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La souffrance en lien avec les écueils de la communication chez les femmes âgées atteintes de cancer incurable*

Published online by Cambridge University Press:  07 December 2010

Valérie Bourgeois-Guérin*
Affiliation:
CSSS-CAU Cavendish
*
La correspondance et les demandes de tirés-à-part doivent être adressées à / Correspondence and requests for offprints should be sent to: Valérie Bourgeois-Guérin, Doctorante, M.A.Sc., CSSS-CAU Cavendish, 5800 boul. Cavendish, 6e étage, Côte-St-Luc, QC H4W 2T5 (bourgeois-guerin.valerie@courrier.uqam.ca)
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Abstract

Among the older population in Canada, the majority of whom are women, incurable cancer is rampant. Having incurable cancer often implies suffering. Studies reveal that communication with one’s circle is therefore often arduous, leading us to believe that it can cause suffering. To our knowledge, there has been no research that specifically explores the suffering related to communication among older women with incurable cancer: this will be the objective of our article.

This exploratory qualitative research is in humanistic psychology. It is based on a phenomenological analysis of the conceptual categories that emerged from 19 semi-structured interviews among 10 women aged 65 years and over with incurable cancer.

The results reveal both the dynamic of silence, desired in order to prevent increased suffering, and sometimes imposed and a source of further suffering. They also reveal that the absence of listening, the imposition of silence, and the minimization of what these women say, also cause suffering. The consequences of disclosing one’s illness and its suffering are also explored.

Résumé

Dans la population âgée canadienne, majoritairement féminine, le cancer incurable sévit. La communication avec l’entourage est alors souvent ardue, et peut engendrer de la souffrance. À notre connaissance, aucune recherche n’explore spécifiquement les aspects souffrants de la communication chez les femmes âgées atteintes d’un cancer incurable: ce sera l’objectif de cet article.

Cette recherche qualitative exploratoire s’inscrit dans le courant de la psychologie humaniste. Cette analyse de catégories conceptualisantes se fonde sur une approche phénoménologique, analysant le verbatim de 19 entrevues semi-dirigées réalisées auprès de dix femmes atteintes d’un cancer incurable et âgées de 65 ans et plus.

Les résultats élucident la dynamique du silence tantôt souhaité pour éviter une souffrance accrue, tantôt imposé et source de souffrance. Ils révèlent aussi que le manque d’écoute, l’imposition du silence, et la minimisation de la parole de ces femmes sont souffrants. Les conséquences du dévoilement de sa maladie et ses souffrances sont également explorées.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Association on Gerontology 2010

Introduction

Faire face à un cancer incurable est souvent vécu comme une expérience-limite qui inscrit une coupure dans le récit d’une personne et engendre une panoplie d’émotions (Chicaud, Reference Chicaud1998; Clément-Hryniewicz et Paillaud, Reference Clément-Hryniewicz and Paillaud2008). Face à la maladie, la personne peut tenter de raconter, de nommer son expérience. Sa parole peut aussi se lover dans un silence protecteur. Parfois, elle se heurtera à un silence imposé et sera bloquée, tue (Bataille, Reference Bataille2003; Gagnon, Reference Gagnon2006). Lorsque son auteur est une femme âgée, il arrive que cette parole soit minimisée ou ne trouve pas de lieu pour être accueillie (Thompson et Thompson, Reference Thompson, Thompson, Berzoff and Silverman2004). Dans d’autres cas, la maladie et les souffrances qui l’accompagnent seront nommées directement par les gens qui en sont atteints (Bataille, Reference Bataille2003). Le discours des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable est multiple, diversifié. Mais pour beaucoup, la communication est complexe et peut être source de souffrances. Elle mérite que l’on s’y attarde, en donnant aux premières concernées la parole sur leur communication.

La population du Canada est actuellement vieillissante et l’espérance de vie augmente continuellement (Statistiques Canada, 2006b). En 2006, plus de 13 pour cent de la population canadienne était âgée de 65 ans et plus et cette proportion augmente sans cesse (Statistiques Canada, 2007). Les femmes ont une espérance de vie plus longue que les hommes et sont ainsi plus nombreuses chez les aînés. Dans un tel contexte, il est à prévoir que le nombre de femmes âgées augmentera dans les années à venir. Or, plus on avance en âge, plus les risques de cancer sont élevés (Ferrell, Reference Ferrell1999). Conséquemment, le cancer chez la femme âgée est fortement répandu et appelé à l’être de plus en plus (Ferrell, Reference Ferrell1999). Même si plus de 39 000 femmes de 65 ans et plus sont atteintes d’un cancer au Canada (Statistiques Canada, 2009), les études portant sur leur expérience psychologique sont, à notre connaissance, pratiquement inexistantesFootnote 1.

Pourtant, se savoir atteint d’un cancer incurable est une expérience très difficile à vivre, voire une expérience traumatique pour plusieurs (Clément-Hryniewicz et Paillaud, Reference Clément-Hryniewicz and Paillaud2008)Footnote 2. En effet, le cancer a longtemps été associé à la mort, au fléau dans les sociétés occidentales. Encore aujourd’hui, cette maladie est synonyme de dégradation physique et de mort pour plusieurs (Bataille, Reference Bataille2003). Elle suscite une grande peur et engendre souvent un choc profond. Maintes recherches s’attardent au moment charnière de l’annonce du diagnostic de cancer par les professionnels de la santé (Clément-Hryniewicz et Paillaud, Reference Clément-Hryniewicz and Paillaud2008; Garderet, Ollivier, Najman, et Gorin, Reference Garderet, Ollivier, Najman and Gorin2006). Toutefois, beaucoup moins se penchent sur les discours des personnes atteintes de cancer à propos de leur maladie et encore moins sur leur discours après l’annonce du diagnostic. Certains auteurs font exception. Bataille (Reference Bataille2003), notamment, se penche sur la décision d’annoncer ou non la maladie à autrui et aux conséquences de ce choix. Il relève le choix de certains de «dissimuler » leur maladie afin de protéger l’émotivité de leur entourage. D’autres choisiraient plutôt de « dire nettement » (Bataille, Reference Bataille2003), c’est-à-dire rapidement et directement qu’ils sont atteints d’un cancer, ce qui leur permettrait de ne pas mentir, de renoncer à certains rôles, de mobiliser leurs énergies pour tenter de guérir et de fixer des limites. Enfin, l’annonce de la maladie impliquerait parfois pour la personne atteinte d’un cancer d’assister à la réaction des gens, de subir des comparaisons ou de se faire attribuer l’étiquette de « cancéreux ». L’étude de Bataille est intéressante mais elle traite peu de la communication subséquente à l’annonce. Pourtant, les moments où la personne apprend à vivre avec la maladie doit subir des traitements et où les changements et les pertes se multiplient sont souvent des moments longs et souffrants. Plusieurs écueils de la communication peuvent alors survenir et engendrer de grandes souffrances. Certaines recherches se sont attardées à la communication dans ces moments qui suivent le diagnostic en traçant des liens entre les contraintes sociales et l’adaptation au fait d’être atteint d’un cancerFootnote 3. Toutefois elles ne renseignent pas toujours sur la nature des écueils de la communication qui peuvent exister, et lorsqu’elles le font elles ne nous informent ni sur leurs causes, ni sur la souffrance qui peut alors être vécue.

