Alors que les recherches consacrées à la Tripolitaine par les antiquisants et les médiévistes ont abouti avec certitude à la localisation d'un grand nombre de toponymes, beaucoup d'autres restent encore dans l'anonymat. En effet, en cas de changement toponymique, le destin de certains sites antiques nous échappe, tout comme l'origine préislamique de maintes localités médiévales. C'est le cas d'un toponyme côtier appelé « Graphara/Gaphara » dans l'historiographie classique, dont la localisation sur le terrain reste encore très hypothétique et souffre de nombreuses incertitudes.
Dans ce travail, basé d'une part sur une lecture croisée des littératures antique et médiévale et de l'autre sur la confrontation de ces informations avec celles fournies par le terrain et la toponymie, nous souhaitons ouvrir de nouveau le dossier de ce site clef et énigmatique de la Tripolitaine, en présentant tout d'abord les différents thèses relatives à sa fonction initiale et surtout à sa localisation; ensuite nous proposons une lecture nouvelle sur sa localisation sur le terrain et sur ses destins fonctionnel et toponymique au Moyen Âge. Il convient avant tout d'en préciser les modes d'occupation (la typologie du site) et de rappeler l'importance de ce toponyme dans la littérature ancienne.
Dès le IVe siècle av. J.-C., le toponyme « Gaphara » apparaît de manière quasi-régulière dans les sources grecques et latines, et il est présenté comme une escale maritime à mi-chemin entre Oea (Tripoli) et Leptis Magna (pour un point sur ce site, voir : Lipinski Reference Lipinski2004, 347–349 ; Carayon Reference Carayon2008, vol. I, 379).
Le site fut ainsi mentionné pour la première fois, au IVe siècle av. J.- C., dans le périple dit de Pseudo-Scylax avec la dénomination « Graphara » (Scylax, 110). Une forme très proche de celle-ci a été rapportée postérieurement par Ptolémée, qui l’évoque avec la graphie « Gaphara » (Ptolémée, IV, 3, 3). Plusieurs autres sources géographiques le mentionnent avec une légère altération. En effet, on le retrouve dans la Chorographie de Pomponius Mela sous le nom « Tephyre » (Mela, I, 37) mais dans le texte anonyme dit le « Stadiasme de la Grande Mer » on déchiffre la forme « Ta-Aphora » (Stad. M. M., 95) et finalement, dans « l'Histoire Naturelle » de Pline l'Ancien, on peut lire plusieurs graphies, selon les manuscrits, à savoir Taphra, Thafra ou Thrafra (Pline, Hist. Nat., V, 27 ; Desanges Reference Desanges1978, 100). Ces déformations de toponyme s'expliqueraient certainement par la maladresse des copistes et surtout par une nette confusion des lettres Gamma « Γ » et Tau « T » majuscule, qui aurait conduit à l'altération de « Gaphara » en Ta-Aphra ou bien Taphra (Lipinski Reference Lipinski2004, 347–349).
Bien que les sources antiques soient peu loquaces, elles nous fournissent de précieuses indications sur l'intérêt du site de « Gaphara ». Le passage que nous a laissé le Pseudo-Scylax parle de Gaphara comme une « ville » côtière située à un jour de navigation à l'ouest de Néapolis (Leptis Magna) :
Après avoir passé la ville de Néapolis, vous trouvez celle de Graphara, qui est dans la dépendance des Carthaginois. Ces deux villes sont éloignées l'une de l'autre d'un jour de navigation. Celle d'Abrotonon est à la même distance de Graphara (Pseudo-Scylax, 110).
De même, Ptolémée, à travers une phrase très succincte, la qualifie de « ville dotée de port » (Ptolémée, IV, 3, 3).
Cependant, le passage le plus important est celui de l'anonyme de « Stadiasme », qui consacre à ce site une petite description dans laquelle il nous fournit une indication de distance en indiquant que « Ta-Aphora » se trouvait à 305 stades à l'ouest de Leptis Magna, soit de l'ordre de 56 km tout en donnant des indications morphologiques qui faciliteraient la recherche de l'emplacement du site : « c'est un promontoire qui offre un mouillage de chaque côté. Il est pourvu d'eau. On l'appelle Aeneospora, parce qu'il ressemble à une île » (Stad. M. M., 95), Figure 1.
