1 INTRODUCTION
Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet ILF Relations de cohérence et fonctionnement des anaphores, consacré pour une large part à une exploration approfondie de la relation de discours d’Elaboration.Footnote 1 Cette relation reçoit des définitions variées, selon les modèles ou théories, dont on trouvera une synthèse dans (Kleiber et al., ce volume). Notre premier objectif était de déterminer s'il existe des marqueurs (un marqueur étant conçu comme permettant d'inférer, de façon fiable, l'existence d'une relation), ou du moins des indices (moins fiables) de la relation d’Elaboration. Dans une démarche comparable à celle de M. Vergez-Couret à propos de l'adverbe notamment (cf. ce volume), nous nous sommes plus particulièrement intéressées à d'abord parce qu'il nous semblait un candidat possible au rôle de marqueur de la relation: le fait qu'il s'agisse d'un adverbe marquant, a priori, une première étape dans un ensemble plus large, nous paraissait s'accorder assez bien avec la notion même d’Elaboration. Nous avons choisi de mener notre étude dans le modèle théorique de la SDRT (Segmented Discourse Representation Theory), en nous appuyant sur un corpus constitué préalablement d'un ensemble de courts textes de journaux (corpus de faits divers réunis dans le projet ILF), que nous avons par la suite largement complété par des requêtes spécifiquement orientées sur la présence de d'abord dans la base de données Frantext.
Dans les études sur les adverbes du français, d'abord a la particularité d'être considéré à la fois comme un adverbe conjonctif – c'est-à-dire comme établissant un lien entre le segment de discours qu'il introduit et un autre segment de discours situé dans le contexte gauche (Guimier, Reference Guimier1996; Molinier & Lévrier, Reference Molinier and Lévrier2000) – et comme un adverbe organisateur du discours, marqueur d'ouverture d'une série qui va être décrite dans le contexte droit (Turco & Coltier, Reference Turco and Coltier1988; Adam & Revaz, Reference Adam and Revaz1989; Nøjgaard, Reference Nøjgaard1992; Guimier, Reference Guimier1996). Selon Dalmas (Reference Dalmas1998), la série ouverte par d'abord peut être ordonnée suivant une temporalité référentielle ou discursive, ou encore d'un point de vue argumentatif: ce qui l'amène à distinguer trois emplois de d'abord (analyse justifiée par une approche comparative, où il apparaît que les «équivalents» allemands de d'abord varient en fonction du type d'emploi en jeu). Reprenant l'étude de ces trois types d'emploi, Péroz (Reference Péroz2001) montre que dans chaque cas d'abord a le même rôle, celui de marqueur d'une primauté – primauté que seul le contexte permet de qualifier de temporelle, discursive ou argumentative.
La propriété de ‘double attachement’ discursif mentionnée ci-dessus a motivé une première analyse de Bras (Reference Bras2007) dans le cadre formel de la SDRT. Nous tâcherons ici de mener plus avant l'analyse, en nous appuyant sur de nouvelles données, et surtout en explorant de nouvelles configurations discursives. Nous adoptons la même perspective que Péroz, et ne chercherons pas à distinguer les différents emplois de d'abord. Comme Péroz également, nous nous limiterons à l'étude de d'abord en position pré-verbale (position la plus favorable au rôle discursif de l'adverbe). Nous commencerons par présenter les différentes relations que manipule la SDRT – en particulier Elaboration – ainsi que la distinction entre relations subordonnantes et coordonnantes (section 2). Puis nous reprendrons des éléments d'analyse déjà obtenus (section 3), qui nous permettront de développer nos hypothèses. Nous examinerons en particulier comment l'attachement de d'abord vers l'arrière du discours peut se faire avec une relation subordonnante (sections 4, 5, 6). Tout ce premier grand pan de l'analyse nous amènera à explorer des configurations plus problématiques, quand le lien avec le contexte arrière correspond à une relation d’Arrière-Plan (section 7), ou à une relation coordonnante telle que Narration (section 8).
2 LES RELATIONS DE DISCOURS EN SDRT
Les relations de discours occupent une place centrale dans la SDRT (Asher, Reference Asher1993; Asher & Lascarides, Reference Asher and Lascarides2003). Elles permettent d'articuler les représentations des segments de discours en une structure hiérarchique. Les segments minimaux, correspondant à des propositions élémentaires, sont représentés par des DRSs de la Discourse Representation Theory (Kamp & Reyle, Reference Kamp and Reyle1993). Les segments complexes sont représentés par des SDRS (Segmented Discourse Representation Structures). Une SDRS est une structure récursive constituée de DRS étiquetées et de sous-SDRS étiquetées reliées entre elles par des relations de discours. Les constituants sont les représentations des contenus propositionnels. Les étiquettes servent à distinguer les différentes occurrences possibles des constituants. On note Kα un constituant étiqueté avec α, il décrit une éventualité (événement ou état) notée eα.
La construction d'une SDRS, à partir d'une SDRS représentant le contexte discursif et du nouveau constituant à attacher au contexte, s'appuie sur une logique non monotone chargée d'inférer les liens de cohérence entre le nouveau constituant et le contexte discursif, et sur une fonction de mise à jour chargée de l'intégration de ce constituant dans la structure du discours proprement dite. Ce processus rend compte de la façon dont différents types d'informations – information sémantique lexicale et grammaticale, connaissance du monde, principes pragmatiques – interagissent pour établir des relations de discours.
