Introduction
La coopération pénale internationale en matière de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes n’est pas en tant que tel un phénomène nouveau dans les Amériques.Footnote 1 Historiquement, les gouvernements de la région ont en effet coopéré dans divers domaines aussi bien du droit pénal international (DPI) procédural que substantiel.Footnote 2 Cependant, les efforts de coopération sont devenus de plus en plus soutenus vers la seconde moitié des années 1980, précisément avec l’avènement de la Commission interaméricaine de contrôle de l’abus des drogues (CICAD).
Créée en novembre 1986 par la Résolution 813 Footnote 3 de l’Assemblée générale (AG) de l’Organisation des États américains (OEA), la CICAD est un organe technique de l’OEA qui regroupe tous les pays de la région (à l’exception de Cuba), et dont l’objectif principal est de promouvoir et coordonner la coopération régionale dans divers domaines de la lutte contre la drogue dans les Amériques. Dans le cadre de ses missions,Footnote 4 elle tente entre autres de surveiller de près les organismes destinés à coordonner la lutte contre la drogue que chaque pays membre s’est engagé à mettre sur pied et met à leur disposition plusieurs modèles à suivre, qu’il s’agisse de campagnes éducatives, de normes ou de pratiques exemplaires, en vue de les aider à mieux contrôler les activités illicites liées aux drogues, y compris à trouver des solutions aux diverses conséquences du narcotrafic dans la région.Footnote 5
Exerçant ses attributions conformément aux mandats de l’AG de l’OEA et des Sommets des Amériques, la CICAD est ainsi devenue la principale plateforme hémisphérique de discussion et d’action à partir de laquelle les gouvernements de la région échangent des informations aussi bien sur la répression des activités illicites liées aux drogues que sur la prévention et le traitement de la toxicomanie.Footnote 6 On remarque aussi, en parcourant entre autres ses rapports hémisphériques annuels, qu’elle est à l’origine de la codificationFootnote 7 de plusieurs normes interaméricaines de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes, en particulier les lois-modèles que nous étudierons plus loin.
Pourtant, curieusement, il n’existe pas de travaux traitant des processus de codification du “droit interaméricain de la drogue,” entendu ici comme un ensemble de normes internationales antidrogues dont les domaines de validité spatial et personnel sont respectivement limités à la région des Amériques et aux pays américains, et dont le domaine de validité matériel est différent de celui du droit onusien de la drogue.Footnote 8 Certes, il existe quelques travaux qui s’intéressent aux normes, règles et procédures en matière de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes dans la région.Footnote 9 Toutefois, ces travaux se limitent très souvent au droit interne des États, voire aux effets induits, à l’échelle interne, des pratiques juridiques des États. Pire encore, et même si l’on note une abondante littérature sur les enjeux et défis de la lutte contre la drogue dans la régionFootnote 10 ou sur le rôle de la CICAD en tant qu’entrepreneur de normes et de politiques,Footnote 11 il n’existe pas du tout de travaux sur l’existence même d’un droit interaméricain de la drogue.
La présente étude, qui couvre vingt-cinq ans d’histoireFootnote 12 de la coopération interaméricaine en matière de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes, se propose de combler ces deux principales lacunes. Pour ce faire, il importe de souligner au préalable, et de manière générale, que le droit international de la drogue a été dès l’origine un droit essentiellement conventionnel.Footnote 13 Mais ainsi que nous le verrons, la conventionalité n’est pas la seule condition dont il faut tenir compte pour comprendre et analyser les processus de codification du droit interaméricain de la drogue. Car, quelle que soit l’importance des sources formelles, le droit interaméricain de la drogue n’est pas un droit “pur” qu’on puisse traiter sans égard notamment des circonstances métajuridiques et extrajuridiquesFootnote 14 — c’est-à-dire ici des différentes sources matérielles qui ont conditionné son origine, son contenu, ses changements ainsi que son efficacité.Footnote 15 Or, aussitôt que l’on parle de sources matérielles — en d’autres termes de la soft law — l’analyse ne saurait prétendre à l’exhaustivité en raison de la pluralité et de la diversité des instruments de la soft law, dont les déclarations de principes ou d’intention ainsi que les résolutions à caractère recommandatoire ou programmatoire, lesquels instruments constituent au sens de l’article 38 (1)(d) du Statut de la Cour internationale de justice un moyen subsidiaire de détermination des règles du droit international public.Footnote 16
Dès lors, la présente étude n’envisage pas de couvrir tous les instruments non contraignants du droit interaméricain de la drogue. Plutôt, elle s’intéresse particulièrement, pas exclusivement, aux instruments dont l’énoncé présente toutes les caractéristiques d’un énoncé hard law — obligation, précision, délégationFootnote 17 — à la seule différence qu’ils ne sont pas juridiquement contraignants. Par ailleurs, compte tenu du caractère prospectif et très souvent programmatoire de la plupart des résolutions de l’AG de l’OEAFootnote 18 et des Sommets des Amériques,Footnote 19 l’analyse s’intéresse aussi aux instruments qui ont permis à tout le moins d’inscrire sur l’agenda des négociations interaméricaines une question spécifique en rapport avec le problème de la drogue dans la région.
Conformément aux considérations qui précèdent, la méthodologie suivie pour présenter et analyser les processus de codification du droit interaméricain de la drogue a consisté à examiner de près le droit en vigueur dans l’hémisphère, pendant la période couverte par l’étude, en privilégiant une approche socio-historique du droit.Footnote 20 Cela nous a amenés, dans un premier temps, à présenter l’évolution du cadre normatif de la coopération multilatérale régionale en mettant l’accent sur les dynamiques socio-politiques et normatives qui ont conditionné ou accéléré les processus de codification du droit interaméricain de la drogue. Eu égard à la remarquable influence des lois-modèles de la CICAD dans l’institutionnalisation du droit interaméricain de la drogue, il nous a semblé nécessaire de nous y attarder, en décryptant chemin faisant la mécanique de passage d’un droit international devant régir les rapports exclusifs entre les États à un droit commun aux individus. Enfin, pour déterminer l’existence même de normes interaméricaines antidrogues et, partant, vérifier si elles ont l’ampleur et l’importance suffisantes pour mériter la dénomination de “droit interaméricain de la drogue,” nous avons effectué entre autres une étude comparative des prescriptions du droit onusien de la drogue avec celles du droit en vigueur dans les Amériques.
Dynamiques de codification du droit interaméricain de la drogue
C’est dans un contexte plutôt tumultueux,Footnote 21 marqué entre autres par “l’épidémie du crack” aux États-Unis et par des récriminations réciproques de plus en plus croissantes entre Washington et les pays d’Amérique latine, que l’AG de l’OEA a adopté en novembre 1984 à Brasilia la Résolution 699.Footnote 22 Pour la première fois dans l’histoire de la coopération interaméricaine antidrogue, la résolution définit le narcotrafic comme étant un crime de lèse-humanité et convoqua une réunion hémisphérique des ministres de la Justice sous la bannière de “Conférence interaméricaine spécialisée sur le trafic de drogue.”Footnote 23 C’est précisément au cours de cette conférence, qui s’était tenue en avril 1985 à Rio de Janeiro (Brésil), que le Programme interaméricain d’action de Rio contre la consommation, la production et le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes (Programme de Rio) fut adopté, puis approuvé en novembre 1986 par l’AG de l’OEA à travers sa résolution 814.Footnote 24
Tout en insistant sur le développement socio-économique en tant que gage de réussite et de progrès dans la lutte contre la drogue dans les Amériques, le Programme de Rio définit une série de principes fondamentauxFootnote 25 et d’objectifs.Footnote 26 Il fit également un certain nombre de recommandations aux États membres et aux organes de l’OEA quant aux mesures à adopter pour s’attaquer efficacement à l’offre et à la demande de drogues illicites dans la région.
