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Les lieux d'activisme : le «mariage gai» en Belgique, en France et en Espagne

Published online by Cambridge University Press:  17 December 2008

David Paternotte*
Affiliation:
Fonds national de la recherche scientifique Université libre de Bruxelles
*
David Paternotte, Metices Institut de sociologie, Université Libre de Bruxelles; david.paternotte@ulb.ac.be
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Abstract

Résumé. Cet article étudie les lieux investis par les activistes LGBT durant les mobilisations en faveur de l'ouverture du mariage civil aux couples de même sexe en France, en Espagne et en Belgique. Il montre que l'articulation entre les niveaux étatique et infraétatiques ne résulte pas uniquement des variations institutionnelles de la structure des opportunités politiques ou, à l'image du scale-jumping, de considérations stratégiques. Elle s'inscrit aussi dans des phénomènes plus vastes : la culture politique, l'histoire et l'organisation des mouvements LGBT dans chacun des pays analysés. Ce texte discute ainsi certaines observations de Miriam Smith (et de John Grundy) sur la déconnexion des niveaux d'action au sein du mouvement LGBT canadien.

Abstract. This article examines the places invested by LGBT activists while advocating the opening-up of civil marriage to same-sex couples in France, Spain and Belgium. It shows how the articulation between state and sub-state levels does not only result from institutional variations of the political opportunities structure or, as for scale-jumping, from strategic concerns. It also ensues from broader phenomena: political culture, as well as the history and organisation of LGBT movements in each of the countries under study. This text also discusses some of Miriam Smith (and John Grundy)'s observations on the disconnections of action levels within the Canadian LGBT movement.

Type
Research Article
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2008

Depuis une quinzaine d'années, la question de la reconnaissance légale des unions de personnes de même sexe occupe le devant de la scène politique et sociale dans de nombreux pays. Tandis que plusieurs provinces canadiennes ont joué un rôle de pionnières, certains États européens ont également connu des mouvements de mobilisation importants. Cet article étudie trois cas où ces luttes ont permis aux couples gais et lesbiens d'accéder à de nouveaux droits pouvant aller jusqu'au mariage civil. Il se concentre plus particulièrement sur l'action des mouvements LGBT en France, en Espagne et en Belgique, et étudie les lieux politiques qui ont été investis par les activistes afin de faire progresser leurs revendications.

Le présent article souhaite ainsi contribuer aux débats en cours, au sein de la sociologie des mouvements sociaux, qui portent sur les dynamiques tant supra qu'infranationales de l'action collective et sur la manière dont celle-ci s'organise à l'échelle locale (Smith, Reference Smith2005a; Smith et Grundy, Reference Smith and Grundy2005), régionale (Masson, Reference Masson2006a) et, surtout, transnationale et globale (della Porta, Kriesi et Rucht, Reference della Porta, Kriesi and Rucht1999; della Porta et Tarrow, Reference Tarrow2005; Tarrow, Reference Tarrow2005; Giraud, Reference Giraud2001; Dufour et Giraud, Reference Dufour and Giraud2007). Ces différents travaux ont insisté sur la modification et la multiplication des lieux à partir desquels les activistes déploient et organisent leurs actions, ainsi que, dans certains cas, leur articulation tant stratégique qu'organisationnelle. Ils ont démontré, par ailleurs, combien la mondialisation contribue à transformer les pratiques des mouvements sociaux, même si cette réflexion ne sera pas approfondie dans le présent article.

Ces recherches ont surtout mis en évidence l'importance de l'étude des dimensions spatiales de l'action collective. Dans un monde où l'État semble subir un processus d'érosion au profit de niveaux de pouvoir tant infra que supranationaux, celle-ci permet de comprendre comment la géographie du pouvoir influence les formes prises par les mobilisations et comment, en retour, le choix des lieux où se déploie l'action collective constitue une ressource importante pour les mouvements sociaux. Dans les années 1980, Charles Tilly, entre autres, avait déjà insisté sur les interactions entre espace et action collective, en soulignant l'influence du processus de formation de l'État français sur la mutation des moyens et répertoires d'action collective et le redéploiement de cette dernière du niveau local au niveau national (Tilly, Reference Tilly1986). À la suite de ces réflexions, et en y ajoutant le développement de niveaux subétatiques de pouvoir, certains ont posé «that the creation of supranational political structures leads to an analogous transformation of protest from the national to the international level. The emergence of new political opportunities on the international level brings about a radical change in the nature of protest, which tends to globalise, as well as in the structure of social movement organizations» (Passy, Reference Passy, Porta, Kriesi and Rucht1999 : 149).

Deux questions développées dans la littérature sur les mouvements sociaux seront plus particulièrement examinées dans cet article. D'une part, dans une démarche qui recoupe aussi certaines approches néo-institutionnalistes (Smith, Reference Smith1998 : 286–88), plusieurs auteurs ont souligné combien le cadre institutionnel des États influence les formes de l'action collective par son impact sur la structure des opportunités (Tarrow, Reference Tarrow1998 : 8; Smith Reference Smith2005a : 78). Sydney Tarrow estime ainsi, évoquant la comparaison par Tocqueville des formes de gouvernement françaises et américaines, que des «differences in patterns of state building produce differences in the opportunity structures of social movements» (Reference Tarrow1998 : 57). Cette réflexion, développée dans le contexte des États-nations, a également été appliquée aux relations entre les niveaux national et supranational et des chercheurs tels que Donatella della Porta, Hans-peter Kriesi et Dieter Rucht expliquent que «with the development of intergovernemental political institutions, such as the European Union and the United Nations, a supranational layer is added which opens up new possibilities for the challenges of social movements» (Reference della Porta, Kriesi and Rucht1999 : 13–14).

