INTRODUCTION
Cet article aborde la question de la formation et de la diffusion du modalisateur entre guillemets en exploitant trois sortes de données. Frantext permet d'examiner ses commencements probables vers 1913; le web, le moment où son usage est ressenti comme proliférant entre 2000 et 2010; le corpus CFPP2000, la façon dont il est – peut-être provisoirement – installé dans la langue.
À en croire Frantext, entre guillemets est une expression imagée originale que l'on doit vraisemblablement attribuer à Marcel Proust et qui devient un cliché dans les années 1970 chez des intellectuels parisiens particulièrement sensibles aux effets polyphoniques du discours. Les commentaires métalinguistiques recueillis sur le web qui stigmatisent la locution comme une mode agaçante indiquent qu'elle se répand autour des années 2010, sans doute grâce aux médias. Sa diffusion actuelle peut s'observer dans le corpus de français parlé parisien (CFPP 2000) disponible sur le site http://cfpp2000.univ-paris3.fr. L'empan diachronique de ce corpus ne permet pas d’étude directe de sa propagation, mais les données se prêtent à une analyse en fonction des caractéristiques sociales des locuteurs. Les résultats montrent sa large diffusion, surtout chez des locuteurs qui appartiennent aux couches moyennes d'origine populaire, et qui en usent parfois comme d'une scansion de leur discours. Cependant, l'expression ne connaît pas la perte de contenu sémantique qui a touché certains mots comme le verbe savoir dans l'emploi figé tu sais. Ses emplois restent ceux d'un modalisateur, qui signale une défaillance dans la nomination du réel.
1. LES GUILLEMETS COMME SIGNE DE PONCTUATION
Dire entre guillemets ce n'est pas oraliser un signe de ponctuation. Pour produire un tel équivalent oral, il faudrait se situer au niveau suprasegmental et « décrocher » le segment guillemeté de son contexte, soit en marquant un coup d'arrêt, accompagné ou non d'un coup de glotte, soit en changeant l'intensité ou l'intonation du fragment. Dire entre guillemets, c'est produire, au niveau segmental, une nouvelle unité lexicale susceptible d'acquérir un sens autonome.Footnote 1
Néanmoins, les expressions issues des noms métalinguistiques de ponctuants ont des liens avec les signes dont elles portent le nom. En suivant la description qu'en propose Y. Neumann (2011, §7.8.7), je dirai que la lexicalisation entre guillemets est employée par métaphore. C'est pourquoi, il est utile de revenir rapidement sur les principaux usages du signe de ponctuation.
Comme l'a bien montré Nina Catach (Reference Catach1968), avant même que ne s'imposent les guillemets, leur ancêtre, l’antilambda, a déjà un statut métaénonciatif. Il constitue une sorte d'apparat critique et sert « à appeler une attention spéciale sur le passage concerné », en particulier dans les Bibles du XVIe siècle. Pour ce qui est du signe de ponctuation nommé guillemets, J. Rey-Debove (Reference Rey-Debove1978) et surtout J. Authier-Revuz (Reference Authier-Revuz, Defays, Rosier and Tilkin1998) ont souligné son affinité avec la réflexivité avec mention (ou autonymie). Deux grands types d'emplois sont distingués, les guillemets de citation et les guillemets de modalisation autonymique, ces derniers emplois correspondant à la locution. Pour résumer ce que J. Authier-Revuz en dit, je cite un paragraphe de son article de 1998:
A mes yeux, le guillemet de modalisation autonymique a une valeur, en langue, tout à fait définie, une, extrêmement abstraite et puissante, qui se réduit à ce dédoublement opacifiant du dire d'un élément, c'est-à-dire à la simple représentation du fait de dire ce mot-là. (. . .) le guillemet m'apparaît comme l’archi-forme de modalisation autonymique (au sens où l'on parle d'archi-phonème, d'archi-lexème), correspondant, au plan du signifié, à l’intersection de l'ensemble des valeurs de ces formes qui disent : je dis X parce que. . ., je dis X bien que. . ., je dis X tout en sachant. . ., je dis X en empruntant le mot. . ., je dis X avec ses deux sens, je dis X de telle et telle façon, intersection équivalente à un simple je dis X. C'est un pur geste de monstration du dire et du signe dans sa matérialité, accompagnant le fait de dire X - une simple suspension de la transparence, de la naturalité, de l'effacement du signe dans l'acte usuel de nommer - qui, évidemment ouvre sur l'espace interprétatif.
Le guillemet de modalisation est un marqueur d'altérité dont le signifié abstrait et pauvre est susceptible de donner lieu à des emplois discursifs variés.
Conservant la même conception d'une valeur en langue sous-jacente à la multiplicité des usages, je m'intéresse ici, non aux guillemets graphiques, mais à la locution qui en découle. L'usage du signe de ponctuation s’étant normalisé seulement aux XVIIIe et XIXe siècles, on peut comprendre que l'expression se soit installée tardivement.