En ce qui concerne la réduction de la demande, plus précisément, le programme fit huit recommandations aux États membres qui furent ainsi invités à accorder une priorité absolue aux mesures et programmes visant la réduction de la demande et de l’abus de drogues. Comme exemples, on peut citer entre autres les programmes de prévention de la toxicomanie axés sur des familles ainsi que des programmes de traitement et de réhabilitation sociale des toxicomanes.Footnote 27 Quant à ce qui concerne la réduction de l’offre, le programme invita les États membres, à travers neuf recommandations, à renforcer la coopération notamment en matière d’échange d’informations, à adopter et le cas échéant approuver des projets de loi visant le renforcement des capacités institutionnelles des organismes chargés d’enquêter sur des activités illicites liées au narcotrafic et au blanchiment des avoirs. Plus intéressant encore, et pour la première fois, les pays de la région furent encouragés à considérer comme infraction punissable tout acte d’acquisition, de détention ou de consommation de drogues illicites, incluant le blanchiment des avoirs provenant du narcotrafic. Enfin, le programme convia les États membres à prêter une attention particulière à la lutte contre les activités illicites de fabrication, d’importation, d’exportation, de transport ou de commercialisation des solvants, précurseurs et autres produits chimiques essentiels à la préparation des stupéfiants et substances psychotropes.Footnote 28
À l’échelle multilatérale, par ailleurs, en plus de recommander la création de la CICAD et d’un Fonds régional de financement des activités antidrogues, le programme invita le Comité juridique interaméricain (CJI)Footnote 29 à émettre un avis sur les possibilités et modalités d’harmonisation des règles et procédures en matière de répression du narcotrafic et des infractions connexes.Footnote 30 Le CJI reçut également le mandat de faire des recommandations aux États membres quant aux avantages et moyens d’adopter ou d’incorporer dans leurs systèmes juridiques internes les instruments conventionnels portant sur l’extradition,Footnote 31 l’entraide judiciaireFootnote 32 ou sur tout autre instrument susceptible de faciliter ou renforcer la coopération entre les autorités judiciaires, policières et douanières des différents gouvernements de la région.Footnote 33
En déterminant les modalités et les priorités de la lutte contre la drogue dans la région pour le compte des années 1990, le Programme de Rio a servi de catalyseur à la codification du droit interaméricain de la drogue si bien qu’il en était même devenu le principal repère, comme l’illustre notamment le Programme interaméricain de Quito: éducation complète pour prévenir l’abus de drogue, lequel visait en réalité à affiner le chapitre premier du Programme de Rio afin d’en faciliter la mise en œuvre au sein des pays membres.Footnote 34 Qui plus est, au cours de sa réunion extraordinaire d’avril 1990 à Ixtapa (Mexique), l’AG de l’OEA avait adopté la Déclaration et le Programme d’action d’Ixtapa en se fondant particulièrement sur le programme de Rio.Footnote 35 Plus précisément, la Déclaration et le Programme d’action d’Ixtapa comportaient vingt points qui reprenaient l’essentiel des grands axes du Programme de Rio, tout en invitant cependant les gouvernements de la région à prendre des dispositions nécessaires pour ratifier et mettre en œuvre la toute nouvelle Convention des Nations unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (Convention de 1988).Footnote 36 À cet égard, la CICAD en particulier fut chargée de fournir une assistance technique aux États membres. Fait inédit, elle fut également chargée de mener une étude approfondie sur les liens entre la contrebande des armes et le narcotrafic, incluant une étude prospective sur les répercussions de la contrebande des armes à feu, munitions et explosifs dans la région.Footnote 37
Ainsi, à l’image du Programme de Rio, la Déclaration et le Programme d’action d’Ixtapa recommandaient aux États membres de la CICAD et à la CICAD elle-même un ensemble de mesures dont le but était de faciliter et de renforcer la coopération interaméricaine en matière de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes. Toutefois, outre les dynamiques socio-politiques et normatives observées à l’échelle internationale — notamment l’avènement de la Convention de 1988 — l’une des nouveautés résidait dans le point 12 du Programme d’Ixtapa. Ce dernier invitait en effet les États membres à revoir dans les meilleurs délais leurs législations et procédures administratives afin d’assurer un contrôle plus rigoureux des activités liées à la production, à l’achat, à la vente ou à la distribution des armes à feu et explosifs, et ainsi empêcher leur détournement à des fins illicites.Footnote 38
Pour exécuter les divers mandats qui lui avaient été assignés par l’AG de l’OEA à travers les Programmes de Rio et d’Ixtapa, la CICAD identifia cinq lignes d’action prioritaires, à savoir: le développement juridique; l’éducation à la prévention; la mobilisation communautaire; la création d’un système interaméricain de statistiques uniformes; et l’établissement d’un système interaméricain d’information sur les drogues.Footnote 39 Il convient d’insister ici sur le fait que c’est en réponse à ces résolutions de l’AG de l’OEA que les Groupes d’experts de la CICAD préparèrent les lois-modèles sur les précurseurs chimiques (1990) et sur le blanchiment d’argent (1992) que nous étudierons plus loin, lesquelles constituent désormais une source formelle du droit de la drogue dans les Amériques, car incorporées dans les systèmes juridiques internes de la plupart, sinon la totalité des États de la région.Footnote 40 C’est également dans ce contexte que le Programme interaméricain de Quito: éducation complète pour prévenir l’abus de drogue fut approuvé en 1991 par la CICAD.Footnote 41
D’autres instruments importants furent adoptés à la faveur du tout premier Sommet des AmériquesFootnote 42 à Miami en 1994. Les chefs d’État et de gouvernement réunis avaient en effet adopté une Déclaration de principes Footnote 43 et un Plan d’action Footnote 44 qui traitaient d’une gamme variée de problèmes et d’enjeux stratégiques, dont la promotion de la démocratie et la lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes. En ce qui concerne particulièrement le narcotrafic, le Plan d’action de Miami encourageait la CICAD à poursuivre ses actions en faveur du renforcement des liens de coopération entre les États membres. Plus intéressant encore, les chefs d’État et de gouvernement s’étaient engagés à renforcer individuellement et collectivement leurs efforts afin de mieux contrôler entre autres les activités illicites liées au trafic d’armes à feu, munitions et explosifs, incluant les activités en lien avec le blanchiment d’argent et le détournement de précurseurs et substances chimiques.Footnote 45 Enfin, le Plan d’action de Miami recommanda l’élaboration d’une Stratégie hémisphérique antidrogue qui orienterait les efforts de coopération des États au XXIe siècle,Footnote 46 une première dans l’histoire de la coopération interaméricaine antidrogue.