Écueils possibles de la communication

Divers éléments peuvent entraver la communication des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable. Dans une société qui fait la promotion du bien vieillir, courant dans lequel on valorise parfois excessivement le fait de vieillir en santéFootnote 4, la maladie peut être vue comme un échec. Il peut alors être ardu pour la personne âgée d’annoncer qu’elle est malade et de parler de ses souffrances. Aussi, certaines personnes ne souhaitent pas dire qu’elles sont malades pour ne pas endosser l’identité de personne atteinte du cancer, identité qui serait associée à toute sorte de discriminationsFootnote 5, de représentations et d’imaginaires sociaux négatifsFootnote 6, voire de stigmatisation (Bataille, Reference Bataille2006; Chapple, Ziebland, et McPherson, Reference Chapple, Ziebland and McPherson2004; Clément-Hryniewicz et Paillaud, Reference Clément-Hryniewicz and Paillaud2008; Dany, Dutoit, et Favre, Reference Dany, Dutoit and Favre2008; Moulin, Reference Moulin2005; Pierron, Reference Pierron2007; Rosman, Reference Rosman2004). La crainte de subir de la stigmatisation et discrimination aurait un effet sur la décision de certains d’annoncer ou non qu’ils sont atteints d’un cancer (Dany et al., Reference Dany, Dutoit and Favre2008). Dans certains cas, la parole n’est pas accueillie, ou minimisée, car son auteur n’est pas considéré, notamment lorsque la personne est infantilisée. Les femmes âgées sont particulièrement susceptibles de vivre l’infantilisation (Woodward, Reference Woodward and Woodward1999) phénomène très souffrant (Thompson et Thompson, Reference Thompson, Thompson, Berzoff and Silverman2004). Enfin, la promotion d’une attitude héroïque qui porte à croire que le malade doit combattre, « penser positivement », garder espoir et ne pas parler de la maladie pour ne pas l’aggraver (Ben Soussan, Reference Ben Soussan2004; Saillant, Reference Saillant1988), pourrait nuire à la communication des femmes atteintes du cancer. En effet, le fait de parler de leurs souffrances ou des aspects plus difficiles de la maladie pourrait ne pas correspondre pas à cet idéal d’héroïsme. Cela pourrait les pousser à ranger pareils sujets de conversation dans le tiroir verrouillé de l’indicible (Bourgeois-Guérin, Reference Bourgeois-Guérin2003). Or, tel que cela sera expliqué plus loin, les dangers associés au fait de ne pas se dire sont majeurs.

Cadre conceptuel

La communication

La communication est un processus interactif où chacun adresse la parole à l’autre qui peut soit l’accueillir soit refuser de l’entendre. Le terme communication tire d’ailleurs ses origines du mot latin communicare qui signifie « relation », mettre en commun (Winkin, Reference Winkin and Winkin1981). Dans ce processus la mise en récit ainsi que le silence, sont d’une importance particulière.

L’importance de se mettre en récit

L’individu a besoin de mots pour se dire, de récits pour se raconter. Randall et Kenyon (Reference Randall and Kenyon2004) soutiennent même que:

« Not only are stories foundational to our emotions (Singer, Reference Singer, Magai and McFadden1996), pivotal to our relationships (Sternberg, 1998), central to our identity (McAdams, Reference McAdams1996), and essential to our construction of “experience” itself (Gubrium, Reference Gubrium, Kenyon, Clark. and deVries2001), but even the “self,” it is argued, is narrative in nature.(…). In essence, making stories is how we make meaning (Turner, Reference Turner1996), which means that it is central to how we learn, how we interact with others, how we experience our gender and culture, and most important for our purposes here, how we grow old. » (Randall et Kenyon, Reference Randall and Kenyon2004, p. 333–334).

Certains auteurs parlent même de notre existence comme d’une « textsistence » (Randall et McKim, Reference Randall and McKim2005 rapporté dans Randall et Kenyon, Reference Randall and Kenyon2004), expression qui témoigne bien de l’importance accordée à la mise en récit dans cette perspective. Les vertus thérapeutiques de la mise en récit sont d’ailleurs bien connues en psychologie, l’objectif de plusieurs thérapies étant justement d’aider l’individu à se mettre en récit. La communication inclut aussi le silence. En effet, comme le soulignent Watzlawick, Helmick, et Jackson (Reference Watzlawick, Helmick Beavin and Jackson1981, p. 46): « parole ou silence, tout a valeur de message ». Nous étudierons donc ici la dynamique du silence et de la parole dans la communication des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable.

La souffrance et la parole: le paradoxe du silence

Il arrive que le flot de la narration soit bloqué, que le récit se heurte à un défi immense qui coupe la parole du narrateur. Lorsqu’un événement est vécu comme une blessure au cœur de l’identité, cet évènement peut devenir inénarrable, c’est-à-dire qu’il est impossible pour la personne de l’articuler en narration. La mort, l’horreur et la torture sont toutes des figures de ce genre de situation où la mise en récit est confrontée à une blessure qui la met à l’épreuve. La maladie incurable est également souvent vécue comme telle. En effet, face à la maladie mortelle, le silence est puissant, l’expérience de la menace qu’elle porte étant souvent de l’ordre de l’indicible (Gagnon, Reference Gagnon2006). Ainsi, la maladie est souvent vécue comme une « rupture de la communication » (Gagnon, Reference Gagnon2006, p. 110), la souffrance qu’elle porte appelant au silence. Ce silence est à double valence. Tantôt bénéfique, il offre un moment de réflexion, permet de protéger un secret, borde la parole, dira Gagnon (Reference Gagnon2006). Il porte la possibilité de vivre son expérience de souffrance et ainsi de rester dans le vivant, mais il porte également le danger d’être mortifère. Effectivement, le silence peut parfois devenir lourd, imposé, témoigner d’un malaise face à la parole souffrante, d’un refus d’entendre la souffrance d’autrui. Le blocage de la communication est parfois tel qu’il semble creuser un fossé entre l’expérience de l’individu atteint d’un cancer incurable et son environnement. Un type particulier de silence peut alors remplir ce creux qui divise les gens: un silence imposé. Ainsi certaines femmes atteintes de cancer n’arrivent plus à communiquer leur expérience car elles vivent une: « [...] imposition, de l’extérieur et de l’intérieur, d’un interdit sur l’évocation du thème de la maladie, chargé symboliquement de dangers multiples, (qui) entraîne le blocage des échanges et l’impasse » (Saillant, Reference Saillant1988, p. 261). Elles se trouvent alors emmurées dans une triste solitude, n’arrivant plus à communiquer avec autrui (Lapointe, Reference Lapointe2000; Saillant, Reference Saillant1988). Cette forme de silence, peut devenir une « conspiration du silence » (Gotman, Reference Gotman1988), quand le silence s’abat sur la personne qui fait face à la mort et contribue à son isolement (Lapointe, Reference Lapointe2000). La conspiration du silence peut avoir des effets délétères sur la personne atteinte de cancer en l’empêchant d’exprimer ce qu’elle vit. Cette conspiration, qui se fonde parfois sur le déni et la peur de la mort peut être une stratégie pour éviter la communication (Bourgeois-Guérin, Reference Bourgeois-Guérin2003) ou une protection face aux angoisses relatives au mourir d’autrui (De Hennezel, Reference De Hennezel1995). Le fait de ne plus pouvoir communiquer peut entraîner une aliénation que certaines femmes atteintes de cancer associent même à leur dépression (Bourgeois-Guérin, Reference Bourgeois-Guérin2003). Comme nous le verrons dans ce qui suit, l’imposition du silence semble être une figure de la souffrance telle que définie par Ricœur.

