Ces dernières décennies, le paysage métaéthique a été modifié par l’apparition d’un nouveau protagoniste : le constructivisme métaéthique. D’abord endossé par des philosophes de renom, comme John Rawls et Thomas Michael Scanlon, le constructivisme métaéthique s’est rapidement diversifié. Sont apparues des versions kantiennes du constructivisme, défendues par Christine Korsgaard, Onora O’Neill ou Jürgen Habermas et, plus récemment, des versions humiennes, développées par Sharon Street ou James Lenman. Le constructivisme occupe dorénavant une place de choix sur la scène métaéthique et s’impose comme un acteur avec lequel il faut compter. Mais quelles sont les ambitions du constructivisme métaéthique? Et quelles sont ses caractéristiques distinctes?
Il est désormais très courant de présenter le constructivisme métaéthique comme une «troisième voie». Selon cette perspective, le constructivisme métaéthique est une position qui cherche à s’emparer des avantages des positions métaéthiques plus traditionnelles — le réalisme et l’expressivisme — sans avoir à en assumer les coûts. Aaron James considère ainsi que
[l]es conceptions constructivistes [...] sont animées par un sentiment d’insatisfaction à l’égard des réponses standards. [...] Le constructivisme cherche une «troisième voie», c’est-à-dire une position qui se passe de la métaphysique du réalisme, mais qui continue d’expliquer la vérité, l’objectivité, la connaissance et la motivation morales dans des termes ordinaires qui échappent au scepticisme (James, Reference James and Lafollette2013. Je traduis).
Les constructivistes sont à la recherche d’une position ontologiquement et épistémologiquement économique. Ils veulent éviter d’avoir à présupposer qu’il existe une réalité morale indépendante de nous ou que nous possédons une faculté spéciale qui nous permet de saisir cette réalité. Ils veulent néanmoins également pouvoir affirmer la possibilité de la connaissance et de l’erreur morales. Tout en affirmant que les normes morales sont construites plutôt que découvertes, ils veulent maintenir une forme d’objectivité morale et échapper au scepticisme et au relativisme radical.
Ils accordent de ce fait très souvent une place centrale à la notion de «procédure». Si, pour les constructivistes, les normes sont construites, leur construction n’est pas une création libre de toute contrainte. Elle est encadrée par un certain nombre de règles. La procédure définit l’ensemble des règles qui régissent la construction des normes. Elle impose à la construction un certain nombre de conditions idéalisées qui garantissent l’objectivité des normes.
Plus récemment, les constructivistes ont mis l’accent sur la notion de «point de vue pratique». Ils estiment que les normes sont l’expression du point de vue pratique occupé par l’agent. Dans cette perspective, la procédure joue simplement un rôle médiateur, permettant le passage du point de vue pratique aux normes.
Finalement, les constructivistes se distinguent des réalistes en ce qu’ils considèrent que la vérité normative ne dépend pas de l’adéquation de notre jugement avec une propriété indépendante de nous, mais qu’elle est simplement la conclusion d’un raisonnement bien conduit. Ils s’accordent avec les expressivistes en ce qu’ils considèrent que les normes dérivent de l’attitude des agents. Ils s’en distinguent néanmoins en affirmant que ces normes possèdent une forme d’objectivité et une prétention à la vérité.
Mais les constructivistes sont-ils à la hauteur de leurs ambitions? Parviennent-ils à faire émerger une nouvelle position métaéthique, qui soit à la fois complète et originale et qui parvienne à supplanter les options traditionnelles?
Nombreux sont ceux qui, dès l’essor initial du constructivisme, ont émis un certain nombre de réserves et pointé les difficultés auxquelles le constructivisme est confronté. Ils ont notamment souligné que le constructivisme fait face au problème de l’incomplétude métaéthique (Darwall, Gibbard et Railton, 1992). Il n’est en effet pas évident que le constructivisme métaéthique apporte une réponse aux questions dont on considère en général qu’elles constituent les quatre questions fondamentales de la métaéthique : la question ontologique, la question épistémologique, la question sémantique et la question psychologique (Ogien, Reference Ogien and Engel2000, p. 215-217). Certaines formes de constructivisme, comme le constructivisme rawlsien, laissent volontairement sans réponse certaines questions métaéthiques, comme la question ontologique. De plus, lorsque les constructivistes s’efforcent de clarifier leurs réponses aux questions métaéthiques, ils sont confrontés à la question de savoir si leur position se distingue véritablement des options traditionnelles, et en particulier du réalisme (Hussain et Shah, 2006).
