Hostname: page-component-7b9c58cd5d-hpxsc Total loading time: 0 Render date: 2025-03-16T13:09:10.504Z Has data issue: false hasContentIssue false

La démocratie : histoire des idées.

Published online by Cambridge University Press:  19 September 2006

Martin Breaugh
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Extract

La démocratie : histoire des idées., Boris DeWiel, Québec : Les Presses de l'Université Laval, coll. Zêtêsis, 2005, 270p.

“ Ensemble de procédures ”, “ régime ” au sens large du terme, forme de “ sociabilité humaine ”: la nature de la démocratie demeure l'objet d'une discussion théorique et pratique d'une importance primordiale, car il s'agit d'élucider les tenants et les aboutissants de cet “ horizon indépassable ” de la politique contemporaine qu'est la démocratie. La démocratie: histoire des idées s'inscrit précisément dans ce débat portant sur la nature et les finalités de la démocratie. Sous couvert d'une reconstitution intellectuelle de ses principaux enjeux, Boris DeWiel procède à un plaidoyer en faveur d'une conception de la démocratie en tant que régime qui accueille le conflit insoluble des valeurs. S'inscrivant explicitement dans la mouvance issue de la pensée d'Isaiah Berlin, l'auteur soutient qu'une compréhension véritable de la démocratie passe par une reconnaissance du “ pluralisme des valeurs ”, entendu comme “ la théorie embarrassante selon laquelle le bien n'est pas monolithique, nos intérêts communs entrent en conflit les uns avec les autres et, quand ils finissent par se heurter mutuellement, il n'y a plus de réponses universelles ” (2).

Type
BOOK REVIEWS
Copyright
© 2006 Cambridge University Press

“ Ensemble de procédures ”, “ régime ” au sens large du terme, forme de “ sociabilité humaine ”: la nature de la démocratie demeure l'objet d'une discussion théorique et pratique d'une importance primordiale, car il s'agit d'élucider les tenants et les aboutissants de cet “ horizon indépassable ” de la politique contemporaine qu'est la démocratie. La démocratie: histoire des idées s'inscrit précisément dans ce débat portant sur la nature et les finalités de la démocratie. Sous couvert d'une reconstitution intellectuelle de ses principaux enjeux, Boris DeWiel procède à un plaidoyer en faveur d'une conception de la démocratie en tant que régime qui accueille le conflit insoluble des valeurs. S'inscrivant explicitement dans la mouvance issue de la pensée d'Isaiah Berlin, l'auteur soutient qu'une compréhension véritable de la démocratie passe par une reconnaissance du “ pluralisme des valeurs ”, entendu comme “ la théorie embarrassante selon laquelle le bien n'est pas monolithique, nos intérêts communs entrent en conflit les uns avec les autres et, quand ils finissent par se heurter mutuellement, il n'y a plus de réponses universelles ” (2).

La thèse de l'auteur est que le conflit qui marque la démocratie moderne s'inscrit dans un cadre particulier. Celui-ci est d'abord constitué par une lutte entre deux conceptions de la liberté: la liberté positive et la liberté négative. Cette première lutte représente, en quelque sorte, le socle libéral de la modernité puisqu'elle renvoie à l'individu et à ses rapports avec autrui. Mais le libéralisme n'épuise pas les options idéologiques du vivre-ensemble démocratique. À l'individualisme libéral, on opposera des idéologies préoccupées par l'ensemble de la société et pas seulement par “ l'individu et sa propriété ” (A. Vachet). Ce sera le souci partagé par le conservatisme et le socialisme qui, en dépit de leurs principes divergents, se retrouvent dans l'affirmation de l'importance politique de la communauté ou de la collectivité.