Paul Ricœur: la souffrance comme diminution de la puissance d’agir

La présente analyse se fonde sur la définition de la souffrance de Ricoeur (Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994). L’auteur distingue clairement la douleur de la souffrance à l’aide d’un critère de différenciation que nous retiendrons dans cette étude. Il propose que l’on s’accorde pour:

« […] réserver le terme douleur à des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement […] » (Ricoeur, Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994, p. 59)Footnote 7

Ricœur soutient que la souffrance est « diminution de la puissance d’agir » (Ricoeur, Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994, p. 59), que l’on peut classer sur deux axes, soit l’axe « soi-autrui » et l’axe « agir-pâtir » (Ricoeur, Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994, p. 59). Les signes de cette « diminution de la puissance d’agir » s’observent dans la parole, l’action, le récit et l’estime de soi. Tel que le résume Abiven (Reference Abiven, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994, p. 206) selon Ricoeur:

« […] la souffrance est liée à la prise de conscience d’une limitation de soi vis-à-vis de soi-même, comme vis-à-vis d’autrui. Le noyau dur, le cœur de la souffrance a à voir avec la limitation et donc, une sorte d’impuissance. Selon cette conception, on pourrait alors la définir comme l’état douloureux d’une conscience réalisant que ce qu’elle vit, l’état dans lequel elle se trouve provoque limitation de son soi et impuissance. »

L’axe soi-autrui de la souffrance est marqué par la séparation. La souffrance donne au soi le sentiment « d’exister à vif ». Or, cette expérience atteint:

« […] l’intentionnalité visant quelque chose, autre chose que soi; de là l’effacement du monde comme horizon de représentation; où pour le dire autrement, le monde apparaît non plus comme habitable mais comme dépeuplé. C’est ainsi que le soi s’apparaît rejeté sur lui-même. »

(Ricoeur, Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994, p. 60).

Dans l’axe agir-pâtir, on retrouve:

« […] toutes les blessures qui affectent tour à tour le pouvoir dire, le pouvoir faire, le pouvoir (se) raconter, le pouvoir de s’estimer soi-même comme agent moral.»

(Ricoeur, Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994, p. 62)

L’auteur classe différents types de souffrir dans cet axe: l’impuissance à dire, l’impuissance à faire, les atteintes portées à la fonction du récit dans la constitution d’une identité personnelle et l’impuissance à s’estimer soi-même. Cette conception de la souffrance est très pertinente à l’étude de la situation des gens atteints d’une maladie incurable, les limitations qui sont alors vécues étant souvent nombreuses (Abiven, Reference Abiven, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994). Lorsque celles-ci s’ajoutent aux limites imposées par le vieillissement, elles forment un ensemble de limites parfois très imposant. Les écueils de la communication qui guettent alors la personne sont aussi des sources potentielles de souffrance.

Divers aspects de la communication des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable semblent associés à leurs souffrances. La présente recherche cherche à répondre aux questions suivantes: Comment la souffrance vécue par les femmes âgées atteintes de cancer incurable se lie-t-elle à la communication avec leur entourage? Quelles sont les conséquences de la communication de ces femmes avec leur entourage sur leur souffrance?

Méthodologie

Un devis de recherche qualitative exploratoire a été choisi afin de mener cette recherche. La recherche qualitative vise à comprendre en profondeur certaines expériences vécues par l’exploration de différents concepts et de leur manifestation dans la réalité des personnes interrogées. La recherche qualitative reconnaît l’habileté des gens à analyser et interpréter leur monde et leur expérience ainsi que la richesse de cette interprétation (Sankar et Gubrium, Reference Sankar, Gubrium, Gubrium and Sankar1994), ce qui est particulièrement pertinent pour l’étude de la souffrance (Kahn et Steeves, Reference Kahn and Steeves1986). Plus précisément, cette recherche qualitative est une analyse de catégories conceptualisantes se fondant sur une approche phénoménologique (Paillé et Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2003).

Échantillonnage

Le recrutement des participantes s’est fait au Centre Hospitalier de l’Université de Montréal, ainsi qu’au CSSS Cavendish de Montréal. Le projet a été présenté à divers professionnels de la santé afin de solliciter leur aide pour le recrutement. Ces derniers ont présenté la recherche aux femmes correspondant aux critères d’inclusion pour ensuite leur demander si elles accepteraient d’être contactées par l’équipe de recherche pour obtenir des renseignements à ce sujet. Les coordonnées de 20 participantes potentielles ont été remises à l’équipe de recherche, qui les a contactées. Six ont refusé de participer (pour des raisons de santé ou des motifs personnels), une n’a pas pu participer car elle était allophone, trois ont changé d’hôpital et n’ont pu être jointes et une est décédée quelques jours avant que nous la contactions. En tout, dix femmes ont accepté de participer à la recherche et ont été rencontrées. L’arrêt du recrutement a été motivé par le vaste contenu livré lors des entrevues, la diversité des témoignages, des caractéristiques des participantes et des problématiques soulevées. (Tableau 1.)

Tableau 1: Données sociodémographiques

Les participantes rencontrées étaient âgées de 66 ans à 83 ans. Trois d’entre elles étaient âgées de 65 à 70 ans, cinq de 71 à 75 ans, une de 76 à 80 ans et une de 81 à 85 ans. Elles étaient atteintes de différents types de cancer: sept souffraient d’un cancer du poumon; une d’un cancer du sein; une de cancers multiples et une du cancer du pancréas. Une participante était anglophone; les neuf autres, francophones. Neuf participantes étaient de religion catholique et une, de religion juive. Quatre des participantes étaient mariées, trois étaient célibataires, deux, divorcées ou séparées et une, veuve. Enfin, huit de ces femmes avaient des enfants.

Les entretiens

Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés. Ce type d’entretien est particulièrement pertinent pour aborder les thèmes délicats de cette recherche et permet de recueillir un matériel d’analyse riche et pertinent. Ces entrevues ont été menées au domicile de ces femmes ou dans un lieu de leur choix. Elles ont étés de durées variables, puisque l’état de santé des femmes rencontrées était précaire et les sujets abordés, délicats. Les entrevues ont donc duré de 40 minutes à 2 h 30. Les participantes ont été rencontrées à une (n = 1) ou deux reprises (n = 9) afin d’aborder les différentes thématiques. 19 entrevues ont été réalisées. Elles ont été enregistrées et transcrites intégralement. Un numéro fut attribué à chaque participante pour préserver leur anonymat.

Les entrevues ont porté sur l’expérience de la souffrance en lien avec le cancer, le vieillissement, la conception de leur corps, la communication ainsi que les représentations de leur passé, présent et futur. Les questions ont été posées à l’aide d’un guide d’entretien indiquant les thèmes à aborder mais elles furent adressée en respectant le plus possible le rythme, la manière de se mettre en récit, les souhaits et les réticences de chacune des participantes. Un court questionnaire sociodémographique a également été rempli par chaque participante.

Analyse des entretiens: analyse constituante des données

Nous avons réalisé une analyse de catégories conceptualisantes, en procédant en premier lieu à lecture et relecture des transcriptions des entrevues pour jeter les bases de nos catégories (Paillé et Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2003). Les entrevues ont ensuite été étiquetées à l’aide du programme informatique d’analyse qualitative QSR N6 par deux codeurs. Puis, le phénomène étudié a ensuite été repéré et délimité afin de raffiner et retravailler les catégories. Les entrevues ont finalement été codées à nouveau avec ces nouvelles catégories. Nous nous sommes assurés de la validité de l’analyse en suivant les recommandations de Des Aulniers (Reference Des Aulniers1993), comme de clarifier l’appareil théorique, enregistrer nos entretiens, valoriser des concepts proches de l’expérience vécue des participantes, etc. (Des Aulniers, Reference Des Aulniers1993). De plus, nous avons vérifié que les verbatims contenus dans les catégories appuyaient nos analyses. Aussi, nous avons procédé à une comparaison inter-juge en faisant codifier chaque entrevue par deux personnes pour ensuite comparer les codifications. Enfin, nous avons respecté les règles d’exhaustivité, de représentativité, d’homogénéité, de pertinence et d’univocité dans nos catégorisations et analyses (Mayer et Ouellet, Reference Mayer and Ouellet2000).

