Depuis plusieurs années déjà, la globalisation a engendré de multiples transformations sur le continent américain. Participant au processus en cours, chacune des sociétés de ce continent connaît, à différents niveaux, des bouleversements culturels, identitaires, politiques, économiques et symboliques qui, dans certains cas, rappellent l'ampleur des changements provoqués par les conquêtes européennes. Ces transformations sont au cœur des préoccupations du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (GIRA), un regroupement de chercheurs de divers horizons nationaux et disciplinaires qui s'interrogent sur ce que signifie le continent américain en termes de « productions identitaires, de frontières, de rapports entre langues et cultures, de mouvements de population, de développement social, de productions culturelles, etc. » (4).
Ce qui ressort de cet ouvrage collectif, de cette rencontre entre plusieurs collègues à l'échelle du continent, c'est l'intérêt heuristique de la méthodologie comparative qu'ils adoptent afin de mettre en lumière ce qu'ils qualifient de spécificité continentale, que l'on observe sur le plan des appartenances et des identités culturelles. Partant du constat que les processus économiques et les projets d'intégration jusqu'à maintenant à l'œuvre sur le continent ont produit une série d'inégalités engendrant l'exclusion de plusieurs individus et collectivités et qu'aucun développement institutionnel n'est venu chapeauter la continentalisation, les textes de cet ouvrage portent leur regard sur l'émergence d'un éventuel espace public devant être perçu comme un lieu où les divers mouvements sociaux et identités culturelles dépassant le cadre de référence national pourront être représentés (7).
La première partie du collectif regroupe quatre textes ayant comme objectif de dresser un bilan de connaissances sur les processus d'intégration continentale, économique, politique et sociale à l'œuvre dans les Amériques. Adoptant une perspective critique, les auteurs s'interrogent sur les logiques institutionnelles qui sous-tendent ces divers processus de même que sur certaines démarches conceptuelles qui structurent la compréhension à la fois historique et contemporaine des logiques culturelles présentes sur le continent (8). Le premier chapitre, signé par Frédéric Lesemann, conjugue une description des impacts sociaux et politiques de l'intégration des sociétés nationales du Sud aux orientations néolibérales, à une réflexion théorique visant à interpréter la dynamique des relations entre l'État, la « société civile » et la production intellectuelle de divers chercheurs en sciences sociales. Si plusieurs signes témoignent de l'évolution des comportements économiques d'une partie de la population, l'évolution des comportements culturels, qui, elle, attesterait une transformation des systèmes de valeurs et des imaginaires individuels et collectifs, n'est toujours pas manifeste (75).
De son côté, Pierre-Joseph Ulysse part du constat que le processus d'intégration des Amériques n'est pas de nature ontologique, qu'il s'agit plutôt d'un construit discursif et relationnel filtré par toute une série de systèmes de médiations (88), et il utilise la notion de « jeu des Amériques » qui lui permet de mettre en relief « les indéterminations, les impensés et les codifications dans ce qu'il faut entendre par les Amériques, comment et en fonction de quoi les définir » (118). Ce faisant, l'auteur arrive à mettre de côté les référentiels dominants, comme le libre-marché, la libéralisation économique et l'opposition à l'hégémonie étatsunienne, afin de prendre en considération des préoccupations trop souvent oubliées, dont l'amélioration du bien-être collectif et le développement sociohumain.
Cet examen du processus d'intégration des Amériques se poursuit avec le texte de Jean-François Côté et Martin Nadeau, qui analysent la manière dont se déploie aujourd'hui la conscience historique des Amériques. Ils tirent trois conclusions. Ils constatent d'abord la pluralité des perspectives émanant du travail de divers historiens faisant preuve d'une grande (ré)ouverture quant à la signification à donner à l'expérience historique des Amériques. Cette première conclusion engendre ensuite un questionnement sur le processus de constitution historique des Amériques. Enfin, les développements historiques démontrés par les auteurs nous permettent d'entrevoir la définition de nouvelles formes de cosmopolitisme dont la réalisation appartient à une histoire en constant devenir (151–153).
Claudine Cyr vient conclure la première partie avec un questionnement sur le potentiel analytique et idéologique du concept d'hybridité culturelle. Pour elle, l'hybridité culturelle doit être articulée en termes relationnels afin de prendre en compte divers enjeux, notamment les tensions entre universalisme et particularisme (170). Bien qu'il y ait danger de synthétiser et de réifier les constantes négociations de pouvoir à l'œuvre dans une identité ou une culture hybride, contextualiser l'hybridité culturelle nous évite de considérer celle-ci comme une « solution » aux problèmes identitaires plutôt que comme un concept permettant de saisir la relation entre l'expérience américaine passée, présente et future de même que les significations qui lui sont attribuées.
La deuxième partie du livre rassemble des analyses portant sur les logiques d'interactions sociale et politique au niveau local et continental, de même que sur le rôle et le statut du chercheur du Nord face à son objet d'étude. Geneviève Meloche ouvre cette section avec un texte présentant la démarche l'ayant amenée à prendre conscience de la difficulté d'établir un véritable dialogue avec l'autre et de dépasser ses préjugés. Si les discours dominants attribuent des identités normatives et reproduisent certaines inégalités, le « penseur du développement » doit s'efforcer, de son côté, de ne pas reproduire des représentations stéréotypées des acteurs locaux, notamment en les idéalisant ou en les objectivant en fonction des problèmes qu'ils rencontrent (177). En adoptant une perspective constructiviste, l'auteur met de l'avant une réflexion sur le rôle du chercheur afin d'éluder une conception déterministe et étroite du développement qui présente les enjeux étudiés comme des faits objectifs plutôt que comme « des phénomènes construits à partir d'idéologies et de valeurs » (179).