2. L'EXPRESSION ENTRE GUILLEMETS DANS FRANTEXT
Frantext, comme on sait, est une base documentaire biaisée par la sur-représentation de la littérature. Mais les 81 résultats qu'elle fournit ont le mérite d'exister et de permettre de faire des hypothèses sur les étapes du passage du nom métalinguistique guillemets à l'expression métaénonciative qui nous occupe. La base de données Frantext fournit 81 attestations de entre guillemets entre 1853, date de la première mention, et 2000. Il faut écarter 30 exemples qui désignent le signe de ponctuation. En ce qui concerne l'emploi comme signe de modalisation, les exemples les plus anciens remontent à 1913, où le narrateur de A la Recherche du temps perdu représente l'intonation de Swann et de la princesse des LaumesFootnote 2 en utilisant une comparaison avec l'effet de sens énonciatif ironique, bien repéré pour le signe de ponctuation. Il n'est pas possible de savoir s'il s'agit d'une comparaison inédite dont le mérite revient à Proust ou si elle était déjà entrée dans l'usage, son adoption n’étonnant pas chez un auteur particulièrement sensible aux inflexions des voix. La formule sert d'abord au narrateur pour caractériser l'esprit railleur de ses personnages (Serça 2010: 12). L'ironie de ces gens du monde consiste à refuser d'assumer des mots qu'ils emploient au moment même où ils les emploient, parce que ceux-ci trahissent les valeurs esthétiques de leur auteur (hiérarchie) ou qu'ils révèlent trop ouvertement la culture de celle qui les dit (euphonie). En mettant de la distance avec ce qu'il dit, Swann montre qu'il préfère l'esprit de salon au rôle de connaisseur et Oriane fuit l'accusation d’érudition et d'intellectualisme:
1. quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de l'isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s'il l'avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et dire : « la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules » ?Footnote 3 (Du côté de chez Swann, 1913, p. 97–98).
2. Ah ! Mais Cambremer, c'est un nom authentique et ancien, dit le général. - Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n'est pas euphonique, ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme s'il était entre guillemets, petite affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes. (Du côté de chez Swann, 1913, p. 547).
Ces emplois constituent un pont entre le nom du signe – emploi métalinguistique normal – et l'unité lexicale. On les retrouve régulièrement jusqu’à nos jours:
3. Paul Robin avait cette pudeur absurde, essentiellement moderne, qui consiste à ne pas vouloir paraître dupe de certains mots sérieux et de certaines formules de respect. Pour n'en pas prendre la responsabilité, on les prononce comme entre guillemets. (Radiguet, Le bal du comte d'Orgel, 1924)
4. Il prononce ce mot en séparant les lettres, d'une manière spéciale et comme entre guillemets. (Cocteau, Les parents terribles, 1938)
La comparaison est régulièrement explicitée avec un comme, alors que dans les exemples de la deuxième moitié du XXe siècle, le marqueur est souvent effacé:
5. On dirait que vous êtes en train de découvrir ses différentes qualités. Elle roula le mot qualités entre des guillemets. (Queneau, Zazie dans le métro, 1959).
6. H. 2 : Mon Dieu ! comme d'un seul coup tout resurgit. . . juste avec ça, ces guillemets. . .
H. 1 : Quels guillemets ?
H. 2 : Ceux que tu places toujours autour de ces mots, quand tu les prononces devant moi. . . « Poésie. » « Poétique. » Cette distance, cette ironie. . . ce mépris. . . (Sarraute, Pour un oui ou pour un non, 1982)
Cependant à partir de 1920, Proust emploie l'expression dans un deuxième type de contexte sans se référer explicitement à l’écrit, soit qu'il ait lui-même opéré un passage de la comparaison à la métaphore, soit qu'il reproduise un usage répandu dans le milieu qu'il observe sous le nom de « coterie Guermantes ». Il l'attribue dans un passage au style direct à la duchesse de Guermantes, dont on sait qu'elle revendique un style original et hardi, et qu'elle est admirée pour cela:
7. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté: « Quant à la grande duchesse de Luxembourg, entre guillemets, dis-lui que si elle vient me voir, je suis chez moi après cinq heures tous les jeudis. » (Du côté de Guermantes, 1920, ch. 2, p. 538)Footnote 4
Proust, comme on sait, notait le langage des milieux qu'il côtoyait et il avait peut-être repéré cette tournure dans la bouche d'un des modèles de la duchesse.
Quoi qu'il en soit, les exemples de La Recherche montrent un continuum où les variations du contexte assurent le passage de la comparaison à la métaphore, qui coupe le signe d'une référence explicite à l’écrit.
Ce contexte d'emploi reste rare dans la base Frantext, mais il progresse à bas bruit dans la deuxième moitié du siècle. L'avancée s'accélère, surtout autour d'intellectuels et de romanciers comme Nathalie Sarraute, Sollers, Kristeva, particulièrement sensibles aux phénomènes de réflexivité dans le langage:
8. Pointe du temps dans le temps. Espace de dimension 4. - Comment vous fabriquez ça ? - Très simple. C'est un espace où vous pouvez vous déplacer - déplacer entre guillemets - en faisant varier quatre coordonnées x, y, z et u. Vous obtenez la sphère de dimension 4 quand les coordonnées sont assujetties à la condition x4 + y4 + z4 + u4 (Sollers, Le Cœur absolu, 1987)
9. parce qu'ils manquent de fantasmes, c'est simple, comme ils manquent de sel ou de lessive. Et je m'emploie à fabriquer des fantasmes, comme vous qui délirez entre guillemets.