Resultats: Voiler ou dévoiler sa maladie et les souffrances qui s’y rapportent

Les résultats mettent en évidence divers enjeux communicationnels liés à la souffrance des femmes rencontrées. Les résultats sont ici présentés en étant combinés avec la discussion, approfondis sur le champ afin d’alléger la lecture du texte et d’éviter la répétition en y revenant dans la discussion. Nous examinerons la dynamique du silence, parfois choisi pour éviter une souffrance accrue, parfois imposé et source de souffrance. Le manque d’écoute et l’infantilisation seront également abordés. Enfin, nous nous pencherons sur les conséquences du fait de parler et leur lien avec la souffrance des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable.

La dynamique du silence

Les résultats élucident la dynamique paradoxale du silence, tantôt souhaité pour éviter une souffrance accrue, tantôt imposé et source de souffrance. Bataille (Reference Bataille2003) remarque que certaines personnes dissimulent qu’elles sont atteintes du cancer pour protéger l’émotivité des gens, ne pas les inquiéter, éviter les comparaisons et ne pas assister à leur réaction. Nos résultats mettent en évidence que des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable décident, pour diverses raisons, de ne pas dire à certaines personnes qu’elles sont atteintes de cancer. Ces motifs seront analysés afin d’en comprendre le sens et d’établir des liens avec la souffrance de ces femmes. Nous verrons que les motifs d’adopter le silence s’étalent sur un continuum allant d’un silence souhaité qui diminue la souffrance à un silence imposé qui l’amplifie.

Un silence choisi pour éviter une souffrance accrue

Cinq femmes de notre échantillon (les participantes 3, 4, 6, 7 et 8) ont adopté un silence partiel sur leur maladie en ne l’annonçant pas à certaines personnes de leur entourage. Aucune participante n’a gardé pour elle seule la nouvelle du cancer. Elles l’ont toutes annoncé à leur famille immédiate, mais elles ont en commun d’avoir choisi de ne pas révéler leur maladie à tous pour diverses raisons, mais principalement pour éviter de souffrir davantage.

Une participante (4) rapporte qu’elle a décidé de ne pas parler du cancer parce que cela aurait suscité beaucoup de questions, de visites et d’appels téléphoniques, qu’elle n’a pas l’énergie de gérer. Cette participante en est à son second cancer, et la première fois, elle avait annoncé sa maladie à tout son entourage. Elle avait en retour été assaillie d’appels et de visites, ce qu’elle avait trouvé épuisant, et qui l’a motivée à ne rien dire cette fois-ci. Elle rapporte à ce sujet:

« […] je ne veux pas qu’ils viennent un après l’autre. J’attends d’avoir la force, avant de le dire à mes proches. Je vais leur dire plus tard. » (Participante 4, entrevue no 1)

Elle préfère attendre d’être prête, d’avoir plus d’énergie avant de parler. C’est aussi, en quelque sorte, pour conserver une certaine maîtrise sur son existence et pour se protéger qu’elle agit ainsi.

Dans d’autres cas semblables, les femmes rencontrées n’aiment pas que les gens soient curieux à l’égard de ce qui leur arrive et décident de protéger leur intimité en ne parlant point de leur maladie (participante 7). Ainsi, une participante indique, en parlant du fait qu’elle ne dit pas aux gens qu’elle est atteinte d’un cancer qu’elle n’aime pas qu’ils soient curieux à son égard que: « c’est mes affaires, c’est pas les affaires des autres » (participante 7, entrevue no 1). On remarque dans cet exemple le désir de garder pour soi la nouvelle. Cette décision de garder le silence sur son état de santé semble être liée à une certaine pudeur, au souhait que son intimité soit respectée.

Dans un cas similaire, une participante (participante 6) dit qu’elle trouve démoralisant que les gens lui demandent périodiquement comment elle va, si sa maladie progresse, etc. Elle préfère le silence au discours sur sa maladie, qui lui en rappelle l’évolution. Elle choisit donc de ne pas dire à beaucoup de gens qu’elle est atteinte d’un cancer, de ne partager son expérience qu’avec les gens dont elle est très proche, pour se protéger elle-même. Jusqu’ici, sa décision ressemble à celles des autres participantes: afin de se protéger, elle veut maintenir un certain contrôle sur le contenu des discours pour que la maladie n’envahisse pas le champ de la communication. Cependant, cette participante considère aussi qu’il est triste de parler du cancer. C’est pourquoi elle préfère ne pas le faire. Elle mentionne notamment que son neveu lui a dit qu’il n’osait plus l’appeler parce qu’il ne savait pas quoi lui dire, qu’il avait peur. Elle affirme qu’en conséquence: « Je me suis mis dans tête que cette affaire là, là (le cancer), on peut pas le dire » (participante 6, entrevue no 2). On voit ici qu’une limitation initiale dans le rapport à soi (la tristesse vécue lorsqu’elle parle du cancer) et dans le rapport à autrui (le malaise et l’éloignement de son neveu) explique en partie sa décision. La peur et le malaise face à la maladie ont dans ce cas engendré un éloignement qui semble lui avoir envoyé le message que si elle parle de sa maladie, elle suscitera invariablement le même type de réaction. Sans être clairement une conspiration du silence, cette attitude des gens qui l’entourent semble s’ancrer dans le même malaise face à la souffrance et à la maladie et a pour conséquence de pousser la participante à taire tout un pan de son expérience.

Dans un même ordre d’idées, une participante a décidé de parler de sa maladie qu’à sa famille. Elle dit:

« La maladie, c’est à moi, c’est pas à d’autres. C’est ça je me dis moi. Toujours en parler ça vient… que ça tombe sur les nerfs. C’est pas mieux, c’est toi qui se fait mal. Oui, fait que j’aime mieux pas trop, trop en parler de ça. Je garde ça pour moi. » (Participante 7, entrevue no 2).

Ici, la participante ne parle pas de sa maladie parce qu’elle conçoit que c’est un sujet de conversation qui ennuie les gens et qui est difficile à aborder pour elle-même. Dans cet extrait, elle mentionne également que la maladie lui appartient, et non aux autres. Or, elle ajoute, plus tard dans l’entrevue, qu’elle a toujours été comme ça. Lorsqu’elle vit un malheur, elle préfère le garder pour elle, car en parler aux autres reviendrait selon elle à leur faire vivre sa souffrance, ce qu’elle préfère leur épargner. Le fait de parler de la souffrance est ici conçu comme étant, d’une certaine manière, « contagieux » engendrant d’autres souffrances chez l’auditeur réceptif à la souffrance d’autrui. C’est donc pour protéger autrui contre cette souffrance qu’il pourrait vivre que cette femme opte pour le silence sur sa maladie et sa souffrance, mais aussi pour se ménager elle-même. Ce désir de se protéger et de protéger autrui en ne parlant pas de la maladie est commun à plusieurs des femmes rencontrées.

