Introduction
Après une année de relative accalmie à la Cour internationale de Justice (CIJ),Footnote 1 les ordonnances relatives aux mesures conservatoires demandées respectivement par l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans les deux différends qui opposent ces États devant la CIJ étaient sans doute aussi attendues que celle survenue le 16 mars 2022 dans le nouveau différend entre l’Ukraine et la Russie.Footnote 2 Ces ordonnances apparaissent, d’une part, comme une alternative enfin crédible à “l’absence de perspectives”Footnote 3 qui caractérisait jusqu’ici les différends entre les deux États — même si elles ne portent que sur certains aspects de ces litiges plus globaux — et viennent ainsi s’ajouter à la liste des nombreux “litiges actuellement pendants devant la Cour [qui] trouvent leurs racines dans des crises ou conflits internationaux qui comptent parmi les plus emblématiques de notre temps,”Footnote 4 ce qui a pu susciter “une certaine forme d’incrédulité.”Footnote 5 Elles sont, d’autre part et du point de vue de la technique contentieuse, les premières à faire suite à la petite révolution opérée dans l’ordonnance Gambie c Myanmar en 2020,Footnote 6 par laquelle la CIJ avait jugé que le Myanmar “d[evait] fournir à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai de quatre mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les six mois jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision définitive sur l’affaire.”Footnote 7 Les parties aux deux affaires commentées n’avaient pas manqué d’adjoindre à leurs requêtes une demande d’indication d’une mesure relative à ce suivi, espérant — en vain — sa systématisation. L’on peut, d’ailleurs, regretter l’absence de motivation de la CIJ qui se réfère sobrement aux “circonstances particulières de l’espèce”Footnote 8 pour rejeter les demandes de remises de rapports.
Avant d’aborder le contenu des deux ordonnances, par laquelle la CIJ fait usage de la plénitude de ses compétences en indiquant plusieurs des mesures requises — mais pas l’intégralité d’entre elles, comme on vient de le voir — auxquelles elle adjoint dans chaque affaire une mesure supplémentaire non requise, il faut revenir sur le contexte de leur indication. Le 16 septembre 2021, l’Arménie a saisi la CIJ d’une demande introductive d’instance contre l’Azerbaïdjan. Fondant la compétence de la cour sur l’article 22 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR) du 21 décembre 1965, elle a accompagné sa requête d’une demande en indication de huit mesures conservatoires.Footnote 9 Les audiences ont été organisées les 14 et 15 octobre 2021, soit près d’un mois après l’introduction de la requête; il a fallu attendre près de deux mois supplémentaires pour que la CIJ rende son ordonnance. Autrement dit, il s’est écoulé deux mois et trois semaines entre l’introduction de la requête et l’indication des mesures conservatoires, ce qui est relativement long.Footnote 10 Comme nous avons eu l’occasion de le relever par ailleurs,Footnote 11 la CIJ ne donne pas toujours plein effet à l’article 74§1 du Règlement de la Cour, selon lequel la “demande en indication de mesures conservatoires a priorité sur toutes autres affaires”;Footnote 12 à tout le moins se permet-elle de moduler l’effectivité de cet article selon le degré d’urgence ou de gravité de l’affaire telle qu’elle la perçoit prima facie. En l’espèce, aucune affaire n’ayant fait l’objet d’une ordonnance ou d’un arrêt entre l’organisation des audiences et l’indication des mesures conservatoires dans ces deux litiges, la question ne se pose pas en termes de “priorité” d’une affaire sur l’autre, mais plutôt de latence à géométrie variable de la CIJ. Celle-ci s’explique également, en l’espèce, par l’enchevêtrement d’une seconde procédure. Le 23 septembre 2021, soit une semaine après la saisine de l’Arménie, l’Azerbaïdjan a en effet saisi la CIJ d’une autre requête, fondée elle aussi sur l’article 22 de la CIEDR, et assortie elle aussi d’une demande en indication de mesures conservatoires. Les audiences, au cours desquelles l’Azerbaïdjan a requis l’indication de six mesures conservatoires au total — dont la fourniture d’un rapport régulier, par l’Arménie, sur l’application des cinq mesures principalesFootnote 13 — ont été organisées dans la continuité directe de celles tenues dans l’affaire Arménie c Azerbaïdjan, les lundi 18 et mardi 19 octobre 2021.