- Puéril ! Guillemets ou pas guillemets, vos fantasmes risquent d'être réalisés par le premier nazi venu. (Kristeva, Les Samouraïs, 1990)
Ce qui était une trouvaille est devenu un cliché, une marque d'appartenance intellectuelle, dont il est probable qu'elle circulait dans un milieu intellectuel fermé et qui n'est pas encore dénoncée comme une formule trop répandue.
Les deux types d'usages du syntagme (comparaison et métaphore) partagent une propriété les différenciant des guillemets typographiques, signes doubles qui délimitent le segment marqué : la locution, souvent placée après le segment qu'elle autonymise, a une portée indéterminée. Ainsi, dans (7), aucune marque linguistique ne permet de préciser sur quel élément au juste porte le décrochage énonciatif : « grande duchesse de Luxembourg ? » ou « de Luxembourg ? ».
3. ENTRE GUILLEMETS COMME MARQUEUR EMBLÉMATIQUE DU MAL PARLER: LES COMMENTAIRES DU WEB
Les chercheurs qui s'intéressent aux usages émergents, peuvent s'appuyer sur le sentiment de nouveauté éprouvé par les locuteurs, ce dont témoignent les commentaires qui accompagnent les expressions (voir Siouffi, Steuckardt, Wionet, Reference Siouffi, Steuckardt and Wionet2012: 216). S'il fallait justifier le recours à des commentaires sans prétention théorique, il faudrait rappeler que le linguiste ne fait en dernière instance qu'enregistrer ce qui est dans la conscience des sujets : le point de vue des locuteurs « ordinaires » délimite l'objet dont traite la linguistique (voir Paveau et Rosier 2008).Footnote 5
Internet n'a pris son essor véritable que dans les années 2000;Footnote 6 il n'est donc pas possible d'observer la période exacte où la diffusion d’entre guillemets s'est accélérée, attirant l'attention des blogueurs du web. En tout cas, autour des années 2006Footnote 7 la locution est projetée au premier plan, comme le montrent l'abondance et la violence des évaluations. Voici un des rares commentaires positifs:
10. Longtemps j'ai trouvé cette expression stupide, symptomatique d'un manque de justesse dans le discours, voire d'une certaine bêtise [. . .] Fatigue de ma tournure d'esprit élitiste chagrin ? Expérience des jeunes en difficulté ? Je ne sais d'où m'est venue la vision que j'en ai aujourd'hui : celle d'une heureuse contamination de la langue parlée par la langue écrite, passée jusque dans le corps. C'est vrai, c'est tellement toujours dans l'autre sens que cela se produit ! (PéGé, dans Saute-gribouilles, 21 /4/ 2010)
La plupart des réactions sont négatives, en particulier sur les sites normatifs où s'expriment des « amateurs » à fort capital scolaire. Ce n'est pas sa bizarrerie qui est en cause, et personne d'ailleurs ne fait référence à la métaphore, c'est sa trop grande diffusion. Les commentateurs parlent de « prolifération », de « manie », de « tic ». De fait, comme il s'agit d'un modalisateur, les locuteurs qui l'adoptent s'en servent fréquemment. Les mêmes puristes ne remarquent pas la fréquence d'expressions équivalentes, mais plus anciennes, comme soi-disant, prétendu ou si vous voulez. Sans doute d'ailleurs, la critique de l'expression rejoint-elle la détestation pour le signe de ponctuation étudiée par J. Authier-Revuz (Reference Authier-Revuz, Defays, Rosier and Tilkin1998, III).
Les puristes ont besoin d'ennemis : en matière de langage, les contre-modèles sont classiquement les médiateurs accusés de contaminer l'homme de la rue, ou plutôt la ménagère qui les écoute:
11. Les gens, tous les gens, des médias, les politiques, les showbiz, les speakers de radio-télé et Madame Michu se sont mis à adopter en masse l'horrible tic verbal “entre guillemets”. Voilà quelque chose que l'on n'entendait jamais, et nous pouvions vivre sans et parfaitement nous comprendre, et, plus mystérieux encore : tous les grands auteurs de théâtre ou de sketchs comiques des cinq siècles précédents, de Molière à Fernand Raynaud, Raymond Devos ou Coluche en passant par Guitry et Feydeau, avaient pu efficacement transmettre en mode verbal une infinie variété de sens, de sous-entendus, de nuances, de quiproquos sans obliger leurs interprètes à prononcer “entre guillemets”. Alors, que s'est-il passé récemment dans la capacité des gens à exprimer les nuances ? Sont-ils devenus cons - entre guillemets ? Ou estiment-ils que leurs interlocuteurs le sont devenus ? (Le blog d'un grincheux grave /30 /07/ 2006)
12. Les guillemets parasites peuvent aussi masquer (ou souligner !) l'illettrisme de nombre de journalistes (ex, ce matin : la personne qui interviewe un responsable camerounais à propos des otages libérés évoque des revendications “entendables entre guillemets”. . . parce que cette dame ignore vraisemblablement l'adjectif “audible”). Est-il donc impensable d'imposer à ces professionnels de l'antenne, confortablement payés, une charte linguistique. . . et donc pour la majorité d'entre eux, une remise à niveau ? (Elisabeth Sledziewski, France Info, Langue française, le 19/04/2013 à 10h36)
À la condamnation du néologisme, à la stigmatisation de la routinisation du langage, J. Attali ajoute le refus de l'américanisme car la mode de mimer l'expression en agitant en l'air deux doigts de chaque main qui se répand vers la même période vient d'outre-Atlantique.Footnote 8 Il dénonce en patriote la servilité des imitateurs.