Sans surprise, en novembre 1996, conformément aux recommandations du Sommet de Miami, la Stratégie hémisphérique antidrogue Footnote 47 fut adoptée par la CICAD, puis approuvée en juin 1997 par l’AG de l’OEA à travers la Résolution 1458.Footnote 48 La stratégie traite entre autres des transformations socio-économiques, politiques et normatives survenues au cours des dix années écoulées depuis l’adoption du Programme d’action de Rio. Elle insiste en particulier sur la nécessité d’élargir le spectre des activités délictuelles et criminelles en ces termes:
Dismantling criminal organizations and their support networks should be another of the key objectives of initiatives taken by the countries of the hemisphere against illegal drug trafficking and related crimes. Enforcing the law with respect to perpetrators, instrumentalities, and proceeds from criminal activities is an effective deterrent to participation in these unlawful activities.Footnote 49
Comme il fallait s’y attendre, quelques mois plus tard, précisément en mai 1998, la CICAD adopta le Plan d’action pour la mise en œuvre de la Stratégie hémisphérique antidrogue (Plan d’action).Footnote 50 Contrairement aux précédents plans d’action que nous avons étudiés, et dont la portée était très souvent de nature recommandatoire, le Plan d’action pour la mise en œuvre de la Stratégie hémisphérique antidrogue est de nature plutôt programmatoire. Il identifie les priorités de la lutte contre le problème de la drogue dans la région pour le compte des années 2000. Sans rentrer dans le détail de ces multiples priorités, qu’il suffise ici d’indiquer que la Stratégie hémisphérique antidrogue de 1996 ainsi que le Plan d’action pour sa mise en œuvre ont tous les deux servi de repère aux évaluations hémisphériques périodiques du Mécanisme d’évaluation multilatéral (MEM) de la CICAD jusqu’en 2009.Footnote 51
Autre dynamique ayant présidé à la codification du droit interaméricain de la drogue, l’avènement des Réunions périodiques des ministres de la Justice des Amériques (REMJA). En effet, au cours des années 1990, les gouvernements de la région avaient entrepris d’expérimenter des approches plus globales de coopération pénale internationale et d’administration de la justice, en particulier par le biais du REMJA. Pour ne remonter qu’à l’année 2006, au moins cinq réunions de ce genre avaient déjà eu lieu; la première d’entre elles s’étant tenue à Buenos Aires en 1997. Au cours de la réunion de 97, plus précisément, les ministres de la Justice et Procureurs de la région étaient parvenus à une conclusion porteuse d’espoir:
Les menaces qui pèsent sur nos sociétés, telles que le crime organisé, la corruption, le trafic de drogues, le terrorisme ou le blanchiment d’argent ne peuvent être résolues qu’en améliorant nos systèmes judiciaires nationaux et en renforçant la coopération pénale internationale dans tous ces domaines.Footnote 52
C’est dire combien la coopération pénale internationale et l’administration de la justice occupaient depuis les années 1990, tout au moins, une place de choix dans l’agenda sécuritaire interaméricain. D’ailleurs, en novembre 1999, en conformité avec les recommandations du REMJA et le Plan d’action de Santiago Footnote 53 (deuxième Sommet des Amériques), l’AG de l’OEA avait adopté la Résolution XXVI-E/99,Footnote 54 laquelle portait création du Centre d’études de la justice des Amériques (CEJA).Footnote 55 Entité intergouvernementale disposant d’une autonomie technique et opérationnelle, le CEJA soumet périodiquement des rapports sur l’état de la justice pénale dans les Amériques et appuie les efforts des gouvernements qui en font la demande pour moderniser leurs institutions et procédures judiciaires en matière notamment de lutte contre le narcotrafic.Footnote 56
En somme, comme on peut le constater à partir du tableau récapitulatif ci-dessous, les instruments identifiés dans la présentation du cadre normatif de la coopération multilatérale régionale qui précède ont tous une valeur recommandatoire, voire programmatoire dans certains cas. En théorie, ils n’avaient donc pour vocation que de guider ou orienter les actions des États membres de la CICAD qui, faut-il le rappeler, étaient libres de les respecter ou non, car n’étant pas juridiquement liés. Cette conclusion préliminaire appelle toutefois quatre réserves, tout au moins.
Premièrement, s’il est vrai que les instruments identifiés n’ont qu’une force de recommandation, ce serait une erreur de conclure qu’ils sont dépourvus d’effets pour les États membres qui sont de toute façon invités à agir d’une certaine manière: ces instruments ont donc au moins l’effet de permission. Footnote 57 De surcroît, il n’est pas rare d’observer des situations où la soft law influence le comportement des États d’une façon tout aussi comparable à celle des traités, surtout lorsqu’il existe un mécanisme d’évaluation multilatérale,Footnote 58 comme c’est le cas par exemple du MEM dans le contexte interaméricain de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes. On fera d’ailleurs remarquer, à cet égard, que dans son rapport d’évaluation hémisphérique de 2000 — pour ne se limiter qu’à celui-là — le MEM soulignait déjà la forte conformité des gouvernements de la région à ses recommandations en rapport avec l’adaptation ou l’incorporation des lois-modèles de la CICAD dans leurs systèmes juridiques internes.Footnote 59
Deuxièmement, il importe de souligner qu’en recourant à des instruments dénués de force obligatoire ou, mieux, à des énoncés théoriquement insusceptibles de modifier leurs dispositifs juridiques internes, les États refusent certes un engagement juridique contraignant. Mais cela ne veut cependant pas dire qu’ils renoncent à toute forme d’engagement: qu’on le veuille ou non, la vitalité de ces instruments, leur incessant développement signifie qu’ils rendent certains services aux sujets de droit.Footnote 60 Car, autrement, on ne comprendrait pas l’attention qu’accordent les États à la rédaction de tels instruments, encore moins leur souci de cohérence lors des votes.Footnote 61 L’un des cas les plus saillants dans le contexte interaméricain de codification du droit de la drogue est sans aucun doute celui du Venezuela qui avait émis des réserves sur les articles 7 et 44 de la loi-modèle de 1990 sur le contrôle des précurseurs chimiques.Footnote 62 Il ne faut donc pas toujours voir dans ces instruments ou énoncés une stratégie d’évitement du droit, d’autant plus que la soft law prépare très souvent le droit dur de demain,Footnote 63 comme nous le verrons tout à l’heure notamment avec le cas des lois-modèles de la CICAD.
Troisièmement, il est traditionnellement acquis, eu égard à la doctrine et aux pratiques des États, que les obligations non juridiques peuvent être considérées comme étant des obligations de bonne foi.Footnote 64 Le principe de bonne foi (pacta sunt servanda), sur lequel repose en particulier la doctrine de l’estoppel,Footnote 65 conduit en effet souvent les États à se comporter conformément aux attentes des autres (attentes légitimes) même lorsque ces attentes ne sont pas fondées sur une règle de droit.Footnote 66 Naturellement, l’objet de cette étude n’est pas d’analyser des cas où le principe de l’estoppel aurait produit un tel effet. Il s’agit simplement d’attirer l’attention ici sur le fait qu’une violation persistante, même des instruments non contraignants, peut dans certains cas donner lieu à des sanctions formelles.Footnote 67
Quatrièmement, enfin, il convient d’insister sur l’idée que le fait qu’une résolution ne soit pas juridiquement contraignante ne la rend pas ipso facto nulle et non avenue.Footnote 68 Dans de nombreux cas, en particulier dans le contexte interaméricain de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes, les recommandations du MEM ont été prises très au sérieux par les États membres de la CICAD qui les avaient considérées dès le départ comme légitimes.Footnote 69 Dès lors, on peut raisonnablement penser que dès le premier cycle d’évaluation hémisphérique du MEM (1999–2000), il y avait de fortes attentes que les États se conforment aux recommandations, ceci d’autant plus qu’ils sont en général soucieux de leur réputation sur la scène internationale.Footnote 70
Or, en suscitant de telles attentes, les résolutions non contraignantes ou recommandations déclenchent très souvent une certaine pression pour la conformité. Ce faisant, elles influencent les pratiques et les pratiques influencent à leur tour le droit.Footnote 71 Aussi est-il donné de constater que la soft law inspire parfois le hard law et aspire même dans certains cas à devenir du hard law.Footnote 72 Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’insinuer que la soft law ou les énoncés soft law créent des droits et des obligations au bénéfice ou à la charge de leurs adressataires. Il s’agit plutôt d’indiquer à la lumière du cas à l’étude qu’il existe un jeu d’influence de la soft law sur les auteurs du hard law et sur les énoncés hard law eux-mêmes.Footnote 73
On l’aura sans doute remarqué, la présentation du corpus normatif qui précède ne fait nulle part mention d’instruments conventionnels interaméricains, au sens de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969.Footnote 74 Non pas qu’il n’en existait pas ou qu’il n’en existe pas. On peut à titre d’illustration citer la Convention interaméricaine sur l’entraide judiciaire en matière pénale, la Convention interaméricaine contre la corruption ainsi que la Convention interaméricaine contre la fabrication et le trafic illicites d’armes à feu, de munitions, d’explosifs et d’autres matériels connexes.Footnote 75 Simplement, ces conventions, qui ont par ailleurs déjà été suffisamment étudiées dans la littérature spécialisée,Footnote 76 ne s’intéressent pas directement ou exclusivement au narcotrafic, mais couvrent une gamme variée d’enjeux et de crimes dont certains ont parfois peu à voir avec le problème de la drogue. N’empêche, toutefois, qu’elles ont contribué à des degrés divers au renforcement de la lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes dans la région.