Dans les deux ordonnances rendues le même jour sur ces deux affaires, la CIJ procède à un examen classique des critères qu’elle a fixés en vue de l’indication de mesures conservatoires. Elle confirme ainsi la marginalisation de certains d’entre eux depuis ces dernières années, mais présente également certaines difficultés rédactionnelles ou logiques. La CIJ a en effet dégagé quatre principales conditions — ou séries de conditions — dont la réunion est nécessaire à l’indication de mesures conservatoires dans l’attente du traitement, l’urgence passée, des exceptions préliminaires et du fond. Deux d’entre elles, la compétence prima facie et la plausibilité des droits allégués, ne font pas l’objet de développements particuliers dans les ordonnances commentées, ce qui peut être regretté. En revanche, la CIJ confirme l’affaiblissement de la portée des deux dernières conditions qu’elle examine ensemble: l’existence d’un risque de préjudice irréparable et l’urgence de la demande.
L’examen expéditif des conditions de compétence et de plausibilité des droits
Deux points n’ont pas soulevé de difficulté dans les affaires commentées. D’une part, la CIJ n’exerce “son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que si les droits invoqués dans la requête paraissent de prime abord relever de la juridiction de la Cour”;Footnote 14 d’autre part, elle juge nécessaire de vérifier si les droits allégués lui paraissent au moins “plausibles.”
l’examen rapide de la compétence prima facie
Ce n’est que lorsque la CIJ “n’a manifestement pas compétence pour connaître [d’une] requête” qu’elle refuse d’examiner les autres conditions posées à l’indication des mesures conservatoires.Footnote 15 Selon la formule classique, la CIJ “ne peut indiquer des mesures conservatoires que s’il existe, prima facie, une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée, mais n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire.”Footnote 16 En l’espèce, les deux affaires ne semblaient pas poser de difficulté particulière. Dans la mesure où elles étaient toutes deux fondées sur l’article 22 de la CIEDR,Footnote 17 il appartenait à la CIJ d’examiner si les différentes conditions posées par cette clause compromissoire étaient remplies. Celle-ci juge sans difficulté qu’il existe un différend sur le point de savoir si l’Azerbaïdjan respecte ses engagements au titre de la CIEDR,Footnote 18 et que “certains au moins des actes et omissions que l’Azerbaïdjan reproche à l’Arménie” entrent dans le champ de la compétence ratione materiae prévue par l’article 22.Footnote 19 La question de l’épuisement des conditions procédurales posées par l’article 22 de la CIEDR a néanmoins fait l’objet de débats.
L’article 22 pose trois conditions à la compétence de la CIJ. Pour être porté devant la cour, le différend ne doit pas avoir “été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues” par la CIEDR, ni faire l’objet d’un autre mode de règlement convenu entre les parties. La question de savoir si les conditions de négociation et de règlement par les procédures prévues par la CIEDR étaient alternatives ou cumulatives avait d’ores-et-déjà fait l’objet d’âpres débats devant la cour. Dans l’affaire Géorgie c Russie, la CIJ n’avait pas eu à y répondre au stade des mesures conservatoires,Footnote 20 et n’avait pas jugé utile de le faire au stade des exceptions préliminaires.Footnote 21 Dans l’affaire Ukraine c Russie, elle a ensuite jugé qu’elle n’avait pas à se prononcer sur ce point au stade de la compétence prima facie,Footnote 22 avant de se résoudre à aborder la question de front dans son arrêt sur les exceptions préliminaires. Analysant l’article 22 sous plusieurs prismes, la CIJ avait finalement conclu “que l’article 22 de la CIEDR subordonne sa compétence au respect de conditions préalables de caractère alternatif.”Footnote 23 Dans les présentes affaires, la cour s’est dès lors — et dans la mesure où aucune des parties n’a remis en cause cette appréciation — bornée à examiner l’existence d’un différend concernant l’application ou l’interprétation de la CIEDR, l’engagement puis l’échec des négociations.