Le caractère hiérarchique de la structure de discours est donné par les propriétés des relations: celles-ci peuvent être subordonnantes (comme Elaboration ou Explication) ou coordonnantes (comme Narration). Seules les relations subordonnantes introduisent des SDRS complexes: la fonction de mise à jour ne peut rassembler plusieurs SDRS en une SDRS complexe que si ces SDRS sont toutes attachées au même site d'attachementFootnote 2 avec la même relation subordonnante. Asher et Vieu (Reference Asher and Vieu2005) fournissent des critères pour établir qu'une relation est subordonnante ou coordonnante. Ils montrent que certaines relations (comme Résultat) sont subordonnantes la plupart du temps mais peuvent être coordonnantes dans certains contextes.
Nous décrivons ci-dessous la relation coordonnante de Narration puis la relation subordonnante d’Elaboration. Les autres relations utiles pour la présente analyse seront présentées au fur et à mesure.
2.1 Narration
Deux segments reliés par la relation de Narration décrivent, dans l'ordre d'occurrence, deux événements d'une même histoire comme en (1) et (2):
(1) Pierre trébucha. Il tomba.
(2) Pierre tomba. Puis Paul le poussa.
On peut inférer Narration entre deux constituants en s'appuyant sur la présence d'un connecteur comme puis (Bras et al., Reference Bras, Le Draoulec and Vieu2001), ce que nous faisons pour (2). On peut aussi inférer Narration en s'appuyant sur le prédicat Occasion appliqué aux types des éventualités décrites par les segments: ce prédicat exploite des informations basées sur la connaissance lexicale et la connaissance du monde, il est vérifié dans le cas où les deux segments contiennent des indices indiquant que les éventualités qu'ils décrivent peuvent appartenir à une même histoire, ce qui est le cas par exemple pour des types d'événements comme x trébucher / x tomber, nous amenant à l'inférence de Narration pour (1). Ces deux cas de figure principauxFootnote 3 sont formalisés par les axiomes suivants, où λ représente le constituant minimal qui contiendra la formule reliant α à β quand la SDRS du discours complet sera construite,? représente une relation de discours quelconque de la SDRT, > l'opérateur d'inférence non monotone (ou défaisable), et → l'opérateur d'inférence monotone:
Inférer_Narration
(? (α, β, λ) ∧ Occasion(α, β,)) > Narration (α, β, λ)
Inférer_Narration_Puis
(? (α, β, λ) ∧ [puis](β)) → Narration (α, β, λ)
Narration pose des contraintes temporellesFootnote 4 sur le contenu du discours. Les éventualités de deux segments reliés par Narration sont temporellement ordonnées:
Contraintes_Temporelles Narration (α, β) → eα < eβ
Narration impose aussi des contraintes structurelles, en particulier en termes de continuité thématique: deux événements reliés par Narration doivent avoir le même ‘topique de discours’. Par exemple pour (1), le topique serait ‘la chute de Pierre’. Les topiques sont des constituants simples qui peuvent être explicitement donnés par le discours (voir exemples (3) et (4) ci-dessous), ou être implicites, comme en (1). Dans ce cas, on ajoute un constituant, dit implicite, au moment de la mise à jour de la SDRS par la contrainte suivante (où l'opération α ⌈⌉ β dénote une SDRS simple dont le contenu propositionnel généralise le contenu de α et β, et ⇓ la relation subordonnante minimale (qui correspond à une simple dominance discursive):
Contrainte_Topique
Narration (α, β, λ) → ∃ δ ((δ = α ⌈⌉ β) ∧ ∃ γ (⇓(δ, λ, γ)))
2.2 Élaboration
La relation d’Elaboration est généralement illustrée par deux types d'exemples:
(3) (a) Mixel a escaladé le Vignemale hier matin. (b) Il est parti du refuge des Oulettes au lever du jour. (c) Puis il a passé la Hourquette d'Ossoue vers 9h, (d) et il est arrivé au sommet vers midi. (Bras, Reference Bras2007)
(4) (a) l'été de cette année-là vit plusieurs changements dans la vie de nos héros. (b) François épousa Adèle, (c) Jean-Louis partit pour le Brésil et (d) Paul s'acheta une maison à la campagne. (Kamp & Rohrer, Reference Kamp and Rohrer1983)
Chacun de ces deux discours décrit un événement en (a), et propose ensuite une élaboration de cette description en (b)-(d). Leur représentation a la même structure, dessinée en Figure 1, où l'étiquette du premier constituant πa, représentant la phrase (a), est élaborée par les étiquettes des constituants πb, πc, πd représentant respectivement les phrases (b), (c) et (d). πA est l'étiquette du constituant complexe enchâssant les constituants élaborant πa, ce dernier est un topique de discours explicite et il domine les trois autres constituants.
Elaboration est une relation subordonnante: Elaboration(α,β) implique ⇓(α,β). Cette propriété est directement liée à l'introduction d'un constituant complexe dominé par πa dans nos deux exemples.
Elaboration peut être inférée de façon non monotone grâce à la présence d'une relation de subsumption entre les types des éventualités des segments à relier, ce qui est exprimé par le prédicat SubtypeD indiquant que le type de la seconde éventualité est un sous-type de celui de la première dans la sémantique lexicale des éventualités ou grâce à des connaissances du monde restreinte au contexte discursif. L'axiome suivant restreint la portée de SubtypeD à σ, lui-même défini (à l'aide de Top) comme étant le sommet de la structure discursive dans laquelle apparaît α.