13. Cela nous vient, encore une fois, d'Amérique : [. . .] En France, pour ceux qui ne sont pas atteint d'américanisme absolu, la mode est devenue, à la télévision comme dans la vie courante, de truffer toute phrase aux mots incertains d'un
« entre guillemets » obsessionnel.
(blogs.lexpress.fr/attali/01/06/2007_entre_guillemets)
Une deuxième série de critiques concerne ce que D. Maingueneau (Reference Maingueneau2002) a appelé les phénomènes d'ethos. Le blogueur se fait moraliste pour dénoncer la lâcheté des utilisateurs de la locution qui n'auraient pas le courage d'assumer ce qu'ils veulent dire :
14. [. . .] depuis quelques années, les interviouveurs et les interviouvés sur les ondes utilisent fréquemment les guillemets comme : « Cette réforme – entre guillemets – sera un échec », ce qui est un manque de courage, [. . .] (les impertinences du docteur Wo, 3/5/2009)
15. – Alors, il lui a fallu un certain courage, entre guillemets, pour ne pas réagir.
16. – Franchement, là, je me demande si tu as eu raison, entre guillemets, de t’énerver.
17. Perso (sic), je me demande pourquoi on a cessé d'appeler un chat un chat. Dans la phrase 1, je remplacerais volontiers le mot courage par une expression plus triviale. Dans la phrase 2, je dirais plus directement, « Non mais, tu ne penses pas que t'as fait une belle connerie en lui cassant la gueule ? »
18. Ces guillemets, au final (sic), ce sont des outils de dérobade, plus que de distanciation. On a rajouté au politiquement correct verbal encore plus de métaphores, gestuelles celles-là, comme pour absolument tout nuancer de toutes ses fibres, et se faire pardonner à l'avance le moindre débordement qui risquerait d'en offenser certains. [. . .] (gratitude-leblogdecathiefidler.blogspot.com/2012/. . ./1/10 2012)
19. Ils me semblent jouer le rôle d'un masque dissimulant soit une incapacité à trouver le mot juste, soit un refus d'exprimer ce que le mot signifie, et donc en tout cas une prise de distance et un rejet de responsabilité par rapport à ce qui est dit. (www.achyra.org › . . . › Néologismes, régionalismes et américanismes)
Plusieurs blogueurs se permettent de tirer de ce fait minuscule des conclusions tragiques sur le destin du français; voici comment s'achève la chronique de l'homme de lettres J. Attali amorcée en 13 :
20. C'est une façon d'accompagner l'appauvrissement de la langue, le refus de l'effort sémantique, une sorte d'hommage funèbre à une langue abandonnée à la paresse de ses locuteurs (blogs.lexpress.fr/attali/01/06/2007_ entre_guillemets)
Si la conscience linguistique est un critère important pour reconnaître une nouveauté, entre guillemets fait bien partie des modes linguistiques.
4. L'EXPRESSION ORALE ENTRE GUILLEMETS DANS LE CORPUS CFPP2000
Le corpus CFPP2000 permet d'observer la diffusion d'une forme en fonction du sexe, de l’âge et du statut des locuteurs. Dans un corpus synchronique, une progression en cours se repère notamment aux emplois plus nombreux chez la jeune génération que chez la génération ancienne. Labov (Reference Labov1976) parle à ce propos de changement en temps apparent.
4.1 Les utilisateurs de entre guillemetsFootnote 9
L'expression est assez fréquente (80 occurrencesFootnote 10), et elle se rencontre dans 19 corpus sur 37 : elle n'est plus cantonnée dans un milieu intellectuel branché et touche toutes les couches sociales. Ainsi, les 4 locuteurs du 7e arrondissement, un des plus bourgeois de Paris, l'emploient. Malgré la stigmatisation observée sur le web, entre guillemets ne semble pas susciter de rejet, y compris chez ces habitants des beaux quartiers, même lorsque leur vie professionnelle entraîne une bonne connaissance des normes linguistiques.Footnote 11 Il est vrai qu'ils s'en tiennent à une ou deux occurrences.