Bien que l’Azerbaïdjan ait notamment plaidé que les plaintes de l’Arménie n’avaient d’autre but que de porter leur situation à l’attention de la communauté internationale et qu’elles n’avaient “absolument aucun rapport avec la discrimination raciale,”Footnote 24 l’existence d’un différend basé sur la CIEDR ne soulevait, dans les deux cas, pas de doute raisonnable au stade de l’examen prima facie, les échanges de lettres préalables mentionnant clairement la question du respect de ces engagements par l’Azerbaïdjan comme par l’Arménie.Footnote 25 Les négociations engagées respectivement par les deux États se sont par la suite heurtées à des impasses, les positions des parties n’ayant pas évoluéFootnote 26 et ces dernières l’ayant d’ailleurs admis.Footnote 27 Elles paraissent donc bien, au moins prima facie, avoir abouti à “un point mort […], à un non possumus ou à un non volumus péremptoire de l’une des Parties […] de nature à rendre superflue une discussion nouvelle des points de vue.”Footnote 28
un examen assoupli de la plausibilité des droits allégués
Depuis 2009, la CIJ considère que son pouvoir “d’indiquer des mesures conservatoires ne devrait être exercé que si les droits allégués par une partie apparaissent au moins plausibles.”Footnote 29 Elle ajoute qu’un “lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées.”Footnote 30 Elle apprécie cependant de manière particulièrement souple ce double critère qui n’est, d’ailleurs, pas toujours particulièrement clair. Il lui suffit parfois qu’au moins certains des droits allégués apparaissent plausibles,Footnote 31 de sorte qu’il n’est pas gênant que l’ensemble des droits invoqués ne soient pas “plausiblement considérés”Footnote 32 comme pouvant, in fine, l’être. La CIJ adopte dans l’ensemble une approche de moins en moins formaliste au fil du temps, notamment en se fondant sur un nombre parfois restreint de “faits et circonstances”Footnote 33 pour constater la plausibilité des droits allégués, décentrant par la même occasion l’analyse purement juridique au profit de ce que l’on pourrait considérer comme une sorte d’appréciation prima facie du fond.
Les deux ordonnances commentées s’inscrivent dans cette évolution jurisprudentielle globalement favorable aux demandeurs, puisqu’elle conduit à abaisser le seuil d’exigences de la “plausibilité” des droits allégués — ce qui n’empêche pas la CIJ d’opérer à l’occasion un contrôle plus restrictif du lien entre ceux-ci et les mesures requises.Footnote 34 On peut s’en féliciter, en ce que ce mouvement conduit naturellement les États à solliciter de manière plus régulière la CIJ, et renforce donc la confiance portée dans la justice internationale: la cour sait s’adapter à l’évolution de l’opinion publique internationale, peut-être à la recherche d’une “humanisation” du droit internationalFootnote 35 qui passe certainement par une appréciation souple de ce critère somme toute récent — et fortement critiqué par certains juges.Footnote 36 Il est également loisible de souligner les difficultés logiques que cette souplesse induit.
D’emblée, la question apparaissait en effet complexe puisque déterminer la plausibilité des droits allégués par l’Arménie comme l’Azerbaïdjan impliquait d’examiner, sans se prononcer définitivement, si les actes dénoncés pouvaient être considérés comme pouvant plausiblement relever d’une discrimination raciale au sens de la CIEDR. Footnote 37 Il s’agit donc, là encore, d’opérer une première appréciation globale de la crédibilité du fond de l’affaire sans pour autant en préjuger; cela est d’ailleurs, malgré les précautions sémantiques de la CIJ, confirmé par son utilisation du champ lexical de la “preuve” manquante pour justifier certaines exclusions de la plausibilité. Ainsi, l’absence “d’éléments de preuve démontrant que le comportement allégué” entre dans le champ de la conventionFootnote 38 et l’absence de présentation “à la Cour de preuve que [l]es personnes demeurent en détention en raison de leur origine nationale ou ethnique”Footnote 39 conduisent la CIJ à écarter du champ de la plausibilité plusieurs droits allégués, et il paraît dès lors douteux que ceux-ci puissent, au stade ultérieur de la procédure et sauf apport de preuves supplémentaires, être considérés comme méconnus par l’autre