En matière d'histoire, le quatrième évangile met son lecteur dans l'embarras. D'une part, il insiste comme aucun autre évangile sur le caractère historique de la venue de Jésus de Nazareth,Footnote 1 plus encore il développe une réflexion explicite sur la mémoire qu'il convient de conserver de cet événement. D'autre part, cependant, il se distingue manifestement des évangiles synoptiques aussi bien dans sa narration des événements marquants de la vie de Jésus que dans la formulation de son message. Ce décalage marqué par rapport à la tradition synoptique pose le problème de la relation entre mémoire, histoire et fiction dans le quatrième évangile. Comment donc l'auteur implicite du quatrième évangile fait-il œuvre en matière d'histoire ?
1. Faire mémoire dans le quatrième évangile
Les études récentes sur la mémoire (Social Memory Theory) dans le christianisme du ier siècleFootnote 2 nous permettent d'aborder cette question à nouveaux frais.
1.1 L’épilogue de l’évangile
Dans cette réflexion sur la mémoire johannique, l’épilogue du chap. 21 mérite tout d'abord notre attention.Footnote 3 Son rôle n'est pas celui d'un simple addendum, d'un appendice, mais il est de montrer comment le passé raconté s'ouvre sur le présent. A ce titre, il appartient au paratexte de l’évangile.
La fonction de l’épilogue n'est donc pas d'enrichir l’évangile de quelques épisodes supplémentaires,Footnote 4 elle est d'articuler vie du Jésus terrestre et temps postpascal. Ce n'est désormais plus Jésus qui est objet de révélation, mais les disciples qui lui succèdent. Si la pêche abondante (21.1–14) souligne la continuité qui existe entre temps pré-pascal et postpascal et met en place la médiation du repas du Ressuscité avec les siens, l'entretien qui suit (21.15–23) a pour objet deux personnages-clefs de l’époque postpascale : Pierre, berger universel et martyr glorieux, et le disciple bien-aimé, témoin et herméneute du Christ. C'est cette dernière figure qui doit nous intéresser ici.
1.2 La mort du témoin et la naissance de la mémoire écrite
L'instruction du Jésus johannique adressée à Pierre à propos du disciple bien-aimé (21.22) et le double commentaire qui suit (21.23–4), abordent en effet le problème de la mémoire d'une façon originale. Dès son apparition dans le récit, le disciple bien-aimé est présenté comme le témoin fidèle et l'herméneute accompli de Jésus. Que ce soit lors du dernier repas où il repose sur le sein de Jésus (13.23–5), au pied de la croix (19.26–7) ou devant le tombeau vide (20.8), il est décrit par le quatrième évangile comme le témoin vivant et sagace des événements essentiels du kérygme chrétien : le dernier repas, la mort et la résurrection du Christ. A quoi il faut ajouter 19.35 qui établit sa légitimité de témoin en articulant trois notions fondamentales dans la construction de la mémoire :Footnote 5 la vision (ὁ ἑωρακώς), le témoignage (μεμαρτύρηκεν) et la vérité (ἀληθινή/ἀληθῆ).
Cependant le Jésus johannique, dans le chap. 21, n'annonce pas seulement la mission respective de ces deux personnages-clefs, mais également leur mort. Celle du disciple bien-aimé est évoquée indirectement dans le célèbre logion du v. 22 et dans sa réinterprétation johannique (v. 23).Footnote 6 Ce commentaire a valeur de correction par rapport à une rumeur circulant dans les communautés johanniques. Il n'a pas en vue un quelconque problème qui serait lié à l’échéance de la parousie, mais il acte la mort du témoin par excellence. Ce faisant, il atteste indirectement l'allongement du temps qui pourrait menacer la durabilité du témoignage fondateur du disciple bien-aimé.