D'autre part, certains auteurs ont mis en évidence qu'un certain nombre de mouvements sociaux décident stratégiquement de contourner les obstacles rencontrés à un niveau de pouvoir en utilisant les opportunités offertes par un autre, un phénomène souvent qualifié de scale-jumping (Adams, Reference Adams1996; Kitchin et Wilton, Reference Kitchin and Wilton2003; Smith et Grundy, Reference Smith and Grundy2004 : 2–3). À l'intérieur des États, ce concept a notamment été appliqué à l'étude du fédéralisme et Sydney Tarrow indique à quel point le «federalism is a particular invitation to movements to shift their venues into institutions, because it provides so many alternative pockets for participation» (Reference Tarrow1998 : 81). Il a également été étendu à l'étude des interactions entre les niveaux national et transnational, comme le montrent notamment Margaret Keck et Kathryn Sikkink (Reference Keck and Sikkink1998) au moyen de la notion d'«effet boomerang».

Si ces deux approches, relativement complémentaires, apparaîtront dans l'analyse ci-dessous, je soulignerai cependant dans quelle mesure, pour les cas étudiés, l'articulation entre les niveaux étatique et infraétatiques ne résulte pas uniquement des variations institutionnelles de la structure des opportunités politiques et du poids des institutions sur l'action collective, ni de seules considérations stratégiques de la part des mouvements sociaux, comme tend à l'affirmer une partie de la littérature sur le scale-jumping. Au contraire, ces dynamiques s'inscrivent aussi dans des phénomènes plus vastes, qui relèvent d'une autre temporalité et échappent en partie au choix des acteurs, à savoir la culture politique, l'histoire et l'organisation des mouvements LGBT dans chacun des pays analysés.

D'une certaine manière, cet article contrastera également avec certaines observations de Miriam Smith au sujet du Canada. Dans plusieurs de ses travaux, cette auteure a souligné, parfois avec John Grundy, la déconnexion, voire l'antagonisme, entre les niveaux local, provincial et fédéral du mouvement LGBT canadien (Smith et Grundy, Reference Smith and Grundy2005; Smith, Reference Smith2005a). Si ce constat apparaît, entre autres, dans l'étude de l'impact du néo-libéralisme sur le mouvement LGBT canadien (Smith, Reference Smith2005a) ou de la manière dont il prend en compte les préoccupations liées à la jeunesse (Smith et Grundy, Reference Smith and Grundy2005), il n'est pas absent des travaux de Smith sur l'ouverture du mariage civil au Canada (Reference Smith2005b, Reference Smith, Orsini and Smith2007a, Reference Smith2007b). Étant donné la portée restreinte de cet article, celui-ci se limitera à ce dernier enjeu. Cela n'hypothèquera toutefois pas les développements qui suivront, dans la mesure où l'ouverture du mariage a constitué, avec la demande connexe de reconnaissance juridique des familles LGBT, le cœur des revendications gaies et lesbiennes en Belgique, en Espagne et en FranceFootnote 1 au cours des dernières années, ce qui facilite la comparaison. En ce qui concerne le Canada, Miriam Smith souligne, notamment à travers une critique implicite de l'objectif d'égalité des droits, que le combat pour le mariage aurait constitué l'objectif d'un petit groupe d'individus rassemblés dans l'association Égale. Exerçant surtout ses activités à Ottawa, cette dernière poursuivrait ainsi, au moyen d'une stratégie avant tout juridique, une vision libérale de la citoyenneté qui trancherait avec les objectifs plus vastes portés par certains groupes locaux (lutte contre le racisme et la pauvreté, prévention du sida, promotion de la santé, solidarité internationaleet ainsi de suite). Or, la manière dont s'est articulée la mobilisation en faveur de l'ouverture du mariage dans plusieurs des pays étudiés ici indique plutôt une mise en relation des différents niveaux au sein du processus de mobilisation. Je m'attacherai donc à souligner dans quelle mesure des contextes sociopolitiques différents peuvent engendrer des formes de mobilisation distinctes.

Dans ce but, j'adopterai une démarche en deux temps. Je présenterai tout d'abord les actions entreprises aux niveaux de pouvoir infraétatiques, m'attachant à mettre en lumière la nature et les raisons de leur mobilisation. Je tenterai ensuite de déterminer si la coexistence éventuelle de lieux d'action distincts relève des stratégies des mouvements sociaux étudiés. À cette fin, la comparaison entre la Belgique, l'Espagne et la France paraît pertinente. En effet, si ces trois pays ont connu des trajectoires similaires quant à la reconnaissance légale des unions de même sexe, à savoir la revendication, en premier lieu, d'une forme de partenariat civil ouverte aux couples de même sexe et de sexe différent, puis de l'ouverture du mariage civil aux couples de même sexe, ils présentent des structures institutionnelles distinctes. La Belgique est un État fédéral depuis 1993; la France reste, malgré les réformes de décentralisation, un État très unitaire et l'Espagne, parfois qualifiée d'État régional, évolue progressivement vers le fédéralisme. Cette situation permettra donc de prendre en compte l'impact de la structuration institutionnelle.

1. Cartographie de l'action collectiveFootnote 2

Apparue dans le contexte de l'épidémie de sida, la question de la reconnaissance légale des couples de même sexe occupe une place importante dans l'agenda politique et social des pays occidentaux depuis environ quinze ans (Waaldijk, Reference Waaldijk2004; Wintemute et Andenaes, Reference Wintemute and Andenaes2001). En Belgique, en France et en Espagne, les premières revendications relatives à cet enjeu ont émergé à la fin des années 1980 et au tout début des années 1990. Ces demandes ont d'abord porté sur l'introduction de formes de partenariat civil et ont conduit à l'adoption de statuts nationaux (le Contrat de cohabitation légale de 1998 en Belgique et le Pacte civil de solidarité de 1999 en France) ou régionaux (la Llei de uniones estables de parelles catalane, adoptée en 1998 et rapidement suivie par d'autres communautés autonomes espagnoles). À partir de 1995, certains militants ont commencé à demander l'ouverture du mariage civil. Cette dernière revendication a été approuvée en 2003 en Belgique et en 2005 en Espagne, tandis qu'en France, elle fait l'objet de nombreux débats.Footnote 3