Inférer_Elaboration
( ?(α, β, λ) ∧ Top(σ, α) ∧ SubtypeD(σ, β, α)) > Elaboration(α, β, λ)
Ainsi, pour (3), des connaissances du monde relatives au pyrénéisme et à la sémantique lexicale des verbes escalader et partir nous permettent d'inférer SubtypeD, puis, grâce à l'axiome ci-dessus, Elaboration(πa, πb). πc est ensuite attaché à πb par Narration, grâce à la présence de puis. On peut alors appliquer un principe général de la SDRT, stipulant que si on attache avec une relation coordonnante un constituant à un autre constituant qui fait partie d'une élaboration, ce qu'on attache doit aussi faire partie de l'élaboration. On a donc Elaboration(πa,πc). Grâce au connecteur et et aux informations temporelles contenues dans πc et πd, on peut inférer Narration(πc,πd), et Elaboration(πa,πd). On construit ensuite le constituant complexe πA qui élabore πa.
Pour (4), la relation coordonnante qui relie les segments élaborants est une relation de Continuation, qui a les mêmes contraintes sur le topique que Narration, mais pas de conséquences temporelles. Elle est choisie pour relier un constituant qui a pour fonction de continuer à élaborer le même topique. Pour construire la SDRS, on s'appuie sur des informations relevant de la sémantique lexicale telles que «les mariages, les départs, les achats de maison sont des changements» pour inférer SubtypeD puis Elaboration(πa, πb), Elaboration(πa, πc). On applique ensuite un autre principe général qui nous permet d'attacher πc à πb avec Continuation.
Elaboration pose des contraintes spatio-temporelles sur le contenu du discours: les éventualités de deux segments reliés sont telles que l'éventualité élaborante et l'éventualité élaborée sont en relation d'inclusion spatio-temporelle (découlant d'une relation de partie à tout entre les éventualités):
Contraintes_Spatio-temporelles Elaboration (α, β) → eβ ⊆st eα
3 LE DOUBLE ATTACHEMENT DISCURSIF DE D'ABORD
Comme nous l'avons indiqué en introduction, des travaux antérieurs sur d'abord mettent en évidence l'attachement du segment qu'il introduit d'une part vers son contexte gauche et d'autre part vers son contexte droit.
Concernant les relations de d'abord avec son contexte gauche, nous avons montré dans (Bras, Reference Bras2007) que le constituant contenant d'abord (πd'abord) est attaché, par une relation de discours subordonnante, à un constituant considéré comme topique de discours (πT). Les relations subordonnantes peuvent être des relations d’Elaboration, d’Explication ou de Résultat. Dans une représentation hiérarchique du discours comme celle que nous adoptons, cette contrainte se traduit par un attachement vers le haut de la structure, comme le montre la figure 2.
Pour ce qui est des relations avec son contexte droit, d'abord introduit un premier élément et annonce qu'il sera suivi d'un autre élément au moins, dont il prépare en quelque sorte l'interprétation et qui sera attaché par une relation coordonnante comme Narration ou Continuation. Il requiert donc un attachement vers la droite avec lequel il va former un bloc dominé par le constituant d'attachement supérieur comme le montre la figure 3.
Ces contraintes sont exprimées par l'axiome suivant:
Inférer_Subord_Coord_d'abord
( ?(α, β, λ) ∧ [d'abord](β)) > (∃ R1 ∈ Subord R1(α, β, λ) ∧ ∃ γ ∃ R2 ∈ Coord R2(β,γ,λ))
qui indique que le constituant β contenant d'abord doit être attaché par une relation subordonnante R 1 à un constituant α situé dans la structure de discours λ et qu'il attend un constituant γ auquel il sera attaché par une relation coordonnante R 2. Le rôle de d'abord dans la construction des SDRS tel qu'il est formalisé dans cet axiome sera illustré dans les sections suivantes.
A la différence des connecteurs décrits habituellement comme marquant une relation de discours particulière (cf. puis mentionné plus haut comme un marqueur de la relation de Narration), d'abord semble être un marqueur discursif qui impose des contraintes sur le type – subordonnant vs. coordonnant – des relations de discours. Un marqueur structurel de ce type a déjà été mis au jour par Isabel Gómez-Txurruka (Reference Gómez-Txurruka2003). Il s'agit de and qu'elle analyse comme imposant une relation coordonnante. D'après notre première analyse, d'abord serait à la fois un marqueur de relation subordonnante et, par anticipation, de relation coordonnante.
Il reste à valider cette formalisation du rôle de d'abord en discours. Dans la présente étude, nous nous intéressons essentiellement à la relation que d'abord instaure avec son contexte gauche. Nous nous proposons en particulier de vérifier si toutes les relations subordonnantes sont compatibles avec d'abord et si la relation R 1 qui relie le constituant πd'abord au constituant d'attachement est systématiquement subordonnante. Nous allons d'abord examiner en détail les différents cas de figure en ordonnant nos observations suivant la relation subordonnante: Elaboration (section 4), Explication (section 5), Résultat (section 6), Arrière-Plan (section 7) et Précondition (section 8). Puis nous tenterons de montrer que R 1 ne peut pas être coordonnante (section 9).