En dehors de ces mentions, nous n'avons point d'autres documents faisant référence à ce toponyme dont la vocation semble avant tout portuaire. Gaphara avait aussi une position stratégique et des caractéristiques morphologiques suffisamment importantes pour qu'on l'eût choisi comme escale permanente sur les voies de navigation entre Leptis Magna et Oea et/ou Sabratha. Cependant, les indications précieuses de ces sources, sur lesquelles nous reviendrons, ne permettent pas de résoudre le problème de la localisation de ce site et ainsi mettre fin à une très longue période d'hésitation et d'incertitude qui marqua les écrits depuis la fin du XIXe siècle.
En effet, les chercheurs ne sont pas d'accord sur l'identification de « Gaphara ». Deux hypothèses s'opposent (Nous renvoyons ici, à titre d'exemple, aux travaux de Desanges : Desanges Reference Desanges1978, 100; Reference Desanges1996, 344–345) :
- Formulée par K. Muller et Tissot au XIXe siècle et reprise par la suite par maints chercheurs (Tissot Reference Tissot1884, t. 2, 211–212; Carayon Reference Carayon2008, vol. I, 379 ; Desanges Reference Desanges1996, 345.), la première identification situe « Gaphara » à « Ras Djafara » qui se trouve à une distance de 25 km à l'ouest de Leptis Magna. Dans le but d’établir une certaine concordance, Muller et Tissot déduisaient que la distance fournie par le Stadiasme était exagérée et que, s'agissant d'une faute, les 305 stades séparant « Gaphara » de Leptis Magna devaient être corrigés en 215 stades seulement (Tissot Reference Tissot1884, t. 2, 213; à propos d'erreurs de chiffres dans les manuscrits grecs, voir par exemple Knoepfler Reference Knoepfler2018). Ainsi cette identification a laissé de côté les indications de distance et les caractéristiques topographiques fournies par les sources écrites pour se fonder uniquement sur le rapprochement toponymique, « Gaphara » = « Ras Djefara ». Cet argument toponymique est quant à lui sujet à caution car il est inspiré des cartes réalisées au XIXe siècle qui ont arbitrairement situé le toponyme à l'emplacement qui porte de nos jours le nom « Ras al-Hamra ». Or, le cap dit « al-Hamra » a été glissé sur ces cartes très loin vers l'ouest, près de l'embouchure d'oued Remal. Notre visite du cap al-Hamra qui se trouve en réalité à une distance de l'ordre de 25 km à l'ouest de Leptis Magna, nous a permis de signaler la confusion des cartes du XIXe siècle et ainsi de rejeter cette identification (voir Figure 2). Le cap est doté d'un simple mouillage naturel du côté ouest et ne fournit aucun indice archéologique ou bien morphologique permettant de l'identifier à « Gaphara » (à propos de l'occupation et des vestiges archéologiques aux alentours de Ras al-Hamra, voir Schörle et Leitch Reference Schörle and Leitch2012; Schörle et Lucarini Reference Schörle, Lucarini, Mercuri, Gonzalez Villaescusa and Bertoncello2014.). De même, comme démontré ci-dessus, le rapprochement toponymique était assez confus, voire arbitraire. À vrai dire, les cartes du XIXe et du début du XXe siècle sont entachées d'erreurs en ce qui concerne la Tripolitaine et leur exploitation nécessite beaucoup de prudence.
- Avancée par Goodchild et acceptée avec beaucoup d'hésitation par Desanges et York (Goodchild Reference Goodchild1954, 11; Desanges Reference Desanges1978, 100; Yorke Reference Yorke1966, 10), la deuxième identification place Gaphara à « Marsa al-Djazira », à 40 km à l'ouest de Leptis Magna. Cette localisation a été proposée sur la base d'une description assez sommaire de « Captain Smyth » qui signalait, près de l'embouchure d'oued el-Msid, l'existence des restes d'un port et de quelques autres vestiges archéologiques. Cette description a aussi été reprise par les frères Beechy qui affirment : « we learnt, however, from captain Smyth that, in the neighbourhood of wady'm’Syd, there is a small boat-cove resembling an ancient cothon; and near it the ruins of several baths with tesselated pavements » (Beechey Reference Beechey1824, 44). Ce passage était l'origine/la cause d'une visite assez rapide du site, effectuée en 1966 par une mission de l'Université de Cambridge (Yorke Reference Yorke1966, 10). Cette mission était essentiellement consacrée à une étude sous-marine du port de Sabratha et d'autres ports antiques de Libye et de Tunisie. Malheureusement, le rapport de la mission n'a réservé à ce site qu'un passage très succinct qui ne dépasse pas quelques lignes. De ce fait, cette proposition d'identification reste hypothétique et sans la moindre démonstration.