Certaines personnes vont également croire que le fait de penser à la maladie ou d’en parler peut l’aggraver. Une des participantes indique: « Si j’y pensais pas que je suis malade, je serais peut-être guérie, tu sais » (participante 8, entrevue no 1). Cette croyance, puisée notamment dans les courants de pensée qui donnent une grande place au « bon moral » et à la « pensée positive » dans la guérison (Ben Soussan, Reference Ben Soussan2004) n’est pas sans altérer la communication au sujet de la souffrance et des aspects plus difficiles à vivre de la maladie. En effet, les discours prônant l’espoir à tout prix et l’optimisme ont pour effet pervers d’empêcher l’expression de certaines facettes de l’expérience de la personne atteinte du cancer, surtout lorsque le cancer est incurable. Il semble clair que le revers de certaines formes d’optimisme peut être de fausser le rapport à soi et aux autres, et de faire basculer l’expérience des derniers jours dans l’inénarrable. L’excès d’une pensée prônant l’optimisme peut ainsi avoir l’insidieuse conséquence d’augmenter la souffrance.

Parfois, le « choix » du silence tire explicitement son origine d’une situation souffrante, d’une limitation de la capacité d’agir. Il s’agit alors clairement d’une impuissance qui en amène une autre. Par exemple, une participante a décidé de ne pas parler de sa maladie aux gens dans son milieu de travail par crainte de perdre son emploi. Le fait de sentir qu’elle doit garder ce secret, dissimuler les pertes vécues et inventer des excuses pour ses absences répétées ainsi que les pertes de revenu qui découlent de sa situation sont à la source d’un stress important chez cette participante, qui dit au sujet du fait qu’elle ne dit pas qu’elle est atteinte du cancer Footnote 8:

« Puis ça, ça me tue, parce que [...] il faut que je me trouve des mensonges crédibles, des mensonges qui ont de l’allure.[...] Moi je suis pas de même là, à tout le temps inventer des affaires, puis j’haïs ça. » (Participante 8, entrevue no 2)

Ici, le fait de mentir force cette dame à adopter une attitude insincère, inauthentique que cette dernière déteste. Cette même participante, célibataire, souligne qu’à son avis, elle ne pourra plus avoir d’amoureux. Elle dit à ce sujet:

« J’ai l’air d’une vieille, qui a une bedaine, qui en plus que si elle parle elle va dire qu’elle est malade. Il n’y a pas un Québécois qui veut se charger d’une femme de même, fait que mon chat est mort. Mon bonheur à deux, il est mort. » (Participante 8, entrevue no 2]

Elle croit que si elle rencontre un homme et ne lui dit pas qu’elle est malade, il finira par s’en rendre compte et la quittera. D’un autre côté, si elle le lui dit, il ne voudra pas la fréquenter. Ce témoignage est un exemple de la menace de discrimination que relevait Bataille (Reference Bataille2006). C’est pour éviter la discrimination et le rejet qu’elle refuse de parler de son cancer, ce qui ressemble aussi au contrôle de l’information que divers auteurs constatent chez les gens victimes de stigmatisation (Dany et al., Reference Dany, Dutoit and Favre2008). Enfin, l’attitude adoptée est source d’une grande souffrance chez cette femme, pour qui la solitude semble difficile à vivreFootnote 9.

Ces exemples mettent en évidence que, même si ce choix n’est pas toujours fait librement, c’est pour éviter une souffrance accrue que ces femmes optent pour le silence sur leur maladie. Ce choix du silence est parfois libre: il protège l’intimité et donne un pouvoir à la personne dans l’échange. Cependant, ce choix découle parfois d’une limitation initiale, d’une incapacité qui dérive d’une contrainte interne (ex. la peur de déranger, d’être rejeté, de perde son emploi, d’aggraver la maladie). Il est même possible que des contraintes externes expliquent ultimement ce choix (représentations sociales négatives de la maladie, discrimination). Dans pareilles situations, le choix du silence ne diminue pas la souffrance, pouvant même en être une source.

Lorsque le silence est imposé et source de souffrance

Dans certains cas, le silence est explicitement imposé de l’extérieur (participantes 1, 8 et 9). Le silence imposé peut l’être de manière sournoise, subtile. Le silence « choisi » dont il est question ci-dessus pourrait donc, dans une certaine mesure, être imposé par des normes sociales (ex. la crainte d’être victime de discrimination ou de stigmatisation, tel que relevé antérieure-ment). Le « silence choisi » est un silence que les femmes nous ont dit préférer pour éviter une souffrance accrue. Ce que nous appelons ici « silence imposé » correspond au témoignage de femmes qui ont vécu l’imposition du silence, s’étant fait signifier clairement par leur interlocuteur qu’il refusait de les entendre parler de leur maladie ou de leur souffrance.

Une participante (8) raconte qu’une de ses cousines lui a fait parvenir une lettre peu après avoir appris qu’elle avait cancer:

« […] elle m’a écrit une lettre comme quoi elle voulait rien entendre de mes malheurs. Qu’un téléphone de malheur, elle voulait pas rien savoir de ça. Qu’elle est pas capable de prendre ça, ça la dérange, et que si j’ai des affaires plus intéressantes à lui parler ça va, mais [qu’elle] a mis des conditions parce que si je la vois ça va être pour [...] prendre un bon repas, puis de faire une activité, mais que la maladie zéro, elle voulait pas entendre parler de ça. Donc je me suis dit il y en a probablement d’autres qui sont de même, qui veulent pas entendre parler de la maladie.» (Participante 8, entrevue no 1).

La participante dit ensuite que sa vie est remplie de rendez-vous médicaux et qu’elle voit mal comment ne pas en parler à ses proches. Ceci est un exemple clair de refus d’entendre parler de la souffrance, de la maladie d’autrui. Ce refus, nommé clairement par certains, peut évidemment avoir comme effet, tel qu’on le voit ici, de renforcer la croyance que parler de la maladie est un sujet lourd et dérangeant. De tels refus contribuent à taire l’expression de la souffrance et les discussions au sujet de la maladie. On peut d’ailleurs se demander si les autres participantes ayant choisi de garder le silence parce qu’il s’agit d’un sujet lourd et dérangeant ont perçu un malaise similaire. Sans que ce dernier n’ait nécessairement été nommé aussi clairement que dans cet extrait, il aurait pu envoyer le message que l’on ne voulait pas entendre parler de leur souffrance et de leur maladie. Évidemment, lorsqu’un tel discours est adressé à une personne atteinte d’un cancer incurable, il porte aussi le message que l’on refuse qu’une grande part de l’expérience vécue par cette personne soit partagée. Cela emmure la personne dans un silence qui voile tout un pan de son expérience, pourtant souvent source d’une foule de questionnements et de craintes. Lorsque ce message est intériorisé, la limitation dans le rapport à autrui, l’impuissance à dire à l’autre, risque d’affecter aussi le rapport à soi.

Dans d’autre cas, les femmes rencontrées se sont fait dire par autrui, qu’ils ne voulaient pas entendre parler de leur maladie, mais elles ont réagi bien différemment qu’en intégrant ce message et en cessant d’en parler. En effet, certaines femmes atteintes de cancer résistent au refus d’entendre de certains, comme l’illustre l’extrait qui suit:

« Bien au commencement, bien le monde que je connaissais je leur ai dit. Puis là, quand je l’ai dit, il y a une femme qui m’a dit “bien là dis moi pas ça, dis moi pas ça”. Je lui ai dit “je m’excuse là (voix sarcastique), mais là tu m’as demandé comment j’allais bien je te l’ai dit” (en imitant la dame rencontrée). Dis moi pas ça! Elle dit “bien je suis pas capable de prendre ça le cancer”, je lui ai dit bien prend le pas. C’est pas toi qui l’a, c’est moi (rire), c’est aussi simple! »(Participante 1, entrevue no 1).