Comment, dans ces conditions, le témoignage du disciple bien-aimé est-il appelé à se perpétuer, à demeurer (μένειν) ? Le commentaire du v. 24 qui a forme de métalepseFootnote 7 résout cette difficulté en évoquant le passage du témoignage oral à sa forme écrite. Il appelle les remarques suivantes. Tout d'abord, le v. 24a établit la revendication explicite du disciple bien-aimé à être l'auteur de l’évangile, le ταῦτα renvoyant à l'ensemble de la narration des chaps. 1–20. Ensuite, c'est bien le verbe μαρτυρεῖν qui est utilisé pour qualifier le récit du disciple bien-aimé, ce qui implique qu'il s'agit d'une prise de parole engagée et non d'un compte-rendu à distance et sans parti pris.Footnote 8 Troisièmement, le lecteur sera attentif au fait que si le participe γράψας est une forme à l'aoriste, désignant un acte unique survenu dans le passé, le participe μαρτυρῶν, en revanche, est une forme au présent. Ce choix philologique est d'importance car il signifie que ce qui a été écrit dans le passé a force de témoignage pour le présent du lecteur. Le disciple bien-aimé, bien qu'il soit mort, demeure dans le présent par le témoignage qu'il a laissé.
Le v. 24b est, lui aussi, du plus haut intérêt en termes de mémoire. De façon inattendue surgit une instance à la première personne du pluriel (οἴδαμεν). Vif est le débat pour identifier le « nous » de cette métalepse. Si d'aucuns pensent au disciple bien-aimé lui-même (ce qui est bien improbable),Footnote 9 d'autres suggèrent qu'il s'agit du cercle des premiers témoins (ce qui supposerait que c'est la première génération qui s'exprimerait ici !) ou alors – et c'est plus vraisemblable – le cercle qui édite l’évangile.Footnote 10 A mon avis, les récentes études sur la mémoire nous sont ici d'un grand secours. Elles nous invitent à voir dans ce « nous » la « communauté mémorielle » se souvenant sous une forme codifiée de son histoire fondatrice (cf. aussi Jn 1.14,16 ; 1 Jn 1.1–4).Footnote 11 Dans cette perspective, les vv. 22–4, pour utiliser la terminologie de Jan Assmann,Footnote 12 ferait état du passage de « la mémoire communicationnelle [ou collective] » à « la mémoire culturelle ». La prise en compte de la disparition des témoins et la mise par écrit du témoignage oral acte ce passage d'une mémoire à l'autre.Footnote 13 Le quatrième évangile peut donc être envisagé comme l'expression de la mémoire culturelle du christianisme johannique.
Reste l’énigme de l'ultime métalepse du v. 25 où cette fois-ci l'instance auctoriale revêt la première personne du singulier (οἶμαι). Son intervention est focalisée sur le phénomène de l’écriture et de son caractère sélectif. Si l'on se refuse à voir dans la troisième personne du singulier du v. 24a, puis dans la première personne du pluriel du v. 24b et enfin dans la première personne du singulier du v. 25 une seule et même personneFootnote 14 et si l'on respecte l'architecture du texte, alors il se pourrait qu’émerge ici celui qui au sein de la communauté mémorielle a été le rédacteur final de l’évangile et, donc, soit identique à la voix du narrateur (cf. Rm 16.22).Footnote 15
1.3 Les caractéristiques de la mémoire johannique
Maurice Halbwachs l'avait déjà remarqué : la mémoire religieuse est une mémoire d'initiés, de gens « du dedans » (« insiders »).Footnote 16 Elle est une mémoire située et orientée. Ce caractère perspectiviste de la mémoire johannique apparaît en premier lieu et en toute clarté dans les prolepses johanniques de la mémoire.