Dans les trois pays étudiés, les membres des mouvements LGBT se sont donc avant tout adressés au niveau central ou fédéral, qui est le niveau compétent en matière de mariage. D'ailleurs, c'est en son nom que le Parlement belge et les Cortes espagnoles ont ouvert le mariage civil aux couples de même sexe et que le préfet de Gironde a condamné le député vert Noël Mamère, maire de Bègles, pour non-respect de la légalité lorsqu'il a célébré le premier «mariage gai» français. Dans ce cadre, les militants gais et lesbiens ont déployé des moyens d'action assez similaires d'un pays à l'autre. Ils ont notamment rédigé des propositions de loi et les ont soumises à des sénateurs ou des députés (celles-ci ont parfois été déposées au Parlement). Ils ont rencontré les hommes et les femmes politiques compétents pour ces dossiers. Un travail de lobbying a été développé à l'égard, et souvent à l'intérieur, des partis politiques de gauche, voire, comme en Belgique, d'autres tendances.Footnote 4 Des manifestations spécifiques ont été organisées et les marches annuelles des fiertés, chaque fois plus nombreuses, ont été présentées comme des manifestations en faveur des revendications LGBT.Footnote 5 Ces activistes ont enfin construit des alliances avec des acteurs politiques et sociaux (syndicats, organisations de défense des droits humainset autres) et ils ont utilisé les médias pour toucher l'opinion publique et faire pression sur les responsables politiques, par voie de communiqués, d'entretiens, de pétitions, de manifestes et de cartes blanches.

Par ailleurs, c'est également le niveau central ou fédéral qui a été ciblé dans les revendications antérieures relatives au partenariat civil, ce qui confirme la centralité de ce niveau de pouvoir. Par exemple, si les associations LGBT espagnoles se sont adressées au pouvoir régional, aboutissant à des formes régionales de régulation des unions non matrimoniales, cette stratégie résultait avant tout de la défaite du PSOE et de l'arrivée de José María Aznar au pouvoir. Il s'agissait à la fois de contourner le blocage politique apparu à Madrid et de faire pression sur le gouvernement central en utilisant les échelons inférieurs (Petit, Reference Petit2003). Toutefois, comme l'indique ce dernier exemple, l'importance du niveau central ou fédéral dans la mobilisation associative n'implique pas l'absence d'actions aux paliers inférieurs de l'État, régionaux ou locaux. Au contraire, ceux-ci apparaissent à la fois comme des ressources et des théâtres d'action fondamentaux pour les phénomènes de mobilisation étudiés. Il convient donc de détailler la place qu'ils ont occupée dans ces processus de revendication.

Politique locale

La mairie est l'un des lieux où sont célébrés les mariages civils, ce qui lui confère une visibilité fondamentale pour l'enjeu étudié. Les associations LGBT belges, françaises et espagnoles ont ainsi utilisé ce niveau de pouvoir pour faire avancer leurs revendications au niveau de l'État. Elles s'en sont en outre parfois servies en tant que cible à part entière. Les opposants à la reconnaissance légale des couples de même sexe se sont également mobilisés à ce niveau, confirmant sa pertinence.

Dans ces trois pays, on observe un certain nombre d'actions se déroulant au niveau local, qui peuvent être regroupées en trois catégories.Footnote 6 Premièrement, la plupart du temps suite à des demandes associatives, certaines municipalités ont instauré des registres municipaux pour les couples non mariés à partir du milieu des années quatre-vingt-dix. À portée avant tout symbolique, ces actions ont néanmoins permis d'attester officiellement de l'existence de couples qui ne voulaient ou ne pouvaient pas se marier. Surtout, elles ont permis de relancer ou d'amplifier les débats sur le statut légal des couples qui échappaient au modèle de l'union matrimoniale hétérosexuelle. En France, la décision du maire MDC (Mouvement des Citoyens) de Saint-Nazaire en 1995 répond à un courrier des promoteurs de ce qui est devenu le pacs à tous les maires de cette formation politique. Appartenant également à ce parti, ils ont ainsi tenté de relancer leur cause alors que la droite était au pouvoir et ont été eux-mêmes surpris du succès de cette initiative, qui fut couverte par des médias du monde entier et s'est rapidement répandue dans le reste du pays (Martel, Reference Martel2000).

En Espagne et en Belgique, ces démarches, respectivement amorçées par le maire de Vitoria en 1994 (Platero, Reference Platero Méndez2004) et par le conseil municipal d'Anvers en 1995 (Paternotte, Reference Paternotte2004), ont été rapidement appuyées par les associations LGBT, dont la mobilisation en a augmenté la portée. Cela permit la diffusion de cette initiative dans l'ensemble du pays, tant au niveau local que régional en Espagne (certaines communautés autonomes s'étant dotées de tels registres). Le succès fut tel qu'en Belgique, le ministre fédéral de l'Intérieur se vit obligé d'adopter, en 1996, un arrêté royal stipulant que toutes les communes du royaume devaient se doter d'un tel registre dès qu'un habitant en faisait la demande (Paternotte, Reference Paternotte, Weyembergh and Carstocea2006).

