INTRODUCTION
La thèse défendue dans cet article est que l'isosyllabisme ne constitue pas un critère suffisant du vers français, et que la composante rythmique est constitutive de son identité. Trois types de preuves seront apportés au débat:
1) il y a dans les vers par rapport à la prose un effort certain pour éviter les juxtapositions d'accents, en particulier dans les syntagmes nominaux (nom+adj. ou adj.+nom) Nous cherchons à montrer qu'il y a aussi évitement dans les vers de longues suites de voyelles atones. Le vers travaille sur l'alternance des positions marquées et non- marquées et évite surtout les heurts.
2) la reconnaissance de l'isosyllabisme est facilitée par la structure rythmique, c'est-à-dire par la répétition de cellules rythmiques simples comme 01 ou 001 (ïambe / anapeste). Un examen de l'expérience de Cornulier (Reference Cornulier1982), qui introduit un vers syllabiquement irrégulier dans chaque strophe du Djinns de Victor Hugo, montrera que la reconnaissance du ‘vers boîteux’ est grandement facilitée par le fait que celui-ci déploie une structure rythmique différente des autres vers de la strophe.
3) une revue de l'histoire de l'isosyllabisme explique la rareté des vers et des hémistiches impairs.
Il est indéniable que la plupartFootnote 2 des vers classiques français sont isosyllabiques. Néanmoins, on s'est souvent demandé si l'isosyllabisme à lui seul constitue la condition nécessaire et suffisante de la métrique de ces vers, comme le prétend Cornulier (Reference Cornulier1982: 11–69).Footnote 3 Depuis l'essai de Scoppa (Reference Scoppa1814) plusieurs tentatives ont été faites pour démontrer que la métrique du français comporte une composante accentuelle, dont l'essai marquant de Lusson-Roubaud (1974) et le livre de Volkoff (Reference Volkoff1978).Footnote 4 Beaudouin (Reference Beaudouin2002) fait valoir le profil rythmique du vers classique; mais en maintenant la distinction entre mètre et prosodie elle n'accorde pas au rythme un rôle structurant dans l'organisation du vers. Une telle décision est compréhensible car, comme elle le constate (2002:38):
La question de l'accent de vers dans l'alexandrin est donc le lieu d'âpres débats tout comme celle de l'accent dans la langue.
Bien que Beaudouin (Reference Beaudouin2002: 230) ait pris le parti de faire marquer l'accent de mot dans le traitement automatique de son corpus,Footnote 5 une autre théorieFootnote 6 soutient que le seul accent proprement linguistique est celui qui marque une limite de syntagme:
Dans la foule des mortsFootnote 7 #, en fuyant #, l'a laissé #; (Mithridate, vers 6.)
ce qui donne dans le premier hémistiche un seul accent à la position 6. D'autres critiques, tout en acceptant la présence de l'accent à l'intérieur de l'hémistiche, lui refuse un rôle structurant. Selon Gouvard (Reference Gouvard1999: 86):
Les accents à l'intérieur du vers sont distribués de manière aléatoire, sur n'importe quelle voyelle numéraire.
et pour Gasparov (Reference Gasparov1996: 144), qui commente comme suit la répartition des accents dans l'alexandrin:
[. . .] all variations of stress placement in lines and hemistichs occur here with a frequency dictated only by the natural rhythm of the French language and nothing else.
