Dans cet ouvrage qu'il estime être son magnum opus, Donald J. Savoie fait le point sur l’état de santé des institutions politiques et administratives nationales du Canada. Exposée dans une première partie, sa principale constatation est que ces institutions sont incapables de prendre en compte les réalités régionales, qui sont pourtant si marquées au pays, et de promouvoir l’égalité des régions. D'inspiration britannique, elles auraient convenu à un État unitaire, mais non à une fédération. Depuis le départ, elles favorisent nettement les régions centrales, densément peuplées, au détriment des provinces atlantiques et de l'Ouest. Le Sénat, non élu, n'a pas été conçu comme contrepoids à la représentation selon la population. Et s'il est vrai que le programme de péréquation et certains transferts fédéraux qui ont été mis en place profitent aux régions moins nanties, ces apports n'ont pas d'effets structurels positifs sur leurs économies, contrairement aux investissements engagés par le fédéral dans des secteurs jugés d'importance stratégique qui sont concentrés dans les provinces centrales. Comme le note Savoie, « L'histoire économique du Canada est truffée de décisions du gouvernement fédéral qui ont favorisé l'Ontario et le Québec » (169). Le régionalisme ontarien, largement invisible, se fait passer pour du nationalisme canadien, alors que le Québec, aux prises avec sa situation minoritaire, utilise son influence pour promouvoir ses intérêts sans tenir compte d'autres considérations régionales. Se souciant d'abord des besoins de ces deux régions, Ottawa applique de façon universelle des programmes qui ne correspondent pas nécessairement aux besoins des autres provinces.
Bien sûr, explique Savoie, le fédéralisme canadien a été adapté au fil du temps, mais il l'a été en dehors des institutions existantes, en contournant celles-ci et en en pervertissant le fonctionnement. C'est ainsi que l’État social et régulateur de l’économie a été instauré sur la base d'ententes fédérales-provinciales et du pouvoir de dépenser d'Ottawa, sans se préoccuper des rouages des institutions démocratiques nationales. Et au cours des dernières décennies, soutient notre auteur, le délabrement des institutions canadiennes s'est poursuivi. Aussi, dans la deuxième partie de son ouvrage, explore-t-il les principaux facteurs qui, à son avis, ont favorisé une telle évolution, et analyse-t-il les formes qu'a empruntées celle-ci. Les chaînes d'information continue et les médias sociaux auraient précipité l'avènement de campagnes électorales permanentes, axées sur la personnalité des chefs de parti qui dominent dorénavant l'action de leur formation politique. Cette concentration du pouvoir aurait également touché le gouvernement, qui est désormais centré sur le premier ministre et ses courtisans à la façon d'un gouvernement monarchique. Le Cabinet serait délaissé au profit d'organismes centraux pléthoriques qui engorgent le processus décisionnel, et les ministres ne seraient plus véritablement collectivement responsables du gouvernement. Quant au Parlement, il serait devenu le plus dysfonctionnel du monde anglophone. La Chambre des communes, dans laquelle prévaut une discipline de parti extrêmement rigide, ne servirait plus qu’à donner une légitimité démocratique à des décisions prises ailleurs, tout en se transformant en un théâtre politique pur et simple. Les députés se seraient déchargés d'une bonne partie de leurs responsabilités sur les agents du Parlement (vérificateur général et multiples commissaires) qui fonctionnent comme des agents libres, et les processus d’étude et de reddition de comptes seraient devenus des rituels vides de sens. En outre, l'adoption de la Charte des droits et libertés aurait provoqué un transfert de pouvoir du Parlement, du Cabinet et du gouvernement vers les tribunaux, qui se sont immiscés dans le domaine des politiques publiques, sans devoir par ailleurs se soumettre à l’électorat non plus que d'avoir à prendre en compte l'allocation et la gestion de ressources limitées. Enfin, dans un contexte de promiscuité où les hauts fonctionnaires gèrent plus que jamais le regard porté vers le haut, et malgré une pléiade de réformes le plus souvent liées à la Nouvelle gestion publique, la fonction publique serait devenue une institution plus prudente et plus bureaucratique.
Tout en reconnaissant les difficultés liées à leur adoption, Savoie présente dans une troisième et dernière partie une série de mesures de réforme visant à renforcer les rôles respectifs du Parlement (élection des députés à la proportionnelle, limitation des votes engageant la confiance de la Chambre, suppression des projets de loi omnibus, budget de dépenses affichant leur répartition géographique, choix des chefs par les députés des différents partis), du Sénat (le réorganiser en fonction des régions), du Cabinet (en refaire un lieu de discussion au cœur du processus d’élaboration des politiques gouvernementales, permettre aux ministres de choisir librement le personnel de leur cabinet, réduire la taille et le rôle des organismes centraux) et de la fonction publique (revoir le processus de nomination des sous-ministres, éliminer des niveaux de gestion, décentraliser les activités, et restreindre et mieux gérer l'effectif).
Malgré de fréquentes redites qui peuvent parfois lasser, cet ouvrage est important. Offertes par un chercheur provenant du Canada atlantique ayant poursuivi une longue carrière d'observateur participant de l’État canadien, les vues exposées sont toujours pénétrantes et, pour certaines, originales. Tributaires de la perspective empruntée, quelques affirmations gagneraient à être nuancées. Ainsi de l'assertion : « La NGP figure parmi les mesures les plus malavisées jamais adoptées pour régler les problèmes de la bureaucratie » (p. 340). On peut enfin regretter l'absence de considération de certains débats idéologiques majeurs, comme celui avivé par les néolibéraux cherchant à diminuer la place et le rôle de l’État.