Comme il s'agit d'une “ histoire des idées ”, B. DeWiel nous propose une savante reconstitution des idées politiques qui ont façonné les luttes idéologiques de notre temps. L'argumentation de l'auteur se déploie en six temps qui sont autant d'analyses des concepts clés de la démocratie moderne, ce “ modèle définissable de désaccord ” (6). Puisque la démocratie représente l'exercice du pouvoir politique par le dèmos, c'est-à-dire le grand nombre, l'auteur débute son ouvrage par une analyse de la notion de “ peuple ” qu'il assimile aussitôt à celle de “ société civile ”. Malgré cette opération intellectuelle pour le moins discutable, DeWiel fait ressortir une double définition de la notion de peuple dans les temps modernes: d'une part, le peuple est compris comme une “ entité à épanouissement spontané centrée sur une culture qui lui sert de liberté d'expression ”, et, d'autre part, le peuple est compris comme le résultat d'un “ ensemble évolué de moeurs, de coutumes et de règles ” (29).

S'il existe des divergences quant à la nature du peuple, tous sont néanmoins d'accord pour dire qu'en démocratie le peuple doit être “ libre ”. Mais DeWiel souligne que, pour notre tradition de pensée politique, le contenu de cette liberté est défini de deux manières antinomiques. Il s'attachera donc à l'élucidation d'un premier type de liberté, soit la “ liberté positive ” dont il trouve les origines dans les pensées aussi bien antiques (Platon, Aristote, les stoïciens) que modernes (Rousseau, Nietzsche). Intimement liée à l'idéal d'autonomie et de créativité, la doctrine de la liberté positive soutient que l'être humain est libre dans la mesure où il peut créer “ ses propres fins ” (56). C'est pourquoi DeWiel affirme que le terme “ autotélie ” rend mieux compte de l'essence de la liberté positive (56). Par “ autotélie ”, l'auteur entend la possibilité, ouverte à tous, de désigner ses propres telos, ses propres finalités. À cette première définition s'en ajoute une seconde qui, elle, cherche à circonscrire le champ d'action d'autrui pour assurer la “ sécurité ” de l'individu “ face à la volonté des autres ” (59). Véritable “ liberté négative ”, elle trouve ses racines philosophiques dans la pensée politique moderne, notamment chez Descartes, Hobbes et Locke (64, 68, 74). Si la liberté positive constitue un “ pouvoir autotélique ”, la liberté négative représente plutôt la volonté d'assurer une “ sécurité télique ”, c'est-à-dire une “ liberté par rapport au pouvoir des autres dans la poursuite des fins qui nous sont imparties ” (99).

Le défi du libéralisme moderne consiste à réconcilier ces deux idéaux de la liberté, car il faut que la liberté négative atténue les effets pervers possibles de la liberté positive. Or, la liberté négative et la liberté positive sont “ les piliers de l'individualisme libéral ” (58). Plus encore, elles vont “ se rejoindre dans la croyance que la dignité humaine exige que l'on considère chaque personne comme puissante et inviolable, comme ayant à la fois le pouvoir autotélique et la sécurité télique ” (99). Cette synthèse proprement libérale entre les deux conceptions antinomiques de la liberté donne naissance à la “ théorie politique de l'individualisme ” qui conçoit la société comme un “ ensemble d'individus autonomes mais qui tol[èrent] l'autonomie des autres ” (101). Il revient donc à l'individu de résoudre, dans son for intérieur, les “ tensions de l'existence ” qui découlent de ces deux types de liberté (116). Mais le prix à payer pour une telle résolution est élevé. Si l'individu doit décider seul des compromis à faire entre son autonomie et sa sécurité, l'atomisme gagnera l'être-ensemble libéral.

C'est précisément à cause des conséquences sociales et politiques de cet atomisme que les deux autres grandes idéologies de la modernité—le conservatisme et le socialisme—vont émerger comme solution de rechange aux problèmes posés par le libéralisme. Pour contrer l'atomisme, le conservatisme affirme l'importance de l'inscription des individus dans un ordre social qui fait autorité. À travers les pensées de Hume, de Smith et de Burke, DeWiel montre que la réponse conservatrice aux limites du libéralisme est de déclarer que “ le bien réside dans le mouvement de la société vers la civilité, incarnée dans les institutions héritées qui représentent le savoir d'une culture ” et ces institutions “ sont légitimes parce qu'elles représentent, protègent et favorisent tout à la fois le telos déterminé de notre nature sociale ” (137). C'est pourquoi les conservateurs se méfient du changement volontaire de la société par les mouvements sociaux ou les acteurs politiques. Ici, c'est la réflexion de Burke sur la Révolution française qui témoigne de la vision évolutive et graduelle du changement social qui marque l'idéologie conservatrice. Dans les termes de l'auteur, le conservatisme reste “ une synthèse de la sécurité télique et de la communauté, qui entraîne le rejet ou la dévalorisation du pouvoir autotélique ” (164).