Face à l'incertitude qui domine les études consacrées à l'identification de « Gaphara », nous nous proposons de revenir sur cette question avec pour objectif de présenter une lecture nouvelle qui permettrait de trancher en faveur de l'une ou de l'autre identification. Conscients de l'intérêt qu'offrent les textes une fois confrontés à la réalité du terrain, nous avons parcouru la zone côtière dans le cadre de missions de prospection effectuées entre 2013 et 2014. La zone prospectée s’étend entre « Ras al-Hamra » ou al-Ismacilya au nord du village actuel d'al-cAlous et « Ras al-Hallab/Tounaret al-Garabouli » dans les environs côtiers d'al-Garabouli. Outre le signalement de plusieurs sites, cette enquête nous a donné l'occasion de nous attarder sur les deux sites déjà proposés pour l'identification de Gaphara. Elle nous a surtout permis de constater que le site de « Marsa al-Djazira » renfermait maints éléments et caractéristiques qui pourraient servir de fondements solides pour l'identification de l'antique Gaphara.
Au nord du village de Gasr Khiar et à une distance de 10 km, se dresse le site sur une falaise côtière. Auprès des locaux, celui-ci est connu sous deux appellations « Sidi Mhamed Cherif » et « Marsa al-Djazira ». Il surplombe un cap/promontoire qui a la forme d'une petite péninsule dont les dimensions sont de l'ordre de 200 m de longueur sur 100 m de largeur maximum et s’étend sur une superficie de 2 hectares. Il est à signaler que cette péninsule dotée de mouillage de chaque côté ne représente qu'une partie du site dont la superficie s’étend en bordure immédiate du rivage. Par ailleurs, une partie du site a été dégradée par l’érosion marine comme l'atteste l’état de nombreuses installations hydrauliques, de réserves et de stockage (citernes – cuves – bassins … ) antiques, initialement construites bien en deçà de la ligne de rivage mais actuellement submergées par l'eau. L'ensablement a aussi affecté la partie extérieure du site, puisque plusieurs structures sont enfouies sous les sables de la dune bordière. Malgré cet état de conservation des vestiges, l'importance du site est fortement soulignée par la densité des structures repérées. En effet, les prospections que nous avons menées sur le terrain nous ont permis de reconnaître les restes d'un quai qui borde la baie du coté est de la péninsule. La façade maritime nord est aussi occupée par une série de bassins qui pourraient être destinés à la conservation et le stockage, à la salaison de poissons ou bien à la production de garum. Les alignements de structures et les traces des murs affleurent partout sur le site. Parmi les structures les plus remarquables, on peut citer les vestiges de thermes qui bordent le rivage à l'est de la péninsule et qui sont reconnaissables à leur forme ainsi qu'au mortier hydraulique, aux fragments d'hypocaustes et aux pavements en mosaïque. Quant au matériel archéologique, outre les tessons de céramique qui jonchent le sol et couvrent une longue fourchette chronologique allant de l'antiquité à l’époque médiévale, on remarque une forte présence de pièces de monnaie antiques et une quantité impressionnante de clous et de rivets dont on suppose qu'ils étaient utilisés à des fins de construction ou de réparation navale. De par son étendue et la richesse de son matériel archéologique, le site pourrait être en réalité bien plus qu'une simple installation portuaire.
À ce stade de la recherche, nous essayons, à travers la confrontation des indications textuelles avec celles de l'archéologie, de relever le degré de concordance des sources anciennes avec le site proposé :
- L'indication de distance : le site qui servait de point de départ et de repère pour les auteurs anciens est celui de Leptis Magna (Néapolis). D'après le Pseudo-Scylax, « Gaphara » se trouve à un jour de navigation à l'ouest de Leptis Magna; quant au Stadiasme, il le situe à une distance de 305 stades marins, soit de l'ordre de 56 km et si nous adoptons les corrections introduites par Muller et Tissot sur les distances de ce segment du Stadiasme, soit 215 stades c'est-à-dire de l'ordre 40 km. Malgré les légères variations, il y a lieu ainsi d'affirmer une certaine concordance de la distance puisque notre site proposé se trouve à une quarantaine de km à l'ouest de Leptis Magna.