Les comportements varient en fonction de l’âge et de l'appartenance sociale suggérant une progression en cours : les locutrices âgées, d'origine populaire, ne l'emploient pas (ni Mathilde Lelong, 87 ans de Montreuil, ni Louise Liotard, 85 ans, et Jeanne Mallet, 75 ans de Saint-Ouen, ni Marie-Hélène Matera, 67 ans de Montreuil). Il faut sans doute une certaine familiarité avec la langue écrite cultivée pour adopter une expression qui évoque la ponctuation.
Ses plus grands utilisateurs sont des habitants des banlieues populaires appartenant aux générations suivantes: 18 occurrences pour Monique Chaslon directrice des ressources humaines, 50 ans, (Ivry), 9 occurrences pour André Morange, 58 ans, (Montreuil). Faiblement diplômés au départ, ces cinquantenaires ont connu une forte progression professionnelle. Chez les moins de trente ans, on peut citer 9 occurrences pour Gary Collard, étudiant en lettres de 24 ans. A Saint-Ouen, 6 occurrences pour Youcef Zerar, 29 ans, titulaire d'un master 2 de géographie et 5 occurrences pour Abdel Hachim, 25 ans, titulaire d'un CAP de pâtissier, factotum au journal Le Parisien. Plusieurs de ces locuteurs sont caractérisés par les efforts qu'ils ont accomplis pour améliorer leur vie professionnelle, leur conscience de la norme et leur insécurité langagière.
Enfin, les corpus montrent une forte variation individuelle, comme chaque fois qu'il s'agit d'unités discursives à fonction pragmatique caractérisées par leur récurrence.
La présence de la locution dans CFPP2000 est certainement favorisée par la situation d'interview qui invite à la réflexivité, dans un contexte marqué par l'asymétrie des pôles d'interlocution. Davantage : il faut considérer que les configurations de marques d’« inquiétude » sont un des moyens qu'ont retenu certains locuteurs pour indiquer qu'ils participent loyalement au genre exigeant de l'entretien conversationnel, qu'ils acceptent de parler de thèmes problématiques mettant en jeu leur ethos, l'image d'eux-mêmes qu'ils revendiquent.
Cette présence est aussi le symptôme d'une conscience linguistique inquiète chez certains locuteurs ordinaires pour qui les mots sont importants, et qui en même temps doutent de leur capacité à trouver ceux qui sont adéquats, ceux dont ils pourraient se dire « c'est le mot juste, c'est le cas de le dire ».
4.2 Portée et effets de sens
Entre guillemets apparaît le plus souvent après l'adjectif, le groupe nominal ou le verbe modalisé:
21. un quartier assez tranquille entre guillemets (Stephanie Zanotti, 49 ans, CFPP2000-07-01)Footnote 12
22. pour moi l'autre côté d'la place le côté onzième + voire le côté vingtième de la place de la Nation c'est + c'est euh c'est l'étranger entre guillemets ++ (CFPP2000-12-02-Bernard Rosier-H-60)
Le modalisateur se place aussi, bien que plus rarement, avant l’élément qu'il modalise et dont il peut éventuellement être séparé, par exemple par l'insertion d'autres modalisateurs comme en (24) :
23. on s'en sort quand on a + entre guillemets la tête un peu sur les épaules + (CFPP2000 [IV-01] Jacqueline_Pelletier_F_65_Ivry)
24. on a + entre guillemets si j'puis dire deux cantines + une cantine libanaise (CFPP2000 [IV-02] Monique_Chaslon_F_50_Ivry)
Tous les entre guillemets du corpus sont des modalisateurs méta-énonciatifs. En langue, ils se bornent à placer le jugement du locuteur sur son dire au-devant de la scène. Les quatre types que je distingue dans la section suivante ne sont que des effets d'interprétation en discours, déclenchés par le contexte et la situation.
4.2.1. Des écarts par rapport aux manières de dire normatives
Les exemples concernent fréquemment l'usage du registre familier. Entre guillemets est associé à l'idée qu'il y a plusieurs registres du français, qui sont inégalement légitimes, ce qui suscite particulièrement l'inquiétude du locuteur sur le niveau adapté à la situation d'interview. Lorsqu'il se rend compte qu'il a changé de registre, ce locuteur peut revenir sur l'expression en cause, comme s'il ne faisait que citer des formes tout en s'en désolidarisant. Il s'agit :
○ d'effets relâchés
25. c'est des restos bien franchouillards entre guillemets (CFPP2000_07-04_Raphael_Lariviere_H_23_7e)
○ du sociolecte des jeunes des quartiers populaires,
26. cette idée enfin qu'ils portent beaucoup d' marques que toi t'en as moins donc t'es vue plus comme une bolosseFootnote 13 entre guillemets (CFPP2000_11-04_ Katia_Teixeira_F_15_11e)
27. à partir de ce moment-là j'ai essayé de faire attention à mon langage (mm) + à Paris d' faire attention (mm) + et dans l' neuf trois euh entre guillemetsFootnote 14 un peu plus me lâcher (mm) avec les tournures de phrase (mm) pas dire les négations ou (mm) des trucs comme ça et + + (CFPP2000_20-01_Gary_Collard_H_24_20e)
○ du sociolecte des gens branchés,
28. euh et qu'c'est en train de changer parce que bah Paris forcément avec les loyers (mm) euh + forcément euh ça se boboïse entre guillemets comme c'est un petit quartier qui a un (mm mm) + on va dire un petit côté “charming” parce que y a plein de petits immeubles de cours de trucs (mm mm) enfin bon trucs assez sympas ça + ça s'boboïse on va dire + (CFPP2000_13-01_Gabriel_Pujade_H_40_13e)
Paradoxalement, en signalant à son interlocuteur qu'il est bien averti du caractère transgressif du mot, le locuteur se dispense d'en chercher un autre. Bien plus, il rend ce mot saillant, le met en valeur.