De plus, si l’on tient en particulier aux mémoires du tout premier secrétaire exécutif de la CICAD, la rareté des instruments conventionnels interaméricains en matière de lutte contre le narcotrafic s’explique par l’évolution du droit onusien de la drogue, mais surtout par les perceptions des décideurs américains du moment.Footnote 77 En effet, se fondant sur l’idée selon laquelle les conventions onusiennesFootnote 78 définissaient déjà assez clairement les problèmes immédiats à traiter, la CICAD et les gouvernements de la région, poursuit-il, avaient décidé de ne pas consacrer du temps et des ressources à la rédaction des traités régionaux, au risque de dupliquer les actions déjà entreprises à l’échelle internationale.Footnote 79 Plutôt, au moyen des lois-modèles, ils avaient choisi d’axer leurs efforts sur l’adaptation desdites conventions onusiennes aux réalités interaméricaines.Footnote 80
Les lois-modèles de la CICAD et la codification du droit interaméricain de la drogue
La technique consistant à approuver des lois-modèles plutôt que des conventions, comme en EuropeFootnote 81 par exemple, a connu un essor remarquable dans le contexte interaméricain de codification du droit de la drogue.Footnote 82 En effet, à partir de la Convention des Nations unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, les Groupes d’expertsFootnote 83 de la CICAD avaient élaboré au cours des années 1990 au moins trois lois-modèles dont l’objectif était de faciliter l’harmonisation des normes, règles et procédures en matière de contrôle, de prévention et de répression du narcotrafic et des infractions connexes dans les Amériques.
La première loi-modèle a été élaborée par le Groupe d’experts sur le contrôle des précurseurs, et porte précisément sur le contrôle des précurseurs et substances chimiques, machines et matériaux. Approuvée en 1990 par la CICAD avant d’être amendée en 1999 et 2011, la loi-modèle sur le contrôle des précurseurs et substances chimiques, machines et matériaux vise à renforcer la surveillance et le contrôle des activités liées à la fabrication, la préparation, la transformation, le stockage, l’importation, l’exportation, la commercialisation, le transport, la possession ou toute autre activité nationale et internationale en lien avec les substances chimiques.Footnote 84 On peut lire toujours dans son article 1er qu’elle vise également à prévenir et réprimer les activités illicites liées au détournement de substances chimiques destinées ou pouvant être utilisées directement ou indirectement aux fins de fabrication, préparation ou extraction de stupéfiants et de substances psychotropes.Footnote 85 Enfin, du point de vue de son rapport au droit onusien de la drogue, la loi-modèle sur le contrôle des précurseurs vise à faciliter la mise en œuvre effective des articles 12 et 13 de la Convention des Nations unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes au sein des pays membres de la CICAD.Footnote 86
Quant à la deuxième loi-modèle, laquelle a été élaborée par le Groupe d’experts sur le blanchiment d’argent, elle porte sur les infractions de blanchiment liées au narcotrafic et autres infractions graves.Footnote 87 Approuvée en 1992 par la CICAD avant d’être amendée au moins six fois si l’on remonte jusqu’à l’année 2011, la loi-modèle sur les infractions de blanchiment liées au narcotrafic et autres infractions graves traite entre autres de l’incrimination (articles 2 et 3), de la compétence juridictionnelle des États (article 4) et de la coopération pénale internationale en matière de répression des infractions de blanchiment liées au narcotrafic et autres infractions graves (article 25). À l’image de la loi-modèle sur le contrôle des précurseurs, tout porte à croire qu’elle aussi visait à faciliter la mise en œuvre effective de plusieurs dispositions de la Convention de 1988, en particulier l’article 5 sur la confiscation de biens. On remarque aussi, en parcourant son annexe II, qu’elle s’attaque en outre au financement des activités terroristes.Footnote 88
Enfin, la troisième loi-modèle a été élaborée par le Groupe d’experts sur le contrôle des armes à feu, et porte sur le contrôle des mouvements internationaux des armes à feu et pièces détachées, explosifs et munitions.Footnote 89 Force est de souligner ici qu’à travers les Résolutions AG/RES.1115 (XXI-0/91) et AG/RES.1197 (XXII-0/92), l’AG de l’OEA avait instruit la CICAD d’organiser des ateliers-séminaires, mais aussi de créer un Groupe d’experts qui travaillerait sur des questions liées au contrôle des armes à feu et sur la relation entre le trafic illicite des armes à feu et le narcotrafic.Footnote 90
Approuvée en 1997 par la CICAD avant d’être entérinée en 1998 par l’AG de l’OEA, la loi-modèle pour le contrôle des mouvements internationaux des armes à feu et pièces détachées, explosifs et munitions comporte six grandes articulations qui définissent entre autres des mesures de contrôle, de prévention et de répression des activités illicites liées aux armes à feu et matériels connexes. Contrairement aux deux premières lois-modèles sus-citées, la loi-modèle pour le contrôle des mouvements internationaux des armes à feu et matériels connexes visait particulièrement à faciliter la mise en œuvre effective, à l’échelle des États membres, de la Convention interaméricaine contre la fabrication et le trafic illicites d’armes à feu, de munitions, d’explosifs et d’autres matériels connexes (CIFTA).Footnote 91
On notera au passage qu’en 2003, la loi-modèle pour le contrôle du courtage d’armes à feu et pièces détachées, explosifs et munitions a été adoptée par la Commission.Footnote 92 Dans la même veine, en 2006, le Groupe d’experts CIFTA-CICAD a été créé, cette fois par le Conseil permanent de l’OEA, avec pour mission d’élaborer une loi-modèle sur le marquage et le dépistage des armes à feu et munitions. Bien entendu, il n’est pas de notre propos de mener ici une analyse détaillée, au cas par cas, de chacune de ces lois-modèles,Footnote 93 l’objectif de l’étude étant avant tout de comprendre et d’expliquer les processus de codification du droit interaméricain de la drogue. Néanmoins, dans la prochaine section, nous nous proposons d’étudier avec parcimonie les lois-modèles des années 1990 au moyen d’une analyse comparative de certaines de leurs prescriptions avec celles du droit onusien de la drogue.