Il est ici clair que cette participante refuse ce silence que tente de lui imposer son interlocuteur. Elle lui annonce clairement que s’il veut communiquer avec elle, ce sera dans la sincérité, et qu’elle n’hésitera pas à parler de sa maladie, qu’elle refuse de taire cette expérience. La participante 9 rapporte qu’elle répond, elle aussi aux gens qui manifestent un malaise à entendre sa souffrance ou à entendre parler de sa maladie. Ces femmes refusent qu’un silence s’abatte sur leur expérience et décident de foncer, de nommer quand même ce qu’elles vivent, comme pour briser un tabou face à la maladie, mais peut-être aussi face à la mort et à la souffrance. Ce refus d’entendre la parole portant sur la souffrance et le cancer pourrait découler du déni de la mort et de la souffrance, répandu dans la société nord-américaine actuelle (Bourgeois-Guérin, Reference Bourgeois-Guérin2003; Des Aulniers, Reference Des Aulniers1999; Thomas, Reference Thomas1991). En effet, le déni de la mort peut parfois se tourner vers la personne atteinte d’une maladie incurable, devenir un refus d’entendre sa parole parce qu’elle est trop éprouvante. Ce genre d’attitude renvoie à la conception de la souffrance de Ricoeur (Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994), qui rappelons-le, définit la souffrance en termes de limitation de soi-même, notamment face à autrui. Nous avons ici une figure de l’atteinte au pouvoir dire que décrit Ricœur.

Quand la parole n’est pas écoutée, quand son auteur est infantilisé

Manque d’écoute de la part des proches et du personnel médical

Dans d’autres situations, sans que le silence ne soit imposé de manière aussi directe que dans les exemples mentionnés précédemment, la parole souffrante des participantes n’est pas accueillie. Elle est plutôt détournée de diverses façons. Ainsi, une participante (2) rapporte ne pas pouvoir parler de sa maladie et des souffrances qui en découlent parce qu’à chaque fois qu’elle en parle, son fils insiste pour qu’elle mange davantage ou qu’elle marche, alors qu’elle n’a ni le désir, ni l’énergie de le faire. On peut déceler dans son insistance pour qu’elle mange et s’active un moyen de détourner l’attention de l’impuissance et de la mort. Un désir de combattre la mort et de taire la souffrance semble se manifester par ce genre d’attitude. On devine aussi dans l’attitude du fils un malaise à entendre la souffrance. Pareille absence d’écoute ressemble au silence imposé car le manque d’écoute s’explique de la même façon que le refus d’entendre. Toutefois, ce n’est pas toujours une limitation dans le rapport à soi et à autrui qui rend compte du manque d’écoute.

Dans le secteur des soins de santé, ce sont des raisons structurelles qui semblent expliquer cette situation. Avec le manque d’effectif que l’on connaît, il arrive en effet que le personnel médical ne prenne pas le temps d’écouter, qu’il ne laisse point le temps à la personne souffrante de s’exprimer. Ainsi, une participante rapporte avoir rencontré un psychiatre qui ne lui a consacré que 10 minutes. Elle dit, en parlant de l’écoute du personnel médical: « […] l’infirmière pivot elle prend le temps, mais les autres ils ont pas le temps, ils ont pas le temps, ils sont occupés là. Sont gentils mais pas plus. » (Participante 1, entrevue no 1). On voit dans cet extrait qu’en général, le personnel médical ne semble pas avoir le temps d’écouter la participante, mais qu’il y a des exceptions. À ce propos, il ne faut pas minimiser l’importance de la communication avec le personnel médical. En effet, diverses participantes rapportent apprécier que le personnel médical les écoute, aimer parler avec les soignants et qu’ils prennent le temps de leur fournir des explications (participantes 1, 4, 6 et 9). Cela introduit un peu d’humanité dans les soins et permet à ces femmes de parler de leur expérience, autrement qu’en termes strictement médicaux. Cette humanisation des soins semble les apaiser. Il arrive cependant que la communication entre les femmes âgées et le personnel médical soit obscurcie par l’infantilisation.

Infantilisation

À ce propos, une participante (1) rapporte avoir été victime à diverses reprises d’infantilisation de la part du personnel médical qui l’a suivie. Elle raconte, par exemple, qu’on lui a demandé à répétition si elle avait compris le diagnostic qu’on lui faisait, lors de l’annonce de son cancer, comme si elle ne comprenait pas, alors qu’elle leur disait clairement qu’elle comprenait très bien ce qu’ils lui disaient. L’infantilisation est une manière de ne pas écouter l’autre en minimisant sa parole. La communication tronquée est ici source de souffrance puisqu’elle met en place un rapport à l’autre altéré, dépourvu de considération et de sollicitude qui suppose chez la personne des incapacités qui ne sont pas siennes. Toutefois, malgré ce que soutiennent certaines études (Thompson et Thompson, Reference Thompson, Thompson, Berzoff and Silverman2004), il semble que plusieurs des participantes n’aient pas vécu d’infantilisation. Faut-il expliquer cela par le fait que ces femmes habitent encore chez elles et que leurs contacts sont moins fréquents avec le personnel médical? Cela peut aussi donner espoir que l’infantilisation des femmes âgées soit moins répandue que l’on pourrait le croire, ou en déclin.

Dévoiler: partager son expérience avec autrui et ses conséquences

Toutes les participantes rencontrées ont choisi de parler à certaines personnes de leur maladie et, parfois, des souffrances qui s’y rattachent. Cela confirme le constat de Bataille (Reference Bataille2003), qui soutient que dire et se taire sont des expériences qui ne s’excluent pas, mais se chevauchent et cohabitent souvent. Certaines ont choisi de ne pas partager ce qu’elles vivaient avec tous, tel que nous l’avons constaté antérieurement. D’autres ont choisi d’en parler ouvertement à chacun des membres de leur entourage (participantes 1, 2, 5, 9 et 10). Les motifs qui poussent ces participantes à parler de leur maladie sont multiples et parfois contradictoires. Ainsi, une participante parle de sa maladie, mais avec réserve. Elle dit à ce sujet:

« […] on en a parlé un peu, mais tu veux pas parler rien que de ça là. À un moment donné, ils le savent puis c’est ça. Je ne veux pas tout le temps être trempée là-dedans non plus. […] Ils le savent là, puis on fait comme si rien n’était là. La vie continue […] c’est ce que je veux. Je ne veux pas me faire prendre en pitié. Je veux rien savoir de ça (pleurs). Je veux qu’ils fassent comme d’habitude. » (Participante 10, entrevue no 1).

Cette participante parle de sa maladie, mais elle préfère que le discours ne porte pas uniquement sur ce sujet. Elle désire que les choses soient comme avant, et le fait de ne pas parler beaucoup de la maladie, aide à réaliser ce désir. Dans un même ordre d’idées, une participante affirme qu’elle annonce aux gens qu’elle est atteinte d’un cancer pour éviter les questionnements incessants:

« J’en parle comme ça j’ai la paix là. [...] Une fois que les gens savent qu’est-ce que tu as, bien ils te laissent tranquille après ça.[...]si tu parles de rien ils se demandent pourquoi tu changes, pourquoi tu es fatiguée, pourquoi ci, pourquoi ça. Non, ça tu leur dis, [...] une fois, puis ça c’est assez. » (Participante 1, entrevue no 1).