Pour sa part, Jean Goulet s'interroge sur ce qu'il advient de la société lorsque l'État se désagrège, puisqu'il demeure « le centre décisionnel et l'espace institutionnel où s'articule l'organisation sociale, où s'exprime la technocratie régulatrice » (222). À son avis, on trouve, en partie, réponse à cette question dans les bidonvilles qui, au lieu d'être simplement des enclaves d'extrême pauvreté, doivent être considérés comme des cités auto-organisées, de véritables quartiers urbains au cœur desquels on assiste à des pratiques de solidarité et à des relations d'échange constituant le fondement de la construction sociale et physique de ces quartiers (236).
En analysant les conflits et les mobilisations sociales autour de la question de l'accès à l'eau au Mexique, Felipe de Alba met en évidence l'absence de volonté politique qui pourrait faire converger des actions civiles publiques ou privées vers un plan d'aménagement métropolitain. L'auteur illustre ainsi la manière dont l'utilisation des ressources et des services s'inscrit dans un processus de légitimation politique de type clientélisme.
Enfin, Béatriz Vélez éclaire certains enjeux liés au processus de mobilité géographique qui sont trop souvent masqués par les thèmes habituellement dominants, comme l'économie ou la globalisation. Son article sur la féminisation de la migration en Colombie souligne l'importance de prendre en considération l'influence exercée par les questions de genre sur le phénomène. Elle constate l'évolution de la représentation de la femme colombienne quittant son pays qui, plutôt que de susciter le soupçon comme auparavant, est désormais extrêmement valorisée (13–14).
La troisième et dernière partie de l'ouvrage décrit les logiques d'action collective, de mouvements sociaux et de mobilisations politiques et culturelles à l'échelle nationale, régionale et continentale, qui s'inscrivent dans « une dynamique de liens et d'enjeux relevant des processus de mondialisation » (9). En premier lieu, Raphaël Canet affirme que l'altermondialisme, qu'il définit comme un projet politique alternatif à la mondialisation néolibérale et une forme de contestation par le bas, est désormais doublé d'une forme de contestation par le haut se manifestant par divers projets de régionalisme stato-politique mis de l'avant par certains gouvernements du sud du continent américain (301). Ainsi, entre la régulation néolibérale par l'économie de marché prônée par les partisans du libre-échange et la résistance populaire des mouvements sociaux en faveur de l'auto-organisation de la société civile, nous assistons à l'émergence d'un volontarisme politique et d'un interventionnisme de l'État visant à rééquilibrer les termes de l'échange mondial afin qu'advienne une mondialisation plus équitable. Bien que cette avenue puisse contribuer à ce que la justice sociale devienne l'objectif visé par l'intégration continentale, Canet affirme que celle-ci ne pourra pleinement se réaliser que par le biais d'une véritable coopération interétatique qui, pour le moment, n'est pas (302).
De son côté, Jocelyne Lamoureux montre l'importance de prendre en considération l'histoire et le contexte social dans l'étude de divers phénomènes, notamment celui de l'animation socioculturelle. Ainsi, l'auteure répertorie un ensemble de revendications et de nouveaux acteurs dont l'émergence s'inscrit dans « un procès de subjectivation où l'émotion, les relations humaines, le corps, les rapports sociaux racialisés, combinés à ceux de classes, de sexes, d'ethnies, de sexualité sont pris en compte » (15).
Marie-José Nadal expose ensuite la manière dont certains acteurs qui tentent de légitimer leur place dans la société globale, notamment les Autochtones des Amériques, ont recours à une série de concepts forgés par et pour les démocraties libérales, modernes et individualistes, c'est-à-dire des sociétés ayant depuis longtemps effectué une coupure entre le public et le privé (336). Pour l'auteure, cette situation implique la nécessité de repenser ce cadre conceptuel issu d'un contexte historique et politique donné afin de tenir compte des réalités interethniques et interculturelles contemporaines.
Le chapitre d'Alexandra Arellano clôt le recueil sur une étude des transformations majeures subies dans la région de Cuzco, au Pérou, en raison du développement rapide du tourisme international depuis les années 1990. L'auteure fait ressortir les tendances locales et nationales qui résultent du tourisme, tout en explorant aussi les mouvements à l'échelle mondiale qui influencent grandement les dynamiques locales.
L'intérêt de cet ouvrage se situe tant au niveau théorique qu'au niveau empirique. La position réflexive adoptée par les auteurs leur permet d'aller au-delà des cadres culturels et sociaux existants et d'en contester le bien-fondé de même que la normativité. Ce faisant, ils jettent un regard nouveau sur leurs objets d'étude, ce qui transforme les perspectives d'action. De plus, la multidisciplinarité et la diversité des ancrages géographiques, des perspectives adoptées ainsi que des problématiques étudiées permettent au lecteur de mieux comprendre les importantes mutations subies par le continent américain à l'ère de la mondialisation et de mieux saisir ce que signifient aujourd'hui les Amériques.