partie au fond. Comme dans l’affaire Qatar c Émirats arabes unis, la CIJ considère cependant et dans les deux cas que “certains au moins des droits revendiqués” par l’ArménieFootnote 40 et l’AzerbaïdjanFootnote 41 sont, “au vu des informations que les Parties lui ont soumises,” des droits “plausibles au regard de la convention.” Dans l’ordonnance Arménie c Azerbaïdjan, la cour est peu loquace et exclut seulement expressément du spectre de la plausibilité le droit allégué au rapatriement de toutes les personnes qualifiées par l’Arménie de prisonniers de guerre et de détenus civils.Footnote 42 Elle retient en outre, sans le justifier, la plausibilité des droits supposément violés du fait de “dégradation et profanation du patrimoine culturel arménien,”Footnote 43 ce qui peut surprendre dans la mesure où les articles invoqués par le demandeur ne protègent pas directement le patrimoine culturel;Footnote 44 d’ailleurs, le terme de “profanation” est empreint d’une connotation religieuse qui n’est pas examinée au stade de la plausibilité, mais seulement établie, sans motivation, au stade du lien entre les mesures sollicitées et les droits consacrés — alors même que la CIEDR ne consacre aucun droit semblable.Footnote 45 Dans la seconde ordonnance, la CIJ n’est guère plus prolixe et écarte uniquement la plausibilité du droit, revendiqué par l’Azerbaïdjan, à ce que l’Arménie prenne des mesures pour permettre à son voisin de procéder au déminage ou de cesser définitivement ses opérations de minage.Footnote 46
L’examen des liens entre les droits considérés comme plausibles et les mesures requises appelle plus de commentaires. La jurisprudence demeure en construction sur ce point. Dans l’affaire Iran c États-Unis, la CIJ avait été particulièrement prudente, jugeant que “[d]e [son] avis […], certains aspects des mesures demandées par l’Iran en vue de garantir la liberté de commerce et d’échanges s’agissant des biens et services susmentionnés peuvent être considérés comme étant liés aux droits qu’elle a jugés plausibles, parmi ceux dont la protection est recherchée.”Footnote 47 Dans l’ordonnance Gambie c Myanmar, la CIJ est à la fois plus prolixe et moins prudente, en ne motivant pas du tout le rejet de la sixième mesure requise au stade de l’examen de ce lien, sans que l’on puisse déterminer si ce rejet n’est pas plutôt dû à l’absence de nécessité de la mesure requise.Footnote 48 Il était donc attendu une clarification de ce critère et, surtout, de la méthode appliquée par la cour à son propos.Footnote 49
Dans l’affaire Arménie c Azerbaïdjan, celle-ci s’annonce prudente, en annonçant — semble-t-il de manière exhaustive — les mesures qu’elle considère en lien avec les droits plausibles dont la protection est recherchée.Footnote 50 Rappelant qu’elle n’a pas considéré tous les droits allégués comme plausibles, la CIJ conclut “qu’un lien existe entre certains des droits revendiqués par l’Arménie et certaines des mesures conservatoires sollicitées,”Footnote 51 ce qui amène deux remarques. D’une part, il est regrettable que la CIJ ne soit pas plus précise: il n’est pas possible, à la lecture du raisonnement, de déterminer expressément quelle mesure a été considérée comme liée à quel droit allégué, et la formule adoptée induit qu’au-delà des mesures en lien avec des droits écartés comme non plausibles, seules “certaines” des mesures restantes, non identifiées, sont considérées comme en lien avec les droits retenus par la CIJ. Il aurait sans doute été préférable, à cet égard, d’indiquer précisément quelles mesures sont à ce stade rejetées, comme ce fut le cas dans l’ordonnance Gambie c Myanmar — mais en motivant chacun de ces rejets. D’autre part et dans le même sens, la formule retenue n’est pas identique à celle reprise plus loin dans la même ordonnance, la CIJ indiquant alors qu’elle a “déjà conclu à la plausibilité de certains des droits invoqués par la demanderesse et à l’existence d’un lien entre ceux-ci et les mesures conservatoires sollicitées.”Footnote 52 Si l’on peut penser qu’il ne s’agit que d’un défaut de rédaction — la version anglaise étant identique et maintenant l’ambiguïté — cette absence de parallélisme interroge quant à l’utilité des précautions sémantiques prises seulement partiellement par la CIJ.