4 D'ABORD ET ELABORATION
Un premier exemple attesté, issu du corpus Frantext, illustre un cas typique d'élaboration événementielle:
(5) (a) Une campagne de dénigrement, trop systématique pour n'être pas organisée, se déchaîna contre la personne même de Sélim. [. . .] (b) D'abord on répandit le bruit absurde que Sélim était alcoolique, [. . .]. (c) Puis on prétendit partout que Sélim était stérile, c'est-à-dire maudit. (M. de Grèce, La nuit du sérail, 1982)
Le segment (b), contenant d'abord, élabore (a), qui a ici le rôle de topique de discours. Le segment (c), relié à (b) par une relation de Narration grâce à la présence du connecteur puis, poursuit cette élaboration. La structure de ce discours est schématisée en Figure 4.
Il s'agit maintenant d'examiner la façon dont on construit cette structure de discours pour comprendre le rôle joué par d'abord dans cette construction qui cherche à rendre compte du processus interprétatif des destinataires de ces discours.
Si on analyse (5) comme nous le proposons dans la section 2, nous allons pouvoir conclure que le prédicat SubtypeD est vérifié, grâce à un ensemble d'informations alliant connaissances du monde et sémantique lexicale et exprimant qu'un événement du type de celui qui est décrit en (b) est potentiellement un sous-événement du type de celui qui est décrit en (a). On peut donc inférer Elaboration sans tenir compte de la présence de d'abord. Pourtant, la présence de d'abord semble faciliter cette inférence, ce que Guimier (Reference Guimier1996, p.126) relève également en soulignant que ‘l'adverbe, s'il n'apporte pas de signification par lui-même, facilite [. . .] le travail interprétatif du destinataire’. En revanche, l'interprétation de d'abord en tête de (b) met le destinataire dans l'attente du segment (c), il se prépare ainsi à interpréter une autre étape de la campagne de dénigrement. Pour explorer plus avant ces intuitions, nous nous inspirons des exemples de Péroz (Reference Péroz2001):
(6) (a) On a mangé sur la terrasse. (b) Mon père est arrivé.
(7) (a) On a mangé sur la terrasse. (b) D'abord, mon père est arrivé.
L'intuition de Péroz est qu'on interprète (6) comme une succession de procès considérés sur le même plan alors que (7) met en évidence une «dépendance» de (b) envers (a), avec l'idée que (a) et (b) ne sont pas au même niveau. Notre interprétation de ce couple d'exemples va dans le même sens. Les constituants de (6) peuvent être interprétés par défaut comme étant reliés par Narration, relation coordonnante. (7), en revanche, est difficilement acceptable tel quel: en effet, (b) ne fait pas progresser le temps du récit, d'abord nous contraint à revenir sur (a), ce qu'on peut par exemple comprendre en imaginant une suite permettant d'élaborer la description du procès. C'est le cas en (8) où, avant de décrire le repas, on commence par décrire les participants à ce repas:
(8) (a) On a mangé sur la terrasse. (b) D'abord, mon père est arrivé. (c) Puis on s'est tous assis autour de la table (d) et on s'est souhaité bon appétit. (e) Alors, j'ai servi à chacun une part de quiche aux poivrons [. . .]
Nous avons indiqué plus haut que ce rôle de d'abord correspond à l'introduction d'une relation subordonnante sous-spécifiée (R 1), sans que cette relation soit restreinte à Elaboration. En continuant l'analyse de l'exemple (8), nous remarquons que les constituants suivants, en particulier (d) et (e), décrivent des événements qui sont clairement compris comme des sous-événements typiques d'un repas. On peut donc conclure que le prédicat SubtypeD décrit en 2.2 est vérifié et qu'on a Elaboration(πa, πd) et Elaboration(πa, πe). On peut alors appliquer le principe général de la SDRT évoqué en 2.2 pour inférer Elaboration(πa, πb) et Elaboration(πa, πc), en propageant en quelque sorte la relation d’Elaboration aux liens subordonnés sous-spécifiés établis antérieurement.
Dans de nombreux cas, comme en (9) ou (10), d'abord n'introduit pas une proposition complète:
(9) (a) Nous marchâmes longtemps. (b) D'abord, en traversant la ville, (c) ensuite, dans la steppe. (A. Makine, Le Testament français, 1995)
(10) Rapidement, (a) ils la placent en garde à vue, d'abord au centre hospitalier (b) puis dans les locaux du SRPJ. (Le Monde, Corpus Projet ILF-RCFA)
En (9) comme en (10), d'abord aide à reconstituer le contenu de l'événement élaborant: «marcher en traversant la ville» pour (9-b), «placer en garde à vue au centre hospitalier» pour (10-b). Sa présence semble nécessaire en (9), où il ne pourrait être supprimé. En (10), le discours resterait cohérent sans d'abord,Footnote 5 mais dans les deux cas, il est incontestable que sa présence facilite l'interprétation, comme dans les autres exemples analysés plus haut.
Les mécanismes de reconstitution de ces sous-événements dans le processus de construction des SDRSs restent à préciser, mais nous faisons l'hypothèse que ces mécanismes fonctionneront grâce à l'attachement subordonnant établi par d'abord. Ensuite, on pourra inférer une relation d’Elaboration puisque le type de l'événement reconstitué sera subsumé par le type de l'événement élaboré.
5 D'ABORD ET EXPLICATION
Explication est la relation à l'œuvre dans un discours comme (11) où (b) explique pourquoi la proposition décrite par (a) est vraie:
(11) (a) Pierre est tombé. (b) Paul l'a poussé.