4.2.2 Une relation signe-référent problématique
Un deuxième groupe concerne le cas où est signalé le caractère approximatif de la nomination d'un référent : entre guillemets se fait mise en garde contre une appellation faute de mieux (voir les cas de non-coïncidence entre le mot et la chose décrits par J. Authier-Revuz Reference Authier-Revuz2013). C'est alors le fond qui est récusé et pas seulement la forme. Les exemples viennent en particulier des locuteurs banlieusards en « ascension sociale », déjà évoqués. Leur densité est remarquable chez la locutrice appelée Monique Chaslon:
29. [. . .] si on ouvre mon placard j'ai du lait d' coco parce que (mm) j' fais certaines choses + j'ai beaucoup d' coriandre et ça c'est la coriandre en fin d' compte + qu'est aussi (mm) une plante tout à fait française (mm) et qui pousse en France + j' l'ai surtout moi découverte dans la cuisine chi- (mm) enfin vietnamienne pas chinoise d'ailleurs dans la cuisine vietnamienne puisque on a + entre guillemets si j'puis dire deux cantines + une cantine libanaise et une cantine li- vietnamienne ici + donc euh j'ai j'ai vraiment découvert les he- les herbes les la citronnelle et cetera + dans les cuisines chinoises donc je cuisine entre guillemets + alors j' dis pas qu'j'fais chinois je fais euh (si) mais en fin de compte c'est chinois parce que j'ai quand même euh + la sauce soja d'la sauce nem (mm) j'ai vraiment des épices à + des épices alors pas des épices à couscous j'fais mes épices moi-même + j'ai euh de la cannelle j'ai euh + enfin j'ai toutes sortes d'épices j' donc moi franchement ici on peut manger une tajine + comme manger une une cuisine entre guillemets semi-thaïlandaise +
Après avoir concédé que le mot est discutable, la locutrice donne ses raisons de l'utiliser malgré tout.
4.2.3. L'anti-catégorie
Entre guillemets peut servir à récuser complètement une nomination que l'on considère comme définitivement inadéquate. Dans (30), la différence entre ce qu'est une banlieue dans l'imaginaire actuel et la ville où Monique Chaslon réside conduit à écarter une appellation polluée par le stéréotype.
30. euh on a jamais eu d' souci euh (. . .) entre guillemets de (. . .) de banlieue entre guillemets quand on entend “les banlieues chaudes et cetera” nous on s'est jamais (. . .) souvent l'amalgame est fait justement parce que parce que les gens font l'amalgame entre Ivry Vitry + + (CFPP2000_IV-02_Monique_Chaslon_F_50_Ivry)
Souvent, il s'agit de passages où l'interviewé tient un discours sur des notions qui sont un lieu d'affrontement social. Il prend en compte pour le repousser le mot-argument auquel l'interviewer pourrait penser, comme dans l'exemple suivant :
31. tout d'suite (mm) enfin pour nous ça a toujours été clair + (mm) on venait + on a habité ici pour être dans cette école d'application + et pour nous c'était clair que Michaël irait euh + irait au collège sur Paris c'était même pas euh il était pas question (mm) qu'il mette les pieds sur Ivry parce que le niveau était très faible + c'est vrai + et que en plus cette école-là était très réputée et c'est vrai qu'y a + toutes les instits avaient leurs enfants là excusez-moi c'était vraiment (mm) déjà bien ++ c'était déjà bien on faisait partie d' l'école + entre guillemets privilégiée d'Ivry hein (mm) de toute façon ça faut faut qu' ça soit bien clair (mm) + et euh nos enfants avaient une un très bon niveau qui s' vendait très bien sur Paris + nous on peut dire notre fils on l'a vendu sur son livret scolaire hein c'est + on l' a vendu dans trois collèges parisiens (CFPP2000_IV-02_Monique_Chaslon_F_50_Ivry)
Monique Chaslon dit à la fois qu'elle assume la stratégie scolaire du couple « ça a toujours été clair », et qu'elle récuse la brutalité de l’étiquette « école privilégiée » qu'un adversaire bien-pensant pourrait employer (elle pense peut-être rendre sa cause plus sympathique en employant « école réputée », « très bon niveau »). Dans tout l'entretien où entre-guillemets est surreprésenté, prolifèrent d'autres marques de la difficulté à dire (si je puis dire, j’ dis pas, enfin, etc.), l'ensemble constituant un style à précautions oratoires qui n'en finit pas de retoucher, de tâtonner, d'hésiter, de commenter ce qui vient d’être dit, un style où la subjectivité est au premier plan, sans doute à cause des contradictions sociétales qu’évoque honnêtement et douloureusement cette locutrice.