Deuxièmement, un certain nombre d'activistes ont organisé des simulations de mariage ou ont essayé de faire enregistrer des demandes en mariage afin de mettre en relief l'inégalité dont ils faisaient à leurs yeux l'objet. En Espagne, la première de ces demandes a été formulée en 1987 par deux hommes de la ville catalane de Vic (Petit, Reference Petit2003). Cette initiative a permis d'amorcer les débats sur la reconnaissance légale des unions de même sexe et, même s'il ne s'agissait pas encore d'une priorité pour les associations, les associations l'ont appuyée. En 1995, des membres de COGAM ont tenté de manifester leur volonté de se marier au Registre civil de Madrid et, en 2003, des membres importants de la fédération LGBT espagnole ont fait de même, mais sans succès. En Belgique, une action similaire a eu lieu en 1994 à Gand, siège des structures associatives flamandes (Paternotte, Reference Paternotte2004). En France, dans une affaire qui met en question tant la théorie du genre que la pertinence de la différence des sexes comme critère juridique (Fassin, Reference Fassin2005), une transsexuelle, Camille, et une transgenre, Monica, ont tenté de faire enregistrer leur union à Rueil-Malmaison en 2005, arguant que, même si elles se considéraient toutes deux comme des femmes, leur état civil répondait encore au critère de différence des sexes. Cette action a été encadrée par les milieux associatifs, qui l'ont utilisée pour montrer le caractère arbitraire de l'interdiction d'accès au mariage civil opposée aux couples de même sexe.

Troisièmement, certains élus locaux, souvent en lien avec des activistes ou des intellectuels engagés dans ce dossier, ont délibérément célébré des mariages illégaux entre personnes de même sexe ou ont donné aux célébrations des partenariats civils les atours du mariage au nom du refus d'une égalité séparée. Le cas le plus célèbre a eu lieu en France en juin 2004, quand le député écologiste Noël Mamère, également maire de la ville bordelaise de Bègles, a décidé de répondre à l'appel de Daniel Borrillo et Didier Eribon en faveur de l'ouverture du mariage (Eribon, Reference Eribon2004). Suite à des demandes associatives, certains mandataires avaient déjà enfreint la loi par le passé en célébrant les pacs en mairie selon le rituel utilisé pour les mariages, alors que ceux-ci doivent être conclus au tribunal de première instance (Borrillo et Fassin, Reference Borrillo, Fassin, Digoix and Festy2004). En Belgique, l'ouverture du premier registre pour les couples non mariés à Anvers s'est accompagnée d'une cérémonie à l'Hôtel de ville au cours de laquelle l'une des échevines a uni avec presque toutes les pompes du mariage le responsable de la section locale du parti vert, en pointe sur ce dossier, et l'un des écrivains flamands les plus réputés (Paternotte, Reference Paternotte2004). En Espagne, le maire de Palma de Majorque a également pris une initiative similaire et célébré un mariage illégal en 1999 (Calvo, Reference Calvo Borobiá2005b).

Politique régionale

Étant donné la culture politique et l'organisation territoriale de l'Espagne et de la Belgique, des actions d'ordre régional ont aussi eu lieu au sein de ces deux État. La question régionale y constitue en effet l'un des clivages structurant la vie politique et la Belgique est un État fédéral depuis 1993 tandis que l'Espagne s'achemine de plus en plus vers cette configuration (Moreno, Reference Moreno2001). Par conséquent, une partie importante du travail de lobbying a été accomplie au niveau régional sous deux modalités, directe et indirecte. La France n'a par contre pas connu ce type de mobilisation, ce qui tient sans doute au caractère centralisé de cet État et à l'absence de compétences des régions en cette matière.

D'une part, à travers des actions indirectes, plusieurs mobilisations ont visé des élus fédéraux suivant leur appartenance régionale. En Belgique, ce phénomène s'explique par la structuration très forte du pays en fonction de clivages linguistiques et communautaires et par sa division entre francophones et Flamands.Footnote 7 Il n'existe ainsi plus de parti fédéral depuis trente ans et les associations LGBT sont elles-mêmes divisées en fonction de l'appartenance linguistique de leurs membres. Il y a donc deux fédérations associatives et, en politique fédérale, chacune cible avant tout les élus et les partis de sa propre communauté.Footnote 8 Ces actions se sont parfois accompagnées d'invitations, pour les élus régionaux, à s'immiscer dans les débats étatiques par des déclarations dans la presse, le soutien à diverses actions, des manifestes ou l'adoption de résolutions régionales en faveur de l'adoption de propositions de loi fédérales. Des phénomènes similaires ont eu lieu en Espagne, principalement dans les régions à forte identité, nationale ou non, telles que la Catalogne, Madrid, Valence, l'Andalousie ou le Pays Basque. Ainsi, la Coordinadora Gai-Lesbiana, fédération LGBT catalane, a systématiquement interpellé les élus catalans siégeant à Madrid (Petit, Reference Petit2003). Dans un autre ordre, sur invitation des milieux associatifs locaux, le parlement de la Communauté autonome de Madrid a voté en 1994 une résolution demandant au Parlement fédéral, également socialiste, de légiférer en la matière et, en 1995, le gouvernement de la région a ouvert un registre autonomique destiné aux couples non mariés. Cette décision a été suivie par d'autres parlements régionaux (Platero, Reference Platero Méndez2004).

Le niveau régional a d'autre part fait l'objet de stratégies visant spécifiquement des compétences exercées par ces institutions. En Belgique, les régions sont compétentes en matière de droit fiscal, notamment en ce qui concerne les droits de succession et la taxation du patrimoine. Cette disposition institutionnelle a entraîné, au cours des années quatre-vingt-dix, au Parlement flamand, des débats sur les «discriminations fiscales» entre couples mariés et non mariés, dont la résolution par un pacte entre partis flamands de la majorité fédérale (Paternotte, Reference Paternotte2004) a permis de débloquer les débats relatifs au statut légal des couples de même sexe au niveau de l'État. Par ailleurs, l'adoption du contrat de cohabitation légale en 1998 impliquait un certain nombre de modifications en droit fiscal, de compétence régionale. Ce partage des compétences a conduit les associations à entreprendre des actions à ce niveau pour exiger la modification de la législation.