Mais un accent qui marque une limite de syntagme est presque toujours un accent qui marque aussi une unité lexicale à faible fréquence d'occurrence et donc indispensable au message.Footnote 8 Un accent qui marque une telle limite est ainsi un accent sur un mot plein. Alors, dans un hémistiche comme
Dans la foule rageus(e) #
faut-il marquer seulement l'accent de groupe, bien que ‘foule’ soit aussi un mot plein à faible occurrence? Puisqu'il s'agit ici d'un syntagme nominal (dorénavant SN) il n'est pas question d'une limite de syntagme entre nom et adjectif vu qu'il s'agit d'une unité syntagmatique. En français moderne, selon certains critiques,Footnote 9 l'accent de mot s'efface partout en faveur de l'accent de groupe. Je pense qu'il vaudrait la peine d'évaluer les implications de cette opinion, bien que l'opinion contraire, qui aboutit au maintien de l'accent tonique de mot au sein du syntagme, gagne actuellement du terrain.Footnote 10
Du point de vue linguistique, le SN (adjectif+nom/nom+adjectif) est un cas limite en ceci, qu'il constitue une unité tant syntagmatique que prosodique. Si l'accent linguistique ne marque que la limite du syntagme, il s'ensuit que l'accent de mot sur la première composante du SN s'efface. Or Racine pensait autrement. Au vers 95 du troisième acte de Bajazet, il écrit ‘L'autre, avec des regards / éloquents, pleins d'amour', où la sixième position est marquée par l'accent de mot sur la première composante d'un SN.Footnote 11 Puisque des SN tels que ‘doute mortel’, ‘fol amour’, ‘doux empressements’ abondent chez Racine, comment se fait-il que les collocations ‘mortel doute’, ‘amour fou’, ‘empressements doux’ se remarquent si rarement chez ce dramaturge? Si le seul accent métriquement pertinent était celui qui délimite l'unité syntagmatique, on devrait trouver indifféremment les occurrences où les accents de mot sont juxtaposés. Ce n'est pas le cas.
Dans le théâtre tragique de Racine, le SN joue un rôle important en intensifiant le rapport affectif des personnages avec les auditeurs. L'étude d'un passage de 682 mots pris au hasard dans Bajazet,Footnote 12 en révèle trente-et-une occurrences, ce qui fait contraste avec la prose narrative de Gil Blas, par exemple, où l'on en trouve cinqFootnote 13 dans un passage d'une longueur équivalente. La rareté des SN qui comportent une juxtaposition d'accents de mot (monosyllabe y/ disyllabe xy/ trisyllabe wxy)→(monosyllabe z) est d'ailleurs encore plus apparente dans le texte intégral de Phèdre (Racine, Reference Racine and Knight1943), où je compte 539 SN dont seules les occurrences suivantes semblent montrer une rencontre d'accents de mot:
32 ‘heureux temps’; 212 ‘beau sang’; 264 ‘grands dieux’ (trois occurrences); 389 ‘dernièr(e) heure’; 437 ‘yeux seuls’; 513 ‘bon droit’; 556 ‘beau lien’; 689 ‘nouveaux charmes’; 729 bruit sourd’; 945 ‘glorieux père’; 1073 ‘malheureux père’; 1093 ‘grands crimes’; 1338 ‘champ libre’; 1505 ‘l’oeil morne’; 1517 ‘front large’; 1529 ‘main sûre’; 1547 ‘malheureux fils’ (deux occurrences); 1556 ‘généreux sang’; 1623 ‘fils chaste’; 1649 ‘cher fils’Footnote 14.
Abstraction faite d'une locution figée à un seul accent (‘bruit sourd’) et des phrases dont l'adjectif ou le nom est à fréquence d'occurrence relativement élevée,Footnote 15 et ‘L'oeil morne’ ou l'adjectif est modifié par ‘maintenant’ (L'œil # morne maintenant)Footnote 16 aussi bien que ‘fils chaste’ ou l'adjectif est coordonné à un autre (C'est moi qui sur ce fils # chaste et respectueux), il reste dix SN qui comportent une rencontre d'accents,Footnote 17 soit 1.85% des 539 SN que j'ai trouvés dans le texte.Footnote 18
Billy (Reference Billy2003: 400) propose qu'une telle rareté s'explique par référence aux structures de la langue: la longueur des mots, leur composition phonologique et leur ordre, ‘qui entre en interférence avec les contraintes métriques’. Quant à l'occurrence des heurts accentuels, il constate que la tendance à éviter de tels chocs est également apparente dans la prose (Billy, Reference Billy2003: 394). Mais si on accepte, avec Gasparov, que la structure accentuelle du vers est déterminée exclusivement par le ‘rythme naturel’ de la langue française (1996: 144)Footnote 19, il s'ensuit que deux échantillons, un de vers et un de prose, sélectionnés au hasard, montreront la même fréquence de heurts accentuels. Pour tester cette hypothèse, nous avons comparé la fréquence de heurts accentuels dans un extrait d'une tragédie de Racine à celle dans un échantillon prélevé sur un roman de Lesage (voir Annexe 1).
