Introduction
Dans les années 1990, le Québec a connu une grande réforme nommée « virage ambulatoire », qui visait à passer d’un modèle hospitalocentrique dans la dispensation des services à un modèle domicilocentrique (Hébert, Tourigny, et Gagnon, 2004). Ce mouvement de désinstitutionalisation a d’ailleurs été entamé dans plusieurs pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Hofmarcher, Oxley, et Rusticelli, 2007). En réponse à la désinstitutionalisation des services de santé et sociaux, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) démontre aujourd’hui une forte préoccupation pour la qualité des services dispensés à la population. Pour cause, si la désinstitutionalisation a certains effets positifs comme l’humanisation des services, elle modifie aussi considérablement l’offre de services, créant ainsi certaines difficultés. Notamment, la coordination des services s’avère beaucoup plus difficile, puisque la désinstitutionalisation provoque une multiplication des lieux de pratiques. Cette préoccupation se traduit, entre autre, par la mise en place de réseaux de services intégrés (RSI) pour certains usagers prioritaires comme les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement.
Si l’intégration des services prend place au cœur des priorités gouvernementales actuelles, le MSSS voit la coordination comme le constituant fondamental de l’intégration des services, la qualifiant même de ciment de l’intégration (Québec, 2004). La prescription de dispositifs formels de coordination comme la gestion de cas et le guichet unique, visant à soutenir l’intégration aux niveaux stratégique, tactique et opérationnel (clinique) (Québec, 2007), illustre l’importance accordée au concept de coordination dans ce projet gouvernemental d’intégration. Malgré la mise en priorité de dispositifs formels et planifiés de coordination, une grande incertitude continue d’entourer le processus même de la coordination dans les pratiques de soutien à domicile pour les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement (Couturier, Carrier, Gagnon et Chouinard, 2007).
Dans cet article, nous nous intéressons à l’objet « coordination » conçu comme un processus complexe (Alexander, Reference Alexander1998; Boltanski et Thévenot, 1991; Chisholm, Reference Chisholm1989; Espinosa, Lerch, et Kraut, 2004; Malone et Crowston, 1991) se déployant dans le cadre d’activités professionnelles de gestion de cas, qui sont constitutives d’un réseau de services intégrés pour les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement. Prenant de plus en plus d’importance dans ces réseaux de services intégrés, la gestion de cas apparaît aussi comme le dispositif professionnel de coordination le plus souvent prescrit dans les pays avancés en matière de coordination (Chen, Brown, Archibald, Aliotta et Fox, 2000). En fait, la gestion de cas est identifiée internationalement comme un des principaux modèles de coordination des soins, conçu pour les clientèles vulnérables présentant des problèmes multidimensionnels sans égard à la spécificité de la morbidité (Chen et al., Reference Chen, Brown, Archibald, Aliotta and Fox2000). Au Québec, comprise comme un dispositif professionnel à visée intégratrice, la gestion de cas est dotée d’un mandat qui la rend imputable de la coordination interprofessionnelle et inter-établissement pour les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement et dont la situation de maintien à domicile s’avère intense et multidimentionnelle (Hébert et al., Reference Hébert, Tourigny and Gagnon2004).
En somme, ce texte vise à présenter une conceptualisation conventionnaliste des pratiques de coordination dans le secteur du soutien à domicile pour les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement à partir des actions professionnelles des gestionnaires de cas. Ainsi, nous voulons comprendre le processus de coordination, notamment sous l’angle de sa capacité à arrimer des pratiques professionnelles aux dispositifs techniques et sociaux de l’intégration des services. Cette conceptualisation est le produit de résultats de recherche de notre thèse de doctorat (Carrier, Reference Carrier2011), qui est inscrite dans le cadre de l’équipe de recherche Enraciner l’intégration des services aux personnes âgées fragiles dans les pratiques des dirigeants, des gestionnaires, des intervenants, des aînés et de leurs proches aidants (Enraciner). Cette équipe est incluse dans une programmation de recherche plus générale, soit l’Équipe de recherche sur la fragilité, qui est financée par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC).
Méthodologie et cadre théorique
Nous avons opté pour une stratégie d’étude de cas unique imbriquée, c’est-à-dire sur l’étude d’un seul cas comprenant des unités d’analyse de niveaux différents (Yin, Reference Yin2003). Le cas que nous avons étudié pour documenter l’objet « coordination » est celui des pratiques professionnelles de la gestion de cas dans le contexte de l’intégration des services aux personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement au Québec. Nous avons examiné les activités de coordination menées dans les pratiques professionnelles des gestionnaires de cas dans les trois centres de santé et de services sociaux (CSSS) qui ont participé au projet de recherche Enraciner: un en milieu méga urbain, un en milieu urbain et un en milieu semi-rural. Représentant nos unités d’analyse, ces CSSS ont été sélectionnés sur la base de la nature contrastée des territoires qu’ils occupent, puisque nous savons que l’intégration n’adopte pas la même forme selon les ressources disponibles, qui varient grandement d’un établissement à l’autre (par exemple, la présence de services de troisième ligne). Nous voulions ainsi dégager les conditions transversales des pratiques professionnelles de coordination dans différents contextes de CSSS.