C'est une relation subordonnante dans laquelle le constituant expliquant est dominé par le constituant expliqué. Explication peut être inférée soit de façon monotone grâce à la présence d'un marqueur comme parce que; soit de façon non monotone grâce à la présence d'une relation de causalité potentielle entre les types des éventualités des segments à relier. Ceci est exprimé par le prédicat CauseD indiquant que le type de la première éventualité est une cause possible, dans l'environnement du discours courant (σ), de la survenue de la deuxième éventualité.
Inférer_Explication
( ?(α, β, λ) ∧ Top(σ, α) ∧ CauseD(σ, β, α)) > Explication(α, β, λ)
Les contraintes temporelles posées par Explication sur le contenu du discours sont les suivantes : l'éventualité expliquante (la cause) précède temporellement l'éventualité expliquée dans le cas où il s'agit d'un événement, elle ne peut lui être postérieure dans tous les cas:
L'usage de d'abord pour introduire le premier élément d'une explication est très fréquent, que la relation subordonnante d’Explication soit explicitement marquée comme en (12), ou non, comme en (13):
(12) (a) [. . .] Depuis lors, la situation marseillaise est complètement gelée [. . .] Cet épisode marseillais vient toutefois à point nommé pour relancer le dossier des rémunérations accessoires. (b) D'abord, parce qu'elle illustre l'inégalité inhérente au système: [. . .]. (c) Ensuite, et surtout, parce que les péripéties marseillaises interviennent au moment où se prépare, place Beauvau, une refonte de l'ensemble des rémunérations accessoires [. . .] (Le Monde, Corpus ILF-RCFA)
(13) Depuis qu'Olivier l'avait tant fait rire en proposant du sucre à la Marcade, elle paraissait moins fermée. (a) Olivier adorait causer avec l'Anna. (b) D'abord, elle était rigolote. (c) Et puis, derrière ses sarcasmes, on la sentait bonne fille, pleine de pauvreté et de malheurs vaincus. (d) Enfin, le pépé l'aimait bien et [. . .] (R. Sabatier, Les Noisettes sauvages, 1974)
En (12), la présence de parce que suffit à l'inférence de la relation d’Explication, qu'elle marque explicitement. Mais la présence de d'abord est utile au sens où elle prépare l'interprétation de la seconde partie de l'explication. En (13), la relation d’Explication est inférable à partir de connaissances générales sur les types des événements en jeu (en passant par le prédicat CauseD). Mais, comme pour les exemples d’Elaboration en section 4, la présence de d'abord facilite l'interprétation et permet de comprendre que l'explication comporte plusieurs arguments. La structure de discours obtenue pour ces exemples est schématisée en Figure 5.
6 D'ABORD ET RÉSULTAT
La relation de Résultat est la relation à l'œuvre dans un discours comme:
(14) Pierre a poussé Marie. Elle est tombée.
Elle est en général analysée comme une relation coordonnante qui peut être inférée de façon non monotone grâce à la présence d'une relation de causalité potentielle entre les types des éventualités des segments à relier. Ceci est exprimé par le prédicat CauseD, décrit plus haut à propos de la relation d’Explication, et qui indique que le type de la première éventualité est une cause possible, dans l'environnement du discours courant (σ), de la survenue de la deuxième éventualité.
Inférer_Résultat
( ?(α, β, λ) ∧ Top(σ, α) ∧ CauseD(σ, α, β)) > Résultat(α, β, λ)
Les contraintes posées par Résultat sur le contenu du discours sont généralement décrites comme suitFootnote 6:
Contraintes_Temporelles Résultat (α, β) → cause(eα, eβ)
cause(eα, eβ) → eα < eβ
Asher et Vieu (Reference Asher and Vieu2005) montrent que la relation de Résultat est, par défaut, une relation coordonnante, mais qu'elle peut, dans certaines conditions, devenir subordonnante. C'est le cas en particulier quand la ponctuation est combinée avec des marqueurs discursifs qui induisent des relations coordonnantes comme and/et ou but/mais qui forcent une coordination de constituants, tous reliés à un même autre constituant par Résultat.
D'abord nous semble tout à fait susceptible de faire partie des marqueurs qui rendent Résultat subordonnante. On rencontre en effet assez souvent des schémas de résultats en deux temps, comme en (15):
(15) Une nuit, (a) il lui a demandé de faire la même chose pour moi [il lui a demandé de raconter mon enfance], [. . .] (b) D'abord, Mariella a fait une scène de jalousie, (c) puis elle a répondu qu'il fallait qu'elle me demande l'autorisation de dévoiler mon passé. (E. Hanska, Les Amants foudroyés, 1984)
En (15), les événements décrits sont du type demander/réagir à la demande/répondre. Le type de lien entre demande/réaction et demande/réponse est encodé en SDRT par le prédicat CauseD et permet d'inférer une relation de Résultat entre πa et πb d'une part, et entre πa et πc d'autre part.
La présence de d'abord semble être «par excellence» une condition imposant à la relation de Résultat d'être subordonnante selon les critères de (Asher & Vieu, Reference Asher and Vieu2005): non seulement il requiert une coordination à droite, mais encore il impose une subordination par rapport au contexte gauche, ce qui corrobore parfaitement les conditions définies par Asher et Vieu.