Le témoignage de ces passages s'avère déterminant. Si l'on ne marque que l'accent tonique des mots pleins, le passage en vers comprend un seul heurt accentuel, tandis que le passage en prose, d'une longueur équivalente, en compte sept. Qui plus est, dans le passage en vers, les accents juxtaposés sont séparés par une limite de syntagme, tandis que six sur les sept occurrences dans le passage en prose se situent au sein d'une phrase.Footnote 20 En attendant une enquête plus approfondie, cette comparaison tend à démontrer que les heurts accentuels sont plus fréquents dans la prose que dans les vers. Ce qui implique à son tour que le poète s'impose une contrainte lorsqu'il s'agit de la répartition des accents au sein de l'hémistiche.
Pour récapituler:
1. malgré l'abondance relative des SN dans le texte de Racine, on remarque une très faible fréquence de heurts accentuels.
2. en comparant les vers avec la prose on trouve que la tendance à éviter la juxtaposition d'accents est nettement plus marquée chez le poète. Le passage en vers montre 102 accents contre 121 en prose.
Si c'est le cas que la distribution des accents au sein de l'hémistiche est sujette à contrainte, qu'en est-il de la distribution des voyelles atones? Pour revenir à notre analyse des passages donnés dans Annexe 1, une fois marqué l'accent tonique de mot dans le passage en vers, les occurrences d'une suite de plus de deux voyelles atones sont au nombre de 23, dont cinq comprennent plus de trois syllabes.Footnote 21 Quant à la prose, les occurrences sont au nombre de 58 dont 27 comprennent plus de trois syllabes.Footnote 22 Tout en tenant compte de la longueur maximum de l'unité syntagmatique dans l'hémistiche, les proportions relatives des accents et des suites de voyelles atones démontrent clairement encore une fois que le poète se soucie plus que le prosateur d'obtenir une alternance persistante de l'accent.Footnote 23
LA FAMEUSE QUESTION DU CONTRE-ACCENT
Les témoignages historiques des phénomènes prosodiques sont notoirement rares, mais la phonologie confirme dans l'ancienne langue le statut linguistique du contre-accent dans les trisyllabes oxytons dans les cas où l'effacement de la voyelle prétonique est bloqué.Footnote 24 Malgré l'effacement progressif du mot comme unité phonologique de base de la phrase, il est possible que cet accent – tout comme l'accent tonique – ait persisté sous une forme atténuée jusque dans le français moderne. Tandis que ‘l'accent secondaire’ de Rigault (Reference Rigault1970) est une entité affective qui relève exclusivement du domaine de la parole, on peut envisager le contre-accent comme une composante linguistique sujette à une règle d'effacement. A l'encontre de la perspective qui verrait une distinction binaire entre les accents proprement ‘linguistiques’ (accent de groupe, et, probablement, accent de mot) et le contre-accent qui relèverait plutôt de la fonction affective de la parole, j'ai proposé d'y voir une hiérarchie d'accents, le contre-accent s'effaçant en juxtaposition à un accent tonique de mot (Pensom, Reference Pensom2000: 136).