- L'indication topographique : l'indication textuelle qui sert de base à la topographie du site de Gaphara, est celle du Stadiasme. En dépit de sa nature succincte, le passage relatif à Gaphara est d'un grand apport à la fois sur la topographie du site et sur son potentiel naturel. Il mérite, vu son importance, que l'on s'y attarde encore une fois :« C'est un promontoire qui offre un mouillage de chaque côté. Il est pourvu d'eau. On l'appelle Aeneospora, parce qu'il ressemble à une île ».Footnote 1 La confrontation du terrain avec le texte du Stadiasme montre qu'il y a une concordance sur les trois points évoqués : Tout d'abord, sur la topographie, puisque notre site s'est implanté sur un promontoire qui ressemble à une petite péninsule (Figures 3 et 4). Cette concordance peut être aussi confortée par la dénomination « Marsa al-Djazira »/mouillage de l’île que lui attribuent encore les habitants locaux. Le toponyme arabe local traduit les caractéristiques topographiques décrites dans le Stadiasme (marsa : mouillage; djazira : île). Doté de mouillage de chaque côté, Marsa al-Djazira présente des facilités portuaires naturelles qui permettent aux embarcations de profiter des vents dominants qu'ils soient du nord-ouest ou bien du nord-est. Cet avantage naturel confère une importance stratégique à ce port, capable d'accueillir des navires provenant de diverses directions. Figs. 5–7.
Enfin, le Stadiasme parle de l'existence de l'eau. Cette indication nous semble également correspondre à notre site qui dispose de ressources hydrauliques de surface, puisque Marsa al-Djazira est implanté à l'est de l'embouchure d'oued « Methet khiar ou Mithet cArbia » et près de l'aval de la célèbre vallée de « Turghut » (Figures 2 et 8) ainsi que d'importantes ressources hydrauliques souterraines. De surcroît, la proximité des sources d'eau douce est signalée par les sources arabes du Bas Moyen Âge et de celles de l’époque moderne, notamment près du rivage, dans le lit des oueds évoqués et leurs alentours proches (ET-Tidjani 1853, 216–217 ; Al-Ayâchî Reference Al-Ayâchî2005, 179–180). Il est à noter ici que le « Captain Smyth » qui a visité le site au début du XIXe siècle a confondu les oueds de Mithet cArbia et Turghut avec celui de « el-Msid » qui se trouve à une distance importante vers l'ouest (voir Figure 2).
- Type d’établissement : selon le Pseudo-Scylax, Gaphara est une importante ville côtière parmi d'autres telles que Néapolis (Leptis Magna) et Abrotonon (Sabratha). De même, Ptolémée qualifie Gaphara de « ville dotée de port ». Au vu des données de la prospection déjà signalées, de par son étendue, sa composition et sa richesse, notre site pourraît être considéré comme une importante agglomération urbaine, voire une ville. Concernant la vocation portuaire de cet établissement, elle est sans peine attestée par la présence d'une infrastructure (les restes d'un quai) et par l'abondance du matériel indicateur d'une activité portuaire, notamment les installations servant à la conservation et au stockage des produits destinés à l'exportation (Figures 9–13).
Il apparaît finalement ainsi que le site proposé concorde parfaitement avec les textes anciens et leurs indications. Cependant, il faut reconnaître que l'indication à caractère toponymique dérivée du nom initial « Gaphara » nous échappe encore. De nos jours, le toponyme est encore usité sous la forme « Jafara/Djefara » déjà prise comme étant une légère déformation du toponyme antique ou le « G » latin, du fait qu'il n'existe pas dans l'alphabet arabe, se transforme en « J ». En revanche, l'utilisation actuelle du toponyme « Jefara/Djefara » ne désigne plus un endroit ou un site, mais s'applique à toute une entité géographique qui couvre la plaine bordant les villes côtières de la Tripolitaine. Il est aussi impératif de rappeler ici qu'on a déjà rejeté plus haut l'identification basée sur un rapprochement toponymique erroné qui repère « Djefara » sur le cap connu par « Ras al-Hamra ». Ainsi, la question qui trouve toute sa légitimité est celle de la localisation de « Jefara/Djefara » qui a donné postérieurement son appellation à toute la plaine côtière. Toujours dans le même sens de cette interrogation, est-ce que les sources arabes pourraient, comme souvent, nous aider à repérer le toponyme « Djefara » et ainsi compléter le dernier fondement à caractère toponymique qui manque à notre démonstration visant l'identification de l'antique Gaphara?