Trois textes (Jn 2.22 ; 12.16 ; 20.9),Footnote 17 tous formulés en termes de commentaire (niveau métatextuel), mettent en exergue le fait que le passé fondateur ne livre pas de lui-même sa signification. Il est l'objet d'une rétrospection illuminatrice qui se cristallise dans le tournant pascal (2.22 : ὅτε οὖν ἠγέρθη ἐκ νεκρῶν, ἐμνήσθησαν ; 12.16 : ὅτε ἐδοξάσθη Ἰησοῦς τότε ἐμνήσθησαν ; 20.9 : οὐδέπω γὰρ ᾔδεισαν τὴν γραφὴν ὅτι δεῖ αὐτὸν ἐκ νεκρῶν ἀναστῆναι). Les événements de la vie du Jésus johannique n'ont donc pas leur sens en eux-mêmes, mais ils ne le livrent qu’à la lumière de la foi pascale. A l'appui de cette observation, on notera que le verbe « connaître » (γινώσκειν), quand il est affirmé positivement des disciples, est utilisé au futur (p.ex. 13.7 ; 14.20). L'anamnèse « johannique » ne consiste donc pas à conserver des faits d'une façon purement documentaire, mais à les ordonner dans une perspective qui permet d'en découvrir la véritable signification.
En second lieu, les prolepses de la mémoire nous alertent sur le fait que la mémoire pascale qui crée le sens, est à la fois interprète de l'Ecriture et structurée par elle. Il est en effet frappant de constater qu’à chaque fois que le verbe « se souvenir » est utilisé (2.17, 22 ; 12.16), le motif de l'Ecriture (γραφή – γεγραμμένον ἐστίν) est également mis en jeu. La mémoire qui révèle le sens du destin du Jésus johannique se construit à l'aide d'un texte qui la précède. Elle fait apparaître la pertinence de l'Ecriture et elle trouve dans cette Ecriture désormais ouverte, les moyens de son interprétation. C'est dire que la mémoire d'une histoire particulière s'inscrit toujours dans une mémoire généralisée. Pour le formuler avec Roland Barthes : « Tout texte est un intertexte ; d'autres textes sont présents en lui à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante. »Footnote 18
Une troisième caractéristique saillante de la mémoire johannique est son caractère sélectif. Footnote 19 Les deux conclusions de l’évangile (20.30 et 21.35) insistent sur ce point. Certes, il s'agit là d'un topos connu de l'historiographie antique,Footnote 20 mais il revêt dans le quatrième évangile une radicalité surprenante : l'activité publique de Jésus avant la Passion est retracée en moins de vingt scènes. On se souvient ici de l'avertissement de Paul Ricoeur, l'oubli est l'envers nécessaire de la mémoire et il est indispensable si l'on veut accéder à une « mémoire heureuse ».Footnote 21 La tentation d'une mémoire exhaustive est à la fois illusoire et destructrice. Pour paraphraser Hérodote,Footnote 22 que faut-il sauver de l'oubli pour ce qui est de la vie de Jésus ? Jn 20.31 répond : Il ne s'agit pas de préserver les grandes œuvres (ἔργα μεγάλα) ou les exploits (θωμαστά) d'un grand peuple comme le souhaite Hérodote, mais les signes (σημεῖα) accomplis par le Jésus johannique, car ils appellent à la foi et renvoient au-delà d'eux-mêmes à l'identité du Révélateur. De notions relevant de la facticité historique en usage dans l'historiographie antique, on passe à une catégorie herméneutique.
Une quatrième caractéristique de la mémoire johannique tient dans sa prétention à être une histoire fondatrice. Footnote 23 De même que la tradition de l'Exode est l'histoire fondatrice ou le mythe fondateur d'Israël, ainsi en est-il de l'histoire de Jésus pour les premières communautés chrétiennes. La fonction de cette histoire fondatrice est de structurer l'identité du groupe auquel elle s'adresse. Elle « se réfère au passé pour, de là, éclairer le présent et l'avenir ».Footnote 24 On voit bien qu'il s'agit ici d'une fonction de la mémoire sociale et nullement d'une tâche de la science historique. Cette fonction instauratrice de sens (« Sinnstiftung ») permet aux destinataires de ce récit fondateur de façonner leur image de soi, d'influencer leur action et de trouver une orientation dans la situation concrète qu'ils affrontent.