Les critiques du constructivisme ont également soulevé le problème de l’indétermination normative du constructivisme métaéthique. Les constructivistes, affirment-ils, risquent de devoir admettre que le résultat de la procédure de construction n’est pas déterminé par avance et qu’on peut finalement aboutir à des conclusions normatives qui entrent en contradiction avec nos intuitions. Il se pourrait par exemple que celui qui, comme Caligula, prend plaisir à torturer des innocents ait une raison morale de le faire. Les constructivistes seraient contraints d’accepter des résultats contre-intuitifs et ne parviendraient pas à préserver l’objectivité morale.
Les articles réunis dans ce dossier apportent, chacun à leur façon, des éléments de réponses à ces questions fondamentales. Ils se penchent sur différentes versions du constructivisme et permettront au lecteur, notamment francophone, d’avoir un aperçu de la diversité du constructivisme contemporain. Plusieurs de ces textes ont été présentés, dans des versions préliminaires, lors de diverses éditions des «Journées de métaéthique» qui rassemblent régulièrement les chercheurs francophones qui s’intéressent à la métaéthiqueFootnote 1.
Dans mon article intitulé «John Rawls métaéthicien?», je place au cœur de ma réflexion la question de l’incomplétude du constructivisme rawlsien. Rawls, en effet, a adopté un agnosticisme ontologique, qui n’affirme ni ne nie l’existence d’une réalité morale indépendante de nous. Plutôt que d’accepter la conclusion généralement admise selon laquelle le constructivisme rawlsien est une position métaéthique incomplète, je propose une interprétation de rechange. L’agnosticisme ontologique n’est pas un défaut de position métaéthique, mais l’effet d’une position métaéthique particulière, qui disqualifie le questionnement ontologique au profit du questionnement épistémologique. En refusant de répondre à la question ontologique, Rawls affirme, selon moi, que la question qui se pose en morale n’est pas la question de savoir s’il existe des faits moraux indépendants de nous, mais plutôt celle de savoir si les principes normatifs que nous acceptons sont justifiés. J’ajoute qu’ainsi compris, le constructivisme rawlsien gagne en attractivité : il se révèle capable de saisir l’historicité non-relative des normes.
Dans «L’avenir contextualiste du constructivisme métaéthique : le constructivisme humien amendé», Jocelyn Maclure finit également par aborder la question de l’historicité spécifique des normes. Il choisit néanmoins de se concentrer sur un autre type de constructivisme, le constructivisme humien développé par Sharon Street. Après avoir pointé ce qui rend cette position plus attractive que le réalisme moral et le constructivisme kantien, il souligne les carences qu’elle continue néanmoins de présenter. Selon lui, la réponse de Street à la question de savoir quelle est l’origine de la moralité n’est pas suffisante. Street relie la moralité aux pressions de l’évolution, mais celles-ci ne suffisent pas à expliquer certains principes moraux plus altruistes, comme l’égale dignité des personnes, qui sont pourtant au cœur de nos intuitions morales. Maclure développe alors un constructivisme humien amendé qui soutient que le développement de la morale est intimement lié à l’intersubjectivité historique et, en particulier, aux mouvements collectifs de lutte pour la reconnaissance. On aboutit alors à un constructivisme humien qui s’avère non seulement plus compatible avec les sciences de la nature, mais également avec les sciences sociales.