Pour infirmer l'objection que le contre-accent est un phénomène non linguistique dû à la position de l'accent tonique, on peut citer un cas tel que ‘Et moi, fils inconnu / d'un si glorieux père’ (Phèdre v. 945).Footnote 25 La rareté d'une telle juxtaposition d'accents chez Racine invite à la lecture ‘000001’, ce qui effacerait complètement le profil prosodique d'un adjectif antéposé à faible occurrence.Footnote 26 Si l'accent de mot remplit une fonction informationnelle, c'est la langue qui fournit au poète le moyen d'assurer la saillance prosodique d'une lexie dont la syntaxe accuse l'importance sémantique. Si on accepte en revanche que l'accent tonique de ‘glorieux’ s'efface afin d'éviter un choc accentuel, dans quel sens un accent sur la première voyelle peut-il résulter de la position de l'accent tonique? Qui plus est, si la position de cet accent relève exclusivement du domaine de la parole, pourquoi pas ‘glorieux'’ (000101)? Selon ma théorie, l'accent tonique effacé de ‘glorieux’, laisse subsister seul le contre-accent, ‘glorieux’ ce qui semble appuyer le statut autonome de cet accent.Footnote 27
Si l'on admet la tendance à introduire une certaine saillance prosodique quelque part dans une telle suite de voyelles atones, on peut toutefois objecter qu'une semblable mise en relief dépend plus de la volonté du récitant que d'un principe qui régit la répartition des accents dans l'hémistiche. Le contre-accent se trouve partout dans le français parlé et écrit/récité, et quant à la possibilité que la distribution de cet accent soit sujette à des règles qui génèrent des profils accentuels invariants d'informateur en informateur, il existe au moins une étude rudimentaire du problème dans un extrait de conversation (Pensom, Reference Pensom2000:127–134, 157–172).Footnote 28 La question mérite d'être examinée de plus près.Footnote 29
Alors, si l'on accepte ma conception du contre-accent, les passages reproduits dans la première Annexe doivent être modifiés; la fréquence de suites de voyelles atones est réduite (voir l'Annexe 2). Dans cette nouvelle version, le passage de Racine montre 13 occurrences d'une suite de plus de deux voyelles atones dont trois comportent plus de trois syllabes.Footnote 30 De même, le passage de Gil Blas montre 36 suites de plus de deux voyelles atones dont 7 comportent 4 syllabes et deux en comportent 5.
RYTHME ET MÉTRIQUE
Dans son livre sur le vers classique, Beaudouin pose la question suivante: ‘le rythme n'est-il qu'agencement habile de traits de la langue commune?’ (2002: 236). En décidant de ne pas introduire de marquage métrique dans le traitement de son corpus, Beaudouin laisse ouverte la question des rapports du mètre et du rythme, quitte à y revenir dans sa conclusion. Là elle constate que:
Le mètre désigne les structures qui se répètent systématiquement tandis que le rythme désigne une organisation, une forme identifiable qui s'inscrit dans un mètre donné (2002: 410).
S'agit-il en effet d'une opposition entre mètre et rythme ou d'une interdépendance? Il se peut que cet ‘agencement habile’ désigne un système de contraintes plutôt qu'une série d'ajustements ad hoc. Un tel système régirait la répartition des accents au sein de l'hémistiche de façon à faciliter la perception de la quantité invariante du décompte syllabique.
Certes, la ‘langue commune’ se soucie peu d'éviter les rencontres d'accents. Dès que domine la fonction référentielle du langage, les chocs se produisent: ‘il y a un haut mur ‘; ‘deux vieux chiens’; ‘Pierr(e) vend cher ses énorm(es) pins’; ‘gants noirs’; ‘briqu(es) cru(es)’; ‘bras fort’. Si la rareté relative de telles occurrences dans la prose soignée invite à croire à l'opération d'un mécanisme qui règle le profil prosodique de la phrase en assurant l'alternance de l'accent, ce mécanisme serait à l'oeuvre dans les vers d'une façon plus contraignante encore.
Dans une expérience ingénieuse, Cornulier a trouvé que la perception de l'isosyllabisme était uniquement une question de nombre syllabique (1982: 11–69). Ayant fait lire ou entendre à ses informateurs un texte de Hugo où il avait introduit des vers syllabiquement irréguliers, il conclut que l'équivalence syllabique constitue à lui seul le critère nécessaire et suffisant de la métrique française. Ni la durée objective du vers ni la présence de la rime ne sont pertinentes à la perception de l'isosyllabisme. Pour lui, l'identification d'un ‘vers faux’ s'accomplit exclusivement grâce au sentiment d'une interruption de la réitération du nombre syllabique. Mais abstraction faite de l'isochronie et de la rime comme conditions de la perception de l'isosyllabisme, il reste toujours la question du rôle du rythme dans cette perception. Pour Cornulier (Reference Cornulier1982: 59):
L'égalité en nombre syllabique ne peut être métrique que parce qu'elle est instinctivement sensible [..].