Trois aspects, parmi d'autres, montrent bien que l’évangile johannique prétend être une histoire fondatrice. D'une part, l'utilisation alternée de l'aoriste et du parfait dans la construction du récit,Footnote 25 montre de façon incontestable que l'histoire de Jésus appartient à la fois à un passé identifié et achevé (utilisation de l'aoriste), mais que ce passé raconté continue à déployer son pouvoir de signification pour le présent du lecteur (emploi du parfait), en d'autres termes que ce passé a une fonction identitaire. D'autre part, l'utilisation stratifiée de la notion ἀρχή montre bien que le passé évoqué a valeur fondatrice, que ce soit par l’évocation de l'origine immémoriale de Jésus (1.1), marquant son lien avec la transcendance, que ce soit quand ἀρχή désigne le commencement public de l'activité de Jésus (2.11 ; 6.64, mais aussi 15.27 ; 16.4). Dans les deux cas, « le commencement » invoqué conjugue l'aspect temporel et celui de fondement normatif. Enfin, la première conclusion de l’évangile (20.30–1), qui est un appel à croire, démontre en toute clarté que le récit johannique de la vie de Jésus n'a pas un rôle simplement documentaire, mais qu'il prétend modeler et transformer la vie de ses destinataires.
2. Histoire et fiction dans le quatrième évangileFootnote 26
La mémoire culturelle des communautés johanniques tient dans le récit de la vie, de l'enseignement et de la mort de Jésus. Ce choix d’écrire une vita Jesu atteste la volonté d'inscrire la révélation dans l'histoire.Footnote 27 Cet accent mis sur le récit de la vie Jésus est lié à une prétention, celle d’être une histoire « factuelle » relatant en « vérité » ce qui est advenu.Footnote 28 Comment se présente ce récit ? Comment s'articule le lien entre histoire et fiction dans cet acte mémoriel ?
2.1 Le genre littéraire du quatrième évangile
On peut procéder à une première approche de cette question en examinant le genre littéraire du quatrième évangile. A quel modèle littéraire l'instance auctoriale recourt-elle pour accomplir sa tâche ? Dans la recherche récente,Footnote 29 la critique hésite entre historiographie et biographie. Il convient pourtant de ne pas durcir cette opposition. Il faut plutôt imaginer un genre mixte oscillant entre biographie et historiographie : une biographie avec des éléments historiographiques ou une œuvre historiographique avec des éléments biographiques.Footnote 30 Cette première approche nous permet de poser de façon plus pertinente la question de la relation entre histoire et fiction.Footnote 31
Déjà Lucien de Samosate, dans l'Antiquité, en recourant à la métaphore du miroir pour décrire le travail de l'historiographe,Footnote 32 ou Leopold von Ranke, figure de proue de l'historisme au dix-neuvième siècle, avec son proverbial « wie es eigentlich gewesen »,Footnote 33 rappellent, chacun à sa manière, que le récit historique ne restitue pas la réalité historique comme telle, mais qu'il est l'expression d'une perspective sur cette réalité, qu'il se veut une représentation textuelle construite de cette réalité.Footnote 34 C'est pourquoi Ricoeur, en évoquant le récit historique, utilise à juste titre les catégories de « représentance » ou « d'analogue ».Footnote 35 La fiction intervient précisément dans cette activité constructiviste de l'historiographe.
Or, justement, dans l'historiographie antique – c'est un jugement largement admis – il n'est plus possible, ni pertinent de distinguer entre histoire et fiction. L'historiographe doit en effet faire appel à son imagination créatrice pour réimaginer ce qui a pu se passer.Footnote 36 Cette fictionalisation du récit a un rôle bien précis : elle permet d’éclairer le récit, de le rendre compact et transparent, de l'approfondir.Footnote 37
Cette dimension fictionnelle peut se décliner de la façon suivante. Tout d'abord dans la mise en intrigue qui, comme nous l'a appris Hayden White,Footnote 38 est la condition de possibilité de tout récit historique. Le lecteur avisé remarquera, d'ailleurs, que la mise en intrigue de Marc et celle de Jean sont substantiellement différentes, mais que, dans les deux cas, il s'agit d'une construction.
