décolonisation de l’Afrique (en général). Ainsi, dans la mesure où une telle théorie décolonisée et convaincante du savoir n’existe pas, les intimations à décoloniser le savoir des intellectuels africains (entre autres) lui apparaissent, au mieux, comme une façon de se réconforter et, en réalité, comme l’expression d’une « honte raciale ». À ce sujet, il faut se demander si cette « honte raciale » est toujours effective ou à l’ordre du jour pour des générations africaines qui n’ont pas directement connu l’influence du colonialisme et, pour le dire prosaïquement, n’ont pas « la peur du Blanc ». En outre, toujours concernant cette honte raciale, comment expliquer que des Blancs, en Afrique du Sud, aux États-Unis, en France, etc., appellent à la décolonisation du savoir ? Il faut donc remarquer que les appels à la décolonisation ne sont pas exclusivement négro-africains… L’essai semble donc être quelque peu contradictoire.
Il est certes nécessaire de porter un regard critique sur les questions liées à la décolonisation du savoir. Mais il est aussi important de comprendre pourquoi et comment des questions telles que la décolonisation du savoir sont apparues, afin de les resituer dans leur contexte. Manifestement, le contentieux lié à la colonisation n’est pas résolu et le terme postcolonial cache mal ce malaise. Pourquoi « décoloniser le savoir » ou décoloniser tout court équivaudrait à une « honte raciale » ? Quelle « honte » peut-il bien y avoir à déboulonner les symboles physiques de la domination coloniale en Afrique ? Un article récent de F. Nyamnjoh est pourtant très utile pour saisir le rapport des jeunes Africains du continent aux TIC, et leur refus des dichotomies et de la « pureté » identitaire. Déjà, la notion de frontières physiques ou culturelles n’a plus vraiment de sens pour de tels individus (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2013) sans pour autant qu’ils se considèrent comme des « Afropolitains ». Ils n’acceptent pas la domination avec résignation et ils savent se montrer critiques vis-à-vis des générations précédentes :
« Les jeunes Africains crient haut et fort leurs adieux à l’asservissement passif et à l’opportunisme de leurs parents et grands-parents face aux crises. Ils s’approprient les technologies de l’information et de la communication pour revendiquer, s’exprimer et se procurer du capital social dans des espaces et des lieux qui ne leur étaient pas accessibles auparavant, et sur des questions généralement considérées comme l’apanage de leurs parents ou de l’élite au pouvoir. »
(Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2013 : 130).Or, au terme de l’essai de Mbembe sur les connaissances (africaines) du futur, doit-on comprendre que cette assignation à décoloniser le savoir, voire à décoloniser tout court, est vaine ? L’Afrique est la dernière réserve de ressources à exploiter pour l’économie capitaliste, et une terre du recommencement où un rêve africain est possible. Alors comment expliquer cette propension des jeunes Africains à gagner l’Europe ou l’Amérique à tout prix, au prix de leur vie, au point que cette tragédie occupe les médias ? Contre cette utopie d’un continent plein des promesses d’une richesse à laquelle ils n’ont pas accès, ces jeunes votent avec leurs pieds… ils partent pour chercher le salut ailleurs qu’en Afrique.
L’université (sud-africaine) est-elle porteuse de l’espoir d’une amélioration de la société sud-africaine post-apartheid ? Cette question semble plus générale et applicable aux universités africaines en général. En effet, au-delà des questions du coût et de la qualité de la formation qu’elle délivre, l’université peut-elle être le creuset d’une société plus égalitaire, plus accueillante, plus solidaire et plus ouverte ?
Le fait que les sociétés précoloniales ne se soucient pas de questions telles que la décolonisation du savoir semble normale puisqu’alors il n’y avait pas de colonisation, du moins pas dans la forme violente et abjecte que l’on a connu durant l’esclavage de masse et le XIXe siècle impérialiste. Cet essai sur les connaissances (africaines) du futur semble suggérer que les sociétés/cultures africaines actuelles sont moins réceptives que par le passé, où elles avaient « une grande réceptivité à la nouveauté » ; pourtant, tout le discours de Mbembe sur les usages des technologies de la communication, cette « afro-computation » et notamment la façon dont ces sociétés se transforment, tend à indiquer le contraire.