L'utilisation du niveau régional est encore plus importante en Espagne, dans la mesure où c'est à ce niveau que les premières formes de reconnaissance légale des unions de même sexe sont intervenues. Suite à l'arrivée du Parti populaire à Madrid, les associations se sont tournées vers le niveau régional pour obtenir satisfaction d'une partie de leurs revendications et tenter, par la même occasion, de peser sur les discussions menées au Congrès des députés. Le système de répartition des compétences dans le modèle régional espagnol permettait l'adoption de cette stratégie, dans la mesure où, si la régulation du mariage relève de la responsabilité de l'État, les communautés autonomes peuvent légiférer en droit civil et familial, et certaines d'entre elles (Aragon, Baléares, Catalogne, Galice, Navarre et Pays Basque) jouissent d'une autonomie très grande en la matière en vertu de dispositions de droit médiéval (Jaurena, Reference Jaurena, Cadoret, Gross, Mécary and Perreau2005). Dans ce cadre, la Catalogne a adopté en 1998 la première loi espagnole qui confère un statut juridique aux unions de même sexe et d'autres communautés autonomes (Aragon, Navarre, Valence, Madrid, Baléares, Asturies, Andalousie, Canaries, Estrémadure et Pays Basque) lui ont rapidement emboîté le pas.

2. Quels lieux pour l'action collective ?

Les développements qui précèdent mettent en lumière que, si le niveau étatique a constitué, dans les trois pays étudiés, la cible principale des mouvements LGBT et leur principal lieu d'action, les paliers internes de ces État ne sont pas pour autant absents. On observe que ce processus de revendication s'est déployé à plusieurs niveaux, tant en Belgique, qu'en France et en Espagne. Ces derniers apparaissent tour à tour comme des ressources pour faire avancer des revendications au niveau étatique, des cibles en elles-mêmes et des théâtres d'action. Le processus de revendication d'un statut légal pour les couples de même sexe dans ces pays se caractérise donc par la coexistence d'arènes politiques multiples.Footnote 9

Cette coexistence de différents lieux d'action et de mobilisation ne signifie pas pour autant leur articulation au sein des stratégies et des activités du mouvement LGBT. En effet, l'observation d'actions militantes à des niveaux de pouvoir distincts, inscrites dans la poursuite d'un même objectif relativement général, ne permet pas d'affirmer que c'est un même groupe qui se mobilise à ces différents niveaux et l'on pourrait tout autant conclure, à l'image de Miriam Smith, à la déconnexion de ces différents lieux d'action. Par conséquent, il importe de se demander si ces groupes et ces actions relient entre eux les niveaux concernés. Pour y répondre, il convient d'analyser ces mobilisations de plus près et de croiser les niveaux d'implantation et d'action des diverses associations. Il paraît également fondamental de prêter attention à la nature des relations entre ces associations, ainsi qu'à leur force respective.

En France, de manière générale, la centralisation géographique du pouvoir et la faiblesse institutionnelle des échelons infraétatiques compliquent ces formes de mobilisation décentralisées. Toutefois, certaines actions se sont déroulées au niveau des mairies et il serait par conséquent possible de postuler l'existence, à cet endroit, d'un tel phénomène. Afin de déterminer si c'est le cas, il convient de croiser ces actions avec le mode d'organisation des milieux associatifs français. Il apparaît que, dans la plupart des cas, le mouvement LGBT français, représenté, au niveau politique, par l'Inter-LGBT, n'a pas encouragé ces initiatives ou s'y est joint de manière tardive. Ainsi, l'épisode de Bègles, qui pourrait constituer une situation où un niveau de pouvoir est mobilisé pour peser sur des débats à un autre échelon, apparaît comme éloigné des objectifs des associations. En effet, cette simulation de mariage et la polémique qui l'a accompagnée découlent de la mobilisation de quelques intellectuels parisiens,Footnote 10 qui ont ensuite soutenu Noël Mamère dans sa volonté de transgresser la loi. Face à cela, l'Inter-LGBT s'est longtemps refusée à soutenir l'action et s'y est même opposée dans un premier temps.

Cet exemple traduit de manière plus fondamentale l'organisation du mouvement homosexuel en France. D'une part, celui-ci apparaît aujourd'hui comme éclaté, divisé et marqué par d'importants conflits internes. Dans cette configuration, comme l'illustre le cas du pacs, une grande partie du travail politique s'est opéré par l'entremise de liens et de réseaux personnels plutôt que par des stratégies classiques de mouvements sociaux (Martel, Reference Martel2000; Mossuz-Lavau, Reference Mossuz-Lavau2002; Borrillo et Lascoumes, Reference Borrillo and Lascoumes2002). D'autre part, la portion la plus structurée du mouvement LGBT français repose sur une division assez étanche des tâches. Dans ce cadre, le travail politique revient à l'Inter-LGBT, principalement implantée à Paris et en Île-de-France, qui concentre son travail sur la scène politique nationale.Footnote 11 Cette structure se refuse à intervenir dans la vie associative régionale, qui est la plupart du temps animée par des centres gais et lesbiens. Ceux-ci interviennent inversement assez peu dans les questions politiques, sauf quand celles-ci concernent leur municipalité ou leur conseil régional (demande de subvention, lutte contre l'extrême-droite, agressions homophobes, et ainsi de suite). Dans un tel schéma, il s'avère extrêmement difficile de demander aux associations locales de collaborer à des actions communes et les interactions entre associations à ces divers échelons sont assez faibles.