Revenons donc aux sources médiévales. Il est à observer que le nom « Gaphara » ou « Djefara » sous toutes ses formes n'a pas survécu durant l’époque médiévale, aucun texte ni portulan ne le mentionne sur la liste des ports énumérés entre Tripoli et Lebda. En revanche, on découvre un autre toponyme nullement attesté à l’époque antique, celui de « Ras Chacra » des géographes arabes tels que al-Bakrî et al-Idrîsî (Al-Bakrî Reference Al-Bakrî1992, t. 2, 760 ; Al-Idrîsî Reference Al-Idrîsî1989, t.1, 308) et « Rasa Xara » des portulans italiens (Kretschemer Reference Kretschemer1909, 677 ; Kamel Reference Kamel1937, 75, 77, 80, 90, 94.). Du fait de sa position stratégique, entre « oued Remal » et « Ras al-Mussen », l'endroit semble avoir été souvent fréquenté par les navigateurs médiévaux et apparaît comme une station maritime qui semble d'un intérêt primordial dans les portulans. Malgré l'importance de « Ras Chacra » et la fréquence du toponyme dans les sources sous plusieurs formes, le site est totalement ignoré par les recherches et aucune tentative de localisation, si hypothétique qu'elle soit, ne fut entreprise (à titre d'exemple nous renvoyons aux travaux suivants : Ducène Reference Ducène, Mouton and Zink2012; Reference Ducène and Travaux2016; Hardy-Guilbert and Lebrun-Protière Reference Hardy-Guilbert and Lebrun-Protière2010). Ainsi, al-Bakrî, qui se contente souvent de mentionner les places les plus importantes sans tenir compte d'aucune sorte de distance, fait mention de « Ras Chacra » comme l'unique station entre Lebda et Atrabouls (Tripoli). Partant toujours de Leptis Magna (Lebda), « Ras Chacra » représente selon les portulans italiens et chez al-Idrîsî la quatrième station avec une divergence au niveau du troisième relais : « Texuta/insula ou Jazirat Tachuta » chez les portulans et « Kasr Chankis » chez al-Idrîsî (voir tableau n°2). À propos du trajet qui sépare Lebda de Ras Chacra, al-Idrîsî nous fournit les distances suivantes : De Lebda à cap d'al-Missan, 4 milles, de cap d'al-Missan à Kasr Chankis, 4 milles, de Kasr Chankis à Ras Chacra, 14 milles (Al-Idrîsî 1989, t.1, 308). En dépit de la variation de la valeur du mille utilisé par al-Idrîsî et considérant qu'il était de l'ordre de 1,5 km, le port de « Ras Chacra » se trouve ainsi à une distance de 22 milles soit 33 km de Leptis Magna. Toutefois il y a lieu de constater, et ce malgré l'inexactitude ordinaire des distances d'al-Idrîsî, que le port de Ras Chacra se trouve à l'emplacement ou aux alentours de notre site de Marsa al-Djazira. Pour conforter ou rejeter cette hypothèse, nous nous sommes attachés à déterminer la signification de ce toponyme dit « Ras Chacra ». Il s'agit en fait d'un nom composé de deux termes : un qualificatif « Ras » qui signifie « le cap » accordé à un autre vocable « Chacra ». En tenant compte du fait que le terme « Chacra » désigne dans l'arabe classique le maquis ou le bois (Ibn Mandhur Reference Ibn Mandhur1989, t. 7, 134; Dozy Reference Dozy1881, t.1, 763; Djelloul Reference Djelloul2011, t.1, 388), la signification de notre toponyme serait ainsi « le cap du bois/maquis ». En décrivant la contrée existant entre Kasr Khiar et le rivage ou se trouve « Marsa Djazira », le voyageur hafside al-TijânîFootnote 2 signale au XIVe siècle que ces endroits sont dominés par un bois épais/ maquis constitué d'arbrisseaux de ricin, genévrier et de lentisque (ET-Tidjani 1853, 216–217). En allant vers l'est, al-Tijânî devient plus explicite en évoquant le toponyme « Chacra » attribué à cette contrée : « c'est à partir de là que le voyageur qui se rend en orient commence à pénétrer dans le bois (Chacra) connu sous le nom de bois de Gematha شعراء قماطة » (Ibid, 219). Également, au XVIIe siècle, Abdessalem ibn Othmen al-Fitourî en énumérant les marabouts de cette zone, utilise l'appellation de « Ghaba/le bois/maquis » (Al-Fitourî At-Trâbelsī Reference Al-Fitourî at-Trâbelsî1931, 43). De même, il est aussi à noter que le prince Autrichien « Ludwig Salvator » a signalé au XIXe siècle le toponyme « Ras Chacra » au nord de Kasr Khiar, près de l'embouchure d'oued Turghut (Ludwig Reference Ludwig2005, 163; Abdouli Reference Abdouli2011, t.2, 420). Ces repères concordent parfaitement avec notre site Marsa Djazira. Les prospections du site militeraient aussi en faveur de cette proposition, puisque le matériel archéologique renferme une quantité importante de céramique islamique dont sa chronologie s’étend jusqu'aux XIe et XIIe siècles. Ainsi, ces informations permettent d'affirmer, sans équivoque, que le port de « Marsa al-Djazira » était connu à l’époque médiévale par l'appellation « Ras Chacra ». Cette identification, en dépit de son importance, laisse entier le problème du toponyme « Djefara » qui représente un élément fondamental pour une identification certaine de l'antique Gaphara avec le site de Marsa al-Djazira, le Ras Chacra de l’époque médiévale (Figures 14–16).