Pour illustrer cette perception instinctive, il nous invite à tester notre compétence en lisant (à haute voix?) la suite suivante:
quantité
apéro
Nicolas
échapper
inégal
reconnu
syllabant
grammatical.
La suite ‘est faite de mots de même nombre syllabique à une exception près’. D'accord, mais cette perception instinctive porte-t-elle uniquement sur le nombre syllabique? Dans ce cas, l'aberrance syllabique de ‘grammatical’ est surdéterminée par l'alternance rythmique. Même si l'on accepte que les trisyllabes portent un seul accent tonique, ‘quantité’, ‘apéro’ etc., on accepterait beaucoup plus difficilement que ‘grammatical’ soit simplement oxytonique.Footnote 31 Si mes arguments ont quelque poids, ‘grammatical’ aura aussi un accent contre-tonique et partant un rythme ‘ïambique’, ce qui le différencie nettement du point de vue rythmique des autres mots de la suite, notés soit ‘001’ soit ‘101’. Se pose ainsi la question suivante: au moment de la perception de l'équivalence syllabique, quel est le rapport qu'entretient la configuration rythmique avec le décompte syllabique?
On sait que le ‘tic-tac’ d'une pendule est en réalité ou ‘tic-tic’ ou ‘tac-tac’.Footnote 32 Mais, comme le constate le neurophysiologiste,Footnote 33 toute perception est perception de différence, ce qui va droit à l'encontre de l'énoncé que la métrique se fonde uniquement sur la perception de l'égalité numérique des vers, l'isosyllabisme étant un principe arbitraire et indépendant des structures linguistiques.Footnote 34 On peut voir le rythme comme une structure qui ‘s'inscrit dans un cadre métrique défini par le nombre’ (Beaudouin, Reference Beaudouin2002: 418); reste tout de même la possibilité d'un rapport dynamique entre le rythme et le nombre, en sorte que c'est le rythme qui rendrait possible de noter des irrégularités dans le décompte syllabique.
Revenons à l'expérience de Cornulier où il trouve que l'identification des ‘vers faux’ des ‘Djinns Boîteux’Footnote 35 est déterminée uniquement par la variation du décompte syllabique. Voici le texte tel que l'imprime Cornulier, moins les deux strophes enneasyllabiques qui sont de son propre cru:
2
Ici on remarque que le vers syllabiquement aberrant est le seul à présenter une unité ‘anapestique’.
3
Dans cette strophe, le rythme établit une norme ‘anapestique’ qu'interrompt l'’ïambe’ du vers aberrant.
4
Footnote 36 Ici, le cinquième vers est le premier à comporter un ‘anapeste’ (et, en passant, le rallongement de la voyelle à une limite de syntagme intérieure, ‘#’, ce qui permet aussi la décomposition du vers en 3+2).
5
Ici, le septième vers est le seul à être exclusivement ‘ïambique’. Un vers de cinq syllabes ne permet pas une solution intégralement ‘ïambique’. Il est à remarquer que les vers restants se composent d'une unité ‘anapestique’ plus une unité ‘ïambique’.
6
Le vers syllabiquement aberrant ne se distingue pas rythmiquement.
7
Dans ce cas, le vers 7 est rendu rythmiquement dépareillé par les deux accents sur les trois premières voyelles dont un initial. Le second accent se détache de manière inattendue sur le fond d'une norme où les trois premières syllabes ne montrent qu'un seul accent.
8
Ici, les deux accents de ‘déraciner’, seul tétrasyllabe de la strophe, suffisent à signaler le syllabisme anormal du vers.