En Belgique, les associations gaies et lesbiennes sont structurées au niveau régional, à l'image de presque toute la vie politique et sociale. Il y a plus particulièrement deux fédérations, la Holebifederatie et la Fédération des Associations Gayes et Lesbiennes (FAGL), qui mettent en réseau des associations à implantation souvent plus locale (Bruxelles, Liège, Louvain-la-Neuve, Namur et la plupart des villes flamandes), ainsi qu'une association bruxelloise avec des antennes wallonnes, Tels Quels. Une telle configuration favorise les stratégies articulées sur plusieurs niveaux, dans la mesure où la plupart des actions sont menées à partir du niveau régional et que, par les logiques de fédération, les associations locales sont directement impliquées dans les actions politiques de leurs coupoles, voire y participent par d'autres actions. En outre, quand il s'agit de cibler le niveau fédéral, comme ce fut la plupart du temps le cas pour la reconnaissance légale des couples de même sexe, soit que les associations LGBT belges agissent de leur propre initiative et, le plus souvent, auprès des élus de leur région, soit qu'elles se réunissent sous des modes de coordination ponctuels, élitistes et informels pour tenter d'élaborer des revendications et des stratégies communes. Il n'existe en effet pas d'association LGBT fédérale, qui pourrait jouer le rôle d'interface politique à ce niveau de pouvoir et, de manière classique dans les démocraties consociatives (Deschouwer, Reference Deschouwer2006), ce sont les dirigeants des associations régionales qui se rencontrent, sur des objets précis et quand les circonstances le demandent. Par conséquent, on observe en Belgique des stratégies qui articulent différents niveaux de pouvoir, tout particulièrement quand, outre leur échelon d'implantation, les associations régionales agissent au niveau local ou au niveau fédéral (comme telles ou dans un cadre de coordination informel).

Le cas espagnol apparaît comme le plus complexe, dans la mesure où il implique une multiplicité de logiques et d'acteurs territoriaux. Afin de comprendre leur impact sur les mobilisations associatives en faveur des lois sur le couple, puis du mariage civil, il est essentiel, comme dans les deux cas précédents, de plonger dans l'histoire et l'organisation géographique des associations LGBT. Le mouvement homosexuel est né clandestinement à Barcelone à la fin de la dictature franquiste et il s'est progressivement diffusé dans les principales villes et régions du pays (Calvo Borobía, Reference Calvo Borobía2005a; Guasch, Reference Guasch1995; Llamas et Vila, Reference Llamas, Vila and Bran1997). Il s'agissait à l'origine d'un mouvement surtout urbain et assez éclaté, dominé par Barcelone jusqu'au milieu des années 1990, quand la Marche des fiertés de Madrid a pris une ampleur sans précédent et que le quartier gai de Chueca s'est développé (Villaamil, Reference Villaamil2005). Les liens entre ces initiatives locales, voire régionales, se sont tissés très progressivement à partir de la transition et ils ont d'abord reposé sur des modalités personnelles et informelles. Par conséquent, la mise en réseau, croissante, au sein d'une fédération est un phénomène récent, dont l'influence s'avère décisive pour les modalités d'organisation. Il existe aujourd'hui plusieurs fédérations LGBT, dont la plus importante, la Federación Estatal de Lesbianas, Gays, Transexuales y Bisexuales (FELGTB), historiquement liée au collectif gai de Madrid, ne couvre pas l'ensemble du territoire. Les associations catalanes ont préféré un mode propre de mise en réseau, même si le Coordinadora Gai-Lesbiana, fédération catalane, collabore régulièrement avec la FELGTB. Par ailleurs, deux autres fédérations existent en Espagne, la Fundación Triángulo et Colegas, mais elles sont moins actives au niveau politique et moins influentes. Comme pour la Belgique et la France, la genèse du mouvement et sa configuration actuelle permettent donc de comprendre les formes spécifiques des stratégies en faveur de la reconnaissance légale des unions de même sexe et elles soulignent que l'existence de différents paliers de pouvoir au sein d'un État ne constitue pas une condition suffisante de la mise sur pied de stratégies multiniveaux. Elles permettent aussi de saisir pourquoi, dans le cadre de l'enjeu étudié, des associations locales ont pu agir au niveau régional, des acteurs régionaux se sont exprimés à Madrid, en leur nom ou au nom de leur fédération, et des acteurs «nationaux» ou régionaux ont soutenu ou coorganisé des activités aux niveaux infraétatiques.

Dans le cadre de cette étude, on observe donc trois types de facteurs expliquant la présence de stratégies multiniveaux. Ce phénomène est tout d'abord lié à l'organisation territoriale du pouvoir dans les États considérés et à la répartition des compétences qui en découle. Ainsi, c'est en grande partie à cause du rôle de la mairie comme lieu de célébration des mariages dans les pays étudiés que le niveau local a été mobilisé dans ce processus de revendication. De même, la faiblesse des régions françaises et l'absence de compétences en matière de mariage tendent à expliquer l'absence d'actions au niveau régional. Pour reprendre le vocabulaire de la sociologie des mouvements sociaux, la configuration institutionnelle d'un pays participe à la structure des opportunités politiques (Tarrow, Reference Tarrow1998 : 8), favorisant certaines formes de mobilisation plutôt que d'autres.

Cependant, cette condition institutionnelle ne suffit pas. L'histoire et la structuration du mouvement LGBT constituent un autre facteur fondamental pour comprendre ces formes de mobilisation. Ainsi, l'histoire et le mode d'organisation du mouvement LGBT français, ainsi que, dans une moindre mesure, les objectifs qu'il poursuit, l'ont moins incité à se saisir du niveau local que ses homologues belges ou espagnols. De même, le lancement de la revendication du mariage par Daniel Borrillo et Didier Eribon, ainsi que l'épisode de Bègles, traduisent des divisions internes et sont revendiqués comme des manières de doubler l'Inter-LGBT et de combler les limites de son action (Eribon, Reference Eribon2004).