L’invocation d’une Afrique précoloniale « mieux préparée » que l’Afrique postcoloniale a des émanations de rétro-afrocentrisme où le stéréotype du « bon sauvage » n’est pas bien loin. Par la mobilisation d’une Afrique précoloniale implicitement mythifiée, l’auteur de l’essai Future Knowledges semble aussi ethnocentré « que les idéologues européens, et notamment français, qui transforment le terme “Afrique” en une entité générale et abstraite pour désigner des réalités très particulières et particularistes » (Copans, Reference Copans2019 : 229).
Ces « soi-disant » savoirs endogènes (jusque-là dédaignés) ont traversé le temps en se transformant inévitablement. Mais Mbembe semble alors tomber dans l’illusion d’« une culture africaine universelle à l’abri de l’espace et du temps (immunisée contre l’espace et le temps) » (Mafeje, Reference Mafeje, Devisch and Nyamnjoh2011 : 40). Là, il chasse l’épistémologie occidentale monochromatique (Odora Hoppers, Reference Odora Hoppers and Odora Hoppers2002 : vii) par la porte pour la faire rentrer par la fenêtre en la convertissant en une épistémologie précoloniale africaine tout aussi monochrome que celle qu’il combat. Il s’agit toujours d’« ethnocentrisme épistémologique » (Mudimbe, Reference Mudimbe1988 : 15).
Par ailleurs, comment comprendre cette expression « afro-computation » ? Les usages et l’appropriation de ces technologies par les Africains tels que présentés dans l’essai – des relents d’animisme et des effluves McLuhanniennes – montrent surtout une ouverture sur le monde et des comportements qui ne semblent pas spécifiquement « africains ». À la lecture de l’essai, une question reste posée : ces considérations sont-elles « africaines » ou ces réflexions sont-elles générales, valables pour l’humanité ? Là encore, des travaux récents (de Bruijn et al., Reference de Bruijn, Nyamnjoh and Brinkman2009 par exemple), notamment sur le téléphone cellulaire comparé à un nouveau tambour parlant, auraient pu être convoqués mais ils sont passés sous silence.
L’impression générale qui se dégage de cet essai est celle d’un véritable black-out sur les chercheurs africains ayant produit des réflexions sur les questions soulevées, construisant ainsi une sorte de désert épistémique.
Hormis quelques rares auteurs africains, comme Ngugi wa Thiong’o, Paulin Hountondji ou Njabulo Ndebele, cités par Mbembe, le lecteur assiste à un incontestable éclairage discriminatoire, comme si rien – ou très peu, si peu que cela serait insignifiant – n’avait été fait par les intellectuels et les chercheurs africains. À croire que ces chercheurs africains, leurs groupes de recherche, leurs objets de recherche, les lieux et terrains de recherche, leurs échanges et discussions ne constituent pas (ou ne participent pas à la constitution d’) une « communauté épistémique » à même de produire « des connaissances nouvelles sur la base de critères scientifiques » et de créer, de refléter et d’influencer les débats et les enjeux publics (Atenga, Reference Atenga2019 : 5). Pourtant des intellectuels ou tout au moins des chercheurs, tels que C. A. Diop, J. Ki-Zerbo (Reference Ki-Zerbo2013 : 92-93), Mongo Beti, A. Mafeje, T. Mkandawire, V. Y. Mudimbe, M. Mamdani, A. Mama, F. Nyamnjoh ou F. Sow, pour ne citer que ceux-là, ont produit des réflexions qui méritent attention et considération. Cheikh Anta Diop aussi, semble-t-il, et avant Ngugi wa Thiong’o, a prôné l’enseignement des langues africaines comme moyen de se défaire de l’emprise de l’imaginaire occidental (Diop, Reference Diop1979 : 415).
L’éclairage n’est pas seulement discriminatoire pour les auteurs en général. Il l’est aussi dans l’interprétation des idées des auteurs sélectionnés. Il faut rappeler que le projet de Ngugi wa Thiong’o n’est pas le rejet des langues occidentales mais la valorisation des langues locales/nationales, à commencer par le Kikuyu, ainsi que la nécessité de toucher le plus grand nombre. La théorisation sous-jacente semble être inspirée de l’hypothèse de Sapir-Whorf qui motivait alors les projets ethnolinguistiques d’écriture et d’enseignements des langues africaines, tout au moins en Côte d’Ivoire sous la houlette de l’Institut de linguistique appliquée (ILA).