8
Ici, le vers aberrant se trahit par son accent initialFootnote 37 et sa structure ‘dactylique’ régulière.
7
Ici rien de rythmiquement distinctif, mais on remarque que le vers anisosyllabique est le seul à montrer un ‘dactyle’ médian.
6
Contraste rythmique faible. Le vers identifié comme anormal commence par 001, ce qui fait contraste avec les trois vers précédents qui commencent par 010.
5
Dans ce cas, l'impossibilité des vers ïambiques de cinq syllabes fait que le vers anormal se détache vivement contre un fond uniforme de vers à dominante ‘anapestique’.
4
Aucun contraste rythmique perceptible.
3
Le vers ‘ïambique’ se détache sur le fond ‘anapestique’.
2
Le vers anormal est le seul à porter un accent initial.Footnote 38
Cette analyse montre que dans dix cas sur quatorze (soit 71%) le vers syllabiquement aberrant est aussi rythmiquement dissonant. Il est ainsi possible que le facteur rythmique soit entré en jeu pour cette minorité des informateurs consultés par Cornulier qui ont repéré les ‘vers boîteux’.Footnote 39 Il reste alors à démontrer si oui ou non l'isosyllabisme est le principe métrique nécessaire et suffisant des vers français. A l'instar de Cornulier, nous proposerons une expérience.
Si l'on présume que la répartition des accents au sein de l'hémistiche est celle du discours, comme le fait Gasparov, et que l'isosyllabisme est la condition nécessaire et suffisante de la ‘métricité’ des vers français, comme le fait Cornulier, il s'ensuit que n'importe quelle suite de phrases hexasyllabiques, rimée ou non,Footnote 40 lue à haute voix, sera perçue comme ayant une valeur métrique. Lisons à haute voix les passages suivants:
(a) Parc(e) qu'il n'a pas revu ce qu'il avait refait, un(e) promess(e) vid(e) de sens, pour dir(e) vrai, ne vaut rien. Mais en vrai bon ami, à cause de ma vieill(e) mèr(e), il était enfin prêt à me fair(e) fair(e) la pose.
(b) Gérard Dumarsais a bien de la chanc(e). Sa femm(e) bien-aimé(e), Marguérite, ne quitt(e) presque plus l'endroit où ell(e) vit en paix depuis bien des anné(es). Un(e) rencontre bienheureus(e) apportait un bonheur innocent.
(c) Ce brave homm(e)-là tient à ce que j'en parl(e). Sa bell(e) jeun(e) femm(e), quoique très maigr(e), ne détest(e) pas Port au Prince où elle habit(e) depuis plus de vingt deux ans.Un tel choc, bien que cruel, ne peut pas nuire à un bonheur doux.
Lequel de ces trois passages, lus à haute voix, déclenche le plus immédiatement une impression de ‘métricité’? Si c'est le passage (a) qui nous convainc d'emblée de son statut métrique, alors mon hypothèse est infirmée, puisqu'il se conforme exactement à la définition de l'alexandrin formulée par Beaudouin (Reference Beaudouin2002: 418), c'est-à-dire qu'il se compose de quatre ‘vers’ dont chacun comporte deux ‘hémistiches’ de six syllabes dont la sixième et la douzième portent un accent:
On remarque ici deux suites de 5 syllabes atones et une de quatre, et 7 rencontres d'accents, d'où on peut conclure que la répartition des accents à l'intérieur de l'hémistiche dans ces ‘vers’ ne joue aucun rôle dans notre perception de leur ‘métricité’.Footnote 41
En revanche, le choix du passage (b) nous engage à accepter la ‘métricité’ des ‘vers’ qui ne doit rien à l'isosyllabisme.Footnote 42
Vu l'irrégularité du décompte syllabique ici, notre sentiment de la ‘métricité’ du passage ne s'explique que par l'absence totale d'accents juxtaposés et de suites de plusieurs voyelles atones, c'est-à-dire par une stricte alternance de l'accent. Ce qui laisse entendre que la notion de ‘vers’ peut subsister même dans l'absence d'une équivalence syllabique. Un tel résultat ouvre évidemment la voie à un réexamen des rapports qu'entretiennent les vers isosyllabiques avec les ‘vers libres’ (voir Pensom, Reference Pensom1998).