L’ordonnance Azerbaïdjan c Arménie est plus précise et, à cet égard, plus satisfaisante, puisqu’elle ne retient que l’une seule des mesures requises: celle tendant à ce qu’aucune “organisation ou personne privée sur le territoire de l’Arménie ne se livre à des faits” incompatibles avec la CIEDR. Footnote 53 La CIJ ne peut qu’en déduire qu’un “lien existe entre certains des droits revendiqués par l’Azerbaïdjan et l’une des mesures conservatoires sollicitées”Footnote 54 — ce qui confirme, si besoin était, que toutes les mesures ne sont pas nécessairement en lien avec les droits plausibles retenus, et qu’une clarification de la formule employée dans l’ordonnance Arménie c Azerbaïdjan serait bienvenue. Il est, cependant, très surprenant que la CIJ reprenne sa formulation “type” plus loin, indiquant là aussi avoir “déjà conclu à la plausibilité de certains des droits invoqués par le demandeur et à l’existence d’un lien entre ceux-ci et les mesures conservatoires sollicitées.”Footnote 55 Alors que cette expression apparaissait tout au plus comme un raccourci argumentatif regrettable dans l’ordonnance Arménie c Azerbaïdjan, il s’agit là d’une véritable erreur, puisqu’elle dit précisément l’inverse de ce qui a été jugé quelques paragraphes plus haut. On ne peut qu’en conclure que la rédaction des arrêts de la CIJ, dont on sait qu’elle est réalisée à plusieurs mains et qu’elle implique maintes subtilités,Footnote 56 peut encore être améliorée.
La marginalisation confirmée des critères du préjudice irréparable et de l’urgence
Une fois sa compétence prima facie et le double critère de la plausibilité des droits allégués et des liens qu’entretiennent les mesures requises avec ces derniers établis, la CIJ doit déterminer “s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive.”Footnote 57 Il en découle deux critères supplémentaires analysés ensemble, que l’appréhension contemporaine par la CIJ tend à assouplir: l’existence d’un préjudice irréparable et le risque qu’il survienne incessamment, c’est-à-dire l’existence d’une urgence.
l’appréciation souple du caractère “irréparable” du préjudice
La jurisprudence de la CIJ s’inscrit indubitablement, depuis quelques années, dans une dynamique d’assouplissement de l’exigence d’un risque de préjudicie irréparable. Il faut concéder que “[d]éterminer ce qui constitue un préjudice irréparable dans les cas d’espèce n’est pas nécessairement facile.”Footnote 58 L’examen de la jurisprudence montre que la CIJ a tendance à considérer l’existence d’un tel risque lorsqu’il existe un danger que le jugement final ne puisse être exécuté du fait de la survenance, faute de mesures conservatoires, de violations ou de faits rendant impossible l’exécution de l’arrêt ultérieur, mais également lorsque qu’elle estime “que l’atteinte aux droits du demandeur est intolérable au regard de la gravité des conséquences qui en découleraient et qu’il serait inadéquat de l’admettre pendente litis.”Footnote 59 S’il n’est pas douteux que la programmation de la mise à mort d’une personne dont la situation juridique fait précisément l’objet du différend constitue objectivement un tel risque,Footnote 60 l’appréciation de la “tolérabilité,” de la “gravité” et du caractère “adéquat” ou non de l’admission du risque de préjudice est bien plus délicate. Elle est conjoncturelle, relative et subjective; elle fait appel à ce que le juge international considèrera comme éthique ou non éthique, dans un contexte donné. Or, le seuil de tolérabilité d’un risque de violation de certains droits allégués, notamment lorsqu’ils visent la protection de la population et de certains de ses droits fondamentaux, s’avère actuellement bas à la CIJ, ce dont il est loisible de se féliciter.
La CIJ a eu l’occasion de le confirmer dans l’ordonnance Qatar c Émirats arabes unis, en jugeant que, de son avis,
un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsqu’il touche des personnes séparées de leur famille, de manière temporaire ou potentiellement continue, qui, de ce fait, endurent une souffrance psychologique; lorsqu’il touche des élèves ou étudiants qui sont empêchés de se présenter à des examens parce qu’ils ont été obligés de partir ou qui ne peuvent poursuivre leurs études parce que les écoles ou universités refusent de leur communiquer leur dossier scolaire ou universitaire; et lorsqu’il touche des personnes qui sont empêchées de comparaître dans le cadre d’une procédure ou de contester toute mesure qu’elles jugent discriminatoire.Footnote 61
De manière encore plus large, la CIJ considère dans l’ordonnance Iran c États-Unis “qu’un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsque la santé et la vie des personnes concernées est mise en danger.”Footnote 62 Cette dernière évolution assouplit plus encore le critère qu’il n’y paraît. Non seulement la formulation de l’ordonnance Iran c États-Unis ne s’inscrit pas dans une énumération potentiellement restrictive, mais en outre elle ouvre le champ du préjudice irréparable aux conséquences d’une action ou d’une omission sur les ressortissants de l’État demandeur, et non seulement sur ses droits allégués.Footnote 63 Plus encore, elle s’étend dans cette affaire à toutes les personnes “se trouvant sur le territoire iranien,”Footnote 64 sans se limiter aux ressortissants de l’État demandeur. Autrement dit, il est à la suite de cette ordonnance possible, sous réserve des autres critères, de requérir des mesures conservatoires pour protéger toute personne située sur son territoire d’un préjudice susceptible d’affecter leur santé ou leur vie.