Il est à rappeler que le toponyme Gaphara ou Djefara sous toutes ses formes est ignoré par les portulans et la littérature classique des géographes arabes. Aucun texte ne le mentionne de sorte qu'on a cru qu'il n'a pas survécu à l’époque arabe et tomba ainsi dans l'oubli. Ce silence est rompu au XIVe siècle par al-Tijânî qui signale au nord de Kasr Khiar, sur la rive est de l'oued Turghut, le toponyme « Kasr Fara/Phara » qui semble être une forme légèrement altérée de Kasr Jafara : « … Ce jour là après nous être remis en marche, nous nous arrêtâmes à la source appelée cAin Fara عين فارة . Elle est située dans une vallée pittoresque, d'un aspect charmant, et ses eaux sont plus douces que celles de la première source. On en trouve une autre, un peu avant, dont les eaux, moins abondantes, vont se joindre à celles de cAin Fara, et coulent dès lors ensemble dans le même lit, ces eaux réunies forment un étang assez grand, ombragé d'un bois épais où se trouvent l'arbre appelé carcar عرعر, le dherou (lentisque) الضرو , le khoroc (ricin) الخروع et autres. Les eaux coulent de cet étang vers la mer avec un courant assez rapide – dans la partie supérieure de la vallée on ne trouve de l'eau que dans la saison des pluies- Là se voit le château appelé kacer Fāra قصر فارة , du nom d'une peuplade berbère qui s'y était fixée les Beni Fāra بني فارة, et qui donna aussi son nom à la source dont nous venons de parler. Ce château, aujourd'hui presque en ruines, est inhabité ( … ) Là se voit le château des Beni Kiar قصر بني خيار , également abandonné et tombant en ruines » (ET-Tidjani 1853, 216–217).
La forme légèrement altérée du toponyme « Fāra » que rapporte al-Tijânî a été correctement déchiffrée « Jafāra », au XVIIe, par une source locale, celle de Abdessalem ibn Othmen al-Fitourī. En énumérant les marabouts et les hommes honorables de cette contrée, al-Fitourî écrivait :
Près de l'arbre connu Tawicha, sur la route, il y a des tombes vénérées, et il en existe d'autres aussi à un endroit appelé Jafāra sur la rive est du chenal/oued (Mithet Khiar/l'actuel Mithet cArbia) de Khiarساقية ميثة خيار (Al-Fitourî at-Trâbelsî Reference Al-Fitourî at-Trâbelsî1931, 44).Footnote 3
En effet, sans équivoque, le toponyme « Jafāra » mentionné par al-Tijânî et bien repéré par al-Fitourî concorde parfaitement avec le site de Marsa Djazira, puisque le toponyme « Tawicha », dérivé du nom d'un arbre, persiste de nos jours et s'applique à la banlieue nord-est de Kasr khiar qui figure sur les cartes sous l'appellation « Tuichet cArbia طويشة عربية » (voir Figure 18 : le toponyme figure à l'intérieur du cercle). Également dans cette contrée et à mi-distance entre Kasr Khiar et Marsa Djazira, on a signalé les restes de ces tombes vénérées dans un cimetière abandonné dit de Chorfa ou celui de « Sidi Mhamed Cherif » (voir Figures 18 et 20). Cette dernière appellation est usitée de nos jours pour désigner aussi le site de Marsa Djazira. Nul doute, donc, que nous sommes ici en présence du toponyme du lieu antique « Gaphara » légèrement déformé ou arabisé en « Jafara » (Figures 17 et 18).