Enfin, tant la structure institutionnelle de ces pays que l'histoire et l'organisation des mouvements LGBT renvoient à l'histoire et à la culture politique des sociétés étudiées. En effet, la faible implication des régions dans le cas français et la centralité de Paris comme lieu d'organisation politique des mouvements LGBT s'inscrivent dans une tradition politique marquée par le centralisme étatique et le jacobinisme, un constat que l'on retrouve pour d'autres mouvements sociaux et qui constitue une caractéristique ancienne du mouvement gai et lesbien français (Duyvendak, Reference Duyvendak1994 : 274). Inversement, l'organisation des mouvements LGBT belge et espagnol à partir des villes et des régions est indissociable des modalités de construction de l'État dans ces pays. De même, les modes de coordination des associations LGBT belges au niveau fédéral sont typiques des systèmes consociatifs et le développement de l'activisme régional en Flandre ou en Catalogne est étroitement lié à l'importance du nationalisme dans ces régions et aux représentations spécifiques de l'espace régional qui en découlent. Ces constats, certes basés sur des observations de politique interne, nuancent ainsi certaines affirmations selon lesquelles les phénomènes multiniveaux seraient de nature récente. Les associations LGBT belges et espagnoles ont en effet toujours agi et exercé leur influence dans une pluralité d'espaces. En Belgique, les associations sont divisées depuis plus de cinquante ans sur une base linguistique (Hellinck, Reference Hellinck2003) et l'action au niveau fédéral s'exerce depuis longtemps à partir du niveau régional, de manière directe ou via des instances de coordination. En Espagne, le mouvement étant né dans certaines villes et régions, ce sont les tendances à la «centralisation» et la mise en fédération qui apparaissent comme des nouveautés (Calvo, Reference Calvo Borobía2005a).

Pour terminer, ces remarques nuancent le poids des explications basées sur le choix et les objectifs des acteurs. Les raisons pour lesquelles ces mobilisations articulent ou non différents espaces ne relèvent pas exclusivement de considérations stratégiques et les processus décrits s'écartent, par conséquent, d'une partie des travaux relevant du scale-jumping. La cause principale de l'absence de stratégies se déployant à plusieurs échelons étatiques dans le cas français, institutionnellement possible au niveau municipal, réside en effet aussi dans l'histoire et la structuration du mouvement LGBT français et dans la culture politique où il s'inscrit. Or, ces facteurs renvoient à des temporalités qui excèdent le choix et les stratégies éventuelles des acteurs et qui, de plus, les limitent et les influencent.

Conclusion

Dans cet article, j'ai analysé les lieux de l'action collective à partir de l'étude de la mobilisation en faveur de la reconnaissance légale des couples de même sexe en Belgique, en France et en Espagne. Revendication adressée, avant tout, au pouvoir central ou fédéral, cet enjeu s'est néanmoins aussi déployé au niveau local dans les trois pays étudiés et au niveau régional en Belgique et en Espagne. L'analyse a ainsi mis en lumière que, selon les cas, ces lieux ont été mobilisés en tant que ressources pour faire progresser les revendications posées, comme cibles à part entière et comme véritables théâtres de mobilisation et d'organisation. En outre, en Belgique et en Espagne, ils ont été articulés au sein des stratégies de poursuite de l'égalité des mouvements LGBT. Les facteurs expliquant ce phénomène, ainsi que son absence en France, relèvent certes de la structure institutionnelle des pays étudiés et des stratégies des acteurs, mais aussi de l'histoire et de la structuration des mouvements LGBT concernés, ainsi que de l'histoire et de la culture politiques des sociétés dans lesquelles ceux-ci évoluent. Ils excèdent, par conséquent, les approches les plus stratégiques dans la littérature sur le scale-jumping ainsi que la question de savoir si la configuration institutionnelle d'un pays participe à la structure des opportunités politiques.

Ces conclusions m'invitent à discuter les observations de Miriam Smith (et de John Grundy) sur la déconnexion des actions aux différents niveaux de pouvoir au sein du mouvement LGBT canadien. Confirmant les conclusions de ces auteurs, mon étude souligne que les politiques gaies et lesbiennes se caractérisent aujourd'hui par une multiplicité de lieux d'action et de mobilisation. Toutefois, l'analyse comparée des processus de mobilisation en faveur de la reconnaissance légale des couples de même sexe en Belgique, en France et en Espagne indique qu'à l'inverse du cas canadien, ces espaces se caractérisent en Belgique et en Espagne par de fortes interactions, qui dépassent une simple utilisation stratégique de la part des mouvements sociaux et qui reposent tant sur la culture politique des ces États que sur la forme spécifique empruntée par l'organisation des mouvements gais et lesbiens. En d'autres mots, seule la France se rapprocherait de la situation canadienne. Les associations locales et nationales y fonctionneraient de manière distincte, certainement en ce qui concerne les questions politiques, et l'enjeu de la reconnaissance légale des couples de même sexe aurait été, par conséquent, essentiellement défendu au niveau central.

Ces divergences entre l'Europe et le Canada invitent à entreprendre des études comparées. En effet, la critique queer des mouvements gais et lesbiens, qui semble sous-tendre l'analyse de Miriam Smith (Reference Smith, Orsini and Smith2007a), est beaucoup plus faible sur le Vieux continent qu'en Amérique du Nord et revêt une autre forme. Elle ne s'oppose pas nécessairement aux orientations dominantes du mouvement gai et lesbien, par exemple en termes d'égalité des droits, mais contribue plutôt à ouvrir la gamme des revendications en insistant sur d'autres enjeux. Ainsi, plutôt qu'une rupture, en Belgique ou en Espagne, où les droits au mariage et à l'adoption par les couples de même sexe ont été accordés, c'est le même mouvement qui, simultanément, pose les questions qui, selon Miriam Smith, étaient absentes de l'agenda des activistes promariage au Canada. En France, l'Inter-LGBT se révèle également sensible à des problématiques telles que l'intersectionnalité, la lutte contre l'homophobie ou le droit d'asile. Par conséquent, il convient de s'interroger sur le fonctionnement et les objectifs des mouvements LGBT dans ces divers pays. Parmi les questions à poser, il faudrait s'interroger sur l'impact d'orientations associatives potentiellement divergentes (Paternotte, Reference Paternotte, Tremblay, Ballmer-Cao, Marques-Pereira and Sineau2007). Il conviendrait aussi de déterminer quels sont, en Europe, les fondements d'une politique d'égalité des droits en l'absence d'un dispositif tel que la Charte canadienne des droits et libertés, souvent jugée responsable de la judiciarisation des luttes associatives (Smith, Reference Smith1999).