Ensuite, conformément au canon de l'historiographie, l'auteur peut mettre en scène (p.ex. le retour de Lazare à la vie (Jn 11)), comprimer une séquence (p.ex. le procès de Jésus devant le grand prêtre (18.19–24)), l'arranger (p.ex. l'incident du Temple (2.13–22)), la colorer ou en expliciter les enjeux (p.ex. le pain abondant (6)).Footnote 39 De plus, lorsque le récit historique est supposé être celui d'un témoin oculaire, ce dernier dans l'historiographie antique n'est pas un témoin objectif, placé à distance des événements rapportés, mais un témoin participant à l'action et l'interprétant à sa manière. Comme le montre le champ sémantique lié à la « vérité » (ἀλήθεια, ἀληθής),Footnote 40 la question décisive posée dans l'historiographie johannique n'est pas celle de l'exactitude documentaire, mais celle de la « vérité ». Par vérité au sens johannique, il faut, en effet, entendre non pas l’établissement fidèle des faits, mais la révélation de la réalité divine à travers un événement historique.
Enfin, les études sur la mémoire sociale nous permettent de faire un pas de plus pour éclairer le rapport entre histoire et fiction. Le récit historique ne rapporte, en effet, jamais des faits purs, mais il les reconstruit en fonction du présent de la communauté mémorielle. Cette dialectique entre le passé et le présent dans la constitution du récit avait déjà été bien vue – pour ce qui est du quatrième évangile – par J. Louis Martyn avec son hypothèse du drame à deux niveaux (« witness on two levels »)Footnote 41 ou par Takashi Onuki par sa mise en évidence de la fusion des horizons (« Horizontverschmelzung ») à l’œuvre dans les discours d'adieux,Footnote 42 catégorie herméneutique empruntée à Hans-Georg Gadamer.Footnote 43 La théorie de la mémoire rend donc attentif au fait que le récit évangélique ne restitue pas le « Jésus historique », mais le « Jésus remémoré ».Footnote 44
Si le quatrième évangile fait état de Jésus tel qu'il est remémoré dans la communauté johannique, alors se pose le problème de la référence. Or, le propre de l'histoire est d’être le récit d'un passé disparu. Il est donc impossible d'instaurer un processus de vérification tel que celui en usage dans les sciences de la nature, c'est-à-dire d’établir une correspondance entre chaque affirmation du texte et une réalité extratextuelle vérifiable. Disparu, le passé ne peut être présent que par les traces qu'il a laissées, lesquelles ne prennent sens que dans des contextes interprétatifs, c'est-à-dire dans des textes. C'est ce nous a appris le linguistic turn. D'ailleurs, pour qui s'acharnerait à établir une impossible référence, il est bon de rappeler que dans le cas du Jésus johannique, l'exégète peut identifier des lieux, des personnes, mais non ce qui a trait à Jésus lui-même. En d'autres termes, nous pouvons établir la plausibilité du cadre historique et topographique du récit, mais non celle de l'histoire racontée.Footnote 45
2.2 L'histoire sub specie aeternitatis ou le dépassement johannique de l'historiographie
Nous avons exploré jusqu'ici le rapport entre histoire et fiction tel qu'il est possible de l'appréhender dans l'historiographie antique. Cependant, le récit johannique fait éclater les cadres convenus de ce genre littéraire. Le lecteur du quatrième évangile est en effet confronté non pas à une seule histoire homogène, mais à la superposition et à l'imbrication de trois récits :Footnote 46 tout d'abord celui de la vie et de la mort de Jésus de Nazareth ; ensuite, et s'imbriquant dans le premier, celui du destin postpascal de ses disciples ;Footnote 47 enfin, encadrant les deux premiers, celui de la trajectoire du Fils de Dieu, préexistant auprès du Père, devenu chair, puis retournant auprès du Père. La vita du Jésus johannique déborde ainsi clairement les limites d'un projet strictement historiographique. L'hymne au Logos qui ouvre l’évangile et tient lieu de prologue (1.1–18) en est la meilleure démonstration, car il est proprement impensable dans cette fonction dans l'historiographie antique.