Quant au socialisme, cette autre solution de rechange à l'atomisme libéral, DeWiel soutient qu'il trouve ses origines dans l'idée d'un “ accès collectif ” à l'idéal d'autonomie contenu dans la liberté positive. Ainsi, le socialisme postule que la collectivité peut être “ la source autocréatrice de valeur ” (165). Retraçant les origines de cet idéal dans les pensées de Kant, de Hegel et de Marx, l'auteur voit, au coeur du socialisme, la volonté d'assurer aux citoyens un accès égal au pouvoir autotélique. Or, ce partage égalitaire passe notamment par la solidarité de tous avec tous. C'est pourquoi l'auteur affirme que le socialisme cherche à assurer l'unité sociale par le biais du partage égalitaire du pouvoir autotélique. En dépit de son pouvoir d'attraction, le socialisme demeure une idéologie des plus exigeantes parce qu'elle oblige une participation large et inclusive des citoyens au pouvoir autotélique tout en se nourrissant d'une “ ambition consensuelle ” (200). Le rêve socialiste se heurte rapidement au pluralisme des valeurs.

L'auteur conclut justement son ouvrage par un plaidoyer en faveur du “ pluralisme des valeurs ”, qui doit être reconnu comme élément constitutif de la politique, car notre expérience politique la plus immédiate “ est que les gens ne s'entendent pas sur le bien commun ” (204). DeWiel pose aussitôt les limites de ce pluralisme des valeurs : seules les valeurs qui s'inscrivent au sein d'une visée émancipatrice ont droit de cité. Fondamentalement, le pluralisme des valeurs est indispensable parce que nous ne disposons pas “ de critères rationnels pour faire un choix entre des options ultimes ” (210). D'autant plus qu'au sein d'un régime démocratique, le débat se poursuit même après la prise de décision politique.

Le pluralisme des valeurs conduit à la reconnaissance du caractère structurant du clivage idéologique entre la droite et la gauche. À ce titre, l'auteur propose un modèle triangulaire de la diversité idéologique où le conservatisme et le socialisme sont des concepts “ voisins divisés par un sommet en angle aigu ” partageant un souci commun pour la communauté (225). À la base de ce modèle se trouvent le libéralisme et les concepts de liberté positive et de liberté négative. Or, cette configuration triangulaire a le mérite de bien rendre “ l'attrait gravitationnel du libéralisme ” dans la modernité, ainsi que la difficulté qu'ont les idéologies socialiste et conservatrice à prendre durablement le pouvoir politique (225).

La démocratie: histoire des idées est une reconstruction rigoureuse des fondements et des principes les plus importants de la démocratie. Si les capacités philosophiques de l'auteur ne font pas de doute, on peut toutefois regretter un certain manque d'originalité qui donne un ton quelque peu scolaire à l'ouvrage. Celui-ci reprend en effet la thèse centrale de la pensée d'Isaiah Berlin sur le pluralisme des valeurs et le lecteur est en droit de se demander en quoi B. DeWiel innove par rapport à son maître à penser. Ajoutons aussi qu'il est tout de même étrange qu'un spécialiste de la philosophie politique qui souhaite penser la démocratie comme espace conflictuel ne traite ni de Machiavel, penseur du conflit salutaire entre la plèbe et les patriciens à Rome, ni de Montesquieu qui, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, procède à un éloge appuyé du conflit et des tumultes politiques sous la République romaine.