Cette précision faite, soulignons maintenant que le rôle inédit des lois-modèles dans la codification du droit interaméricain de la drogue s’explique aussi par les nombreux avantages inhérents à l’utilisation même de cette technique. Entre autres avantages: (1) n’étant qu’un guide pour le législateur national, la loi-modèle permet une meilleure adaptation à chaque système juridique interne; (2) ne connaît pas le difficile et lent processus de ratification et entrée en vigueur d’une convention, ni son manque de flexibilité pour les modifications; (3) n’a pas de problème de langues qu’on rencontre souvent en ce qui concerne les conventions, chaque pays la re-rédigera; et (4) étant donné sa nature, ce n’est qu’une recommandation et, n’étant pas un instrument obligatoire pour les États, permet une plus ample participation d’experts et de représentants non gouvernementaux lors de sa négociation.Footnote 94
Bien sûr, ainsi que le note à juste titre Jean-Michel Arrighi, on pourrait, en parallèle, établir une liste contraire et voir dans chacun de ces points non pas un avantage, mais son opposé. Bien sûr, aussi, que cette technique n’est pas toujours utilisable et, cas par cas, l’on pourrait s’interroger s’il est préférable d’avoir une convention ou une loi-modèle.Footnote 95 N’empêche cependant que c’est la technique principale qui a été utilisée dans le cadre de la codification du droit interaméricain de la drogue. Qui plus est, à la lumière de la jurisprudence en matière de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes dans la région, force est de souligner que les lois-modèles de la CICAD ont permis un plus facile rapprochement entre les systèmes de common lawFootnote 96 et de droit civil.Footnote 97
Il s’ensuit qu’ont participé à l’élaboration des lois-modèles de la CICAD, y compris dans leurs différentes étapes, aussi bien des représentants de gouvernements que des experts indépendants provenant de divers pays de droit civil, de common law et de systèmes mixtes tels que celui du Canada.Footnote 98 D’un point de vue heuristique, ces dynamiques sont particulièrement intéressantes en ceci qu’elles donnent à analyser et à observer empiriquement ce que le professeur Harold Koh appellerait volontiers transnational legal processes — c’est-à-dire les processus sociaux complexes à travers lesquels les acteurs publics et privés — les États-nations, les organisations internationales et des individus privés — interagissent à des degrés divers dans une variété de forums publics et privés, nationaux et internationaux pour créer, interpréter, appliquer et finalement internaliser des règles du droit transnational.Footnote 99 Dans un même ordre d’idées, on n’oubliera pas de souligner le rôle d’entrepreneur de normes joué notamment par les Groupes d’experts de la CICAD. En précisant au moyen des lois-modèles les grands principes communs ainsi que les règles, normes et procédures qui devaient orienter les actions des États de la région en matière de lutte contre le narcotrafic et les infractions connexes, ces Groupes ont joué un rôle déterminant dans la codification du droit interaméricain de la drogue.
Toutefois, bien que leurs énoncés présentent toutes les caractéristiques d’un énoncé hard law (énoncé prescriptif, précision, délégation),Footnote 100 les lois-modèles de la CICAD ne sont pas pourvues de force juridique: les États membres doivent d’abord les adapter ou les incorporer dans leurs dispositifs juridiques internes avant qu’elles ne puissent devenir source directe des droits internes et ainsi créer des droits et des obligations.Footnote 101 En d’autres termes, ce n’est qu’avec son introduction dans le système juridique interne que l’énoncé de la loi-modèle deviendra obligatoire pour les acteurs du secteur visé. Tout est ainsi prêt à l’échelle régionale pour que les États s’engagent, ne manque que l’engagement qui créera des droits et des obligations.Footnote 102
Ainsi qu’il a déjà été indiqué, c’est précisément ce que feront les États membres de la CICAD. Pour ne remonter qu’à l’année 2000, au moins 24 gouvernements de la région avaient déjà adapté ou incorporé les trois lois-modèlesFootnote 103 de la CICAD dans leurs systèmes juridiques internes,Footnote 104 contribuant pour ainsi dire à la codification du droit interaméricain de la drogue à travers la criminalisation, voire la pénalisationFootnote 105 du narcotrafic et des infractions connexes sur leurs territoires.
D’un point de vue épistémologique, il est intéressant de noter que si les lois-modèles de la CICAD ont contribué à la “transformation” des droits nationaux dans la région, elles ont en retour été influencées par ces mêmes droits par effet de renvoi. Par ailleurs, peu importe à quel ordre juridique reviendra la prochaine initiative normative,Footnote 106 force est de souligner qu’en l’espèce, l’on est passé d’une loi-modèle régionale à un droit pénal et criminel communFootnote 107 notamment aux individus séjournant ou résidant dans les Amériques. Pour reprendre la formule de Jean-Michel Arrighi, d’un droit international régissant les rapports exclusifs entre les États, on en arrive ainsi à un droit commun aux individus.Footnote 108 La question qui demeure toutefois est celle de savoir si la participation active de tous les pays de la région, incluant l’OEA et les Sommets des Amériques, à l’élaboration de ce droit commun suffit à rendre compte de l’existence d’un droit interaméricain de la drogue. Autrement dit, les normes interaméricaines antidrogues ont-elles l’ampleur et l’importance suffisantes pour justifier la dénomination de droit interaméricain de la drogue ?
Le droit interaméricain de la drogue: vérification empirique
QUELQUES PRÉCISIONS CONCEPTUELLESFootnote 109
Rappelons tout d’abord que sur le plan normatif, on utilise l’adjectif “régional” pour qualifier ces normes qui possèdent un domaine de validité limité, par opposition à d’autres qui possèdent un caractère général.Footnote 110 Le terme “validité” désigne ici le mode d’existence d’une norme juridique: une norme est très souvent valable dans un espace déterminé, lequel peut être une région transnationale, un pays, une province ou une collectivité locale décentralisée. L’espace à l’intérieur duquel la norme juridique est valable en tant que telle constitue son domaine de validité spatial.Footnote 111 Les normes juridiques possèdent également un domaine de validité personnel, qui indique ou précise les sujets de droit à l’égard desquels elles sont valables. Ainsi certaines normes feront-elles référence à l’ensemble des habitants d’un pays (exemple du code pénal), tandis que d’autres s’adresseront à une catégorie particulière de personnes telles les fonctionnaires, les étrangers ou les personnes ayant plusieurs enfants.Footnote 112 Enfin, la conduite humaine que la norme définit comme permise, interdite ou obligatoire constitue son domaine de validité matériel; le domaine de validité matériel est toujours constitué par une conduite humaine qui apparaît comme permise, interdite ou obligatoire.Footnote 113
La doctrine en droit international atteste de l’existence de normes régionales.Footnote 114 La plupart des chercheurs s’accordent d’ailleurs sur deux conditions d’existence des normes régionales. La première condition concerne les domaines de validité spatial et personnel de la norme qui doivent tous les deux être limités — c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas être substituables.Footnote 115 Par exemple, si le domaine de validité personnel d’une norme internationale est limité et que le domaine de validité spatial de la même norme est général, alors, nous ne sommes pas en présence d’une norme régionale. La norme régionale, au sens où nous l’entendons ici, ne doit donc pas avoir la prétention de s’appliquer à l’univers entier, mais doit pourvoir aux besoins spécifiques d’une région.Footnote 116 À titre d’illustration, les États membres de la CEMAC peuvent conclure un accord autorisant la libre circulation de leurs nationaux dans la zone CEMAC, à la seule condition de présenter une carte nationale d’identité. Dans cet exemple, on voit bien que les critères de validité personnel (limité aux nationaux des pays membres de CEMAC) et spatial (limité à la zone CEMAC) sont respectés. Ainsi que le note à juste titre le professeur Barberis, on peut affirmer, d’un point de vue strictement formel, qu’une pareille norme constitue une norme régionale.Footnote 117 Mais si cette norme prescrit exactement la même chose que les normes du droit international général, alors, il se peut qu’elle ne recèle en rien quelque chose de spécifique.Footnote 118 D’où la nécessité de s’intéresser aussi au domaine de validité matériel de la norme (seconde condition d’existence d’une norme régionale).