Cet extrait témoigne aussi du fait que la participante fait possiblement savoir qu’elle est atteinte du cancer pour éviter qu’on lui parle davantage, donc pour éviter une certaine forme de communication, potentiellement anxiogène, particulièrement pour cette participante qui, plus loin dans l’entrevue, indique qu’elle préfère ne pas penser à sa maladie. Elle dit aussi aux gens qu’elle est atteinte du cancer pour ne pas avoir à cacher sa réalité, ce qui rejoint le constat de Bataille (Reference Bataille2003). Cette participante conçoit qu’il est ennuyant d’entendre parler de la maladie:

« Le monde ils m’appellent, c’est pour avoir des nouvelles de maladie, c’est évident là. Il y a ça qui a changé un peu là. C’est bien plate mais ils veulent savoir comment je file. I: Puis vous trouvez ça plate? R: Bien pour eux autres oui, voyons! Appeler quelqu’un pour savoir comment qu’a va. Quand on sait qu’elle est en chimio! Tu sais. Fait que j’essaye, je dis ce qui en est, qu’est-ce que tu veux. » (Participante 1, entrevue no 1

Elle choisit tout de même de parler de sa maladie, probablement pour les raisons évoquées plus haut, toutefois elle souligne qu’elle n’en parle pas beaucoup, parce qu’elle trouve que c’est un sujet dérangeant à aborder et que d’en parler est inutile, ne changera rien à son état de santé.

Une autre participante (3) rapporte qu’elle parle de sa maladie et de la mort avec ses proches. Elle discute notamment avec ces derniers de ce qu’il y a après la mort. Le fait d’avoir ces discussions semble être apprécié par cette participante qui, en comparant et en validant sa vision de la mort et de l’après-mort, tente probablement de soulager une certaine angoisse de mort, de valider quelques réponses qui s’offrent aux questionnements portant sur ce qui lui arrivera après son décès. Cela lui permet possiblement de situer son expérience souffrante dans une temporalité et un horizon de sens plus vaste, ce qui peut amener un certain soulagement.

Deux autres participantes parlent de leur mort avec leurs proches (5 et 10). Elles le font, notamment pour préparer leur après mort et situent ainsi leur mort dans un temps qui les dépasse. Ainsi, une participante (10) parle à son mari de sa mort et le prépare en lui apprenant à cuisiner, à faire le ménage etc., même si ce dernier n’apprécie pas qu’elle aborde ce sujet. Une autre participante (5) dit à son mari qu’elle aimerait qu’il se trouve une amoureuse après son décès, elle discute de la mort avec ses enfants ce qu’elle semble apprécier. Elle met en œuvre différentes pratiques afin de se préparer à mourir et la communication avec ses proches va dans ce sens. Toutefois, comme pour la participante 10, le fait de parler de son cancer à ses proches n’est pas facile. Elle en parle donc, mais pas « trop » parce qu’elle croit qu’elle pourrait alors être un poids pour autrui et parce qu’elle conçoit que les gens n’aiment pas aborder ce sujet. Elle dit:

« To a relative, I’ll be more open than to a friend maybe. You know, we will talk a little bit about it, but then I don’t want the conversation to be on the disease. People don’t like that, you know, and I don’t want to burden people like that either, that’s not fair. » (Participante 5, entrevue no 1)

Le sujet ne semble pas seulement perçu comme lourd à aborder pour les autres, mais aussi pour elle-même. Cette même participante mentionne qu’elle n’aime pas parler de sa maladie:

« I don’t want to. I don’t want to. Because if I talk about it more, it will push me down more. […]That’s how I feel about it, you know. So… I don’t want to feel that I’m denying my situation. I don’t deny it, I know what I have. I know what I’m dealing with, but it doesn’t mean I have to talk about it all the time. […] » (Participante 5, entrevue no 1)

Ainsi, sans adopter une attitude de déni, cette participante préfère ne pas trop parler du cancer pour des motifs de protection d’autrui, mais aussi d’elle-même. Pour ces répondantes, parler de leur expérience semble bénéfique, les libère d’une certaine souffrance quoiqu’à des degrés divers. Il semble que pour nombre de ces participantes le fait de parler de leur maladie leur permet aussi de fixer des limites, un seuil au-delà duquel le fait de parler deviendrait trop souffrant.

Une participante (9) rapporte qu’elle parle beaucoup de son cancer aux gens qui l’entourent, qu’elle les connaisse ou non. Elle ressent le besoin de parler de son expérience lorsqu’elle parle aux gens, et le faire la soulage. Elle dit en parlant de son cancer:

« Il faut que j’en parle. Je vois du monde que je, que je connais pas puis ils vont commencer à jaser. Il faut que je le dise: « J’ai le cancer moi ». [...] je suis obligée d’en parler moi. […] Oui, je sens le besoin de parler du cancer. Puis ça me fait pas plus peur, il faut que ça sorte. Fait que tout le monde, la plupart du monde, ils savent tous que j’ai le cancer. » (Participante 9, entrevue no 1)

Elle rapporte ensuite que lorsqu’elle parle de sa maladie, les gens l’aident, la supportent, ce qu’elle apprécie beaucoup et qui pourrait expliquer en partie son désir de parler de sa maladie. Il y aurait effectivement certains bénéfices découlant du fait de parler du cancer, pour certaines participantes. Cela leur permet de partager avec les autres (participante 9), de recevoir de l’aide (participante 9), de se préparer et de préparer les autres (participante 5) et d’éviter de trop en parler ou d’avoir à subir de nombreuses questions (participante 1).

Conclusion

Cette recherche exploratoire permet de mieux comprendre comment la communication des femmes âgées atteintes de cancer incurable se lie à leur souffrance. Les motifs qui justifient l’adoption du silence s’échelonnent sur un continuum allant d’un silence souhaité qui diminue la souffrance à un silence imposé qui amplifie cette dernière. Pour plusieurs participantes le fait d’adopter un silence face à leur maladie et à leur souffrance permet de maintenir un certain équilibre et parfois de se protéger contre une trop grande souffrance, un rejet, une discrimination. Le silence imposé, quant à lui, illustre clairement une souffrance qui tire son origine d’une limitation de soi vis-à-vis d’autrui, tel que décrit par Ricoeur (Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994). Il est imposé de l’extérieur et engendre une souffrance chez celui qui le subit. Aussi, le manque d’écoute et l’infantilisation sont également sources de souffrance. Enfin, les femmes rencontrées optent souvent pour dire, parler de leur maladie. Pour certaines, cela contribue à donner un sens à leur expérience, à la mettre en récit avec autrui, ce qui rejoint ce que plusieurs ont écrit sur l’importance de se mettre en récit. Pour d’autres, cela permet de parler de ce qu’elles vivent, tout en établissant des limites aux discours qui seront tenus sur leur maladie et en se protégeant d’une souffrance accrue.

À la lumière de cette analyse, il semble qu’un élément important associé à la souffrance soit le fait d’avoir un pouvoir de décision sur la diffusion d’information au sujet de son cancer et de sa souffrance, d’exercer une certaine autonomie à ce chapitre. Que le silence soit choisi ou imposé, le fait de choisir de parler et l’accueil réservé à sa parole semble expliquer une part de la souffrance vécue. Dans un contexte où la personne n’a souvent pas beaucoup de contrôle sur ce qui arrive à son corps ni sur son emploi du temps, il n’est pas surprenant que le fait d’avoir une certaine maîtrise sur ce que l’on dira, quand, comment et à qui, revête une aussi grande importance.