Entre-guillemets s'accompagne aussi d'effets de distance ironiques comme dans (32):
32. mais le problème de nos grands-parents c'est qu'ce sont des grands-parents actifs + donc (. . .) donc évidemment ils ont du temps (mm) mais euh (mm) c'est pas les grands-parents qui n'ont que ça à faire entre guillemets (CFPP2000_13-01_Gabriel_Pujade_H_40_13e)
On pourrait paraphraser l’énoncéFootnote 15 par « grands-parents qui n'ont soi-disant que ça à faire comme le prétendent les parents de ces petits enfants » car le locuteur souligne qu'il ne fait que citer une catégorie empruntée à l'air du temps, tout en s'en démarquant. De même, dans (29), M. Chaslon pourrait dire cette « soi-disant cité » puisqu'elle est en train d'expliquer que son quartier qui porte le nom fâcheux de « cité » est en fait un petit village paisible.
33. c'était vraiment euh voilà et qui faisait qu'cette cité entre guillemets enfin j' dis “cité” mais voilà (CFPP2000_IV-02_Monique_Chaslon_F_50_Ivry)
4.2.4. Défigement, métaphore et réserve du locuteur
Un dernier groupe concerne les cas où le décrochement produit par entre guillemets fait retour sur une formule stéréotypée métaphorique, dont le locuteur paraît mettre en cause le caractère de nomination oblique du réel. C'est en particulier le cas de Monique Pelletier. Chaque fois que le sens figuré, plus usuel que le sens littéral, se présente naturellement à son esprit, cette locutrice s'arrête en s'apercevant qu'elle a parlé par métaphore :
34. bon moi j'ai eu un parcours on va dire entre guillemets du + du combattant parce que + bon + moi j'étais euh + j'habitais à Bondy j'ai eu + j'étais mariée j'avais eu mes donc mes deux premiers enfants mon mari a eu des problèmes de santé + très sérieux puisqu'il a été interné + et ça a été bon voilà donc j' me suis retrouvée seule (CFPP2000_IV-01_Jacqueline_Pelletier_F_65_Ivry)
De même pour « sauver la mise », littéralement « faire récupérer la somme investie ou jouée » et ici « sortir d'un mauvais pas »; ou pour « avoir la tête sur les épaules » au lieu « d’être équilibrée et réaliste », le locuteur va comme automatiquement s'excuser de ses façons de parler par images.
35. Jacqueline Pelletier, Ivry : et + et après bon ben je suis rentrée chez Testut et c'est c'est Testut qui m'a entre guillemets euh + sauvé la mise hein (CFPP2000_IV-01_Jacqueline_Pelletier_F_65_Ivry)
36. et voyez malgré tout euh + on s'en sort (mm) mais on s'en sort quand on a + entre guillemets la tête un peu sur les épaules +(CFPP2000_IV-01_Jacqueline_Pelletier_F_65_Ivry)
On retrouve chez Monique Chaslon le malaise éprouvé devant des façons de parler où le signe ne va pas univoquement au réel :
37. j'garderai pas l' jardin m- à n'importe quel prix entre guillemets (CFPP2000_IV-02_Monique_Chaslon_F_50_Ivry)
Il faut sans doute mettre en relation cette attitude avec le sentiment profond de défaillance dans la maîtrise du français exprimé par cette locutrice :
38. j'ai pas un langage hyper châtié moi-même mais bon j'ai un mari qui parle lui beau- beaucoup m- mieux et qui écrit beaucoup mieux l' français qu' moi entre guillemets même si euh j' suis pas une loin d' là
Jusqu'ici tous les exemples relèvent d'une protestation contre une nomination jugée au moins en partie inadéquate.Footnote 16 Or, dans (35), on peut hésiter sur l'interprétation négative :
39. c'est vrai qu' ça fait un peu des barrières entre guillemets naturelles parce que traverser le Champ-de-Mars c'est quand même toute une aventure (CFPP2000_07-01_Laurence_Leblond_F_43__7e)
Si à Paris, il n'y a pas au sens propre de « barrière naturelle », la proposition qui suit semble bien signifier que, tout compte fait, le locuteur assume le sens littéral. Entre guillemets pourrait alors avoir élargi ses contextes d'usage jusqu’à ne plus renvoyer seulement à une dénomination défaillante et acquérir une autre partie des valeurs du signe de ponctuation : souligner la pleine adhésion au dire manifestée par le locuteur (Authier-Revuz Reference Authier-Revuz, Defays, Rosier and Tilkin1998). Il est cependant difficile d'interpréter (35). Si parce que + proposition porte sur « barrières naturelles », la causale justifie la nomination et lève la valeur d'inadéquation apportée par le signe entre guillemets. Si parce que ne concerne que « barrières » « je dis barrières parce que. . . », il s'agit d'un rajout après-coup, d'un rattrapage après une sorte de parenthèse, « naturelles entre guillemets », qui constate qu'on ne peut pas parler d’élément naturel à Paris. Le corpus ne permet pas de trancher.