Depuis cette succession de jurisprudences que ne remet pas en cause l’ordonnance Gambie c Myanmar survenue depuis,Footnote 65 peu de préjudices sont susceptibles de ne pas être considérés comme “irréparables” par la CIJ. Rappelant sa jurisprudence récente selon laquelle “la détresse psychologique, comme les sévices, peut causer un préjudice irréparable,”Footnote 66 la CIJ considère dans l’ordonnance Arménie c Azerbaïdjan que la propagande et l’incitation encourageant la haine raciale “peuvent propager dans la société un climat imprégné de racisme”;Footnote 67 or cette “situation pourrait avoir de graves effets préjudiciables sur les personnes appartenant au groupe protégé”Footnote 68 — comme une détresse psychologique ou des sévices. Elle reprend le même raisonnement dans l’ordonnance Arménie c Azerbaïdjan. Footnote 69
À la lecture des ordonnances récentes, il y a lieu de se demander si le maintien du terme “irréparable” est justifié. Certes, il est difficile de “réparer” un préjudice moral comme physique; cependant, une réparation par équivalent est bien souvent possible, de sorte qu’une interprétation stricte de l’irréparabilité reviendrait en pratique à rejeter la plupart des demandes d’indication de mesures conservatoires. D’ailleurs, la Cour permanente de Justice internationale a rapidement abandonné une telle interprétation.Footnote 70 Il est en tout état de cause manifeste que le mot “irréparable,” si bien établi dans la jurisprudence de la CIJ qu’il serait délicat de lui substituer un nouveau qualificatif plus adéquat, est dans le contexte des mesures conservatoires synonyme de “grave” ou de “significatif,” contrairement au sens qui lui est ordinairement attribué; la CIJ confirme ici l’orientation tracée en 2018 dans l’affaire Qatar c Émirats arabes unis et il n’y a pas lieu de s’en émouvoir.
vers une disparition du critère de l’urgence
Si le caractère “irréparable” du préjudice allégué est apprécié de manière souple, l’imminence de sa survenance possible peut être considérée comme un critère en voie de totale disparition. De manière classique, “[i]l n’y a lieu d’indiquer des mesures conservatoires que s’il y a urgence à le faire, parce qu’autrement la substance des droits en cause subirait ou risquerait très probablement de subir des préjudices irréparables. Si tel n’est pas le cas, ces mesures ne se justifient pas. […] [S]i les mesures ne présentent pas d’urgence, elles ne sont juridiquement pas nécessaires.”Footnote 71
Or, une tendance à assouplir considérablement la condition d’urgence voire à ne pas la motiver a émergé dans les ordonnances de la CIJ. Celle-ci est particulièrement visible dans l’ordonnance Qatar c Émirats arabes unis, à l’occasion de laquelle l’urgence semble fondée, en l’absence de toute exécution des mesures d’expulsion pourtant annoncées depuis un an, sur un simple “sentiment” insufflé à certains Qatariens — d’autres ayant “apparemment été contraints de quitter leur lieu de résidence”Footnote 72 du fait de la déclaration des Émirats arabes unis:
[À] la suite de cette déclaration les Qatariens se sont sentis obligés de quitter les Émirats arabes unis, subissant en conséquence les atteintes caractérisées à leurs droits qui sont décrites plus haut. De plus, les Émirats arabes unis n’ayant entrepris aucune démarche officielle pour retirer les mesures du 5 juin 2017, la situation demeure inchangée en ce qui concerne la jouissance, par les Qatariens, de leurs droits susmentionnés sur le territoire des Émirats arabes unis.Footnote 73
Cette motivation elliptique tranche avec les efforts de pédagogie fournis à l’occasion d’ordonnances précédentes.Footnote 74
