Si la première guerre mondiale a déjà fait l'objet de nombreux et divers travaux interdisciplinaires, l'ambition du présent ouvrage, issu du colloque La Première Guerre mondiale et la langue: approches croisées (Paris, 12–13 juin 2014), est de repenser et d'aborder sous un angle nouveau la question de la coopération scientifique dans ce domaine. Le volume se décline en quatre parties regroupant quatorze contributions émanant de spécialistes des sciences du langage, d'historiens et de littéraires, précédées d'une introduction (9–27) où, brève rétrospective des travaux antérieurs à l'appui, les co-directeurs justifient leur entreprise. La particularité de leur approche consiste à aborder la Grande Guerre en tant qu’évènement langagier, et à explorer de quelle(s) façon(s) la langue est (re)travaillée par l’évènement. Il s'agit, plus en particulier, d’‘aller au-delà d'une histoire qui utiliserait la langue comme source pour atteindre la guerre’ et, à l'inverse, de ‘dépasser l'objectif des linguistes soucieux d'approcher, à travers la guerre, ceux qui parlaient et qui écrivaient’ (18).
La première partie de l'ouvrage traite des langues nationales, des identités et des contacts de langues. Elle aborde l'impact du conflit sur la langue française, le lien entre idéologies et langues, les modalités de communication mises en place en temps de guerre entre interlocuteurs de langues différentes, mais aussi les usages et les pratiques de la langue française à un moment troublé de son histoire. Facteur d'unité et de cohésion dans les usages parlés et écrits (Yann Lagadec, 55–66), la langue nationale est cependant perçue différemment selon les pays. C'est ce que montre Jean-Jacques Briu (31–42) dans une intéressante étude comparative dans laquelle il met en exergue la dissymétrie dans le rapport nation-langue entre la France et l'Allemagne; l'historique des sources linguistiques des nationalismes des deux pays éclaire les représentations respectives des nationalistes durant la guerre. La rencontre des deux langues, notamment dans la relation occupés-occupants, nécessite l’élaboration d'un ‘idiome véhiculaire’ (89) qui, au-delà de la simple communication entre Français et Allemands, autorise, selon Philippe Salson (83–95), des rapports autres que purement conflictuels. Signalons, dans une autre perspective, non moins intéressante et, disons-le, plutôt rare, la contribution de Cécile Van den Avenne (67–81), qui s'intéresse à l'expérience linguistique des tirailleurs sénégalais combattant en Europe durant la guerre. Plutôt que d'explorer l'impact du conflit sur la langue française, l'auteure rend compte d'autres usages et pratiques de la langue en temps de guerre.
La deuxième partie, plus brève, se concentre sur les pratiques de l’écrit en temps de conflit armé, et en particulier sur les correspondances des ‘peu-lettrés’. La quasi-absence du dialecte au profit de la langue nationale enseignée à l’école (Agnès Steuckardt, Jean-Michel Géa et Stéphanie Fonvielle, 99–110) rappelle les constatations de Yann Lagadec relatives au dialecte breton (première partie, 55–66). Sonia Branca-Rosoff (111–123) confirme ce point en expliquant la difficulté d'exploiter les écrits des soldats d'origine populaire, du fait de leur syntaxe et de leur vocabulaire: ‘ces locuteurs écrivent en français alors qu'ils parlent vraisemblablement en dialecte avec leurs proches’ (115). De son côté, Carita Klippi (125–141) montre que cette peine à écrire est souvent la raison de l’émergence d'un ‘idiolecte’ qu'elle définit comme un répertoire linguistique personnel et singulier: ‘l'idiolecte d'un poilu peu-lettré permet de dessiner en creux l'image d'une langue maternelle dans une situation où un individu est écartelé entre différentes normativités’ (128).
L'objectif principal de la troisième partie est d'explorer créations lexicales et néologismes inhérents à la grande Guerre dans les dictionnaires. Jean-François Sablayrolles (145–157) s'intéresse aux néologismes dans le Petit Robert électronique de 2010, et Patricia Kottelat (159–174) analyse l'inscription de la Grande Guerre dans le Larousse universel de 1922. À ces deux études lexicographiques, Christophe Gérard et Charlotte Lacoste (175–192) apportent un complément d'enquête: s'appuyant sur des outils logiciels, leur étude comparative de textes et de dictionnaires d'avant-guerre se penche sur le lexique des corpus de la Grande Guerre (journaux de guerre, romans et lettres).
Enfin, de la quatrième et dernière partie, axée sur l’écriture littéraire et journalistique, on retiendra que l'expérience guerrière est également perceptible dans la création poétique, notamment dans la syntaxe d'Apollinaire (Clémence Jacquot, 195–209) et dans la correspondance et les poèmes d'avant-garde de Vaché (Thomas Guillemin, 211–226), mais aussi dans le discours médiatique, avec l’étude de la métaphore sportive dans la presse parisienne et les journaux des tranchées (Julien Sorez, 227–237).
Si, dans l'ensemble, l'ouvrage présente des analyses très riches et particulièrement documentées sur la relation qu'entretiennent évènement historique et langue, on peut cependant regretter l'absence de contributions de sociologues susceptibles d’éclairer davantage la nature sociale de la langue. Néanmoins, tour de force ultime, l'objet d’étude commun n'est jamais perdu de vue, malgré l'hétérogénéité des instruments, des approches et des habitudes de lecture inhérente à l'interdisciplinarité. En replaçant la langue dans ses contextes historique et institutionnel, auxquels s'ajoute, dans le cas de certaines contributions, notamment dans la première et la deuxième partie, le contexte social, l'ouvrage ouvre des perspectives de recherche stimulantes et novatrices.