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Notre ennemi, le capital Jean-Claude Michéa Climats Paris, 2017, 314 pages

Published online by Cambridge University Press:  06 March 2018

Karine Régimbald*
Affiliation:
Université d'Ottawa
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Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2018 

Notre ennemi le capital, le nouvel essai philosophique de Jean-Claude Michéa, figure parmi les nombreux ouvrages critiques publiés par le philosophe français sur la gauche et le capitalisme, au côté entre autres de La gauche et le peuple : lettres croisées (2014) et Les mystères de la gauche : de l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu (2013). Dans ce livre percutant, pour ne pas dire incisif, Michéa procède à une critique acerbe du libéralisme culturel et économique qui, par le truchement du système capitalisme et de son mouvement propre, mène l'humanité à sa perte. L'érosion toujours plus marquée du lien social, découlant de la quête infinie de profit (encensé à la fois par la gauche et la droite), oublie ce sur quoi les premiers socialistes tels que Pierre Leroux et Pierre-Joseph Proudhon ont insisté, soit la nécessité de la société ou du peuple, pour reprendre les termes de Michéa.

Que signifie se rattacher à la tradition socialiste originelle ? C'est d'abord pour lui refuser l'alternative voulant que la politique moderne se réduise à une pensée binaire, offrant à ce titre un choix entre soit la barbarie totalitaire, soit le capitalisme libéral. D'après l'auteur, les tenants du socialisme originel qui ont, au XIXe siècle, lutté à la fois contre l'Ancien Régime et le clergé portaient par leur posture sociale et politique davantage qu'une simple critique des inégalités issues de la production industrielle. Ils savaient, croit-il, déjà percevoir le mouvement intrinsèque à la société moderne conduisant à l'affirmation toujours plus prégnante d'une société atomisée et d'un individualisme à tout crin. Pour l'auteur, les premiers socialistes ont su pressentir le paradoxe inhérent au capitalisme, qui suppose un développement sans fin de la valeur du capital dans un monde fini. Le monde objectif est, suivant cette idée, incapable de soutenir ne serait-ce que matériellement ou écologiquement la soif inassouvie de croissance du système capitaliste au nom du profit. Un tel ordre, croit Michéa, fait en sorte de nourrir l'idée d'un monde « axiologiquement neutre » (p. 20), reposant sur une mise en concurrence de tous contre tous, au détriment des vertus humaines et des relations constitutives qu'elles sous-tendent. Un retour vers la pensée socialiste du XIXe siècle suppose également pour Michéa de sortir du traditionnel axe gauche-droite qui selon lui conforte, pour ne pas dire, encense l'idée de progrès, et ce, sans même l'interroger. Insistant davantage sur le rôle de la gauche dans le paysage politique moderne, l'auteur soutient que sous divers dehors, notamment les luttes citoyennes permanentes, celle-ci tente tant bien que mal de camoufler son lien indéfectible et historique avec le capitalisme. Si rien n'est entrepris pour lutter contre le capitalisme, Michéa prédit, à la suite de Rosa Luxemburg, qui l'a fait plus d'un siècle auparavant, rien de moins que la fin de l'espèce humaine.

Ce sont pour Michéa les « gens ordinaires » (p. 23), reprenant l'expression de Georges Orwell, qui, bien que grandement éprouvés par les effets du capitalisme (par exemple, l'appauvrissement intellectuel et la perte d'autonomie des communautés), portent les valeurs essentielles à la société telles que l'entraide et la solidarité, autrement dit, qui nourrissent toujours l'idée de communauté par diverses pratiques quotidiennes. Pour Michéa, le mouvement politique espagnol Podemos incarne une alternative crédible à une sortie nécessaire et graduelle du capitalisme, en misant non pas sur le clivage gauche-droite, mais sur une alliance des classes populaires, soit « ceux d'en bas », contre « ceux d'en haut » (p. 226).

Michéa démontre certes encore une fois dans ce livre tout l'ampleur de ses connaissances philosophiques en multipliant les liens avec nombre d'auteurs qui, comme Marx, Proudhon et Orwell pour ne nommer que ceux-là, représentent la trame de fond conceptuelle de l'ouvrage. Cependant, il nous semble que certains raccourcis rendent vagues les propos de l'auteur, notamment concernant l'idée centrale de l'ouvrage prônant un retour vers le socialisme tel qu'ont pu le professer des penseurs comme Leroux et Proudhon. Bien que nous croyions que cette idée est digne d'attention puisque féconde, elle mérite d'être complexifiée en vue d'éviter le piège de la simplification à outrance. Peut-on réellement confondre, comme semble le faire Michéa, les conceptions de société chez Leroux et Proudhon, sans en taire les disparités pourtant profondes qui les caractérisent ? Ne convient-il pas de rappeler à cet égard la critique de Leroux à l'endroit de Proudhon sur la question politique. Tout en le saluant comme penseur de l'anarchisme, Leroux disait qu'il en était resté à la négativité, en réduisant la politique à la domination, sans même être en mesure de l'envisager comme un lien constitutif entre les hommes. À cette homogénéisation du concept de société s'ajoute le ressentiment qui habite le livre de Michéa, notamment à l'endroit d'Isabelle Garo, qui a écrit quelques années plus tôt Au nom du peuple. J-C Michéa réécrit l'histoire. Le ton acrimonieux de Michéa en vient à irriter le lecteur et donne à l'ouvrage parfois davantage les allures d'une reddition de compte que d'une véritable mise en débat entre des conceptions philosophiques divergentes.