David Rocheleau-Houle se penche lui aussi sur le constructivisme humien de Sharon Street dans «Le quasi-réalisme et l’argument de la coïncidence». Il interroge l’un des arguments clefs de Street, l’argument de la coïncidence, qu’elle formule comme une objection épistémologique à l’encontre du réalisme. Dans «A Darwinian Dilemma», paru en 2006, Street affirme que les réalistes sont contraints d’admettre une étrange coïncidence : ils sont obligés d’affirmer que les forces de l’évolution, qui sont à la source de nos intuitions morales, nous ont, d’une certaine façon, conduits à ces vérités normatives indépendantes, dont, en tant que réaliste, ils affirment l’existence. Rocheleau-Houle pose la question de savoir si cet argument, dont la cible initiale était une forme de réalisme robuste, s’applique également au quasi-réalisme, comme Street l’a plus tard affirmé dans «Mind-Independence Without the Mystery: Why Quasi-Realists Can’t Have It Both Ways» (2011). Il soutient que tel n’est pas le cas, arguant du fait que les quasi-réalistes ne sont pas contraints d’attribuer un quelconque rôle explicatif aux entités normatives. Les enjeux de la question que pose Rocheleau-Houle sont importants puisque, pour Street, l’argument de la coïncidence n’est pas simplement une objection formulée contre le réalisme. C’est également un argument décisif en faveur du type de constructivisme qu’elle développe. Mais si son argument n’affecte pas le quasi-réalisme, le constructivisme n’est plus la seule option possible et la question se pose de savoir en quoi le constructivisme se distingue du quasi-réalisme.
Dans leur texte intitulé «Fondamentalisme ou constructivisme des raisons? Les limites du réalisme normatif de Thomas Scanlon», Patrick Turmel et Félix Aubé Beaudoin abordent eux aussi à leur manière la question de la complétude et de l’originalité du constructivisme métaéthique. Ils interrogent la position de Scanlon qui, dans la famille du constructivisme métaéthique, occupe une position tout à fait singulière. Scanlon soutient que seul un processus de réflexion minutieux, qui inclut la méthode de l’équilibre réfléchi, permet de découvrir les vérités normatives, ce qui le rapproche des constructivistes. Il considère néanmoins que les raisons morales existent indépendamment de nous, ce qui en fait un réaliste des raisons. Turmel et Aubé Beaudoin questionnent la pertinence de cette position mixte et mettent en lumière ses coûts théoriques. Si Scanlon adopte un fondamentalisme plutôt qu’un constructivisme des raisons, c’est notamment parce qu’il est préoccupé par le problème de l’indétermination. La méthode de l’équilibre réfléchi peut, pense-t-il, conduire à n’importe quel résultat, y compris à un résultat qui heurterait nos intuitions morales fondamentales. Turmel et Aubé Beaudoin soulignent néanmoins que les constructivistes, dans une version kantienne aussi bien que dans une version humienne, ont en réalité les moyens de résoudre cette difficulté. Finalement, la préférence de Scanlon en faveur de l’indépendance des faits normatifs par rapport à la perspective de l’agent apparaît comme une pétition de principe.
Étienne Brown discute quant à lui, dans «Kantian Constructivism and the Normativity of Practical Identities», l’une des thèses fondamentales du constructivisme kantien développé par Christine Korsgaard. Comme le constructivisme humien, le constructivisme kantien affirme que la vérité normative dérive du point de vue moral de l’agent. Mais, à la différence de Street, Korsgaard estime qu’il existe une vérité normative inconditionnelle. Korsgaard accorde une place essentielle à la notion d’identité. Les différentes identités que nous endossons sont, estime-t-elle, pourvoyeuses des raisons normatives. Être une mère, être chrétienne me donne des raisons d’agir de telle façon plutôt que de telle autre façon. Mais si toutes ces identités sont contingentes, il existe, selon Korsgaard, une identité fondamentale, mon identité en tant qu’être humain, qui me donne des devoirs inconditionnels. Korsgaard considère en outre que la valorisation de cette identité fondamentale est la condition de possibilité de toute valorisation. C’est cette dimension transcendantale de l’argument de Korsgaard que Brown conteste. Il remet en question l’idée selon laquelle la valorisation de mon identité en tant qu’être humain est la condition de possibilité de la valorisation et de la dévalorisation de mes identités contingentes. Il souligne qu’une conception cohérentiste de l’identité permet également de réfléchir à la valeur de certaines de mes identités : je peux très bien renoncer à l’une de mes identités contingentes en la confrontant à une autre de mes identités contingentes. Brown soutient également qu’il n’est pas non plus évident que mon identité en tant qu’être humain doive avoir priorité sur mes autres identités. Le point de vue de la contribution au bien-être pourrait, selon lui, être mieux placé pour jouer ce rôle.