Ainsi, le domaine de validité matériel de la norme doit en outre offrir une différenceFootnote 119 d’une certaine importance par rapport aux normes de droit international universel.Footnote 120 Cette différence peut se référer directement à ce que la norme prescrit comme permis, interdit ou obligatoire; il peut même arriver qu’elle ne porte pas sur ce que la norme prescrit, mais qu’elle établisse une source particulière du droit, distincte de celles reconnues par le droit international général.Footnote 121 On fera toutefois remarquer ici que cette coexistence, cette différenciation implique qu’une série de normes juridiques générales restent applicables à tous les rapports internationaux, quels qu’ils soient, et forme pour ainsi dire le cadre général à l’intérieur duquel, dans les limites duquel, s’élaborent les règles juridiques des sociétés internationales plus restreintes.Footnote 122
Aux fins de vérification empirique, toute norme internationale dont les domaines de validité spatial et personnel sont limités, et dont le domaine de validité matériel est différent de celui des normes du droit onusien de la drogue sera considérée comme norme régionale. Cette conceptualisation, faut-il le préciser, obéit à des motifs heuristiques et pratiques, car c’est à travers cet usage que nous pourrons déterminer l’existence d’un droit interaméricain de la drogue, lequel fait référence ici, rappelons-le, à un ensemble de normes internationales antidrogues dont les domaines de validité spatial et personnel sont respectivement limités à la région des Amériques et aux pays américains, et dont le domaine de validité matériel est différent de celui du droit onusien de la drogue.
Naturellement, nous ne pourrons analyser toutes les normes interaméricaines antidrogues dans une étude comme celle-ci, dont l’objectif premier est de procéder par “une pédagogie de dé-complexification du complexe” à une analyse processuelle des dynamiques à l’œuvre dans la codification du droit interaméricain de la drogue. Mais dans un souci de rigueur et de précision, nous étudions quelques lois-modèles de la CICAD, en comparant dans la mesure du possible leurs prescriptions avec celles du droit onusien de la drogue.
POUR UNE VÉRIFICATION EMPIRIQUE DE L’EXISTENCE D’UN DROIT INTERAMÉRICAIN DE LA DROGUE
Dans cette section, nous nous proposons donc de présenter les résultats de nos recherches sur l’existence d’un droit interaméricain de la drogue en mettant particulièrement l’accent sur les lois-modèles des années 90 qui, comme nous l’avons vu, sont devenues sources directes du droit interne dans la plupart, sinon la totalité des pays de la région.
En tenant compte de la conceptualisation des normes régionales qui précède, nous disons, au terme de nos recherches, que les lois-modèles de la CICAD remplissent bien les critères de validité spatial et personnel, car n’étant valables que pour les Amériques (domaine de validité spatial) et ne déployant des effets qu’à l’égard notamment des personnes physiques séjournant ou résidant dans la région (domaine de validité personnel). D’ailleurs, comme le souligne avec pertinence Julio Barberis, lorsqu’on parle de résolutions des organisations internationales, leur domaine de validité personnel dépend généralement du caractère de l’organisation qui a adopté la résolution.Footnote 123 Ainsi les résolutions de l’ONU auront-elles un domaine de validité universel, tandis que celles de l’OEA/CICAD ne seront valables que pour les pays des Amériques.
Reste donc, conformément aux considérations qui précèdent, à vérifier si les énoncés des lois-modèles sont relativement différents des prescriptions du droit onusien de la drogue et si le mode de création des normes interaméricaines antidrogues est original (domaine de validité matériel). S’agissant des modes de création juridique — c’est-à-dire ici des sources du droit,Footnote 124 la présentation qui précède, en particulier sur les lois-modèles, nous a permis d’aboutir à la conclusion que les normes interaméricaines antidrogues n’étaient pas créées par les mêmes procédés en vigueur dans le reste de la communauté internationale. En effet, ainsi qu’il a été indiqué dans l’introduction de ce texte, le droit onusien de la drogue a été dès l’origine essentiellement un droit conventionnel reposant sur des obligations-cadres.Footnote 125 Il en va différemment des normes interaméricaines antidrogues étudiées qui, elles, ont été créées principalement au moyen de la technique des lois-modèles. À souligner donc, le mode de codification du droit interaméricain de la drogue est différent de celui du droit onusien de la drogue. Quid des prescriptions?
Rappelons tout d’abord qu’il existe trois principaux instruments onusiens de lutte contre la drogue à savoir: la Convention unique sur les stupéfiants (1961) et son protocole de 1972; la Convention des Nations unies sur les substances psychotropes (1971); et la Convention de 1988.Footnote 126 Alors que les deux premiers instruments (1961 et 1971) organisent le contrôle mondial de la production, du commerce et de l’usage de stupéfiants et substances psychotropes, n’abordant qu’accessoirement l’illicéité de la drogue, la Convention de 1988 s’attaque au trafic, pourvoit à sa répression et promeut la coopération interétatique en vue de le réduire.Footnote 127 C’est la raison pour laquelle l’étude s’est particulièrement intéressée à cette convention qui nous semble être l’instrument onusien le plus important en matière de répression du narcotrafic et des infractions connexes.Footnote 128 Pour s’en convaincre, on notera avec Roucherau que cette convention traite entre autres de l’incrimination et des sanctions des faits de trafic ou liés au trafic (article 3), de la saisie et de la confiscation des biens des trafiquants (article 5), de l’extradition (article 6), de l’entraide judiciaire (article 7), de la coopération des services de police et de douanes (articles 9 et 11), du contrôle des précurseurs de drogues, matériels et équipements (articles 12 et 13), de la coopération entre pays producteurs, pays consommateurs et pays de transit (articles 10 et 14), du trafic en mer (article 17), enfin des mesures de surveillance devant affecter le commerce, les zones et ports francs et les services postaux (articles 15, 16, 18, 19).Footnote 129
Il est évident qu’il serait trop long, voire illusoire, de vouloir comparer ici toutes les prescriptions de cette convention avec celles des lois-modèles de la CICAD. Aussi avons-nous choisi, encore une fois pour des motifs heuristique et pratique, de limiter la présentation des résultats de la comparaison à trois principaux axes qui laissent chacun apparoir des différences substantielles entre le droit onusien de la drogue et le droit en vigueur dans les Amériques. Ces axes portent respectivement sur la technique d’incrimination, sur l’élément moral de l’infraction et sur la compétence juridictionnelle des États.