Ainsi, en prenant compte de la concordance parfaite des indications des sources anciennes (déjà exposées ci-dessus) en termes de distance, de modes d'occupation et de topographie avec le site de Marsa Djazira et sur la base de l'argument toponymique livré par les sources arabes, il y a lieu d'accepter, sans risque d'erreur, l'identification de l'antique « Gaphara » avec le site appelé Marsa Djazira ou sidi Mhamed Cherif. Au Haut Moyen Âge, il semble que le toponyme antique a été substitué par une autre appellation, celle de « Ras Chacra » dérivée du maquis (Chacra الشعراء) qui domine depuis et jusqu’à nos jours dans les parages maritimes de cette région.
Comment expliquer alors l'absence du toponyme « Ras Chacra » chez al-Tijânî nonobstant qu'il connaît bien le nom Chacra et qu'il l'a même utilisé pour désigner cette région? Et pourquoi le toponyme antique « Gaphara » réapparaît-il à une époque tardive (XIVe siècle) sous le nom de Jafara?
Il est à signaler, de prime abord, que le toponyme antique ne réapparaît qu'avec des auteurs locaux tels que al-Tijânî et al-Fitourî.Footnote 4 On pourrait alors suggérer que deux appellations ont coexisté : d'une part une appellation populaire, « Jafara », qui a survécu chez les auteurs locaux et d'autre part, une appellation officielle, « Ras Chacra », qui tomba dans l'oubli après l'abandon du site avant le XIVe siècle. Al-Tijânî témoigne en effet que « Ce château (Kasr Fara), aujourd'hui presque en ruines, est inhabité » (ET-Tidjani 1853, 217). Cet abandon est aussi parfaitement confirmé par la céramique livrée par le site. En effet sa fourchette chronologique ne dépasse pas le XIIe siècle.
Dans la même démarche qui consiste à confronter les indications textuelles avec celles du terrain et de l'archéologie, il est à signaler que l'identification que nous avons proposée pour « Gaphara » et le changement de toponyme du site à l’époque médiévale laissent entier un autre problème relatif à l'histoire de notre site durant la période qui s’étend entre la dernière mention de Gaphara, au IIe siècle, par Ptolémée et l’époque médiévale. Nous savons pourtant qu'il était fréquenté puisqu'il a livré une quantité impressionnante de matériel archéologique (céramique, vestiges de thermes, d'installations de réserve et de stockage … ) qui daterait en particulier de l'antiquité tardive. Le toponyme « Gaphara » ne figure pourtant pas dans des sources telles que l'Itinéraire d'Antonin ou la Table de Peutinger. Dans ce cas de figure, la question que nous nous posons est de savoir si un autre changement toponymique a eu lieu durant la période précédant l’époque arabe? Ou bien s'agit-il juste d'un silence dû à une ignorance du site par nos sources? (Figure 19).