Cette transgression des limites apparaît de façon particulièrement nette si l'on se souvient que le geste historiographiqueFootnote 48 consiste normalement à inscrire une histoire déterminée et particulière dans une histoire plus large.Footnote 49 Pour ce faire, l'historiographe recourt à deux registres : l'espace et le temps.
Si nous considérons en premier lieu comment l'auteur du quatrième évangile organise l'espace, nous constatons qu'il déploie une topographie à deux niveaux. Tout d'abord, il recourt à une topographie « horizontale » qui utilise des données connues et vérifiables de la géographie palestinienne au premier siècle : Jérusalem, la piscine de Bethesda, Béthanie, la Galilée et son lac, Nazareth, Capharnaüm, la Samarie, Sychar, le Jourdain, etc. A côté de cette topographie classique s'annonce cependant une autre topographie, « verticale » celle-ci, liée au monde transcendant : le lieu de la préexistence (1.1–2), les demeures dans la maison du Père (14.2 : ἐν τῇ οἰκίᾳ τοῦ πατρός μου μοναὶ πολλαί), le retour auprès du Père (13.1 : μεταβῇ ἐκ τοῦ κόσμου τούτου πρὸς τὸν πατέρα ; 14.4), etc. En d'autres termes, le texte opère un croisement entre topographie horizontale et topographie verticale.
Le même phénomène se répète au niveau de la temporalité. D'une part, l'auteur implicite met en place une temporalité ordinaire. Certes, il n'y a aucune donnée de chronologie absolue, mais des événements (la construction du Deuxième Temple) ou des personnages connus (Jean le Baptiste, Pilate, Hanne, Caïphe, etc.) offrent des points d'ancrage fiables. De plus le calendrier juif des fêtes (notamment la Pâque)Footnote 50 permet de structurer le déroulement de l'activité publique de Jésus. Cependant, à côté de cette temporalité « historique » prend place une temporalité « divine », marquée par des temps qui échappent au registre de l'histoire : « l'heure » (ἡ ὥρα), le « moment » (καιρός), « le dernier jour » ([ἐν] τῇ ἐσχάτῃ ἡμέρᾳ), le « maintenant » (νῦν, ἄρτι), le « pas encore » (οὔπω), le « déjà » (ἤδη), etc.Footnote 51 Par ailleurs, le temps ordinaire est doté de significations théologiques : par exemple, celle de l'accomplissement (cf. 19.30 : τετέλεσται). Enfin, ce développement linéaire du temps historique est inscrit dans un processus de totalisation de l'histoire. Le récit commence avant la fondation du monde pour s'achever auprès de Dieu lors de l'accomplissement final (1.1 : ἐν ἀρχῇ; 17.24 : Πάτερ, ὃ δέδωκάς μοι, θέλω ἵνα ὅπου εἰμὶ ἐγὼ κἀκεῖνοι ὦσιν μετ᾽ ἐμοῦ, ἵνα θεωρῶσιν τὴν δόξαν τὴν ἐμήν, ἣν δέδωκάς μοι ὅτι ἠγάπησάς με πρὸ καταβολῆς κόσμου). Ici encore il y a croisement entre le temps du monde et le temps de Dieu. Ce double croisement fait découvrir au lecteur que le récit johannique dépasse le genre historiographique au sens classique. L'histoire est donc revisitée pour être envisagée sub specie aeternitatis.
On pourrait faire une constatation analogue à propos du personnage central du récit : Jésus de Nazareth. Certes on connaît son père et sa mère (6.42), mais sa véritable origine est auprès de Dieu (cf. aussi le thème de la préexistence et le fameux πόθεν johannique).Footnote 52 Certes il annonce et interprète sa mort dans les discours d'adieux, mais c'est simultanément pour annoncer sa venue pascale (14.18 : οὐκ ἀφήσω ὑμᾶς ὀρφανούς, ἔρχομαι πρὸς ὑμᾶς).