Le sentiment de ‘métricité’ que peut provoquer ces ‘vers’ anisosyllabiques est dissipé par une série de substitutions qui détruisent l'alternance de l'accent tout en conservant le profil syllabique:
(c)
Nous sommes arrivés au ‘français de tous les jours’- au ‘natural rhythm’ de Gasparov – ou les rencontres d'accents et les suites de voyelles atones se produisent au hasard.
L'ISOSYLLABISME: RÉALITÉ HISTORIQUE
Jusqu'à l'avènement du ‘vers libre’, la poésie française moderne était le plus souvent isosyllabique. Comme le souligne Cornulier dans son exposé de ‘la loi des 8 syllabes’, les vers sans césure comportaient un maximum de 8 syllabes, cette limite étant imposée par la capacité métrique de l'auditeur/ lecteur.Footnote 43 Cette capacité serait purement numérique et indépendante de la faculté linguistique. Mais les conclusions formulées par Beaudouin font valoir la présence dans son vaste corpus d'une quantité considérable d'hémistiches qui montrent une alternance régulière de l'accent:
[. . .] on observe que les séquences d'hémistiches les plus fréquentes sont: H- 010101 (qui regroupe les formes H-000101, H- 010101 et 010001) et H- 001001 qui couvrent 65% des hémistiches (2002:414).
et:
[. . .] le vers des tragédies de Racine emploie plus fréquemment les modèles rythmiques les plus réguliers (001001 et 010101): il n'y a que 25% de seconds hémistiches ‘irréguliers’ contre 31% chez Corneille (2002: 389).Footnote 44
Comment le rythme pourrait-il faciliter la perception de la régularité du nombre syllabique? S'agissant de la perception dans l'espace, l'œil saisit presque instantanément un ensemble d'objets en tant que configuration spatiale. Il n'en est pas de même pour l'oreille, qui perçoit le nombre syllabique comme une série dans le temps. Parallèlement au fait que le vers de douze syllabes se décompose en deux groupes de six syllabes, le rythme permet la décomposition de l'hémistiche en unités encore plus simples. Tout comme il est possible de spécifier le nombre d'un assemblage de six objets dans l'espace en l'analysant en 3+3 ou 2+2+2, de même nous pouvons reconnaître le nombre syllabique d'un hémistiche en sommant ses cellules rythmiques: vv/ + vv/ ou v/ + v/ + v/.Footnote 45
Pourquoi Verlaine a-t-il fait un si grand cas des ‘vers impairs’? Il est évident que si les ‘impairs’ avaient été d'un usage général chez les poètes français, sa préférence n'aurait rien eu de surprenant.Footnote 46 La préférence générale pour les ‘vers pairs’ n'empêche pas que la ‘loi des 8’ agrée les unités métriques de 5 ou de 7 syllabes comme étant parfaitement licites.Footnote 47 Mais si le nombre constitue la condition nécessaire et suffisante des vers français, comment expliquer la rareté de l'impair, soit dans les vers simples soit dans les vers complexes? Si le rythme des vers est tout simplement celui du discours et que le mètre n'est rien qu'une affaire de nombre, les unités métriques de 5 ou 7 syllabes devraient, selon la ‘loi des 8’ être aussi fréquentes que les autres.
La ‘loi des 8’ décrète aussi que les décasyllabes et les alexandrins classiques se décomposent en unités plus simples, 4+6 et 6+6 respectivement. Mais pourquoi faut-il que ces unités se composent de nombres pairs? Si, comme dans l'alexandrin, c'était la symétrie qui régnait, le décasyllabe aurait pu se composer dès le début de deux hémistiches de 5 syllabes. Et si, inversement, l'alexandrin avait été calqué sur le 4+6 du décasyllabe, pourquoi pas deux hémistiches inégaux de nombre impair – 5+7, solution bien compatible avec la ‘loi des 8’?