Trois collectes de données ont été réalisées de janvier 2009 à février 2010 : 1. une analyse documentaire, 2. des entretiens d’explicitation, 3. de l’observation directe. Les trois collectes de données ont été couvertes par les certificats éthiques émis par deux établissements universitaires et par les trois CSSS participants. Elles ont été réalisées et analysées par le chercheur principal de la présente recherche et comparées avec d’autres résultats, qui ont été produits dans le cadre l’équipe Enraciner pour des fins de validation. Premièrement, l’analyse documentaire (Cellard, Reference Cellard, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer and Pires1997) a consisté en un travail descriptif visant à relever les éléments prescrivant les activités professionnelles de coordination pour chacune des unités d’analyse (CSSS) de l’étude. Nous avons effectué une lecture exhaustive des documents afin de codifier des éléments suivant une grille de lecture comportant six paramètres : 1. coordination inter-établissement, 2. guichet d’accès unique, 3. gestion de cas, 4. outil unique d’évaluation couplé à un système de classification des besoins, 5. système de communication partageable et continue de données cliniques, 6. plan de services individualisés (PSI). Ces paramètres composent le modèle d’intégration conçu par le programme de recherche sur l’intégration des services pour le maintien de l’autonomie (PRISMA) (Hébert et al., Reference Hébert, Tourigny and Gagnon2004). Nous les avons choisis du fait qu’ils ont été retenus par le MSSS pour faire le suivi de l’implantation des composantes des réseaux de services intégrés aux personnes en pertes d’autonomie liée au vieillissement (Québec, 2007). Ensuite, nous avons produit un travail de reconstruction analytique, qui, d’une part, contraste les caractéristiques spécifiques à chacun des territoires de CSSS et, d’autre part, met en lumière les attributs transversaux de ces derniers donnant lieu à un portrait des éléments qui prescrivent les pratiques professionnelles de coordination des gestionnaires de cas. Si dans cet article, les résultats de l’analyse documentaire ne sont pas explicitement présentés, ce portrait a été essentiel pour réaliser l’analyse transversale afin de bien comprendre, distinguer et définir les contextes de pratique de chacun des CSSS.
Deuxièmement, les entretiens d’explicitation (Vermersch, Reference Vermersch2000) consistent en une technique, qui vise à faire expliciter des savoirs tacites ou difficilement dicibles par la verbalisation de l’action passée. Les entretiens menés dans le cadre de cette étude portaient sur 18 situations cliniques provenant des trois CSSS participants, un nombre de situations qui nous a permis d’atteindre une saturation théorique pour le traitement des données. Ces situations ont été construites autour d’un épisode de soin récent ayant nécessité l’admission en gestion de cas d’une personne en perte d’autonomie liée au vieillissement demeurant à domicile et recevant des services de soutien à domicile du CSSS. Pour que les situations cliniques soient retenues pour l’étude, les personnes âgées devaient avoir 75 ans ou plus, être admises en gestion de cas depuis au moins six mois et être capables de relater de manière fiable l’histoire des services qu’elles ont reçus. Ce dernier critère a été retenu pour convenir aux exigences de la recherche de l’équipe Enraciner. Les entretiens ont été réalisés auprès des 14 gestionnaires de cas qui sont intervenus dans au moins un des 18 cas cliniques, certains gestionnaires de cas ayant présenté plus d’un cas clinique. Les gestionnaires de cas ont été sélectionnés à partir de cas correspondants aux critères d’inclusion et qui ont été repérés par la cheffe de programme du secteur du soutien à domicile pour personnes âgées en perte d’autonomie liée au vieillissement de chacun des CSSS à l’étude. L’ensemble des gestionnaires de cas avait une formation de travailleur social de niveau universitaire. Les entretiens effectués auprès des gestionnaires de cas visaient à faire décrire à ces derniers les interventions récentes, qui avaient été réalisées dans le dossier, principalement sur le thème de la coordination. Les entretiens ont été retranscrits et ont fait l’objet d’une codification au moyen du logiciel Nvivo 7. Au terme, nous avons produit une analyse thématique pour réduire les données et ensuite élaborer une synthèse des thèmes figurant dans le corpus (Paillé et Mucchielli, 2003).