Dans l’affaire Arménie c Azerbaïdjan, la CIJ s’appuie sur des documents produits par les parties pour déterminer l’existence d’une urgence. Celle-ci ressort en effet de résolutions adoptées récemment par le Conseil de l’Europe en septembre 2021, ainsi que d’une déclaration conjointe des experts des droits de l’homme de l’ONU, qui exprimaient en février 2021 leur vive préoccupation concernant les violations alléguées.Footnote 75 Autrement dit, les éléments de preuve des allégations de l’Arménie au fond sont utilisés, du fait de leur caractère récent, pour témoigner de l’imminence du risque. C’est donc l’existence plausible voire évidente du préjudice qui démontre l’urgence à indiquer des mesures, leur indication étant pourtant censée ne pas préjuger du fond. Les limites de l’exercice juridictionnel apparaissent ici: il est fort difficile, pour la CIJ, de ne pas préjuger du fond lorsque le caractère urgent des mesures est fondé sur des rapports et résolutions soulignant, reconnaissant et s’inquiétant précisément des violations alléguées. L’on comprend alors aisément qu’il ne soit pas nécessaire de motiver l’urgence: l’existence de “preuves inquiétantes”Footnote 76 de faits, rapportées par d’autres organisations internationales, atteste à la fois de leur imminence … et de leur réalité. La formulation classique de la CIJ, qui conclut son raisonnement en rappelant qu’il y a “urgence, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un tel préjudice soit causé avant que la CIJ ne se prononce de manière définitive en l’affaire,”Footnote 77 peut toutefois interroger, puisque celle-ci vient, indirectement, d’établir que le risque n’en était plus un — mais demeure la question fondamentale de savoir si les faits invoqués sont constitutifs ou non des violations alléguées. Puisqu’elle ne peut “conclure de façon définitive sur les faits,”Footnote 78 la sobre mention du “risque” demeure pertinemment prudente, mais témoigne de l’articulation complexe des procédures prima facie et principale.
Dans l’affaire Azerbaïdjan c Arménie, l’urgence est cette fois établie sans aucune motivation, la CIJ se bornant à conclure “qu’il y a urgence.”Footnote 79 Le raisonnement des juges ne peut qu’être reconstitué — avec les risques d’erreur que l’exercice induit — à l’aune de l’argumentation des deux parties reproduite peu avant. Il est en effet possible d’y lire que la menace de violence est “exacerbée” par des faits récents et par le fait que des organisations “ont apparemment commencé à organiser des programmes d’entraînement militaire.”Footnote 80 Il n’est pas fait état d’une contestation de l’urgence par l’Arménie. La CIJ ayant rappelé que “la condition d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent ‘intervenir à tout moment’ avant que la Cour ne se prononce de manière définitive,”Footnote 81 l’indétermination de la situation suffit manifestement à caractériser l’urgence.
En conséquence, ce sont deux raisonnements bien différents qui permettent de fonder l’existence d’une urgence dans ces deux ordonnances: l’existence avérée de faits plausiblement constitutifs de violations d’une part; des menaces et faits non établis pouvant possiblement entraîner des actes entrant dans le champ de la violation d’autre part. On peut en déduire que l’urgence est appréciée de manière particulièrement souple, au service des intérêts du demandeur dès lors que son objectif est d’obtenir rapidement des mesures conservatoires ou d’attirer l’attention de la communauté internationale sur sa situation; elle s’efface même, non pas, comme on aurait pu le supposer, lorsque les faits sont à l’évidence établis, mais lorsque la situation apparaît floue.
