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Visions d'Europe, Bronislaw Geremek et Robert Picht (dir.), Paris: Odile Jacob, 2007, 467 pages.

Published online by Cambridge University Press:  17 December 2008

Chantal Lavallée
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
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Abstract

Type
REVIEWS / RECENSIONS
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2008

Au Conseil européen de juin 2005, à la suite des référendums négatifs en France et aux Pays-Bas sur le Traité constitutionnel de l'Union européenne (UE), entraînant un blocage dans le processus de ratification, les chefs d'État et de gouvernement ont décidé de lancer une période de réflexion. L'objectif de cette démarche est, dès lors, de susciter un débat mobilisateur susceptible de relancer le processus de réforme dont l'UE a grandement besoin. C'est dans ce contexte que s'inscrit l'ouvrage collectif Visions d'Europe, dirigé par le député européen et historien, Bronislaw Geremek, et par le sociologue et vice-recteur du Collège d'Europe, Robert Picht. Ce livre constitue l'aboutissement d'une série de rencontres, de travaux et de débats sur les réformes institutionnelles et les perspectives de l'intégration européenne. Cette entreprise de grande envergure a regroupé des personnes issues de plusieurs milieux politiques et académiques, disciplines des sciences humaines, générations et pays membres, et les a invitées à proposer leurs visions de l'UE, dans la perspective ambitieuse de la repenser.

Cet ouvrage présente d'abord des réflexions sur la crise traversée par l'UE au printemps 2005, point de départ de ce vaste débat européen. Geremek, conscient que l'idée même d'une UE en crise est contestée, s'attarde à comprendre les tenants et les aboutissants de cette période trouble et ce faisant, introduit avec brio tous les enjeux abordés dans les différents chapitres du livre. Dominique Schnapper, sociologue, s'interroge, pour sa part, sur le projet politique qu'est l'Europe qui, selon elle, reste à construire avec la volonté des gouvernants et de la société civile. Éric Le Boucher, journaliste, jette, quant à lui, un regard pessimiste sur l'esprit communautaire, dont il confirme la disparition, et en appelle à un nouveau plan de construction susceptible de relancer l'Europe en panne.

L'ouvrage est structuré en quatre chapitres présentant différentes visions des grands défis auxquels est confrontée l'UE. Le premier chapitre porte sur la dimension démocratique de l'Europe, souvent au cœur des débats sur son avenir. Jean-Louis Bourlanges, député européen, insiste sur la particularité de la démocratie communautaire pour nuancer le débat sur le déficit démocratique de l'UE, alors que son collègue, Jens-Peter Bonde, fait part de la position de l'intergroupe «SOS-Démocratie» du Parlement européen en faveur d'une part, d'une réforme de la Convention et d'autre part, de la convocation d'une nouvelle Convention sur la base de sept propositions. Guillaume McLaughlin, conseiller politique au Parlement européen, pose la question différemment, mais maintient qu'une constitution européenne demeure nécessaire et fait le point sur le compromis trouvé par le Conseil européen, en juin 2007. Larry Siedentop, professeur de science politique, présente, pour sa part, le problème en termes de crise de légitimité et propose de corriger la situation, entre autres, avec la création d'un Sénat européen. Quant à son collègue, Wolfgang Wessels, il passe en revue et évalue différents scénarios possibles sur l'avenir de l'Europe pour éviter sa stagnation. Puis, l'état de la question de la démocratie et de la légitimité dans l'UE est réalisé par Anja Thomas, son assistant de recherche.

Dans le second chapitre sont présentées diverses visions relatives aux défis de la cohésion sociale, économique et culturelle en Europe. Ainsi, Andras Inotai, économiste, insiste sur la nécessité de mettre en place des politiques sociales et d'emploi communautaires afin d'assurer la compétitivité globale européenne, alors que son collègue, Tito Boeri, prétend qu'en la matière, l'UE doit plutôt privilégier l'échange de données, mais maintenir la concurrence entre les différents modèles sociaux européens. D'ailleurs, pour Bernd Marin, le modèle social européen n'existe tout simplement pas au-delà de la rhétorique; il n'est ni prévu ni encouragé. Hartmut Kaelble s'intéresse, à titre d'historien, à l'héritage et aux défis de l'immigration, dont l'Europe doit tenir compte dans l'élaboration d'une politique plus efficace et plus responsable. Dans cette optique, Anna Triandafyllidou s'interroge sur l'intégration des immigrés et propose une approche européenne fondée sur la démocratie parlementaire et la négociation ouverte. Umberto Eco, écrivain, philosophe et linguiste, rappelle que l'Europe est le fruit d'un métissage et qu'elle a toujours su s'enrichir au contact d'autres cultures sans en perdre son identité. Par conséquent, elle a tout à gagner des migrations d'aujourd'hui. C'est une question de perspective. Ce chapitre offre deux contributions faisant l'état de la question, l'une réalisée par Ruby Gropas, sur la cohésion sociale et culturelle, et l'autre par Mathieu Briens et par Francesca Doria, sur les défis de la cohésion sociale et économique.