Troisièmement, l’observation directe (Kohn et Nègre, 2003; Patton, Reference Patton2002) a consisté à suivre pas à pas, de façon continue, six gestionnaires de cas. Ceux-ci devaient présenter les caractéristiques suivantes : 1. assumer une fonction de gestion de cas reconnue par l’établissement, incluant un mandat inter-établissements et interdisciplinaire quant à la coordination, 2. avoir une charge de cas dans le secteur des services à domicile pour les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement, 3. posséder une expérience de trois ans et plus à titre de gestionnaire de cas. Nous avons réalisé un total de 190 heures d’observation. Pour réaliser ce travail d’observation, nous avons élaboré une grille d’observation, qui vise à produire un compte rendu décrivant avec précision les situations de coordination (Laperrière, Reference Laperrière and Gauthier2003). Nous avons conçu un modèle de compte rendu comportant deux sections distinctes. La première section a servi à consigner les informations factuelles telles que le lieu, la date, la durée de l’observation et le type de participants. La seconde section a été élaborée à partir de la théorie des conventions de Boltanski et Thévenot (1991) que nous définirons plus bas. Cette section comprend cinq types d’éléments descriptifs : 1. la description des situations de coordination, incluant les types d’activités et leurs buts, 2. la description des interactions et des rapports entre les acteurs participant à la situation, 3. la description des conventions partagées par les acteurs dans leurs pratiques de coordination, 4. la description des objets de désaccord ou de controverse obligeant les acteurs à défendre leur point de vue dans le cadre d’une épreuve, au sens où l’entend la théorie des conventions, 5. la description des compromis élaborés en réponse à ces désaccords. Le travail d’analyse des données issues de l’observation a été fait à partir des notes d’observation pour effectuer un exercice de réduction et de reconstruction inductive des normes, des règles, des gestes professionnels et des cultures pour reconstruire le sens de l’action (Laperrière, Reference Laperrière and Gauthier2003),
Au terme, ces trois collectes de données ont été analysées de façon transversale pour reconstruire les régimes d’actions entourant les activités de « coordination » en appui sur la théorie des conventions (Boltanski et Thévenot, 1991). « Une convention est […] un ensemble de critères, un ensemble de repères auxquels des individus confrontés à des situations incertaines, se réfèrent pour décider des comportements qu’ils vont adopter » (Nizet, n.d.). Les conventions renvoient à sept cités qui possèdent chacune un principe d’action : 1. marchande, l’occasion, 2. industrielle, l’efficacité, 3. domestique, la tradition, 4. civique, le bien commun, le juste, 5. inspirée, la créativité, 6. d’opinion, la notoriété, 7. du projet, la mise en réseau (Boltanski et Chiapello, 1999; Boltanski et Thévenot, 1991). Ces cités consistent en un ordonnancement axiomatisé des régimes d’action (Dodier, Reference Dodier1993), ordonnancement qui structure l’accord social général de la convention au regard d’un plan spécifique de l’action pour une situation donnée. L’analyse, à laquelle nous nous livrons, vise à repérer les conventions qui sont mobilisées dans le cadre des pratiques de coordination de gestion de cas. Les conventions convoquées dans les contextes de pratique ne sont pas issus de cités pures, mais d’un compromis entre certaines de ces mêmes cités. En fait, toute convention survenant dans les pratiques des acteurs professionnels résulte d’une activité d’élaboration d’un compromis entre différents régimes d’action, qui sont potentiellement présents dans une situation donnée.
L’approche conventionnaliste permet d’appréhender la coordination en croisant une coordination produite par les acteurs dans le geste professionnel (par exemple, la production d’un plan de services individualisé (PSI) dans le cadre d’une rencontre multidisciplinaire) et une coordination plus générale produite par les acteurs dans le lien social (par exemple, la convention sociale chez les gestionnaires de cas concernant la faible reconnaissance du PSI). En ce sens, la théorie des conventions apparaît aux yeux même de ses concepteurs (Boltanski et Thévenot, 1991) comme une théorie sociale de la coordination, qui se situe au cœur de toute activité sociale. Ainsi, pour nous, l’analyse des conventions consiste en une reconstruction conceptuelle des compromis à l’œuvre dans les pratiques de coordination de gestion de cas. Ces conventions de compromis nous permettent de reconstituer l’ordonnancement axiomatisé des compromis, qui régissent les régimes d’action généraux de coordination ordinaire et de coordination dédiée que nous définirons plus bas.
Résultats
Dans cette section, nous présentons deux analyses conceptuelles des pratiques de coordination chez les gestionnaires de cas. Ces conceptualisations ont été construites sur la base de l’analyse thématique des entretiens et de l’analyse des notes d’observation desquelles, dans cet article, nous avons extrait certains passages à titre d’illustration. La première analyse conceptuelle porte sur les régimes d’action généraux des coordinations ordinaire et dédiée. Cette dernière a fondé les bases de la deuxième analyse conceptuelle, soit celle des conventions mobilisées dans les pratiques de coordination de la gestion de cas et qui donne lieu à quatre types de compromis.
Coordinations ordinaires et dédiées
Les résultats généraux de cette recherche ont conduit à certains constats contraires à ce à quoi nous nous attendions. Les gestionnaires de cas au Québec sont en principe destinés à la coordination des services pour les cas intenses, c’est-à-dire qui nécessite un bon nombre d’heures d’intervention, et multidimentionnel, donc des cas complexes nécessitant plusieurs professionnels de plusieurs établissements. Nous constatons plutôt que les activités de coordination réalisées par les gestionnaires de cas s’avèrent souvent peu intenses et faiblement multidimensionnelles.
Ce constat analytique nous a permis de reconstruire, dans les pratiques de coordination de gestion de cas, deux régimes d’action généraux de coordination. Un premier que nous nommons régime d’action général de coordination ordinaire et que nous définissons comme étant, à la fois, le produit d’activités professionnelles habituelles ou coutumières incorporées et d’activités informelles. Toutes ces activités ne sont pas spécifiques à la coordination et renvoient à un mode passif de veille de coordination, qui s’articule autour d’une série de moyens de coordination simples requis pour mettre en place des services. Le deuxième régime d’action général est celui de la coordination dédiée. Cette coordination est réalisée de façon rationnelle à partir de dispositifs prévus à cet effet, comme le plan de service individualisé (PSI).
De façon générale et ce pour les trois CSSS à l’étude, les gestionnaires de cas agissent souvent dans le régime d’action ordinaire en adoptant un mode passif de veille par l’entremise d’une grande diversité d’acteurs professionnels (infirmières, ergothérapeute, médecin, etc.), semi-professionnels (les auxiliaires familiales) et non professionnels (les proches aidants) et de dispositifs sociotechniques (dossier clinique informatisé, outil d’évaluation de l’autonomie, requête de service, etc.). Ce sont ces acteurs et ces dispositifs, qui informent les gestionnaires de cas, des événements présentant une intensité et une multidimensionnalité accrues qui, par exemple, pourraient compromettre le soutien à domicile d’un usager et qui justifieraient une coordination dédiée, comme l’illustrent les extraits suivants.