La proposition de Ngugi wa Thiong’o (Reference wa Thiong’o2011), tout comme celle de Cheikh Anta Diop (Reference Diop1979 : 415-422) d’ailleurs, et de bon nombre de chercheurs et intellectuels africains qui lui ont emboîté le pas, s’appuie certainement sur les modèles/paradigmes linguistiques dominants de l’époque. D’abord Wilhelm von Humboldt, dont la pensée a été importante pour la description des langues africaines, comme en témoignent les instituts et les départements d’ethnolinguistique du continent. En voulant cerner le rapport nation-langue, il définissait la langue dans des rapports de dépendance avec la pensée, l’homme et la nation : « le langage se trouve de fait naturellement associé à la structuration de la pensée et va servir de médiation avec la réalité », chaque langue propose une vision du monde, organisant la réalité extralinguistique afin de permettre à l’homme « d’appréhender cette réalité, de s’y situer et de s’y référer » (Chabrolle-Cerretini, Reference Chabrolle-Cerretini2017 : 22). Ensuite, et surtout, la théorie de Sapir-Whorf qui est un des héritages qui doit beaucoup à la théorie linguistique de W. von Humboldt, notamment l’idée que « la langue et la culture déterminent la pensée des individus » et que la langue construit une vision du monde (Meyran, Reference Meyran2017 : 46).
Cette fameuse hypothèse Sapir-Whorf, comme on le sait, fut popularisée dans les années 1950 : toute pensée serait fondée sur une logique pré-langagière et universelle mais le système linguistique fait exister et met en forme les idées du locuteur, et « est le programme et le guide de l’activité mentale de l’individu, de l’analyse de ses impressions » (Ibid. : 46). Plus encore, « les structures propres à chaque langue sont incommensurables, et influencent la manière de penser et d’agir des individus » (Ibid. : 47). Les rapports entre langue et pensée sont extrêmement complexes et l’hypothèse de la relativité linguistique fait son retour.
Pour le reste, Ngugi wa Thiong’o cherche d’abord à élargir l’audience locale, Kikuyu, en raison d’un taux d’analphabétisme élevé en anglais à cette époque-là. Dans Decolonising the Mind (1986), Ngugi wa Thiong’o (Reference wa Thiong’o2011) revisite une conférence prononcée en 1962. Il y déplore le fait que les langues européennes dominantes (anglais, français, portugais…) soient les langues par défaut de l’expression littéraire africaine. Une telle littérature apparaissait comme l’appendice mineur du courant littéraire européen dominant et le débat sur les langues africaines comme instrument d’expression littéraire est ancien. Ngugi wa Thiong’o n’est d’ailleurs pas le premier à formuler une telle critique (Ndlovu-Gatsheni, Reference Ndlovu-Gatsheni2020 : 191 ; wa Thiong’o, Reference wa Thiong’o2011).
Mais pourquoi se focaliser sur Ngugi wa Thiong’o et sur Paulin Hountondji alors que tant d’autres intellectuels africains ont réfléchi et contribué à cette question ? D’abord Ngugi wa Thiong’o : c’est certainement dû au fait qu’il a lié la langue et la culture au travail matériel de la colonisation et de la décolonisation (wa Mukoma, Reference wa Mukoma2018). De même que la coercition (par les armes notamment) assujettissait physiquement le colonisé, la langue était le moyen d’assujettissement spirituel (wa Thiong’o, Reference wa Thiong’o2011). En bref, il est très important de resituer les idées de Ngugi wa Thiong’o dans leur contexte.