Une réponse à ces questions ressort de la découverte de Beaudouin au sujet de la fréquence élevée des hémistiches ‘ïambiques’ et ‘anapestiques’ chez Racine. Il est clair comme le jour que les vers/hémistiches de 5 ou 7 syllabes ne peuvent pas se prêter à des solutions qui consistent en la répétition d'une même unité rythmique, soit ‘v/’ soit ‘vv/‘.Footnote 48 Il s'ensuit que c'est le nombre pair qui rend possible la fréquence relativement élevée des hémistiches rythmiquement ‘réguliers’ chez Racine, ce qui témoigne d'une conscience chez le poète d'une norme métrique où le principe de l'alternance de l'accent joue un rôle structurant indispensable.
Si l'on accepte que l'accent lexical du français a une fonction informationnelle, la ‘marque fondamentale’ de Roubaud, adoptée par Beaudouin, devrait être modifiée afin de distinguer les lexèmes à fréquence d'occurrence faible de ceux qui ont une fréquence élevée; à l'effet de baisser le taux d'accents juxtaposés. L'accent contretonique modifierait de même le profil accentuel de l'hémistiche/vers en diminuant la fréquence des suites de voyelles atones.Footnote 49
Mon argument cherche à réhabiliter le rythme comme composante constitutive de la structure du vers. En revanche, l'isosyllabisme, comme condition nécessaire et suffisante des vers français, envisage le rythme du vers comme ‘bruit’ plutôt que comme ‘information’. Mais si l'on accepte que la répartition des accent à l'intérieur de l'hémistiche/vers est structurée, on est alors en mesure de la voir porter du sens, particulièrement dans les vers lyriques.Footnote 50 Alors, la structure rythmique des vers aurait deux fonctions: primo, elle servirait à rendre sensible l'équivalence syllabique des vers; secundo, elle fournirait une matière première pour la création d'équivalences rythmiques au niveau du discours poétique.
L'hypothèse que je soutiens trouve un appui dans une bibliographie variée: dans le domaine de la psychologie cognitive, Hurford (Reference Hurford1987: 93–118) montre que les informateurs ne reconnaissent instantanément que les ensembles de deux ou trois unités. Dans le domaine de la métrique comparative, une communication de Fabb et Halle (Reference Fabb and Halle2005) propose que les vers métriques se composent généralement d'unités binaires et ternaires. Côté musicologie, Maw (Reference Maw2006) met en valeur une corrélation significative entre la structure rythmique des vers et celle de la monodie française médiévale. Si ces arguments sont probants, ils ouvriront des pistes prometteuses pour l'étude de l'histoire de la versification française.
Il se peut que la structure prosodique de la langue en évolution ait favorisé en français moderne une norme métrique qui dicte une alternance rythmique moins marquée que celle des vers de la période médiévale, où abondaient l'octosyllabe,Footnote 51 le décasyllabe et les vers impairs. A titre d'exemple: l'abandon du décasyllabe par le Ronsard des sonnets en faveur de l'alexandrin a pu marquer une mutation dans la structure prosodique de la langue ouvrant la voie à un vers plus susceptible d'un mouvement ‘anapestique’. Si l'on constate que l'abondance relative des vers impairs avant, grosso modo, 1600, cède à l'hégémonie des vers pairs dans la période moderne, reste le problème du penchant de Verlaine pour les impairs; penchant qui s'explique peut-être par le fait que l'impair interdit qu'un vers se compose exclusivement de la répétition d'une même unité rythmique.Footnote 52 Il imite, par conséquent, le ‘rythme naturel' de la langue parlée, tout en gardant la possibilité d'une stylistique d'équivalences rythmiques entre certains vers.Footnote 53 Quant aux ‘vers libres’, il s'ensuit que l'abandon de l'isosyllabisme n'a pas entraîné forcément celle de l'alternance structurée de l'accent. Ceci étant, on peut envisager, en l'absence de l'équivalence syllabique, la survieFootnote 54 d'une stylistique fondée sur l'équivalence de groupes rythmiques.