C’est sûr que quand il y a quelque chose, l’auxiliaire vient toujours nous voir directement. Si elle pense qu’il y a un besoin en ergothérapie, pour x raisons, un équipement ne fait plus l’affaire, et elle aurait besoin d’être réévaluée, elle passe par nous. On est vraiment le pivot. C’est bien parce que c’est nos yeux, ces personnes-là, à domicile. Quand il y a quelque chose, ils viennent nous voir et nous en parler. Nous, on peut réagir à ce moment-là et faire une référence en physiothérapie, en ergothérapie, dépendamment du besoin (gestionnaire de cas 10).
Quand je suis entré au dossier, rapidement, j’ai fait une demande pour qu’une ergothérapeute évalue la sécurité à la salle de bain pour qu’on compense les services d’assistance liés à l’hygiène et à la routine du matin. […] Comme je dis, peu d’interventions dans la dernière année, dans le sens qu’après cette coordination, il y a eu l’ergothérapeute qui est entrée de front dans le dossier pour voir à installer les services (gestionnaire de cas 2) .
L’analyse des données empiriques à ce sujet a permis de montrer, que ce mode passif de veille appartenant à une coordination ordinaire provoque un décalage entre les besoins exprimés par le système-client et la réponse apportée à ces besoins par le système de gestion de cas. Ceci soulève l’existence d’une carence sur le plan de la prévention, ce qui oblige les gestionnaires de cas à se montrer réactifs plutôt que proactifs, ce qui n’était pas attendu pour une telle fonction consacrée à la coordination. Donc, dans ce contexte, on peut se demander comment les gestionnaires de cas concilient-ils les diverses formes de coordination en contexte de précarité, d’intensité et de multidimensionnalité? Comment les gestionnaires de cas accordent-ils la coordination ordinaire à la coordination dédiée?
À partir de cette reconstruction analytique des régimes d’action ordinaire et dédiée, nous avons réalisé une analyse conventionnaliste. Donc, pour mieux comprendre les pratiques de coordination effective des gestionnaires de cas, nous reconstruisons, transversalement aux trois CSSS à l’étude, quatre compromis : d’interface, d’inflexion, d’occasion et d’ordonnancement.
L’analyse des conventions: les compromis
Compromis d’interface
Dans le compromis d’interface, le rôle de coordination du gestionnaire de cas est reconnu comme permettant la rencontre entre la cité industrielle, valorisant l’efficacité, et la cité civique, mettant l’accent sur l’intérêt général, et le bien commun. Ce rôle se structure autour d’une tension inhérente à la fonction de coordination du gestionnaire de cas. Ce dernier doit adapter l’offre de services aux besoins des usagers et usagères (personnes âgées), en appui à un projet qui peut être préventif, proactif, humanisant ou autre, dans un contexte où l’offre de services est limitée et où l’efficacité est posée comme principe de valeur supérieure. Dans ces conditions, le gestionnaire de cas doit coordonner les services de façon efficace et efficiente tout en respectant, autant que faire se peut, le bien collectif dans la distribution de ces mêmes services. Par exemple, tous les gestionnaires de cas s’entendent sur le fait que, pour une personne âgée, un seul service d’aide au bain par semaine s’avère nettement insuffisant. Toutefois, ils sont aussi tous d’accords pour dire qu’il vaut mieux offrir un service d’aide au bain une fois par semaine, à toutes les personnes ayant besoin d’un tel service, plutôt que d’en attribuer trois à une seule personne et aucun à deux autres usagers. Ce souci d’équilibrer le besoin et le possible structure influence profondément les activités de coordination des services des gestionnaires de cas. D’ailleurs, nous avons noté que des mesures de réduction de services, temporaires ou permanentes, avaient été prises dans chacun des CSSS étudiés. Ces restrictions exigeaient un ajustement constant sur le plan de la coordination des services. L’extrait qui suit, issu des notes d’observation directe, démontre la tension existante entre les besoins des personnes âgées et la capacité du système à fournir des services adaptés à leurs besoins, un réel défi que rencontrent les gestionnaires de cas.
De nouveaux critères d’attribution des services ont été établis dans le CSSS. L’offre de services est réduite à cause de raisons financières. Dans ce contexte, le gestionnaire de cas doit annoncer à monsieur que les services d’aide au bain seront réduits de trois à un par semaine. Toutefois, le gestionnaire de cas va négocier avec la cheffe de programme pour inscrire monsieur au programme de mesures d’exception. Le gestionnaire de cas justifie la demande par les problèmes d’odeur qui sont causés par le manque d’hygiène. Les résidents de la résidence d’hébergement privée se plaignent de ces odeurs. La réduction des services d’aide à l’hygiène peut donc compromettre le maintien à domicile et nécessiter une relocalisation en hébergement public. Les mesures d’exception ont alors été acceptées (gestionnaire de cas 10).
Le compromis d’interface est la convention dans laquelle s’ancre la coordination ordinaire et, donc, le mode passif de veille. En effet, les gestionnaires de cas adoptent le mode passif de veille en mettant à contribution les ressources professionnelles, semi-professionnelles, informelles et sociotechniques pour complémenter leur capacité à donner des services. Ainsi, la coordination dans le compromis d’interface se fonde tout d’abord sur une coordination ordinaire, qui privilégie l’usage de ressources non dédiées à la coordination pour coordonner les services de façon efficace et juste. Mais, comme nous le verrons plus loin, ce compromis est inhérent à toutes les conventions compromissoires de coordination, que nous avons reconstruites à partir des observations auxquelles nous avons procédé dans le cadre des pratiques de gestion de cas.