En revanche, il confirme que la locution n'est pas employée pour signaler un discours direct attribué à un locuteur. Je n'ai rencontré qu'un cas sur 80, encore est-il plus que vraisemblable qu’entre guillemets soit là pour attirer l'attention de l'enquêteur sur le caractère inadmissible de l'expression utilisée par un employeur raciste qui a considéré que la candidature d'un Arabe n’était pas la candidature d'une « personne ».
40. + attendez il m'a renvoyé + un mail au bout de trois semaines [mm] me disant peut-être que j'vais l'retrouver j'vous l'enverrai euh « comme j'ai trouvé personne » + entre guillemets c'est c'qu'il dit « comme j'ai trouvé personne j'veux bien vous prendre » (Youssef Zerari 29 ans, Saint-Ouen)
Le genre discursif de CFPP2000 pourrait limiter la portée de cette remarque car l'interview ne se prête guère à des citations bien démarquées et d'ailleurs, on ne rencontre pas davantage d'expressions segmentales du type : « je cite, fin de citation », accompagnées d'un geste avec les deux doigts de deux mains près de la tête, indiquant « ce que je dis se trouve sous la portée des guillemets », alors que de telles expressions foisonnent dans des enregistrements de colloques. Cependant cette absence de discours directs attribués à un locuteur confirme les analyses de J. Authier-Revuz (Reference Authier-Revuz2013) pour qui l'expression entre guillemets est spécialisée dans le rôle de modalisateur méta-énonciatif opacifiant. De fait, dans CFPP2000, les discours autres cités avec entre guillemets sont des stéréotypes attribués à l'air du temps.
Entre guillemets est emblématique d'une nomination dont les locuteurs se désolidarisent, bien que ces emplois invitent l'auditeur à la connivence, soit qu'ils lui demandent de ne pas imputer au locuteur le choix de mots et d'expressions en décalage normatif avec le français de référence, soit qu'ils lui demandent d’écarter avec humour des catégories doxales, mais peu satisfaisantes, soit qu'ils lui proposent de se satisfaire d'une référenciation inaboutie – puisque le mot « juste » n'est pas disponible. En tout cas, ils désarment la critique.
Il est probable qu'en contexte les locuteurs d'aujourd'hui n'ont pas besoin de passer par le sens du ponctuant à l’écrit pour interpréter immédiatement l'unité phraséologique entre guillemets comme un modalisateur qui porte sur des unités référentielles dont il interroge la pertinence. L'emploi traditionnel (référence concrète au double signe de ponctuation) et la lexie qui relève de la pragmatisation (monstration du signe comme signe) coexistent, le second emploi entraînant une non transparence sémantique, mais la dilution sémantique ne va pas au-delà de l'oubli de la métaphore et d'une recatégorisation comme modalisateur. Même chez les locuteurs qui en ont le plus ritualisé l'emploi, la locution garde son sens et sa portée qui concernent le syntagme précédent ou suivant, et pour le moment n’évolue pas vers une classe fermée d’éléments grammaticaux; elle ne connaît pas non plus d'attrition phonétique. Sans doute des groupes prépositionnels comportant un substantif à valeur particulière comme guillemets résistent-ils davantage à la désémantisation que des unités à sémantisme large comme genre ou dire (on va dire) pour citer un marqueur modalisant d'origine verbale.
CONCLUSION
Quel sera le destin de entre guillemets ? L'emploi de la locution va sans doute reculer, d'une part à cause du sémantisme précis du substantif, d'autre part, parce que, trop galvaudée, elle va perdre sa valeur imaginaire. Du point de vue d'un usager, entre guillemets équivaut à des expressions comme si on peut dire à sa valeur affective près. Si elle se banalise trop, elle perdra de son prestige et sa fréquence diminuera, comme on peut le constater pour la plupart des phénomènes de mode. Certaines expressions survivent pourtant à l’époque de leur gloire, mais l'exemple des Précieuses montre qu'il est impossible d'expliquer pourquoi. Par exemple, s'encanailler est entré dans le français, alors que débrutaliser est tombé en désuétude.
Pour autant, vraisemblablement, entre guillemets ne disparaîtra pas. D'abord, le modalisateur est moins équivoque que l'intonation seule, substituant à un continuum intonatif plus ou moins perceptible, une distinction binaire entre élément modalisé et élément non marqué, ce qui allège la charge cognitive du locuteur.Footnote 17 Ensuite, elle est adossée à un ensemble de locutions familières comme un point c'est tout !, point d'interrogation, point barre !, entre parenthèses, qui traduisent l'influence des catégories de l’écrit pour parler de l'oral (Authier Reference Authier1979). Cette source de métaphores ne devrait pas se tarir dans une population massivement scolarisée. Prise dans un micro-système de locutions forgées sur la ponctuation, l'expression modalisatrice entre guillemets a des chances de perdurer.