Paulin Hountondji, pour sa part, distingue les discours « endogènes » des discours « exogènes » (pour ainsi dire). Son horizontalisme est un refus des rapports verticaux et vise à briser ce qu’il convient d’appeler la subalternisation des « sachants » locaux et la subalternité des savoirs locaux. Les termes de P. Hountondji sont d’ailleurs moins péremptoires :
« Le préalable à toutes ces questions, le préalable à toute réflexion sur les conditions actuelles de production, de gestion et de capitalisation du savoir, c’est une réflexion théorique sur ce que la “science” veut dire, et singulièrement la science moderne. Il faudra bien commencer par reconnaître ce qui a manqué aux savoirs endogènes, au stade, du moins, où s’est figé leur développement […]. Il faudra donc, loin de toute démagogie, examiner les conditions d’une réappropriation critique des savoirs endogènes, et d’une intégration de ces savoirs dans le mouvement de la recherche vivante »
(Hountondji, Reference Hountondji and Hountondji2007 : 3-4).Par ailleurs, des réflexions ont été initiées qui n’ont manifestement pas retenu l’attention de Mbembe pour ce texte à l’ambition généraliste. Là également, il faut constater avec Paul Zeleza que les récriminations contre l’Afrique ainsi que les justifications à son égard « ont peu changé depuis la fin du XIXe siècle, héritage de la persistance du pouvoir de l’eurocentrisme, grâce à l’hégémonie occidentale dans le système mondial capitaliste, rappel qui incite à penser que la lutte pour la libération des Africains, chez eux et à l’étranger, doit continuer » (Zeleza, Reference Zeleza and Mkandawire2005 : 218). Il reste que les universités et universitaires des pays africains sous-développés sont confrontés à d’énormes défis en plus de satisfaire à l’exigence d’être une intelligentsia socialement responsable et réactive, rappelle A. Mama. De plus, poursuit-elle, « alors que nous entrons dans la “société de la connaissance”, une préoccupation majeure doit être les inégalités globales qui se jouent dans l’arène de la production de la connaissance, dans laquelle j’inclus la production féministe de la connaissance » (Mama, Reference Mama and Mkandawire2005 : 97). L’essai sur les connaissances (africaines) du futur passe sous silence la question du genre dans la production de telles connaissances. Étant donné que Future Knowledges est (littéralement) un « travail en progression », il faut espérer que les travaux des nombreux chercheurs africains y seront davantage pris en compte dans le futur.
L’époque des décennies post-indépendance en Afrique subsaharienne était marquée par des débats sur l’aliénation culturelle, l’authenticité et la nécessité de penser « africament ». Mais l’enseignement en Afrique est victime d’une épistémologie coloniale résiliente et active qui prend la forme d’une idéologie scientifique hégémonique destinée à sortir les Africains de l’obscurité (voire de l’obscurantisme). « Les élites africaines postcoloniales justifient cette résilience par une rhétorique sur la nécessité d’être compétitif sur le plan international. Il en résulte souvent une dévaluation de la créativité africaine, des systèmes de pouvoir et de valeurs, et un sentiment d’inadéquation intériorisé » (Nyamnjoh, Reference Nyamnjoh2012), négligeant les systèmes populaires de connaissance, ignorant les « hommes et femmes ordinaires […] qui contestent le regard normatif et l’emprise d’une élite stérilisée » (Ibid.). Les « techniciens (africains) du savoir pratique » (Sartre, Reference Sartre1972), de l’expert-consultant au mandarin d’université en passant par l’expert consultant, sont tous susceptibles d’être déconnectés de leur « environnement institutionnel, social et politique naturel » (Atenga, Reference Atenga2019 : 8). Ils devraient aussi « cesser d’être des pourvoyeurs de discours intellectuels aliénés » (Mafeje, Reference Mafeje, Devisch and Nyamnjoh2011 : 33) et d’être confondus avec ces « Africains continentaux qui font le commerce de la “culture” africaine en Amérique pour leurs propres fins opportunistes » (Ibid. : 39).
Aujourd’hui, nul n’a le monopole de la pensée ou de la réflexion scientifique sur l’Afrique : « Le Tiers-Monde ne produit pas seulement des “cultures” à étudier par des anthropologues et des ethnohistoriens mais aussi des intellectuels qui génèrent des théories et réfléchissent sur leur propre culture et histoire » (Mignolo, Reference Mignolo2012 : 5). Écrire sur les connaissances du futur en Afrique revient à engager une conversation ou une discussion avec les chercheurs locaux travaillant sur ces questions en œuvrant pour « une science mondiale pluraliste et complémentaire » (Okere, Reference Okere, Devisch and Nyamnjoh2011 : 5), et beaucoup plus égalitaire.
Il y a une impérieuse nécessité de sortir de la subalternité dans laquelle les dominés sont confinés et dans laquelle, pour des raisons d’arrivisme carriériste, certains chercheurs africains s’inscrivent stratégiquement. En bref, cet essai, décontextualisé et aux allures de sermon, tend à ignorer ou à banaliser les réflexions initiées par les Africains et semble déconnecté des réalités d’un continent africain en mouvement.