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Dialogue sur l'art et la politique Ken Loach et Édouard Louis, Paris : Presses Universitaires de France, 2021, pp. 84

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Dialogue sur l'art et la politique Ken Loach et Édouard Louis, Paris : Presses Universitaires de France, 2021, pp. 84

Published online by Cambridge University Press:  02 August 2022

Léandre Plouffe
Affiliation:
Université du Québec à Montréal (guay.emanuel@courrier.uqam.ca)
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © The Author(s), 2022. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Le cinéaste Ken Loach et l’écrivain Édouard Louis offrent chacun une œuvre dénonçant les inégalités et prenant fermement position en faveur des personnes et des communautés les plus marginalisées dans nos sociétés. Dialogue sur l'art et la politique permet à Loach et Louis de partager des réflexions sur la gauche contemporaine et le rôle des pratiques artistiques dans le changement social et la contestation du pouvoir. Trois thèmes s'y démarquent : les stratégies visant à renforcer la gauche, les croisements entre l'intime et la politique et les conditions permettant à l'art de contribuer à des processus de transformation sociale.

Loach et Louis constatent d'abord que l'offensive néolibérale au cours des quatre dernières décennies a mené à la fragilisation d'une « culture de gauche » qui facilitait auparavant l'organisation politique des plus précaires (21). Pour faire face à cette difficulté, la gauche contemporaine doit, selon eux, miser sur un ensemble d'initiatives pouvant prendre des formes diverses, que ce soit « [un] film, un syndicat, une association, […] un livre, un lieu, un parti politique ». En rassemblant les gens autour de préoccupations et d'aspirations partagées, ces initiatives leur permettent de développer des perceptions, des analyses et des pratiques communes (30). Plutôt que de simplement répondre aux débats soulevés par la droite, la gauche doit aussi poser ses propres questions dans l'espace public et définir les priorités politiques en nommant des réalités telles que le racisme, l'homophobie et la pénibilité du travail, en plus de défendre des propositions comme le revenu universel garanti et le définancement de la police (53–54). L'action de la gauche doit passer par la création d'un nouveau langage qui permet non seulement de décrire le monde social, mais aussi de « faire en sorte que les [gens] se confrontent à la réalité qu'on leur montre » (37), en offrant un éclairage neuf sur des enjeux trop souvent négligés et en encourageant un changement des mentalités. Une telle démarche suppose de « toujours tenter de diffuser et de rendre visibles et audibles son discours et ses combats » en cultivant une « éthique généreuse, et une éthique de combat, qui consiste à essayer de faire exister des idées justes dans le plus de lieux possible » (58).

Le cinéaste et l’écrivain nous invitent ensuite à reconnaître que les conditions sociales dans lesquelles une personne mène sa vie exercent une influence majeure sur ses convictions et sur ses relations interpersonnelles. Le stress économique augmente par exemple le risque de faire preuve d'agressivité envers nos proches, ce qui encourage la perpétuation de la violence sociale (25–26). Une étape décisive pour contrer cette violence est la redéfinition des événements qui composent la vie d'une personne, afin de changer les émotions que ces événements provoquent. La « honte de souffrir » associée au fait de se sentir responsable de son sort doit ainsi céder le pas à la colère et l'indignation face aux injustices qui entraînent cette souffrance (31). Les mobilisations de gauche peuvent, pour leur part, transformer les récits avec lesquels les gens interprètent leurs expériences et leurs parcours de vie, en prenant en compte que « les individus qui nous entourent ont souvent plusieurs possibilités en eux, plusieurs personnes à l'intérieur d'eux-mêmes, et donc ce qu'ils disent et ce qu'ils font dépend beaucoup des discours qui circulent dans l'espace public » (49–50). En partant du postulat qu'il y a des éléments contradictoires en chacun et chacune, il devient alors possible de lutter pour « un système qui fasse ressortir le meilleur chez les gens » (51).

Loach et Louis discutent finalement de l'art engagé, en se réclamant d'une « esthétique de la confrontation » (37) qui se méfie des tendances élitistes dans le milieu de la culture et qui entretient une « forme de colère contre l'art », afin d’éviter que ce dernier ne se réduise à un « instrument de contentement de soi pour les classes dominantes » (62). Cette esthétique de la confrontation arrime explicitement les pratiques artistiques à un projet politique axé sur le changement social et « doit rendre le monde insupportable, en montrant à quel point le monde l'est dans la réalité, et c'est en montrant à quel point il est insupportable qu'on peut donner l’énergie et l'inspiration aux autres pour le rendre plus supportable, plus beau » (63). L'art permet donc de dénoncer des réalités intolérables et de mettre en lumière un désir de vivre mieux, ainsi que les obstacles auxquels ce désir se bute et des stratégies pour « l'amélioration de la vie de ceux qui souffrent, contre ceux qui ont tout » (67).

Dialogue sur l'art et la politique offre plusieurs pistes pour encourager un renouvellement de l'art engagé et des mobilisations portées par la gauche. Les propositions de Loach et Louis convergent souvent, s’éloignent parfois et esquissent, dans tous les cas, un espace d’échange fécond. Plusieurs avenues permettraient de prolonger les réflexions contenues dans cet ouvrage. La dimension esthétique des mobilisations sociales mériterait ainsi une attention plus soutenue, puisqu'elle joue un rôle central dans la diffusion de leurs revendications, comme l'attestent le conflit étudiant en 2012 au Québec et les luttes autochtones contre des projets d'exploitation gazière et pétrolière sur des terres ancestrales. Des recherches à venir pourraient étudier le potentiel d'intervention politique des collectifs artistiques, en examinant le cas du Refus global, de l’École de la montagne rouge et des artistes engagé-e-s dans le mouvement Idle No More, parmi de nombreux autres exemples. En croisant les trois thèmes abordés ici, nous pouvons appeler à une multiplication des interventions esthétiques et politiques qui montrent l'incidence de la violence sociale et des inégalités sur les manières dont nous menons notre vie. Ces interventions devraient aussi promouvoir de nouvelles idées et pratiques, tout en nous aidant à affronter ensemble les défis qui caractérisent notre époque. L'art et la politique contestataires peuvent, en somme, contribuer au développement de mondes et de paysages émotionnels qui nous permettent de penser, d’éprouver et d'agir autrement (Deleuze, Reference Deleuze2014 [1964] : 14).

References

Bibliographie

Deleuze, Gilles. 2014 [1964]. Proust et les signes. Paris : Presses Universitaires de France, 5e édition, collection « Quadrige ».CrossRefGoogle Scholar