7 D'ABORD ET ARRIÈRE-PLAN
Parmi les relations subordonnantes qui ont été bien décrites en SDRT, il reste une relation subordonnante que nous n'avons pas encore examinée en combinaison avec d'abord: la relation d'Arrière-Plan. Cette relation est illustrée par l'exemple suivant:
(16) Marie entra. Paul faisait la vaisselle. d'apris Kamp et Rohrer, Reference Kamp and Rohrer1983
On inf ère une relation d’Arrière-Plan quand les deux constituants décrivent respectivement un état et un événement:
Inférer_Arrière-Plan
( ?(α, β, λ) ∧ event(α) ∧ state(β)) > Arrière-Plan(α, β, λ)
Les contraintes temporelles posées par Arrière-Plan sont les suivantes:Footnote 7
Contraintes_Temporelles Arrière-Plan(α, β) → eα ⊆t eβ
Dans nos corpus, nous n'avons rencontré aucun exemple où le constituant introduit par d'abord est attaché seulement par une relation d’Arrière-Plan à un constituant d'attachement possible. Et il est difficile de concevoir un exemple entrant dans une telle configuration. Essayons d'introduire d'abord dans un exemple où il y aurait potentiellement deux constituants décrivant des états en arrière-plan:
(17) Marie entra. Paul faisait la vaisselle. Pierre faisait les carreaux.
L'ajout de d'abord est impossible:
(18) *Marie entra. D'abord, Paul faisait la vaisselle. Et puis Pierre faisait les carreaux.
En (17), chacun des deux états est en relation d’Arrière-Plan avec l'événement de l'entrée de Marie. Quand on interprète cet exemple, on regroupe les deux états concomitants pour former l'arrière-plan. En (18), le découpage explicite opéré par d'abord semble contradictoire avec le caractère de globalité des situations en arrière-plan.
Pour rétablir l'acceptabilité d'un discours comme (18), il faudrait ajouter un événement qui serait expliqué par les deux états «faisait la vaisselle» et «faisait les carreaux»:
(19) Marie entra. Elle n'en crut pas ses yeux. D'abord, Paul faisait la vaisselle. Et puis Pierre faisait les carreaux.
En (19), deux relations de discours sont à l'œuvre: à la relation d’Arrière-Plan s'ajoute une relation d'Explication.Footnote 8 C'est le cas également en (20):Footnote 9
(20) Nous avons décidé de ne pas rester dans le pays. (b) D'abord, l'économie était en pleine crise. Ensuite notre sécurité n'était plus assurée.
Ces deux exemples montrent qu’Arrière-Plan n'est pas incompatible avec d'abord, mais que la présence d'une autre relation subordonnante est nécessaire pour que d'abord puisse être employé dans un contexte discursif mettant en jeu une relation d’Arrière-Plan.
Ces nouvelles données nous amènent à reconsidérer la formalisation proposée dans l'axiome Inférer_Subord_Coord_d'abord. Cet axiome agit soit comme une contrainte vérifiant la présence d'une relation subordonnante R1 reliant α à β, soit comme une règle permettant d'inférer une relation subordonnante sous-spécifiée, si une relation subordonnante n'est pas déjà inférée. Pour rendre compte de l'interprétation des exemples (18) à (20), il suffit de bloquer l'inférence de la relation d’Arrière-Plan uniquement dans les cas où elle serait la seule à pouvoir être déclenchée (cas de (18)). Ce que nous exprimons par l'axiome suivant qui remplace Inférer_Subord_Coord_d'abord:
Inférer_Subord_Coord_d'abord_bis
( ?(α, β, λ) ∧ [d'abord](β)) →
(∃ R1 ∈ Subord – {Arrière-Plan} R1(α, β, λ) ∧ ∃ γ ∃ R2 ∈ Coord R2 (β, γ, λ))
Cet axiome permet de prédire l'incohérence de (18) en bloquant l'inférence de Arrière-Plan: aucune relation de discours ne pouvant être inférée, le discours sera considéré comme incohérent. Pour (19) et (20), l'inférence d'une relation subordonnante différente d’Arrière-Plan, Explication (inférée grâce à l'axiome Inférer_Explication), permettra de satisfaire la contrainte exprimée par l'axiome Inférer_Subord_Coord_d'abord_bis et la relation d’Arrière-Plan pourra être inférée (grâce à l'axiome Inférer_Arrière-Plan).
L'axiome initial Inférer_Subord_Coord_d'abord était une règle non-monotone (>). Le nouvel axiome Inférer_Subord_Coord_d'abord_bis prend la forme d'une règle monotone (→): il peut ainsi jouer le rôle d'une contrainte bloquante.
Pour valider cette règle monotone, il reste à s'assurer que R1 ne peut pas être une relation coordonnante, c'est ce que nous nous proposons de faire en section 9. Nous allons auparavant examiner une dernière relation subordonnante en section 8.
8 D'ABORD ET PRÉCONDITION
Nous sommes restées jusqu'ici dans les limites des relations subordonnantes bien décrites en SDRT. Mais d'autres relations restent à explorer, en particulier la relation de Précondition (ou Flashback) introduite par Bras et Asher (Reference Bras and Asher1994) pour rendre compte de retours en arrière dans des séquences narratives comme en (21):
(21) (a) Mixel arriva au sommet du Vignemale à midi. (b) Il était parti du refuge des Oulettes au lever du jour. (c) Puis il avait passé la Hourquette d'Ossoue [. . .]