Il est, sur la base de ces constats, loisible de se demander si l’examen du critère de l’urgence est encore pertinent. Au regard des jurisprudences récentes,Footnote 82 il paraît difficilement imaginable que la CIJ considère qu’un risque de préjudice irréparable n’est pas “urgent.” Il s’agirait, en outre, d’une position difficilement défendable auprès des États, qui ne manquent pas de saisir de plus en plus régulièrement la CIJ de demandes d’indication de telles mesures,Footnote 83 dans la mesure où celles-ci ne préjugent pas du fond. Un rejet d’une demande sur le fondement d’un défaut d’urgence enverrait, dans le contexte jurisprudentiel actuel, un signal peu encourageant aux États cherchant à faire valoir leurs droits dans un “décorum” international particulier et à s’en prévaloir auprès de leurs opinions publiques. En outre, sur le plan juridique, les mesures conservatoires visent avant tout à “sauvegarder […] les droits que l’arrêt [que la CIJ] aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties,”Footnote 84 c’est-à-dire à “figer” une situation juridique — ce qui peut parfois s’analyser sous l’angle de la non-aggravation du différend. Dès lors, tout fait et évènement susceptible d’entrer dans le champ des normes dont la violation est alléguée invite logiquement à considérer qu’il y a urgence à “stabiliser” la situation; de ce point de vue et au regard des positions juridiques prises par la CIJ ces dernières années, seule l’absence de tout acte ou menace en lien avec les droits allégués nous semble pouvoir raisonnablement fonder un défaut d’urgence. Or, il y a fort à parier qu’une telle absence entraînerait, en amont, un rejet de la demande au stade de la plausibilité des droits allégués et du lien qu’ils entretiennent avec les mesures requises, ou à défaut au stade de l’examen de l’existence d’un risque de préjudice irréparable. Enfin et justement, il paraîtrait incongru qu’un risque de préjudice irréparable aux droits plausiblement allégués soit identifié mais que l’urgence ne soit pas jugée constituée. Les refus d’indication des mesures conservatoires fondés sur un défaut d’urgence sont, d’ailleurs, avant tout des refus pour défaut d’identification d’un risque de préjudice irréparable, l’urgence n’étant qu’un accessoire du principal que constitue ce risque.Footnote 85 Autrement dit, l’urgence nous semble se transformer peu à peu en un critère qu’il reste d’usage d’aborder et de plaider, mais dont l’importance ne doit pas être surestimée, voire dont la banalisation a été plus ou moins tacitement actée au Palais de la Paix.
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Les conclusions de la CIJ, dans les deux affaires, méritent que l’on s’y arrête. De manière traditionnelle, les juges du Palais de la Paix ne se sentent pas liés par les mesures demandéesFootnote 86 — ce qui peut paraître paradoxal, puisqu’ils ont justement consacré une partie du raisonnement de chaque arrêt à déterminer le lien qu’entretiennent les mesures requises avec les droits allégués. Depuis le choix, opéré par l’arrêt LaGrand, de considérer les mesures conservatoires comme “obligatoires,”Footnote 87 ce dernier caractère ne fait par ailleurs plus débat. Cependant, le problème de leur effectivité a été souligné ces dernières années, de sorte que la CIJ s’est laissé convaincre, selon le modèle du Tribunal international du droit de la mer, par l’outil que constitue la remise de rapports réguliers lui permettant de suivre l’application des autres mesures indiquées.Footnote 88
Dans les deux affaires commentées, la mesure de “reporting” requise n’a fait l’objet, à l’oral, d’aucun développement,Footnote 89 les parties demandeuses estimant peut-être son indication acquise. Or, si l’indication d’une telle mesure si “inhabituelle”Footnote 90 a des conséquences — notamment en termes de charge de travail pour la CIJFootnote 91 — son rejet en emporte certainement aussi. En n’accédant pas aux requêtes arméniennes et azerbaïdjanaises, la CIJ a entendu réaffirmer de manière imprévisibleFootnote 92 qu’elle demeurait maîtresse de l’opportunité d’indiquer ou non des mesures, mais elle pourrait, ce-faisant, générer une nouvelle difficulté en procédant à une distinction indirecte, mais diplomatiquement délicate, entre les contentieux dont il n’y a pas motifs de douter que les parties se conformeront aux mesures indiquées, et ceux dont la CIJ a au contraire des raisons de penser, au regard des circonstances de l’espèce, que le caractère obligatoire des mesures indiquées est insuffisant. Autrement dit, l’indication ou non de la mesure de “reporting” pourrait finalement constituer un marqueur du degré de confiance — ou de l’absence de confiance — que porte la CIJ à l’État visé. Cette position étant diplomatiquement malaisée pour la CIJ, il y a lieu de penser que cette dernière devra, à l’avenir, motiver substantiellement les acceptations ou refus afin de les fonder sur des éléments objectifs: la confiance que portent actuellement les États dans la juridiction internationale, qu’illustre indubitablement sa vitalité, pourrait en dépendre.