Le troisième chapitre fait allusion de façon très originale à un débat d'actualité en Europe avec l'adhésion de la Turquie, et portant sur ses frontières. Heinrich August Winkler, historien, nous fait part de ses doutes à l'égard du lien traditionnellement établi entre expansion et force politique. Il considère plutôt que l'UE sera une véritable puissance globale lorsqu'elle consolidera tant le «nous» européen que ses structures et son fonctionnement. Par contre, Peter Van Ham, professeur de relations internationales, croit davantage que c'est en imitant la construction des États, qui par les guerres ont consolidé leur identité et leurs territoires, que l'UE s'affirmera politiquement. Sa collègue, Kalypso Nicolaidis cherche plutôt à identifier «Les fins de l'Europe», en soulignant les hypothèses, les débats et les visions sur les frontières européennes qui ne sont pas déterminées, mais bien choisies politiquement. Jacques Rupnik souligne, dans le même sens, que ce «nouvel ordre européen démocratique» ne doit pas dénaturer l'UE, qui est forcée de s'interroger sur sa finalité et son identité politique (p. 299). Ainsi, l'élargissement à l'Est constitue, selon lui, l'étape déterminante du projet européen. Enfin, Hans Vollaard, doctorant en science politique, présente l'état de la question des «frontières et limites de l'intégration européenne» (p. 317).

Le quatrième chapitre regroupe des contributions très intéressantes sur une dimension rarement débattue dans le débat sur l'avenir de l'Europe, celle de la pertinence de construire une mémoire commune. Pour Tzvetan Todorov, philosophe et linguiste, s'il y a bien un projet européen, celui-ci doit valoriser la pluralité des mémoires de ceux qui le composent. Dans la même optique, Anne-Marie Thiesse reconnaît que la construction d'une mémoire commune, si elle contribue à forger un sentiment d'appartenance, n'en contient pas moins sa part de dangers et que l'UE doit d'abord engager une profonde réflexion collective sur des questions fondamentales telles que sa finalité et ses motivations. Également, Bo Strath, historien, émet certaines craintes à l'égard de cette volonté politique de construire une histoire de l'Europe à partir d'expériences partagées. Il prétend plutôt que l'UE demeure une entreprise pluraliste, constituée de visions «aussi multiformes que contestées» (p. 373). Ute Frevert précise que la réflexion sur l'avenir de l'UE renvoie en même temps à une vision unificatrice de son passé et, dès lors, elle s'interroge, en tant qu'historienne, sur le rôle de l'histoire pour «soutenir le processus d'européanisation» (p. 383). Jacques Le Goff nous rappelle que l'Europe «est un produit de l'histoire» dont les héritages, qui lui viennent surtout du Moyen Âge, devraient lui servir d'assises pour faire face à son avenir. Finalement, l'état de la question sur la mémoire commune européenne est proposé par Daniel Brückenhaus, doctorant en histoire.

En conclusion, Picht nous livre une analyse très riche sur l'Europe réelle, en pleine mutation en raison de facteurs internes et externes, qu'il présente comme un long processus continu d'apprentissage et d'expérimentation à la grandeur du continent.

Cet ouvrage est ainsi stimulant et rafraîchissant. Sa structure entraîne une lecture dynamique et nous amène tout droit au cœur de vastes débats. En effet, chaque chapitre cerne d'abord une problématique, où se confrontent les visions parfois convergentes et parfois divergentes de praticiens et de chercheurs d'expérience, puis se conclut par «l'état de la question» réalisé par de jeunes chercheurs. Ainsi, tout au long de la lecture, nous prenons connaissance de la teneur des débats et de la diversité des angles d'analyse, révélant la nature complexe et multidimensionnelle de l'UE et, par conséquent, des réformes institutionnelles à engager.

Ce collectif est d'une extrême richesse grâce aux visions d'Europe qu'il propose. Il décloisonne les débats, en les situant dans une perspective pluridisciplinaire nécessaire pour saisir leur nature et leur portée. En invitant autant des acteurs politiques de la construction européenne que des journalistes et des universitaires, Geremek et Picht réussissent à rendre compte de la réalité européenne. Contrairement à ce qui est souvent dit, celle-ci évolue rapidement, mais les auteurs ont su anticiper la relance du processus avec un traité modificatif désormais appelé le Traité de Lisbonne, dont la ratification est actuellement en cours. Cet ouvrage est ainsi plus que jamais d'actualité, car il nous aide à saisir les développements actuels, mais aussi ceux à venir puisque les analyses abordent des questions de fond, s'inscrivant dans la perspective à moyen et à long terme de la construction européenne.

Enfin, ce livre se présente à la fois comme un ouvrage de référence et comme une boîte à idées. Il est susceptible d'intéresser autant les représentants des cercles politiques, actifs à l'échelle nationale et européenne, les chercheurs et les intellectuels de tous les horizons que les individus européens et non européens voulant comprendre l'état actuel et les perspectives de l'intégration européenne, en cette période charnière de son histoire. L'UE amorce, en effet, un processus de réforme institutionnelle aussi nécessaire que difficile et devant lui permettre de relever les défis posés par l'élargissement et par la nouvelle donne internationale. Bronislaw Geremak, considéré un grand européen, est décédé le 13 juillet 2008, á l'âge de 76 ans.