L'histoire de la découverte de l'Amérique a été écrite plus d'une fois, étudiée sous toutes ses coutures, fantasmée aussi, mise en scène et portée à l'écran. On sait aujourd'hui de cette histoire que Christophe Colomb n'a pu jouir du titre de découvreur de l'Amérique que la postérité lui a pourtant attribué. En effet, le vieil amiral est mort avec la certitude d'avoir découvert, pour le bénéfice et la gloire de la Couronne espagnole et du Dieu chrétien, le chemin occidental vers les côtes de l'Asie, que l'on appelait alors en Europe les Indes. L'hypothèse, fondée sur les connaissances de l'époque, a été tenue pour plausible tant par les scientifiques que par les pouvoirs de l'époque. Or, il faut bien poser la question, peut-on découvrir quelque chose sans le savoir? Une découverte peut-elle être inconsciente? Christophe Colomb, ne sachant pas ce qu'il faisait, a-t-il pu, réellement, découvrir l'Amérique? Cette question est l'amorce de la réflexion historique présentée dans L'invention de l'Amérique par l'historien mexicain Edmundo O'Gorman (1906–1995). Ce texte désormais classique est offert pour la première fois au public francophone par les Presses de l'Université Laval, dans la jeune collection Américana dirigée par Jean-François Côté.
Dans ce court ouvrage, O'Gorman déconstruit d'emblée le mythe de la découverte de l'Amérique à l'aide d'une démonstration qui fait l'objet du premier chapitre, le plus percutant. Trois énoncés forment cette démonstration. (1) On ne peut pas découvrir quelque chose sans être conscient de faire cette découverte. (2) À moins de croire aux fantômes et aux entités mystiques, on ne peut pas croire que Colomb aurait été porté par le destin de l'Europe ou par la Providence (ce qui lui aurait permis en quelque sorte de découvrir l'Amérique malgré lui – comme le propose le schéma de Humboldt). (3) L'Amérique n'était pas déjà là, toute faite, cachée derrière l'océan, attendant d'être découverte. Acceptant cela, il faut bien admettre avec l'historien qu'avant les voyages financés par les princes européens, et surtout avant le travail d'interprétation de ces voyages de la part des divers acteurs européens en cause (rois, explorateurs, moines, cartographes), l'Amérique n'existait tout simplement pas. On a dû l'inventer. O'Gorman trace ainsi l'histoire de ce «processus idéologique complexe» qui a mené à l'invention d'un Nouveau monde, entre le premier voyage de Christophe Colomb en 1492 et la publication de la Cosmographiae Introductio en 1507, dans laquelle est nommée, pour la première fois, l'Amérique. Cette histoire est l'objet des deuxième et troisième chapitres, dans lesquels l'auteur restitue avec minutie les événements qui ont contribué à reconnaître qu'il s'agissait dans la «découverte» de Colomb d'un Nouveau monde et que ce Nouveau monde s'appellerait Amérique.
Au terme de ce parcours historique qui prend la forme d'une analyse passionnante des archives, les conclusions de l'auteur, présentées dans le dernier chapitre, sont doubles. Premièresment, l'avènement de l'Amérique, le quatrième monde, va bouleverser l'imaginaire géographique européen : la terre n'est plus une grande île entourée d'eau comme on le croyait depuis Ptolémée, mais un globe peuplé d'entités continentales qui baignent dans les océans. Il s'agit là, suggère O'Gorman, d'une modification profonde de la manière qu'a l'homme européen de concevoir sa place dans le monde. Avec l'idée que des espaces terrestres restaient à découvrir et que du nouveau se cachait dans l'horizon, «il commença à penser qu'il était doté d'un être ouvert et qu'il habitait un monde fait pour lui, à son image et à sa mesure».
Deuxièmement, il s'agit également, et plus fondamentalement, d'une réalité historique nouvelle : le nouveau continent s'adjoint à un univers moral dont le centre est l'Europe, qui assume «le seul devenir humain empreint de signification authentique». L'Amérique, si l'on veut, entre dans la civilisation. Pour l'interprète du devenir américain, qui laisse par là deviner une sensibilité hégélienne, l'Amérique constituerait ainsi l'espace d'un occident nouveau et coïnciderait par là avec l'apparition d'un homme nouveau.
Cette réalisation d'un homme nouveau aurait échoué en Amérique latine, dans la mesure où les indépendances créoles se sont réalisées dans une mimétique appauvrissante des gouvernementaux coloniaux. Par contre, dans son aboutissement anglo-saxon, «l'être américain» représenterait véritablement un seuil de libération. L'homme occidental sort de la vieille Europe, se défait des oripeaux de l'histoire et entre dans la modernité. L'historien mexicain invite, dans une conclusion extrêmement polémique, à embrasser le mouvement de la civilisation que représente cet aboutissement. L'invention de L'Amérique est un incontournable du débat américain sur l'histoire de l'Amérique.