Compromis d’ordonnancement
La deuxième convention reconstruite est celle du compromis d’ordonnancement, dans une logique de mise en ordre des modes d’intervention. Ce compromis fait appel à des valeurs relevant non seulement des la cité industrielle et la cité civique, mais aussi de la cité domestique. Cette dernière est fondée sur l’assujettissement des rapports sociaux issus de la tradition professionnelle. La coordination n’est donc plus déterminée ou contrôlée par les dispositifs professionnels et sociotechniques du réseau de services intégrés, dont celui de la gestion de cas, mais plutôt par les rapports structurés et établis par la tradition, que celle-ci soit professionnelle ou organisationnelle. Ceci en fait donc un compromis issu d’une coordination ordinaire. Nous constatons l’existence d’un compromis de ce genre notamment entre les professionnels et les organisations appartenant à l’univers médical et au monde non médical; pensons à la relation entre les médecins et les gestionnaires de cas. C’est ce que montre l’extrait suivant que nous avons tiré des entretiens.
Ça s’est fait vite parce que le médecin, je ne l’avais pas beaucoup de mon côté, dans le sens que, quand j’appelais, c’était vite, vite, vite au téléphone, puis il me raccrochait presque la ligne au nez parce qu’il était occupé. Il disait : « Bien, vous savez, oui, on sait le contexte: la fille nie beaucoup les pertes de sa mère. » Mais, en même temps, je trouvais qu’il banalisait aussi les pertes de la dame. Moi, je voyais clairement qu’elle hallucinait des personnes qui venaient à son domicile. Je rapportais au médecin tous les exemples vite, vite au téléphone. Je parlais rapidement pour essayer d’être capable de lui dire le plus d’informations possible, mais ce qu’il me faisait comme réponse, c’était : « C’est normal, c’est la vieillesse, compte tenu de son âge. Je suis allé la voir dernièrement et ça ne m’inquiète pas. » Je pense que je l’ai relancé deux fois, puis je lui avais envoyé le papier médical pour enclencher la demande d’hébergement. Puis c’est ça qui faisait que ça ne passait pas pour une demande d’hébergement parce que, dans son document, ça ne faisait pas ressortir les pertes cognitives de la madame; il n’y avait pas de diagnostic, il n’y avait rien, et moi, j’essayais de pousser de son côté pour qu’il pose un diagnostic qui fasse en sorte que ça soit accepté (gestionnaire de cas 7).
Nous pouvons voir aussi le compromis d’ordonnancement dans la mise en œuvre des programmes de désengorgement des hôpitaux. En effet, ces programmes ordonnent la coordination en priorisant les besoins des hôpitaux aux dépends de ceux du soutien à domicile du CSSS en matière de gestion des lits de courte durée. Dit autrement, il se fait un ordonnancement des rapports organisationnels. Dans la mise en œuvre de ces dispositifs, nous pouvons clairement définir les objets de compromis entre trois cités. Les programmes de désengorgement des hôpitaux visent à accroître l’efficience des services hospitaliers à vocation de courte durée (cité industrielle) au moyen d’un programme écrit énonçant des principes de bien commun (cité civique), qui a pour objectif d’ordonner les rapports organisationnels dans la gestion des lits d’hôpitaux considérés comme prioritaires (cité domestique). L’extrait qui suit illustre l’ordonnancement des rapports organisationnels dans le contexte d’un tel programme.
Pour le désengorgement, on doit répondre, habituellement, dans un délai de 48 à 72 heures. Paf! […] Par contre, ça donne des moyens au CLSC, mais surtout à nos usagers, puis c’est pour ça qu’on le fait. […] Mais, en même temps, moi, je vous dirais que l’ensemble de ces programmes-là, tant mieux celui qui passe. Malheureusement, on est rendus quasiment vers ça, celui qui passe à l’hôpital, parce qu’il va pouvoir bénéficier d’une intensification des services. Le même usager qui a la même problématique et qui reste à la maison n’aura pas accès aux mêmes services. Ce sont des gens qui ont transité par l’hôpital qui peuvent sortir en désengorgement des hôpitaux. […] il faut dire qu’on peut quand même prioriser des demandes d’hébergement quand la situation est très urgente à domicile, mais jamais une réponse aussi rapide et sans compromission non plus (gestionnaire ce cas 14) .
Compromis d’occasion
Le troisième compromis que nous dégageons est celui d’occasion, au sens d’un moment qui appelle l’engagement dans une activité de coordination. Aux cités industrielle et civique du compromis d’interface s’ajoute ici la cité marchande, dont l’un des principes de grandeur est l’occasion par laquelle la concurrence devient possible. Ainsi, le compromis d’occasion se fonde sur des occasions de coordination, ce qui est contraire à une coordination planifiée normalement attendue par une fonction de gestion de cas. Il résulte d’événements imprévus qui ouvrent ou suscitent une possibilité de coordination, ce qui est le propre d’une coordination ordinaire. L’occasion se place toujours en tension avec les cités industrielle et civique, qui renvoient à l’action prévisible de la coordination, à la fois efficace et juste. Nous avons eu l’occasion d’observer ce compromis notamment lors d’épisodes d’hospitalisation pour les personnes nécessitant une relocalisation en hébergement public. Lorsqu’une personne rencontre les critères d’admission pour être relocalisée en hébergement permanent, elle demeure à l’hôpital jusqu’à ce qu’une place dans une ressource se libère. Ceci, fait en sorte, que les personnes hospitalisées et en attente d’hébergement sont priorisées au détriment des autres clientèles. En fait, l’hospitalisation devient une occasion pour le gestionnaire de cas d’accélérer le processus de relocalisation. Or, ces pratiques font convention puisqu’elles sont connues et reconnues par les gestionnaires de cas, qui justifient même leur action par leur habileté à tirer profit de telles occasions. L’extrait ci-dessous, qui est la suite du cas gestionnaire de cas 7 dont nous avons fait référence dans la coordination d’ordonnancement, illustre une situation dans laquelle le gestionnaire de cas a saisi l’occasion qui s’offrait à lui lors d’un épisode d’hospitalisation.