L'inférence de la relation de Précondition s'appuie sur des indices grammaticaux comme la présence du plus-que-parfait ou sur des informations alliant connaissance du monde et sémantique lexicale (encodables via un prédicat spécialisé – mais restant à définir – comme Occasion pour Narration ou CauseD pour Résultat). Les contraintes temporelles posées par Précondition sont les suivantes:
Contraintes_Temporelles Précondition(α, β) → eβ < eα
La relation de Précondition semble particulièrement pertinente pour décrire certaines configurations avec d'abord et le plus-que-parfait que l'on trouve dans des exemples du type de (22) ou (23):
(22) (a) Elle avait froid. (b) D'abord, elle avait eu trop chaud quand le liquide de Maman-Madeleine avait coulé sur elle. (c) Mais maintenant la mouillure refroidissait. (F. Chandernagor, L'Enfant des Lumières, 1995)
(23) Quant à Aimé, tout se trouva changé d'une fois dans sa vie. Il allait partir pour Paris, (a) Mme Suzanne avait consenti. (b) D'abord, elle avait hésité, et elle lui disait au milieu de ses larmes: «j'ai besoin de toi, mon enfant.» (c) Mais bientôt l'amour l'avait emporté: «va, mon enfant, puisque c'est pour ton bien.» Tristement, il se prépara au départ. (Ch-F. Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois, 1911)
En (22) comme en (23), d'abord introduit un retour en arrière dans la narration. Pour ces deux exemples, on inférerait une relation subordonnante de Précondition entre πa et πb. Les relations entre πb et πc sont coordonnantes (Narration et Contraste déclenché par la présence de mais). La structure de discours construite par ces mises en relations est proche de celle des exemples analysés plus haut. Mais dans la présente structure, la relation entre πa et πc est problématique au sens où elle semble être d'une autre nature que la relation de Précondition qui relie πa et πb – au moins en ce qui concerne les effets temporels de Précondition. En effet, πc a un rôle de clôture du flashback, et de ce fait décrit une éventualité concomitante avec celle de πa .
La relation de Précondition n'est pas encore parfaitement définie en SDRT. Ces exemples suggèrent qu'elle pourrait admettre, dans le cas de structures subordonnantes comme celles de la figure 7, que l'attachement du dernier constituant subordonné (relation notée R? dans la figure) soit assorti d'un relâchement de la contrainte temporelle. Une autre hypothèse à envisager est que la relation attachant le dernier constituant (R?) ne soit pas une relation de Précondition, mais une autre relation, du type d’Elaboration, pour rendre compte du fait que la fin du flashback reformule ou élabore le constituant à partir duquel s'était opéré le retour en arrière. La structure de discours qui serait obtenue présente deux relations subordonnantes différentes avec deux constituants dominés reliés entre eux par une relation coordonnante, ce qui a priori n'est pas admis en SDRT parce que la construction d'un constituant complexe s'avère impossible.
9 D'ABORD ET LES RELATIONS COORDONNANTES: NARRATION ET CONTINUATION
Examinons maintenant si l'attachement avec le contexte gauche par une relation coordonnante est possible. Dans les limites de cet article, nous envisagerons uniquement les relations coordonnantes prototypiques de Continuation et de Narration.
La relation de Continuation a pour rôle de «continuer» une fonction rhétorique, comme nous l'avons vu en section 2 à propos d’Elaboration. D'abord, au contraire, «commence» une fonction rhétorique (élaboration, explication . . .). Il est donc naturel de ne pas pouvoir relier par Continuation deux segments dont le second serait introduit par d'abord.
La possibilité de compatibilité avec la relation de Narration ne peut pas être éliminée aussi rapidement avec des arguments théoriques. Dans notre corpus, cependant, nous n'avons trouvé aucun exemple attesté où le segment introduit par d'abord soit en relation de Narration avec un segment précédent. Cette absence d'attestation est, en soi, révélatrice d'un manque de compatibilité de d'abord avec la Narration (pour l'attachement à gauche). Pour pousser un peu plus loin l'analyse, il nous faut encore déterminer s'il serait possible, ou non, de construire des exemples d'attachement gauche avec Narration.
On ne pourrait pas envisager d'accepter un exemple du type de (24):
(24) ? Il mit son imperméable. D'abord, il enfila ses gants, puis il se dirigea vers la porte.
pour des raisons logiques évidentes: s'il s'agit d'un simple enchaînement d'événements, il serait contradictoire d'introduire par d'abord (indicateur de premier élément) un événement qui, relié par Narration à l'événement précédent, serait au moins en position de deuxième événement. C'est finalement une autre façon de dire que d'abord ne peut se substituer à puis.
Examinons maintenant l'exemple construit (25):
(25) ? (a) Il mit son imperméable. (b) D'abord, il enfila ses gants, (c) puis il prit son parapluie, (d) et enfin son sac. (e) Puis il se dirigea vers la porte.
(25) présente le même caractère d'inacceptabilité que l'exemple (24), alors qu'on aurait pu représenter (25) par une structure qui ne soit pas plate comme en (24), mais hiérarchisée. En effet, la série d'événements «enfiler ses gants», «prendre son parapluie» et «prendre son sac» est une série d'événements suffisamment homogènes pour être envisagés comme élaborant un topique implicite du type «prendre ses accessoires». On aurait pu ainsi concevoir de donner à (25) une structure de discours telle que celle qui est représentée en Figure 8 où le topique «prendre ses accessoires» (π*) serait en relation de Narration avec le constituant correspondant à «il mit son imperméable» (πa). C'est-à-dire que d'abord déclencherait une relation subordonnante par rapport à un topique implicite à reconstituer, mais admettrait en même temps que l'attachement gauche de ce topique se fasse par la relation coordonnante de Narration. Or très clairement, (25) résiste à la compréhension, ce qui semblerait indiquer que d'abord est incompatible avec Narration, quel que soit le niveau à partir duquel s'établisse cette relation (niveau direct du constituant, interdit de façon évidente; ou niveau hiérarchiquement supérieur du constituant implicite, également interdit).