En énumérant les stations de la route littorale reliant Carthage à Leptis Magna, l'Itinéraire Antonin signalait à une distance de 28 milles à l'ouest de Leptis Magna une station qui s'appelle « Minna villa Marsi » (Itinéraire Antonin 1929, 63.1; Kolendo Reference Kolendo1986, 154; Goodchild Reference Goodchild1948; Reference Goodchild and Gadallah1971). Cependant, si les études onomastiques effectuées par D. Manacorda (Manacorda Reference Manacorda1983) et G. Di Vita-Evrard (Di Vita-Evrard Reference Di Vita-Evrard1985) à partir des timbres d'amphores Tripolitaines ont permis de déterminer les propriétaires de cette villa (elle dépendait, fort probablement, d'un domaine agraire appartenait à la famille « Marsi » de l'aristocratie de Leptis Magna (Kolendo Reference Kolendo1986, 154)), il est à signaler que l'identification proposée est fondée uniquement sur la distance (28 m.p soit 41 km) qui permettait de placer cette station à Sidi Mahmoud, à 6 milles au sud de Marsa Djazira (Ibid ; Mattingly Reference Mattingly and Talbert2000). Cela reste toutefois hypothétique car aucun indice archéologique déterminant n'a été mis au jour. Nous présentons pour notre part une autre hypothèse qui nous paraît plus étayée : nous proposons de rapporter cette station au site de « Marsa Djazira », l'antique Gaphara. L'identification de « Villa Marsi » avec notre site est soutenue par la parfaite concordance de distance signalée par l'Itinéraire Antonin. De surcroît, nous nous proposons de la conforter par d'autres réflexions relatives au site proprement dit, à sa position, à son environnement ainsi qu’à ses vestiges. En effet, le site proposé se distingue par sa position qui lui permettait de jouer le rôle d'un débouché maritime pour l'arrière-pays et surtout pour les plateaux de Tarhuna et Msellata dont les domaines oléicoles très étendus représentaient l'essentiel de la richesse de Leptis Magna (Mattingly Reference Mattingly, Buck and Mattingly1985; Reference Mattingly1995, 140; Oates Reference Oates1953; Reference Oates1954; Cowper Reference Cowper1897; Brun Reference Brun2004, 190–193; Ahmed Reference Ahmed2019, 2–6). Son ouverture sur l'arrière-pays est d'abord facilitée par une géographie qui ne comporte pas d'importants reliefs puisqu'il se trouve sur les parages maritimes de la plaine de la Djefara. De ce fait, le transport de l'huile destinée à l'exportation, de ces domaines vers le port de Marsa Djezira, était plus aisé que celui vers le port de Leptis Magna. Ainsi, nous proposons que la production de l'huile des domaines agraires de la famille « Marsi », qui se trouveraient sur les plateaux de Tarhuna et Msellata, était probablement exportée par le port de Marsa Djazira puisque dans l'arrière-pays, le moyen piémont présente des altitudes variables qui se raccordent aisément à la plaine de Djefara par des pentes douces. Les hauteurs ne forment pas une séparation ou isolation topographique elles canalisent en fait la circulation en lui aménageant des couloirs tout le long de grandes vallées qui courent vers le littoral et surtout vers la vallée d'oued cArbia et celle d'oued Turghut dont les embouchures sont voisines de notre site, du côté ouest (Figures 2, 8 et 20). De même, il est à noter que les recherches archéologiques récentes ont signalé une impressionnante densité de pressoirs à huile et de fours destinés à la production d'amphores tout au long de l'oued Turghut (Ahmed Reference Ahmed2019, 15–17; 79–82). De surcroît, il s'y trouve le plus grand complexe de production en Tripolitaine (site dit Senam Semana/Rouachdiya) qui consiste en 17 pressoirs (Ibid « site TUT 54 », 19, 54 et 71; Cowper Reference Cowper1897 « site 57 », 279–282; voir Figures 20, 25a et 25b), dressés sur l'amont, en face de notre site qui est implanté aux voisinages Est de l'aval d'oued Turghut. Cependant, plus que sa position stratégique par rapport aux domaines agraires (surtout oléicoles) et les restes d'un port, des installations de stockage (bassins, citernes) et l'abondance du matériel amphorique, les vestiges du site renvoient aussi à une résidence de luxe comme le prouve les thermes que nous avons retrouvés. Ces thermes (voir Figure 4, 21–24) pourraient ainsi dépendre d'une villa de luxe appartenant probablement à la famille « Marsi » de l'aristocratie de Leptis Magna, celle qui a été signalée dans l'Itinéraire Antonin par la dénomination « Minna Villa Marsi ». Cette proposition reste toutefois hypothétique tant que des fouilles n'auront pas permis de la démontrer (Figures 20–25).
En conclusion, si on accepte notre proposition d'identification du site de Marsa Djezira comme la Gaphara antique, il apparaît que cette dernière ne manquait pas d'atouts. Rayonnant à la manière d'un site portuaire d'intérêt capital, Gaphara dominait les parages maritimes de la partie orientale de la Djefara antique et médiévale, entre Tripoli et Leptis Magna. Cette permanence et cette stabilité fonctionnelle contrastaient avec des changements toponymiques (Gaphara-Minna Villa Marsi ? – Ras Chacra et enfin Kasr Jafara/Djefara) qui n'ont pas facilité les enquêtes sur l'histoire du site.
Une chose nous semble toutefois constante : les textes des géographes arabes représentent une source complémentaire et importante, susceptible d'enrichir nos connaissances sur la toponymie antique et d'offrir de nouvelles perspectives qui pourraient combler les lacunes des sources anciennes et ainsi aboutir à des nouveaux résultats, surtout s'ils sont étayés par les données du terrain.