On pourrait, enfin, faire la même remarque concernant les porteurs de la mémoire. Si le disciple bien-aimé remplit sa fonction de témoin et d'herméneute quasiment indispensable dans un récit historiographique, son rôle est redoublé par un porteur transcendant de la mémoire – le Paraclet (14.26 : ὁ δὲ παράκλητος, τὸ πνεῦμα τὸ ἅγιον, ὃ πέμψει ὁ πατὴρ ἐν τῷ ὀνόματί μου, ἐκεῖνος ὑμᾶς διδάξει πάντα καὶ ὑπομνήσει ὑμᾶς πάντα ἃ εἶπον ὑμῖν [ἐγώ]). Au porteur humain de la mémoire s'ajoute un agent divin. Bref, le récit johannique s'inscrit dans la tradition historiographique tout en la faisant éclater.
2.3 La recomposition de la vie de Jésus
Pour achever cette exploration du rapport entre histoire et fiction dans le quatrième évangile, il convient de se pencher sur le phénomène de la recomposition de la vie de Jésus.
Tout d'abord, la mise en intrigue mérite considération, car selon White, il n'y a pas d'histoire sans mise en intrigue. Or, contrairement à ce que pensait Clément d'Alexandrie,Footnote 53 on ne saurait opposer les évangiles synoptiques à l’évangile selon Jean, en voyant dans les premiers « les choses corporelles (σωματικά) » et dans le dernier « un évangile spirituel (πνευματικόν… εὐαγγέλιον) ». La mise en intrigue chez Marc, comme l'avait déjà remarqué William Wrede,Footnote 54 est aussi prononcée que celle que nous trouvons dans le quatrième évangile si bien que si Jean a eu connaissance de Marc – ce qui est possible – alors nous avons affaire à deux représentations différentes de l'histoire de Jésus.
Quelles sont alors les caractéristiques de la mise en intrigue johannique qui détermine son « image remémorée » de Jésus ? Tout d'abord, on remarquera que l'ordre du récit comparé à celui de Marc, est bouleversé. A titre paradigmatique, on notera que l'incident du Temple (2.13–22) est désormais placé au début du récit afin de l'orienter d'emblée vers la croix. Ensuite, le lecteur est frappé par la raréfaction de la matière narrative dans la première partie de l’évangile (chaps. 1–12) : moins de vingt événementsFootnote 55 sont racontés de façon détaillée. Mais à cette étonnante retenue dans la présentation des événements marquant de la vie de Jésus, s'oppose une explosion du commentaire. Footnote 56 L’évangile est en fait une métanarration, c'est-à-dire que le narrateur ne fait pas que rapporter une histoire, simultanément il en réfléchit le sens. Preuve en soient les nombreux discours du Jésus johannique d'abord – ce qui est conforme au genre historiographique –, mais s'y ajoutent le commentaire implicite (ironie, malentendu, langage symbolique),Footnote 57 puis, à un niveau métalinguistique, le commentaire explicite, sans oublier le paratexte (prologue, épilogue) qui encadre la narration. Le Jésus johannique devient au premier chef le commentateur de son action et le narrateur le commentateur de l'action et du discours du Christ. L'analyse de la durée, elle, montre de façon univoque que ce qui mobilise l'attention du narrateur, c'est la mort de Jésus et son interprétation. Ici encore, un seul exemple suffira : les deux discours (13.31–14.31 ; 15–16) et la prière d'adieu (17) sont consacrés à établir la signification aussi bien du ministère achevé de Jésus, que de son départ vers le Père et de l'avenir de la révélation. Si, enfin, on se tourne vers les personnages du récit, un double constat s'impose. D'une part, il est certes hors de doute qu'ils font référence à des personnages ayant réellement existé. Mais d'autre part, comme l'a bien montré R. Alan Culpepper,Footnote 58 ces personnages n'existent qu'en relation avec le Jésus johannique. Ils sont pour ainsi dire vidés de leur identité et de leur histoire propre. A titre d'exemple significatif, on évoquera Jean le Baptiste : si plusieurs sources – je pense ici à JosèpheFootnote 59 et à la source des logia – le présentent comme un prophète apocalyptique appelant à la repentance face à l'imminence du jugement, Jean le défait de sa prédication pour en faire le seul témoin du Christ si bien que, dans le quatrième évangile, il devient pour ainsi dire « le premier chrétien ».