C’est la fille qui m’a appelée; elle m’a dit : « Ma mère ne va pas bien. » La fille savait que ce qui était le plus simple, c’est que, si elle rentrait à l’hôpital, ça allait beaucoup plus rapidement pour avoir accès à l’hébergement. Pour elle, ça allait lui enlever le tracas de dire : « L’hiver, je ne suis pas au Québec. Donc, s’il arrive de quoi à maman, je ne suis pas là. » Ça retombait sur nous, le CLSC, de s’occuper de sa mère. Du moment qu’elle a vu qu’il y avait une petite chose médicale qui n’allait pas bien, elle a saisi cette opportunité-là. Puis, en même temps, elle avait des douleurs importantes au ventre; ça avait été aussi relaté par la résidence. Je me suis dit : « Bon, bien, oui, c’est vrai qu’elle a un…» Mais je l’avais bien avertie qu’on ne peut pas l’envoyer à l’urgence juste parce que c’est dangereux qu’elle reste à domicile; ils ne la garderont pas. Mais là, on avait quand même une composante: elle avait mal au ventre. Donc, l’ambulance avait été appelée. Puis, l’auxiliaire m’avait appelée pour me dire: « Madame ne va vraiment pas bien. Elle a mal au ventre, donc on va l’envoyer à l’hôpital pour se faire examiner. » Quand elle est arrivée à l’urgence, moi, je me suis dépêchée de communiquer avec l’urgence pour préparer le terrain, pour qu’ils sachent le contexte (gestionnaire de cas 7) .
Compromis d’inflexion
Le quatrième et dernier compromis est celui d’inflexion, qui revient à changer la suite du soutien à domicile. Ce compromis mobilise la cité industrielle, la cité civique et la cité par projet. D’entrée de jeu, il convient de mentionner que dans la théorie des conventions, la cité par projet se caractérise par la nécessité de mise en réseau des acteurs pour la réalisation de projets ad hoc. Le compromis d’inflexion cherche à changer le mode opératoire (par exemple, le mode de veille) de façon à créer ou à modifier le projet de la coordination. Cela passe par une meilleure reconnaissance de l’intensification du besoin d’intervention du client, voire par la reconnaissance de la multidimensionnalité de ce même besoin. Dans ce contexte, le gestionnaire de cas quitte le mode passif de veille, observé dans le compromis d’interface, pour s’investir dans un projet tendu vers le futur et visant à infléchir l’objet permettant la reconnaissance de la multidimensionnalité. Par exemple, il pourrait s’agir de reconnaître l’existence d’un risque de maltraitance physique, la possibilité que le retour à domicile ou la relocalisation devienne problématique, la présence d’un risque pour la sécurité de l’usager à domicile en raison de la diminution de l’autonomie ou de l’épuisement du proche aidant, etc. Le temps que prenne place l’inflexion, le gestionnaire de cas occupe alors un rôle de mailleur de réseau, et ce, de concert avec les acteurs professionnels, semi-professionnels et informels. Au demeurant, le rôle de mailleur se situe au fondement même des fonctions relatives à la gestion de cas. Ainsi, le compromis d’inflexion constitue l’activité par laquelle s’actualisent les fonctions de la gestion de cas, qui sont dédiées à la coordination. Le compromis d’inflexion possède un caractère ponctuel du projet associé à un moment d’intensité et de multidimensionnalité. Dans l’extrait suivant (suite de l’extrait gestionnaire de cas 7), nous présentons une situation dont le caractère multidimensionnel a nécessité une mise en réseau plus ou moins étendue. La mise en réseau avait pour projet d’infléchir un objet multidimensionnel, à savoir l’orientation du médecin de famille de maintenir à domicile une personne âgée, alors que, selon le jugement professionnel du gestionnaire de cas, les problèmes cognitifs de la personne compromettaient sa sécurité.