La technique d’incrimination
On entend généralement par technique d’incrimination la méthode utilisée par les rédacteurs de conventions pour établir des faits que les États sont tenus d’ériger en infractions punissables dans leurs systèmes juridiques.Footnote 130 Il peut y avoir deux procédés, soit l’énumération et la définition générale.Footnote 131 C’est le premier procédé qui nous intéresse ici, lequel consiste à élaborer une liste détaillée de choses ou de faits à incriminer. Il convient de noter au passage que la technique d’incrimination par énumération a été utilisée tant dans la Convention de 1988 que dans les lois-modèles de la CICAD. Fait majeur à souligner dans le contexte de la comparaison, la loi-modèle de 1990 sur le contrôle des précurseurs et substances chimiques, notamment, reprend exactement les deux tableaux annexés à la Convention onusienne, mais va bien plus loin en introduisant d’autres substances chimiques dans l’un de ses énoncés liminaires qui se lit comme suit:
The controlled chemical substances shall correspond, as a minimum, to the substances included in Tables I and II of the 1988 United Nations Convention against Illicit Traffic in Narcotic Drugs and Psychotropic Substances. In addition, other substances may be included in accordance with national requirements or regional concerns (article 2).Footnote 132
Plus intéressant encore, l’article 8 de la même loi-modèle apporte la précision suivante:
There is hereby established a Table III containing substances not found in Tables I and II that, in the experience of some competent authorities of member countries, are being diverted to or are being used as substitutes in the manufacture, preparation, or extraction of narcotic drugs and psychotropic substances.Footnote 133
Bien que l’article 24 de la convention autorise les Parties à adopter des mesures plus strictes ou sévères en vue de prévenir et éliminer le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, on le voit, il y a bien une différence substantielle sur ce point entre la Convention de 1988 et la loi-modèle de la CICAD. À cheval entre la convention et les situations particulières américaines,Footnote 134 la loi-modèle sur le contrôle des précurseurs et substances chimiques identifie et énumère des substances chimiques dont les retombées répressives dépassent largement le cadre normatif onusien.Footnote 135 Cette différence de sévérité est encore plus perceptible lorsqu’on s’intéresse par exemple à la définition de l’élément moral de l’infraction (le dol).
L’élément moral de l’infraction
À partir de l’analyse des règles de conduite que les individus ont l’obligation d’observer sous peine de sanctions pénales, on distingue généralement les infractions intentionnelles et les infractions non intentionnelles.Footnote 136 Les premières traduisent l’hostilité de l’agent à l’égard des valeurs sociales protégées par la loi; elles impliquent la volonté délibérée de l’agent de faire ce que la loi interdit sous peine de sanctions pénales, ou de ne pas faire ce qu’elle ordonne sous les mêmes sanctions.Footnote 137 Ainsi que le souligne José Vidal, cette volonté résulte en général suffisamment de ce que l’agent a agi en connaissance de cause, sachant très bien que son comportement réalisait l’infraction (dol général). Dans certains cas, cependant, la loi exige davantage: l’intention de produire un résultat déterminé, ou bien un mobile précis (dol spécial). Les infractions non intentionnelles traduisent l’indifférence de l’agent à l’égard des valeurs sociales protégées; elles résultent soit de la violation de la règle de se conduire avec prudence pour ne pas nuire à autrui lorsque la loi l’assortit de sanctions pénales (délits d’imprudence), soit de la simple inobservation des règlements lorsque la loi l’incrimine à ce titre, indépendamment de tout autre considération (faute contraventionnelle).Footnote 138
Cela posé, abordons maintenant l’énoncé de l’article 3 de la Convention de 1988 qui traite des infractions et sanctions, et établit clairement la condition que le caractère infractionnel des actes constituant le trafic ou liés au trafic ne peut être retenu que si ces actes ont été commis intentionnellement par l’agent.Footnote 139 Cette condition, précise le paragraphe 2 du même article, est autant requise pour les infractions classiques (exportation, importation …) et nouvelles (tels que le blanchiment ou la fabrication et le transport des produits précurseurs) que pour la consommation personnelle de la drogue.Footnote 140 On notera au passage que si la Convention tient à ce que l’intention coupable ou, mieux, le dol fonde l’élément moral des incriminations et qu’aucun comportement non intentionnel ne soit réprimé, elle se veut avertie de la réalité du terrain, mais surtout compréhensible vis-à-vis de l’accusateur public à qui revient la lourde tâche de démontrer le bien-fondé de l’élément psychologique.Footnote 141
Dans le contexte de la comparaison, on verra qu’il y a là aussi une différence substantielle entre cette prescription de la convention et celle des lois-modèles de la CICAD. Pour ne prendre ici que le cas de la loi-modèle sur les infractions liées au blanchiment et autres crimes graves, elle stipule dans son article 2 qu’une “infraction criminelle est commise par toute personne qui convertit, transfère ou transporte des biens et qui sait, aurait dû savoir ou est intentionnellement ignorante que ces biens sont des produits … d’une activité criminelle grave.”Footnote 142 Cette disposition est assortie d’une note de bas de page qui indique clairement que l’expression “aurait dû savoir” est interprétée comme étant une exigence pour les États membres d’établir un élément moral minimal de négligence (a standard of negligence), naturellement d’une manière compatible avec leurs systèmes juridiques et judiciaires. Ainsi, contrairement à l’énoncé de la convention qui se limite aux infractions intentionnelles,Footnote 143 la loi-modèle de la CICAD sur le blanchiment d’argent, y compris celle sur le contrôle des précurseurs, prend en compte aussi bien les infractions intentionnelles (dol général et spécial) que les infractions non intentionnelles (aurait dû savoir). On fera également remarquer au passage qu’elles s’attaquent par ailleurs à autre catégorie d’agents, à savoir les agents intentionnellement ignorants.
Par-delà ces différences, il convient de souligner de manière générale que la logique imposée par le principe d’une répression rigoureuse et systématique du narcotrafic et des infractions connexes ne suit pas toujours la cohérence propre du droit pénal.Footnote 144 Car, s’il est vrai que la cohérence pénale encourage à mettre “l’intention” au cœur de l’élément moral de l’infraction, il faut admettre que l’exclusivité de l’“intention” comme élément moral de l’infraction va quelque peu à l’encontre de la potentialité répressive en ce sens qu’en rapporter la preuve est très souvent une tâche ardue en particulier dans les démocraties avancées.Footnote 145 Il en va cependant autrement en Amérique latine, où la sévérité des lois et règlements antidrogues ainsi que le problème de la détention provisoire, très souvent pour des délits mineurs, expliquent en partie le surpeuplement des prisons.Footnote 146 Dans son rapport de 2017 sur les mesures de détention préventive dans les Amériques, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) n’avait d’ailleurs pas manqué de souligner que malgré les efforts déployés par les États pour réduire le recours à la détention avant jugement, l’application arbitraire et illégale de la détention préventive demeure un problème chronique dans plusieurs pays de la région.Footnote 147
Le dernier axe ayant retenu notre attention dans le cadre de la comparaison entre les prescriptions du droit onusien de la drogue et celles des lois-modèles de la CICAD porte sur la compétence juridictionnelle des États en matière de répression du narcotrafic et des infractions connexes.