Nous avons aussi remarqué que plusieurs participantes conçoivent le cancer et la souffrance comme des sujets dérangeants, lourds, inutiles, souffrants ou tristes à aborder (participantes 1, 5, 6 et 7). Cela n’a pas toujours comme conséquence qu’elles choisissent de taire leur maladie. Certaines parlent ouvertement de leur maladie, malgré cette perception qu’elles ont du fait de parler de la maladie, parce qu’elles ne souhaitent pas dissimuler leur maladie (participantes 1 et 5). D’autres (participantes 6 et 7) ne parlent toutefois pas de leur maladie, parce qu’elles considèrent que c’est triste et dérangeant. Leur perception du cancer comme un sujet de conversation difficile à aborder influence le déploiement de leur parole et les pousse à taire leur maladie. Nous pouvons nous demander si cette perception n’est pas liée à la vision de la mort dans les sociétés occidentales actuelles. En effet, le déni de la mort ambiant et le modèle de la belle mort valorisé aujourd’hui, selon lequel la belle mort est, entre autres, une mort rapide, inconsciente et sans douleur (Bourgeois-Guérin, Reference Bourgeois-Guérin2003; Thomas, Reference Thomas1991), pourraient engendrer un malaise face à l’individu atteint d’une maladie incurable. Ce dernier ne pourrait-il pas, aux yeux de certains, personnifier l’échec de la médecine face à la mort et la non-universalité du modèle de la belle mort, rappelant que certaines maladies sont longues et souffrantes? N’est-il pas possible que cette vision de la mort pousse au silence les personnes atteintes d’un cancer incurable qui pourraient parfois intégrer la perception des autres au point de ne plus voir la pertinence de parler? Cela pourrait porter plusieurs personnes atteintes d’un cancer incurable à taire une part de ce qu’elles vivent et engendrer une souffrance importante (dans le rapport à soi-même, si on se fie à la définition de Ricoeur, Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994). Cela rappelle aussi l’importance d’œuvrer afin d’ouvrir un espace social ou l’expression de la souffrance, de la maladie et de la mort pourrait se déployer.

En effet, dans plusieurs cas, l’atténuation de la souffrance semble aller de pair avec la possibilité même de communiquer; la souffrance se définissant justement, entre autres, par le fait de ne pas pouvoir se dire, se raconter (Ricoeur, Reference Ricoeur, Von Kaenel and Ajchbaum-Boffety1994). Comme le souligne Gagnon (Reference Gagnon2006):

« La souffrance, […] est un mal qui affecte la capacité d’expression, elle est un sentiment que les autres ne comprennent pas ou qu’ils sont indifférents, que la parole s’est rompue […]. L’absence de souffrance – ou son atténuation – à l’inverse est une confiance dans les mots, sentiment d’être compris, possibilité de la communication, de la transparence ou d’un rapport direct de soi à l’autre et de soi à soi. »

(Gagnon, Reference Gagnon2006, p. 111).

Toutefois, tel que nous l’avons constaté, toute parole n’est pas nécessairement soulageante, à l’instar du silence. Il semble que cela dépende de l’accueil réservé à cette parole. L’écoute est-elle véritable? La parole est-elle traitée avec respect (notamment au plan des limites de la personne qui partage son expérience)? Le pouvoir dire d’autrui est-il véritablement respecté? Ces constats mettent en lumière l’importance de communiquer en adoptant une attitude d’écoute véritable qui se fonde dans un respect du désir de la personne. Tant au niveau des proches que des intervenants psychosociaux ou médicaux, cette habileté communicationnelle est cruciale. En effet, mieux comprendre la souffrance de ces femmes contribue à questionner plus adéquatement leurs désirs et leurs craintes, à ouvrir un espace communicationnel fertile et respectueux.

Finalement, notons que toutes les femmes rencontrées, y compris celles qui ne parlent pratiquement à personne de leur maladie et de leur souffrance, ont accepté de participer à une entrevue où elles allaient être appelées à parler de leur souffrance et du cancer. Cela porte à croire que le souhait de parler existe chez toutes ces femmes, à des degrés divers. Cette volonté de s’exprimer semble témoigner d’un désir, d’une recherche de lieu où la parole, le silence et la souffrance pourraient être accueillis, ou encore du souhait de laisser une trace, un héritage.

Footnotes

*

Nous remercions l’Agence de la santé publique du Canada qui a subventionné la présente recherche. Les positions exprimées ne reflètent pas nécessairement les positions de l’Agence de la santé publique du Canada. Nous tenons également à remercier Alexandre Carle pour sa contribution à la présente recherche.

1 À notre connaissance seules deux recherches portent spécifiquement sur les femmes âgées atteintes de cancer. Une est axée sur les femmes âgées atteintes de cancer qui sont aidantes naturelles et porte sur les répercussions sur leur rôle d’aidante. L’autre compare l’ajustement psychologique de ces femmes au fait d’être atteintes du cancer à l’ajustement psychologique de femmes plus jeunes. Parrish et Adams (Reference Parrish and Adams2003), « An Exploratory Qualitative Analysis of the Emotional Impact of Breast Cancer and Caregiving Among Older Women », Care Management Journal, 4 (4), p. 191–197. Roberts, Cox, et Reintgen, (Reference Roberts, Cox and Reintgen1994), « Psychological adjustment to breast cancer in older women », Cancer Control, 1, p. 367–371.

2 Le diagnostic d’un cancer incurable est un événement qui est considéré comme un traumatisme potentiel par divers auteurs (American Psychiatric Association, 2000; Clément-Hryniewicz et Paillaud, Reference Clément-Hryniewicz and Paillaud2008).

3 L’étude de Cordova, Cunningham, Carlson, et Andrykowski (Reference Cordova, Cunningham, Carlson and Andrykowski2001), notamment, relève certains effets du fait de parler ou non de son cancer sur le bien être des gens, avançant que le fait de parler de son cancer serait lié à de plus faible taux de dépression et un plus important bien être. Une étude de Badr et Carmack Taylor (Reference Badr and Carmack Taylor2006) renseigne aussi sur les contraintes sociales et la communication des couples dont une personne est atteinte de cancer, relevant notamment les contraintes sociales existant parfois au sein de la communication (tel que le déni, l’évitement et les conflits).

4 Tout le courant de promotion du bien vieillir ne sombre heureusement pas dans cet excès, plusieurs études visant plutôt à relever les aspects plus constructifs du vieillissement plutôt que de ne le considérer qu’en termes de dégénération. Toutefois, certaines définitions du bien vieillir incluent le concept d’être en santé et autonome (ex. Rowe et Kahn, Reference Rowe and Kahn1997), ce qui ne correspond évidemment pas à la réalité de toutes les personnes âgées, particulièrement lorsqu’elles sont atteintes d’un cancer incurable.

5 Notamment au plan de l’emploi et des finances (prêts, assurances, etc.), au plan social et affectif, etc.

6 Le cancer serait considéré comme une maladie effrayante, un fléau, une maladie contagieuse, un ennemi invisible, une maladie culpabilisante (dont on est responsable). Il serait la figure du mal, du déclin, de l’affaiblissement, de la mutilation et de la dégradation du corps, etc.

7 Il est à noter qu’il est certain que les termes « douleur » et « souffrance » se recoupent, car tant la douleur purement physique que la souffrance purement psychique sont des cas limites, distingués ici comme « idéal type ».

8 Cet exemple de discrimination ne témoigne évidemment pas d’un choix « libre » de garder le silence. Le choix est, d’une certaine manière, imposé de l’extérieur par la crainte de perdre son emploi. Toutefois, nous l’avons ici classé dans la catégorie « silence choisi », puisque la participante décide de ne pas parler pour éviter la souffrance accrue qui découlerait d’une perte d’emploi.

9 Cette réflexion de la participante témoigne aussi d’une vision que cette femme a de son corps qui semble être particulièrement souffrante. Un article sera consacré à la souffrance vécue par les femmes âgées atteintes d’un cancer incurable en lien avec leur expérience de leur corps.

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Tableau 1: Données sociodémographiques