Nous irons cependant un pas plus loin dans l'analyse, en essayant de montrer qu'il est possible de redonner à d'abord une forme de compatibilité avec Narration, à condition que le «décrochement» hiérarchique initié par d'abord puisse être soutenu par d'autres éléments linguistiques, aidant à reconstituer le topique implicite susceptible d'être élaboré. Comparons les exemples (26) et (27):
(26) ?Pierre se dirigea vers la porte de l'appartement. D'abord il prit l'ascenseur, puis il frappa chez les voisins du dessus.
(27) (a) Pierre sortit de l'appartement. (b) D'abord il prit l'ascenseur, (c) puis il frappa chez les voisins du dessus.
Dans l'exemple (26), on pourrait voir, comme en (25), une structure hiérarchisée où «prendre l'ascenseur» et «frapper chez les voisins du dessus» seraient des événements élaborant le topique implicite «ce que fait Pierre une fois sorti de chez lui». Mais rien (hormis d'abord) n'aide à reconstituer ce topique implicite, et (26) est aussi difficile à interpréter que (25). En revanche, dans l'exemple (27), l'événement «sortir de l'appartement» est doté d'un état résultantFootnote 10 – l'état où Pierre est sorti de l'appartement – ce qui favorise la reconstruction du topique implicite. Dès lors, (27) redevient beaucoup plus facilement interprétable. Il y a arrêt sur l'état résultant où Pierre est sorti, et développement des événements réalisés dans cet état résultant. Plus généralement, on peut penser que l'existence d'un état résultant associé à l'événement précédant d'abord est un facteur favorable pour la reconstruction d'un topique que le segment introduit par d'abord commencerait d'élaborer. La façon de construire ce topique implicite en SDRT reste à préciser, mais la structure de discours obtenue pour (27) serait celle qui est présentée en figure 9 (où π* représente le topique implicite).
Une autre façon de «forcer», en quelque sorte, la compatibilité de d'abord avec la relation de Narration, serait de combiner d'abord avec un marqueur de narration tel que puis. On peut imaginer avoir, même si cela semble un peu difficile cognitivement, une configuration où Narration serait déclenchée par puis, et où le constituant relié par Narration serait élaboré par des événements dont le premier serait introduit par d'abord. Un exemple tel que (28) serait sans doute assez artificiel (et exagérément détaillé), mais nous semble néanmoins possible:
(28) Il ouvrit les yeux. Puis, d'abord il posa un pied par terre, posa péniblement le second, et enfin se redressa complètement. Il se dirigea vers la salle de bains.
Nous n'avons pas trouvé dans notre corpus d'exemples attestés présentant ce type de structure (et l'on peut douter de l'existence réelle d'exemples aussi difficiles à interpréter). Quoiqu'il en soit, nous pouvons souligner que les exemples forgés présentés ci-dessus ne vont pas à l'encontre de notre hypothèse selon laquelle d'abord impose une relation subordonnante. Il restera néanmoins à formaliser le déclenchement de la construction du topique implicite.
10 CONCLUSION
Les analyses présentées dans cet article montrent que d'abord n'est pas un marqueur spécifique de la relation d’Elaboration, mais qu'il marque, plus généralement, une relation subordonnante avec son contexte gauche.Footnote 11 Toute relation subordonnante, cependant, n'est pas admise au même titre, puisque la relation d’Arrière-Plan est compatible avec d'abord seulement si une autre relation subordonnante est présente.
Nous avons privilégié dans la présente étude le rôle discursif de d'abord dans la relation avec son contexte gauche. Mais nous ne voulons pas minimiser pour autant son rôle vis-à-vis du contexte droit dans la construction de la structure du discours. Son aptitude à avoir, en tant que Marqueur d'Intégration Linéaire, une portée au-delà de la phrase a déjà été mise au jour dès les travaux fondateurs (Turco & Coltier, Reference Turco and Coltier1988), puis reformulée selon l'hypothèse d'encadrement du discours de Charolles (Reference Charolles1997) par Schnedecker (Reference Schnedecker2001) et Jackiewicz (Reference Jackiewicz2002). Son rôle d'introducteur de cadre a été pris en compte dans une analyse des structures énumératives en SDRT (Bras et al., Reference Bras, Le Draoulec and Asher2008). Par ailleurs, sa capacité à créer l'attente d'un constituant coordonné à droite, formalisée en section 3, ouvre la voie à l'analyse de séries de marqueurs comme d'abord . . . puis . . . ensuite . . . enfin dans une perspective comparable à celle de Schnedecker (Reference Schnedecker2001).Footnote 12 Il resterait à montrer comment les cas où l'attente d'un constituant à droite n'est pas remplie (en particulier dans des dialogues ou des situations argumentatives que nous avons assez largement négligés) peuvent être analysés en gardant notre hypothèse et en rendant compte du caractère implicite de ce constituant.
Enfin, il serait utile de comparer le fonctionnement de d'abord avec celui de marqueurs comparables, qu'il s'agisse d'adverbiaux comme premièrement, en premier lieu, dans un premier temps, etc. ou de marqueurs aspectuels tels que «commencer par» (cf. Danlos, Reference Danlos2006), pour voir si notre analyse en terme de double attachement discursif subordonnant/coordonnant peut être généralisée.