La compétence juridictionnelle des États
Les normes concernant la compétence juridictionnelle des États sont d’une importance essentielle pour la mise en œuvre des instruments visant la répression du narcotrafic et des infractions connexes.Footnote 148 Il n’est de ce point de vue guère surprenant que la Convention de 1988 eût consacré tout un article (article 4) à cette question. Pour les besoins de comparaison, on notera que le paragraphe 1(a) de cet article prévoit l’obligation pour chaque Partie d’établir sa compétence en ce qui concerne les infractions énumérées à l’article 3, paragraphe 1, en particulier lorsque celles-ci ont été commises sur son territoire (compétence territoriale) ou à bord d’un navire battant pavillon ou d’un aéronef immatriculé conformément à sa législation (compétence du fait du pavillon ou de l’immatriculation).Footnote 149 De plus, le paragraphe l (b) du même article prévoit des chefs de compétence facultative: chaque Partie peut adopter les mesures nécessaires pour établir sa compétence lorsque l’infraction a été commise “par un de ses nationaux ou par une personne résidant habituellement sur son territoire” à bord d’un navire contre lequel cette Partie a été autorisée à prendre des mesures en vertu de l’article 17; ou lorsqu’il s’agit d’une participation criminelle commise hors de son territoire en vue de la commission sur son territoire d’une infraction (principe de protection ou compétence réelle).Footnote 150
La compétence subsidiaire (obligatoire) est également abordée à l’article 4 de la convention. Elle résulte précisément du paragraphe 2(a) dont l’énoncé précise que chaque Partie établit aussi sa compétence lorsque l’auteur présumé de l’infraction se trouve sur son territoire et si elle ne l’extrade pas vers le territoire d’une autre Partie compétente sur la base d’une compétence au titre du territoire, du pavillon ou de la nationalité. Bien entendu, il s’agit là d’un renvoi au principe “aut dedere aut judicare” (ou extrader ou juger) et cette compétence de l’État est subsidiaire précisément à l’extradition dont les modalités sont définies dans l’article 6 de la convention.Footnote 151 Enfin, la compétence universelle n’est pas exclue (voir paragraphe 2b). Cependant, elle n’est que facultative, puisque chaque Partie peut adopter des mesures nécessaires lorsque l’auteur présumé de l’infraction se trouve sur son territoire, et subsidiaire à son extradition vers le territoire d’une autre partie.Footnote 152
En somme, bien que le paragraphe 3 de l’article 3 “n’exclut l’exercice d’aucune compétence en matière pénale établie par une Partie conformément à son droit interne,” la Convention de 1988 n’établit pas de concurrence de compétences; au contraire, elle favorise clairement la compétence territoriale.Footnote 153 Il en va différemment des lois-modèles de la CICAD, en particulier celle sur les infractions de blanchiment liées au narcotrafic et autres infractions graves qui privilégie clairement la concurrence de compétences en ces termes:
The offenses defined in Article 2 shall be investigated, tried, judged and sentenced by a court or other competent authority regardless of whether or not the illicit traffic or other serious offense occurred in another territorial jurisdiction, without prejudice to extradition when applicable in accordance with the law.Footnote 154
À partir de l’énoncé de cet article, on peut déduire que bien que la territorialité continue de manière générale à être le critère d’application du droit pénal, l’extension de la compétence nationale à des cas extraterritoriaux est de plus en plus fréquente dans les Amériques, comme l’illustre notamment la jurisprudence Alvarez-Machain.Footnote 155 Or, l’un des corollaires de la concurrence de compétences à l’international est le conflit de juridictions, lequel peut déboucher sur la possibilité qu’une personne soit poursuivie pour les mêmes faits dans différents pays, en particulier lorsque la poursuite est habilitée à faire fi du lieu de l’infraction, comme c’est le cas dans l’énoncé ci-dessus cité. Dans le contexte global de la codification du droit interaméricain de la drogue, toutefois, on peut raisonnablement penser que les Groupes d’experts de la CICAD avaient tenu compte de cette possibilité en prenant pour acquis que le principe ne bis in idem était déjà consacré comme droit fondamental dans l’article 8(4) de la Convention américaine des droits de l’homme de 1969, y compris respectivement dans les conventions interaméricaines sur l’assistance mutuelle en matière pénale et sur l’exécution des décisions pénales à l’étranger.Footnote 156
Conclusion
L’objet de cette étude était de comprendre et d’expliquer les processus de codification de ce que nous avons appelé le droit interaméricain de la drogue, lequel fait référence à un ensemble de normes internationales antidrogues dont les domaines de validité spatial et personnel sont respectivement limités à la région des Amériques et aux pays américains, et dont le domaine de validité matériel est différent de celui du droit onusien de la drogue. En tenant compte de l’absence de littérature sur l’existence même d’un droit interaméricain de la drogue, nous avons par ailleurs mené une analyse comparative des prescriptions de la Convention des Nations unies contre le trafic de stupéfiants et de substances psychotropes avec celles des lois-modèles de la CICAD afin de vérifier l’existence de ce droit spécifique aux pays des Amériques.
Au terme de nos analyses, nous confirmons qu’il existe bien un droit interaméricain de la drogue ou, tout au moins, que ce droit spécifique aux pays des Amériques a existé jusqu’en 2009, dernière année couverte par l’étude. En nous intéressant particulièrement aux lois-modèles de la CICAD des années 1990, nous avons en effet constaté que leurs domaines de validité spatial et personnel étaient limités et que leur domaine de validité matériel était différent de celui du droit onusien de la drogue. À souligner également, ce droit a beaucoup évolué depuis les années 1980: en témoignent les différentes résolutions de l’AG de l’OEA et des Sommets des Amériques, y compris les amendements continus apportés aux lois-modèles de la CICAD afin de les arrimer aux réalités interaméricaines.
Autre fait majeur à noter dans le bilan de cette étude, depuis 1998, la CICAD a créé un Mécanisme d’évaluation multilatéral neutre (le MEM) qui fait des recommandations périodiques aux États membres et évalue leur conformité aux normes et pratiques exemplaires de lutte contre la drogue dans les Amériques. Plus intéressant encore, les rapports hémisphériques annuels du MEM indiquent que les États de la région se sont progressivement conformés aux recommandations en rapport avec les normes, en particulier celles qui invitaient les États à adapter ou incorporer les lois-modèles de la CICAD dans leurs dispositifs juridiques internes. En 2000, par exemple, au moins 24 États de la région avaient déjà adapté ou incorporé les lois-modèles de la CICAD dans leurs systèmes juridiques internes,Footnote 157 contribuant ainsi à la codification et à l’institutionnalisation du droit interaméricain de la drogue. Car, comme nous l’avons vu, au-delà de leurs énoncés qui présentent toutes les caractéristiques d’un énoncé hard law, les lois-modèles de la CICAD, qui relèvent plutôt de la soft law, ne sont pas pourvues d’une valeur juridique. Pour qu’elles deviennent sources de droit interne et créent des droits ou des obligations au bénéfice ou à la charge des acteurs visés, les lois-modèles doivent d’abord être adaptées ou incorporées dans les systèmes juridiques internes des États membres de la CICAD. Techniquement, ce n’est donc qu’après leur introduction dans l’ordre juridique interne qu’elles commenceront à déployer des effets juridiques.
Conformément à ce qui précède, on peut raisonnablement conclure que si les lois-modèles de la CICAD ont contribué à “transformer” les droits nationaux, elles ont en retour été influencées par ces mêmes droits, par effet de renvoi. Les processus de codification du droit interaméricain de la drogue donnent ainsi à observer les logiques d’internormativitéFootnote 158 et d’entrecroisement de normes appartenant à des ordres juridiques distincts, soit l’international, le régional et le national. Nous soutenons d’ailleurs à ce sujet que le droit interaméricain de la drogue est le produit d’un jeu d’influence réciproque entre le droit onusien, les lois-modèles de la CICAD et les droits nationaux. Or, aussitôt que le mouvement prend une forme circulaire, peu importe à quel ordre juridique revient l’initiative normative, chaque ordre influence l’autre et se laisse influencer alternativement.Footnote 159 D’où précisément l’influence des conditions structurelles, métajuridiques et extrajuridiques dans la codification et l’institutionnalisation du droit interaméricain de la drogue (voir Tableau 1).