Loin d'avoir été un amateur, Vladimir Ilitch Oulianov s'adressait au camarade Staline en lui reprochant sa lenteur dans la « déportation » des opposants. Lénine a toujours considéré les récalcitrants comme de la « racaille contre-révolutionnaire ». Aussitôt au pouvoir, en décembre 1917, il exige « qu'on prouve » que le parti cadet n'est pas traître. Retournement de la charge de la preuve qui justifie l'arbitraire puisque l'accusé ne peut s'auto-absoudre. Le décret contre le parti cadet de droite libérale -Ernst Nolte l'a bien montré- n'est qu'une étape. Lénine a toujours voulu « pendre tous les socialistes-révolutionnaires », et en rit même à gorge déployée. « Naturellement, il faut les arrêter ! », ponctue Trotsky une autre fois, dans une atmosphère décrite par un témoin comme gaie mêlée de raillerie. Pendre pour quoi faire, je vous prie ? De façon qu’à des centaines de lieues à la ronde les gens voient et tremblent, précise Lénine. La population sera ainsi maintenue dans l’épouvante. Le 20 décembre, se trouvent créées, coup sur coup, Armée rouge et Tchéka (Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution). Le 30, un décret interdit les transactions sur les terres. Le 31 janvier 1918, Trotsky est nommé à la tête de la Commission extraordinaire pour le ravitaillement. Stéphane Courtois démontre à merveille la synchronisation du délire épurateur et de l'utopie de la nationalisation des terres, puis des moyens de production.
En revanche, pourquoi louer la lucidité de l'anarchiste américain Alexandre Berkman « dès 1925 » ? Plusieurs années auparavant, en effet, le métallurgiste Vergeat et l'ouvrier du bâtiment Lepetit constatèrent en Russie l'absence d’égalité et les exactions de la Tcheka (Le Libertaire, 12 et 22 décembre 1920 ; 7 et 14 janvier 1921). Témoignages d'autant plus importants qu'ils sont contemporains de la phase d’ « invention » du totalitarisme. La période durant laquelle Lénine installe le totalitarisme en Russie, est le laps de temps de cinq ans durant lequel, de 1918 à 1922, il est aux manettes, et partage le cockpit avec Trotsky. Bien sûr, le jeune Lénine fut profondément marqué par l'arrestation de son frère ; assurément, il se jeta à corps perdu dans la voie du socialisme autoritaire concocté par Plekhanov et Kautsky ; effectivement, la précédente biographie de Lénine sous-estimait ces données. Pour autant, fallait-il vraiment attendre le chapitre 18, moins d'une centaine de pages avant la fin du livre, pour raconter la prise et l'exercice du pouvoir ?
Car la soif de pouvoir, d'un pouvoir absolu, est le cœur du réacteur léniniste. Et si invention du totalitarisme il y eut, les années 1918-1922 sont logiquement cruciales, et l'on ne comprend pas très bien pourquoi l'auteur néglige les centaines de livres et d'articles de revues parus durant ces cinq années. Il ne cite que le témoignage de Claude Anet, envoyé spécial du Petit Parisien. Dommage qu'il n'ait pas signalé la biographie de Lénine de Landau-Aldanov, en 1920, celle de Marc Vichniac dans les années 1930, ou encore celle de Bertram D. Wolfe dans les années 50. Ce dernier reproduit, par exemple, un extrait d'un texte de Lénine qui n'a été traduit qu'en allemand, De la guérilla, et qui illustre bien la germination du totalitarisme, tant cela pourrait s'intituler : Du meurtre politique considéré comme une hygiène sociale. A l’époque de la bande à Bonnot, au confluent des méthodes des Possédés et de celles de la pègre, les bolchevicks ont déjà breveté la bande à Baader : « La lutte armée vise deux buts différents… il s'agit en premier lieu de tuer des individus, de hauts fonctionnaires et des subalternes de la police et de l'armée ; en second lieu, de confisquer des fonds provenant à la fois du gouvernement et de particuliers. Les fonds saisis servent tantôt le Parti, tantôt à l'armement et à la préparation du soulèvement, tantôt à faire vivre ceux qui mènent la lutte ».
A l'autre bout de la chaîne, l'auteur ayant vanté une « révolution documentaire », permise par l'ouverture des archives de Moscou, il est obligé – celles-ci n'apportant que quelques photos attestant l’état grabataire du dernier Lénine – de préciser que son livre ne s'appuie que sur les « travaux et témoignages les plus classiques ». Et ne verse, par conséquent, aucune nouvelle pièce au dossier, ni en amont (grâce à des sources contemporaines du phénomène), ni en aval (grâce à des archives), ni même en surplomb (en démêlant les fils d'une question historique). Il demeure qu’à la mort de François Furet, c'est Stéphane Courtois qui reprit le flambeau, portant à bout de bras la cause de l'anti-totalitarisme. Le maître d’œuvre du Livre noir du communisme, traduit en 26 langues, aura marqué son temps.