Cette reconfiguration christologique du Baptiste n'est que l'indice d'un processus plus large. Les récits de miracles qui, dans les synoptiques, étaient les marqueurs de la venue du Règne de Dieu deviennent des signes christologiques. L'annonce de la venue imminente du Règne de Dieu se condense désormais dans les paroles en ἐγώ εἰμι, le récit de la Passion – comme l'illustre la comparution devant Pilate (18.28–19.16) – devient un récit de révélation.
Comme le signalait opportunément Harold Attridge à propos du système symbolique du quatrième évangile, le mouvement cubiste qui s'imposa dans le domaine de l'art au début du vingtième siècle (on pense ici au précurseur Paul Cézanne, puis à Pablo Picasso) offre une analogie bienvenue pour décrire le travail du narrateur johannique.Footnote 60 De même que le peintre cubiste décompose, puis réassemble de façon abstraite le sujet choisi pour le présenter en multipliant les perspectives, ainsi en est-il de l’évangéliste : il recompose la vie de Jésus en multipliant les perspectives permettant d’éclairer son sujet. On peut dès lors à juste titre parler d'un évangile « cubiste ».
3. Conclusion
Concluons cette brève exploration de la relation entre mémoire, histoire et fiction dans le quatrième évangile, par l’évocation d'une anecdote pleine de sens. Elle concerne Friedrich Nietzsche qui fut nommé professeur de philologie classique à l'université de Bâle en 1869. Ce dernier consacra son premier livre, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, paru en 1872, à la naissance et au déclin de la tragédie grecque. Loin de se cantonner à la Grèce classique, Nietzsche, dans son ouvrage, discernait en Richard Wagner celui qui pourrait faire revivre cet héritage perdu – l'union du dionysiaque et de l'apollinien. Son enquête historique le menait ainsi des origines les plus lointaines jusque dans le présent. Cette façon peu conventionnelle de pratiquer la philologie classique provoqua un scandale. Dans sa recension publiée en 1872–3, celui qui allait devenir le très célèbre helléniste Ulrich von Wilamovitz-Möllendorf démolit l'ouvrage et pria Nietzsche d'aller pratiquer sa « philologie du futur » (« Zukunftsphilologie ») ailleurs, hors du monde universitaire.Footnote 61 Ce qui était en cause dans cette polémique devenue célèbre, c’était – bien entendu – la notion d'histoire. Or, toujours en 1873, Nietzsche écrivit la seconde partie de ses Unzeitgemäße Betrachtungen, intitulée Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben, texte dans lequel il préconisait un art de l'oubli (ars oblivionis). Mais que convient-il d'oublier ? La réponse de Nietzsche est cinglante : l'historiographie. En effet à une époque où l'historisme était dominant, l'accroissement et la complexification des connaissances du passé pesait « lourdement sur la mémoire de l'homme doté d'une culture historique, jusqu’à ce que ce dernier, écrasé sous ce fardeau de souvenirs, en perde la capacité élémentaire de vivre et d'agir ».Footnote 62 Selon Nietzsche, la science historique avait ainsi perdu sa capacité à honorer la maxime de Cicéron d’être une maîtresse de vie (magistra vitae).Footnote 63 Cette critique nietzschéenne de la fracture entre la science historique et la vie garde toute sa pertinence aujourd'hui car, notamment en exégèse néotestamentaire, nous assistons à un retour massif du positivisme historique. A cet égard, c'est le mérite des études récentes sur la mémoire d'avoir réveillé la conscience herméneutique en réarticulant passé et présent, et d'avoir ainsi discerné dans l'acte d'anamnèse, pour reprendre les termes de Cicéron, non seulement, une vita memoriae, mais encore une magistra vitae.