Quand elle est arrivée à l’urgence, moi, je me suis dépêchée de communiquer avec l’urgence pour préparer le terrain, pour qu’ils sachent le contexte. Je demandais qu’elle soit évaluée et qu’elle soit montée en gériatrie parce que c’était une situation précaire. J’avais envoyé la demande de services inter-établissements de la dame à l’urgence. J’avais envoyé les coordonnées. Puis, j’avais demandé à la fille d’accompagner sa mère et de dire le même discours que moi. Envoyer un médecin et leur dire de m’appeler pour être sûr que l’information passe. Après ça, quand elle a été à l’urgence, ils ont clairement vu qu’elle avait vraiment mal au ventre; ils ont découvert, je pense, un cancer; donc, il y avait quand même quelque chose d’important à investiguer. Puis, à partir de ce moment-là, ils l’ont montée en gériatrie. […] Puis, à ce moment-là, moi, je me suis présentée. J’ai demandé d’être aux rencontres multi; c’est là que j’ai eu ma porte d’entrée pour leur expliquer toutes les démarches que j’avais faites depuis janvier dernier et la précarité du retour à domicile (qui n’était pas possible), et ils ont bien vu rapidement que ça n’avait pas de bon sens. Et ils ont été surpris de voir que le médecin de famille ne voyait pas… C’était évident pour eux que, même s’ils n’avaient pas fait l’évaluation encore, la dame avait des pertes cognitives majeures et qu’elle ne pouvait pas retourner à la maison. Bien, c’est moi qui suis allée au devant. Oui. Parce que je savais qu’elle était à l’urgence, ça fait que je la suivais. Puis, aussitôt qu’elle est montée à l’étage, je me suis assurée d’envoyer tout de suite ma demande de services inter-établissements à l’étage. […] Dans ce cas-là, quand elle est montée à l’étage, je me suis intégrée dans leur équipe (gestionnaire de cas 7).
Certaines situations multidimensionnelles peuvent se révéler des occasions de mise en réseau avec des acteurs professionnels lors de situations de coordination, ces situations permettant d’autres collaborations pour des projets à venir. Pour le gestionnaire de cas, l’hospitalisation de la personne âgée peut devenir un projet grâce auquel il pourra développer des réseaux professionnels et organisationnels de coordination avec les professionnels des hôpitaux. En fait, ces réseaux relationnels pourront dans le futur permettre aux intervenants non seulement de se coordonner à nouveau, mais aussi de contribuer à faire reconnaître la gestion de cas comme étant un dispositif, qui se consacre à la coordination des services dans le cadre des réseaux de services intégrés par les professionnels de l’hôpital. Voici un extrait qui illustre le compromis d’inflexion pour ce type de projet.
La base est déjà connue, ça fait qu’on est comme un autre niveau quand on rentre au Centre hospitalier universitaire principalement sur l’étage de gériatrie. Moi, souvent, je prends l’initiative; par rapport aux rencontres multi, c’est à peu près toujours moi qui prends l’initiative; ce n’est pas qu’ils ne la prendraient pas, mais je ne le sais pas parce que je la prends avant eux. […] Mais on a appris à être très proactifs aussi. On les connaît, nos dossiers à domicile. On le sait que, s’il y a x et x conditions à domicile, ça va être problématique à l’hôpital (gestionnaire de cas 14).
Des compromis multifinalisés
Les quatre conventions de compromis précédentes sont, pour nous, des idéaux types qui nous permettent de découper la multidimensionnalité des pratiques de coordination. Toutefois, ces compromis ne se manifestent pas de façon isolée et mécanique. Au contraire, les pratiques de coordination forment plutôt un processus fluide dans lequel s’articulent de façon complexe, évolutive et en partie inattendue, les différents compromis requis pour parvenir à une bonne coordination dans toutes les situations que rencontre le gestionnaire de cas. Le cas gestionnaire de cas 7, que nous avons repris à quelques reprises, est une illustration de l’articulation entre les compromis.
Les compromis ont, comme base commune, l’articulation de la cité industrielle et de la cité civique, puisque la tension entre l’efficacité et le bien commun constitue une caractéristique de la coordination dans le contexte des réseaux de services intégrés. Cette tension irréductible fait, en sorte, que nous ne nous situons jamais complètement dans une logique pure d’efficacité, et dans une logique pure d’équité. C’est le jeu de négociation constant entre ces deux cités qui justifie la professionnalité distinctive de l’intervention en gestion de cas. Dans leur rôle d’advocacy, de courtier de services ou d’intervenant disciplinaire, les gestionnaires de cas négocient, au jour le jour, le rapport entre la cité industrielle et la cité civique avec les acteurs professionnels selon un compromis, qui s’adapte à chacune des situations cliniques.
Discussion et conclusion
Vers une mesure des effets des aspects relationnels de la coordination ordinaire
Le mode de coordination plus systématisé convoité par le MSSS, avec l’implantation des réseaux de services intégrés et de la gestion de cas, se voit ici questionné. Investir dans des modèles qui ont pour objectifs de systématiser la coordination pour améliorer la qualité, comme l’a fait le MSSS, suppute qu’une meilleure qualité des services passe nécessairement par une plus grande systématisation. Or, cette recherche pose la question de l’efficacité telle qu’attendue de la gestion cas, puisque comme nous l’avons observé, les pratiques de coordination s’appuient encore aujourd’hui sur des modes de coordination que nous avons nommés ordinaires, fondés sur des aspects plus relationnels que systématiques. La coordination dans les pratiques de gestion de cas est donc encore l’apanage de mode cher au travail social traditionnel. À défaut d’une véritable systématisation accrue de la coordination, nous pouvons poser la question à savoir si les réseaux de services intégrés pensés par le MSSS, qui ont mis en œuvre les dispositifs de coordination de gestion de cas, permettent ou non une meilleure coordination formelle ou même informelle?
