Politique au jour le jour : 1930-1933 est un recueil d'articles journalistiques écrits par Siegfried Kracauer et publiés dans le quotidien libéral Frankfurter Zeitung. Kracauer est généralement associé à l’École de Francfort. Il fut entre autres l'un des mentors philosophiques de Theodor W. Adorno. En 1921, il abandonna sa profession d'architecte pour devenir journaliste et écrivain. Ses premiers écrits furent de nature sociologique, que ce soit entendu comme discipline (La sociologie comme science. Une étude épistémologique, 1922) ou comme analyse du social (Les employés, 1929). Politique au jour le jour est une collection de textes portant sur la vie sociale et politique de l'Allemagne de Weimar. À la lecture de ceux-ci, trois thématiques principales semblent identifiables, soit la méthode d'appréhension du réel, le dépérissement de la société allemande et l'ordre recherché dans les sphères multiples du quotidien des Berlinois.
L'un des aspects fort intéressants de ce livre est certainement les réflexions de Kracauer quant à la manière d'aborder le social. L'auteur scrute la société allemande à partir de menus détails et d’événements pouvant sembler anodins du quotidien des gens en vue d'offrir une analyse de l'esprit de son époque. Comme le mentionne le préfacier Jean Quétier, Kracauer adopte une perspective microsociologique (X). C'est en ce sens qu'il analyse les revendications des nudistes, l'aménagement des cafés berlinois, les trains à haute vitesse, l'amour exubérant des Berlinois pour les bébés, et ainsi de suite. En définitive, Kracauer s'intéresse au petit et ce n'est pas avec une perspective extérieure à l'objet qu'il tente de le comprendre, mais plutôt en entrant en lui pour y découvrir sa constitution. L'article « Sous la surface » est peut-être le plus représentatif de cette méthode. À la frontière entre réalité et allégorie, Kracauer met en scène un étranger ayant beaucoup voyagé qui fait escale à Berlin. Pour celui-ci, la misère berlinoise est peu perceptible. Il trouve qu'il y a davantage de mendiants à Londres, que les gens de Berlin sont bien habillés et qu'ils sont généralement polis. Pour Kracauer, tout ceci n'est que surface. Pour bien comprendre et, surtout, pour ressentir les conditions de vie des Berlinois, il faut dépasser cette immédiateté et intégrer l'objet. Il écrit : « Je sais que je m'exprime d'une façon tout à fait imprécise, mais ce qui m'importe c'est seulement de faire sentir l'atmosphère électrique que l'on peut percevoir ici de manière presque physique » (63). De la sorte, sous la surface se cache un malaise, une tension qui peut mener à l'explosion sociale. C'est en entrant dans la vie des Berlinois et en étudiant certaines de leurs habitudes que Kracauer pense offrir une vue d'ensemble de l'esprit de l'Allemagne de Weimar.
Qu'est-ce qu'il y voit? Une société en décomposition. Après la Première Guerre mondiale, l’économie allemande a connu un cycle d'inflation énorme. Dans l'article « 3 = 6 », Kracauer décrit avec brio la destruction de Berlin. Il écrit : « Des quartiers entiers dépérissent comme s'ils étaient marqués par la mort et se métamorphoseront un jour ou l'autre, si rien n'arrête la maladie, en résidence pour fantôme » (68). Outre les nombreux logements abandonnés, plusieurs banques ferment leur porte (66) et Berlin connaît une augmentation par bandes criminelles (60). Il n'y a pas seulement l’économie qui s’écroule, les luttes politiques connaissent un essor sans précédent. Les rues et les places publiques deviennent des lieux d'affrontement entre les groupes de la gauche (communistes, sociaux-démocrates) et les groupes de la droite (national-socialiste). Kracauer remarque que, dès 1930, les nazis s'attaquent aux commerçants juifs : « (…) les jets de pierres semblent avoir visé une religion, car pour l'essentiel ce sont les noms juifs qui sont touchés » (28). Un autre fait particulier aux manifestations nationales-socialistes est l'ordre dans lequel elles se déroulent. Kracauer écrit : « C'est ce silence dans lequel ils parcouraient les rues qui mettait le plus mal à l'aise. Aucune explication claire et rationnelle n’éclairait la scène […] » (37). Devant cette atmosphère glauque, l'auteur nous présente un peuple qui a besoin d’évasion, que ce soit de la ville (les excursions du dimanche, l'exotisme des cafés), de l’économie (les camps de travail) ou de la politique (la théologie, la métaphysique). Les loisirs, le divertissement et la culture sont tous organisés et affreusement ordonnés.
Le livre de Kracauer réussit à nous faire revivre l'atmosphère particulière de Berlin durant la République de Weimar. La curiosité des objets analysés et l'approche microsociologique de l'auteur dans l'analyse de ceux-ci rendent la lecture agréable. L’étude qu'il fait de la société allemande permet de mieux comprendre les causes sous-jacentes de la montée d'Hitler. D'ailleurs, le livre se termine par un texte déroutant sur l'incendie du Reichstag en février 1933. Il serait pertinent de faire une analyse croisée entre cet ouvrage et Sens unique de Walter Benjamin ou encore Traces d'Ernst Bloch. Les trois se penchant en effet sur le petit, le banal, enfin, le quotidien de l’époque de Weimar.