Footnotes

1 De manière toutefois plus complexe dans ce pays où, comme cela sera développé plus loin, le mouvement LGBT est divisé et la demande d'ouverture du mariage ne s'est imposée à tous qu'en 2004.

2 L'analyse empirique repose sur une démarche qualitative. Elle implique d'une part une revue de la littérature sur la reconnaissance légale des couples de même sexe en Belgique, en France et en Espagne et une analyse systématique des journaux Le Soir, De Morgen, Le Monde et El País entre janvier 1990 et mai 2007. D'autre part, de nombreux entretiens ont été réalisés entre janvier 2004 et août 2007 avec la plupart des acteurs politiques et associatifs ainsi que quelques observateurs privilégiés. Sauf mention contraire, ces différentes informations ont été directement intégrées aux résultats présentés.

3 Pour un aperçu historique plus fourni, voir notamment Paternotte (Reference Paternotte2004) pour la Belgique, Borrillo et Lascoumes (Reference Borrillo and Lascoumes2002), Borrillo et Fassin (Reference Borrillo, Fassin, Digoix and Festy2004), Martel (Reference Martel2000) et Mossuz-Lavau (Reference Mossuz-Lavau2002) pour la France, et Calvo Borobía (Reference Calvo Borobía2005a et b) pour l'Espagne.

4 L'origine de ce qui est devenu le pacs est ainsi intimement liée au courant chèvenementiste de la gauche française, qui l'a défendu jusqu'au vote final, alors que le parti socialiste l'a appuyé plus tardivement. L'engagement de certains militants LGBT espagnols au sein du PSOE a été tout aussi décisif pour l'approbation de la loi sur le mariage et un des anciens responsables associatifs fait désormais partie du comité exécutif du parti. La stratégie flamande d'entretenir des relations avec presque tous les partis (souvent doublée d'un travail en interne) a permis le vote de l'ouverture du mariage par les démocrates-chrétiens flamands (Paternotte, Reference Paternotte2004).

5 Cette tactique a été particulièrement payante en Espagne, dans la mesure où le mouvement LGBT a réuni jusqu'à plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues de Madrid dans les années 2000, plaçant les cortèges LGBT parmi les rassemblements les plus importants des quinze dernières années (Pichardo Galán, Reference Pichardo Galán, Digoix and Festy2004).

6 Il faut également indiquer qu'en France les opposants au pacs et à l'ouverture du mariage civil se sont en grande partie mobilisés à partir du niveau local, alors que les partisans de ces mesures sont plutôt urbains. Se basant sur la force numérique et symbolique des maires dans ce pays, le «collectif des maires de France pour le mariage républicain» et le «collectif des maires pour l'enfance» ont entrepris, outre le dépôt de pétitions fortes de la signature de plusieurs milliers d'élus locaux, plusieurs actions à l'échelon local (Martel, Reference Martel2000; Mossuz-Lavau, Reference Mossuz-Lavau2002). En Belgique et en Espagne, certains maires ont annoncé pendant le processus parlementaire qu'ils refuseraient de célébrer des mariages entre personnes de même sexe, mais ces déclarations n'ont eu ni la force ni l'ampleur des initiatives françaises et se sont, dans les faits, limitées à quelques cas isolés.

7 Le système fédéral belge se caractérise par l'existence de trois communautés et trois régions. Les communautés comprennent les Communautés flamande, française et germanophone. En réponse aux exigences flamandes, elles sont fondées sur des considérations linguistiques et culturelles. Les régions comprennent la Flandre, la Wallonie et Bruxelles-Capitale. En écho aux revendications wallonnes, elles possèdent une base économique et territoriale. Ces deux types d'entités se superposent en certains endroits, mais ne se recouvrent pas. Pour les questions LGBT, il est plus à propos de partir des communautés et d'opposer francophones et Flamands. (Delwit, De Waele et Magnette, Reference Delwit, De Waele and Magnette1999).

8 Cette situation est assez proche de la situation canadienne décrite par Smith (Reference Smith2004). Miriam Smith y utilise d'ailleurs l'approche consociative, souvent utilisée pour comprendre le système politique belge.

9 L'absence des niveaux supranational reflète le caractère essentiellement national des questions liées à la reconnaissance légale des unions de même sexe. Cet enjeu, ne relevant pas des compétences de l'Union européenne et ne figurant explicitement à l'agenda d'aucune institution internationale, est généralement laissé à l'appréciation des États. Toutefois, notamment à travers le Rapport Roth de 1994, le Parlement européen est intervenu marginalement en approuvant plusieurs résolutions invitant les États à légiférer, reprises par les activistes à des fins de légitimation. Comme l'indiquent les débats autour de l'arrêt Fretté, des décisions de la Cour européenne des Droits de l'Homme ont aussi alimenté quelques débats nationaux.

10 En mars 2004, suite à un cas extrême de violence homophobe dans le nord de la France, les intellectuels Daniel Borrillo et Didier Eribon ont publié un «Manifeste pour l'Egalité des Droits» dans Le Monde, notamment signé par Jacques Derrida, Jean-Paul Gaultier et Alain Touraine. Dans ce texte, ils exhortent les maires de France à célébrer des «mariages gais». Le député-maire écologiste Noël Mamère a répondu à cet appel et uni deux hommes en juin 2004. Le mariage a été aussitôt annulé suite à l'intervention du ministre de l'Intérieur, Dominique de Villepin, et Noël Mamère a été sanctionné.

11 Toutefois, au moins deux associations membres de l'Inter-LGBT, Homosexualité et Socialisme (HES) et l'Association des Parents Gays et Lesbiens (APGL), sont mieux implantées sur le territoire français. S'il s'agit d'une réalité relativement ancienne pour l'APGL, cela répond à une volonté récente de HES d'augmenter leurs effectifs «en province» suite à des conflits avec le PS. Il s'agit plutôt de deux exceptions au sein de l'Inter-LGBT. La fédération chrétienne David & Jonathan, sans vocation politique, est également bien implantée sur le territoire français.

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