Si, en considérant les résultats de cette recherche, nous ne pouvons plus négliger l’aspect relationnel de la coordination ordinaire pour évaluer la qualité des services, il nous est difficile, à ce moment, d’en mesurer les effets. Au Québec, plusieurs travaux de recherche ont été réalisés (Carrier, Reference Carrier2011, Couturier et al., Reference Couturier, Carrier, Gagnon, Chouinard, Hébert, Tourigny and Raîche2007; Lortie, Reference Lortie2009) ou sont en cours de réalisation (le groupe de recherche Enraciner) sur le thème de la coordination des services dans le cadre des réseaux de services intégrés aux personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement. Si ces recherches fondent l’importance de la coordination ordinaire dans les pratiques de soutien à domicile, aucune de celles-ci n’a, à ce jour, mesuré ladite coordination ordinaire ainsi que ses effets sur la qualité des services. C’est la raison pour laquelle nous pensons, que la coordination ordinaire est un objet de première importance à investir dans le domaine de la recherche de l’organisation des services de santé et sociaux au Québec, pour entamer une réflexion sur les pratiques de coordination dans ce secteur de services. Comment la coordination ordinaire agit-elle sur la qualité des services du point de vue des acteurs professionnels et non professionnels? Favorise-t-elle une meilleure qualité des services ou non? Quels sont les effets sur les clientèles et les réseaux de soins informels? Ce sont des questions qui méritent une investigation approfondie pour mieux adapter les pratiques de coordination aux besoins des usagers et des usagères.
À ce sujet, Gittell (Reference Gittell2010) propose une théorie et une méthode de la coordination relationnelle, qui sont étroitement associées à notre concept de coordination ordinaire. Utilisée dans plusieurs domaines, dont celui de la santé, cette théorie considère la coordination relationnelle comme un construit dynamique et non formalisé entre la communication et la relation, tandis que la méthode permet de mesurer la coordination relationnelle ainsi que certains de ses effets. Pour la suite de notre programmation de recherche, nous proposons d’utiliser cette théorie de la continuité relationnelle et cette méthode de mesure de la coordination relationnelle (Gittell, Reference Gittell2010). Nous désirons mesurer les liens de la coordination relationnelle entre les prestataires de services formels et les proches aidants, comme co-producteurs des services de soutien à domicile pour les personnes âgées en perte d’autonomie liée au vieillissement et de mesurer certains effets de la coordination relationnelle sur les proches aidants, dont ceux liés à la satisfaction des services, de l’autonomisation, du fardeau, etc.
Limites et portée de la recherche
Nous avons été contraints à certaines limites et difficultés dans la réalisation de cette recherche. Une limite que nous relevons tient au fait que l’unique point de vue recueilli provient des gestionnaires de cas. Nous avons observé l’interaction des gestionnaires de cas avec d’autres acteurs professionnels et organisationnels, notamment avec des infirmières, des intervenants de l’hôpital, etc. Toutefois, il aurait été enrichissant d’ajouter des entrevues, qui auraient été conduites auprès de partenaires provenant de divers secteurs (secteur communautaire, secteur public et secteur privé) pour obtenir leur point de vue concernant le rôle des gestionnaires de cas et la coordination des services réalisée autour des personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement.
Nous avons aussi rencontré des difficultés au chapitre du recrutement des candidats, et ce, tant pour l’observation que pour les entretiens. Nous expliquons ces difficultés notamment par les critères de sélection trop restrictifs. Pour nous rapprocher du nombre de cas désiré, nous avons dû revoir certains critères, ce qui signifiait d’abaisser à 65 ans l’âge des personnes âgées plutôt que 75 ans et d’allonger à plus de six mois la période d’admission en gestion de cas plutôt qu’à moins de six mois. Mais, c’est le critère exigeant que la personne âgée en perte d’autonomie soit capable de relater de manière fiable l’histoire des services, qui aux dires des gestionnaires de cas, fut le plus contraignant. Pour cause, la majeure partie des personnes âgées qui faisaient partie de leur charge de cas présentaient des problèmes cognitifs importants, ce qui les excluait automatiquement de notre recherche. Ceci représente une limite, qui mériterait que l’on s’y attarde davantage dans les recherches futures, pour évaluer si les résultats seraient les mêmes avec des personnes ayant des problèmes cognitifs. Nous expliquons également ces difficultés de recrutement en raison du roulement de personnel, que nous avons constaté parmi les gestionnaires de cas. En effet, durant l’étude, certains gestionnaires de cas ont dû se désister, parce qu’ils avaient quitté leur poste avant que nous puissions effectuer l’entretien ou l’observation avec eux. Un dernier élément d’explication concerne le caractère intrusif de la méthode d’observation directe, qui peut être perçue comme étant contraignante, désagréable, voire menaçante par les intervenants. Le fait de se savoir constamment et longtemps observé, représente un aspect de la démarche d’observation, qui n’est pas toujours accueilli favorablement par les participants. En dépit de ces problèmes, nous avons réussi à constituer un échantillon, qui nous a permis d’atteindre le seuil de saturation théorique; dans les entretiens et au cours de l’observation, ceci se manifestait par une constance dans l’information que nous avons collectée. D’ailleurs, les cheffes de programme des établissements ont été des actrices essentielles pour faciliter le recrutement, trouver des solutions à nos problèmes que nous avons rencontrés à ce propos et rendre possible le déroulement de la recherche.
Au terme, l’analyse conventionnaliste nous permet, par la construction des compromis des conventions, de mieux comprendre la coordination, qui relève beaucoup plus d’activités ordinaires que systématiques. Donc, par sa nature exploratoire, cette recherche met en lumière l’importance de la coordination ordinaire et des aspects relationnels qu’elle comporte dans les pratiques des gestionnaires de cas. La théorie et la méthode de la coordination relationnelle proposées par Gittell (Reference Gittell2010) nous permettront de vérifier les effets de ces pratiques sur la qualité des services au moyen d’outils de mesure des effets.